Fragment sur l’histoire générale/Édition Garnier/10

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ARTICLE X.

De la philosophie de l’histoire.

Lorsque, après avoir conduit notre Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations depuis l’établissement du christianisme jusqu’à nos jours, nous fûmes invité à remonter aux temps fabuleux de tous les peuples, et à lier, s’il était possible, le peu de vérités que nous trouvâmes dans les temps modernes aux chimères de l’antiquité, nous nous gardâmes bien de nous charger d’une tâche à la fois si pesante et si frivole ; mais nous tâchâmes, dans un discours préliminaire qu’on intitula Philosophie de l’Histoire[1], de démêler comment naquirent les principales opinions qui unirent des sociétés, qui ensuite les divisèrent, qui en armèrent plusieurs les unes contre les autres. Nous cherchâmes toutes ces origines dans la nature : elles ne pouvaient être ailleurs. Nous vîmes que, si on fit descendre Tamerlan d’une race céleste, on avait donné pour aïeux à Gengis-kan une vierge et un rayon du soleil. Manco-Capac s’était dit de la même famille en Amérique. Odin, dans les glaces du nord, avait passé pour le fils d’un dieu ; Alexandre, longtemps auparavant, essaya d’être le fils de Jupiter, dût-il brouiller, comme on le dit, sa mère avec Junon ; Romulus passa chez les Romains pour le fils de Mars. La Grèce, avant Romulus, fut couverte d’enfants des dieux. La fable de l’Arabe Bak ou Bacchus, à qui on donna cent noms différents, est le plus ancien exemple qui nous soit resté de ces généalogies. D’où put venir cette conformité d’orgueil et de folie entre tant d’hommes séparés par la distance des temps et des lieux, si ce n’est de la nature humaine, partout orgueilleuse, partout menteuse, et qui veut toujours en imposer ? Ce fut donc en consultant la nature que nous tâchâmes de porter quelque faible lumière dans le ténébreux chaos de l’antiquité.

Il ne faut pas s’enquérir quel est le plus savant, dit Montaigne, mais quel est le mieux savant[2]. Il a plu à M. Larcher, très-savant homme à la manière ordinaire, de combattre notre philosophie par son autorité[3]. Ainsi il était impossible que nous nous rencontrassions.

Nous avions, parmi les contes d’Hérodote, trouvé fort ridicule, avec tous les honnêtes gens, le conte qu’il nous fait des dames de Babylone, obligées par la loi sacrée du pays d’aller une fois dans leur vie se prostituer aux étrangers, pour de l’argent, au temple de Milita. Et M. Larcher nous soutenait que la chose était vraie, puisque Hérodote l’avait dite. Il joint pourtant une raison à cette autorité : c’est qu’on avait dans d’autres pays sacrifié des enfants aux dieux, et qu’ainsi on pouvait bien ordonner que toutes les dames de la ville la plus opulente et la plus policée de l’Orient, et surtout des dames de qualité, gardées par des eunuques, se prostituassent dans un temple.

Mais il ne réfléchissait pas que si la superstition immola des victimes humaines dans de grands dangers et dans de grands malheurs, ce n’est pas une raison pour que les législateurs ordonnent à leurs femmes et à leurs filles de coucher avec le premier venu, dans un temple ou dans la sacristie, pour quelques deniers. La superstition est souvent très-barbare ; mais la loi n’attaque jamais l’honnêteté publique, surtout quand cette loi se trouve d’accord avec la jalousie des maris, et avec les intérêts et l’honneur des pères de famille.

M. Larcher voulut donc nous démontrer que les maris prostituaient leurs femmes dans Babylone, et que les mères en faisaient autant de leurs filles. Sa raison était que Sextus Empiricus et quelques poëtes latins ont dit qu’il fallait absolument qu’un mage en Perse fût né de l’inceste d’un fils avec sa mère[4]. On eut beau lui remontrer que cette calomnie des Grecs et des Romains contre les Perses, leurs ennemis, ressemble à tous les contes que notre peuple fait encore tous les jours des Turcs, et de Mahomet II, et de Mahomet le prophète ; M. Larcher n’en démordit point, et préféra toujours les vieux auteurs à la vérité ancienne et moderne.

