V. Giard & E. Brière (p. 13-22).

III

LA LUTTE