Il nous traita d’homme ignorant et dangereux, parce que nous osions douter des cent portes de la ville de Thèbes, des dix mille soldats qui sortaient par chaque porte avec deux cents chars armés en guerre. Il est persuadé que le prétendu Concosis, père du prétendu Sésostris, pour accomplir un de ses songes, et pour obéir à un de ses oracles, destina son fils, dès le jour de sa naissance, à conquérir le monde entier ; que, pour parvenir à ce bel exploit, il fit élever auprès de Sésostris tous les petits garçons nés le même jour où naquit son fils ; que, pour les accoutumer à conquérir le monde, il les faisait courir à jeun huit de nos grandes lieues, ou quatre, comme on voudra, sans quoi ils n’avaient point à déjeuner.

Quand ils furent en âge d’aider Sésostris à sa conquête, ils étaient dix-sept cents qui avaient environ vingt ans. Il en était mort le tiers, selon les supputations de la vie humaine les plus modérées. Ainsi il était né en Égypte deux mille deux cent soixante et six garçons le même jour que Sésostris ; un pareil nombre de filles devait aussi être né ce jour-là : ce qui fait quatre mille cinq cent trente-deux enfants.

Or, comme il n’est pas probable que le jour de la naissance de Sésostris fût plus fécond que les autres, il suit évidemment qu’au bout de l’année il était né un million six cent cinquante-quatre mille cent quatre-vingts Égyptiens.

Si vous multipliez ce nombre par trente-quatre, selon la méthode de M. Kersebaum, reconnue très-exacte en Hollande, vous trouverez que l’Égypte était peuplée de cinquante-six millions deux cent quarante-deux mille cent vingt personnes. Il est vrai qu’elle n’en a jamais eu, depuis qu’elle est connue, qu’environ trois millions, et que son terrain cultivable n’est pas le tiers du terrain cultivable de la France.

Enfin Sésostris partit avec une armée de cent mille hommes, et vingt-sept mille chars de guerre. Le pays, à la vérité, a toujours eu peu de chevaux et très-peu de bois de construction ; mais ces difficultés n’embarrassent jamais les héros qui montent à cheval pour subjuguer la terre, et pour obéir à un oracle. Elles n’embarrassent pas plus M. Larcher, notre adversaire.

Nous ne répéterons point ici les grosses injures de savant qu’il prodigue à propos des velus et du bouc de Mendès, et de Sanctus Socrates pæderasta, dont il nous flatte qu’il parlera encore, et des autres injures qu’il répète d’après M. Warburton, aussi grand compilateur que lui de fatras et d’injures. Mais il nous est permis de répéter aussi que le savant M. Warburton a prétendu donner pour la plus grande preuve de la mission divine de Moïse, que Moïse n’avait jamais enseigné l’immortalité de l’âme. Nous ne sommes point de l’avis de M. l’évêque Warburton ; nous croyons l’âme immortelle ; nous pensons, comme de raison, que Moïse devait avoir la même croyance, et si l’âme de M. Larcher est mortelle, c’est à eux à le prouver. Ces disputes ne doivent point altérer la charité chrétienne ; mais aussi cette charité peut admettre quelques plaisanteries, pourvu qu’elles ne soient point trop fortes.


  1. Nous avons fait remarquer bien des fois déjà que la Philosophie de l’Histoire fut composée plusieurs années après l’Essai, auquel elle sert aujourd’hui d’introduction.
  2. Ce n’est pas tout à fait le texte de Montaigne, Essais, livre Ier, chap. xxiv.
  3. L’ouvrage de Larcher est intitulé Supplément à la Philosophie de l’Histoire. Voltaire y répondit par la Défense de mon oncle : voyez tome XXVI, page 367.
  4. Sextus Empiricus (III, Pyrrhon. hypotypos, xxiv, 205) dit que les Perses, et principalement les mages, épousent leurs mères. (B.)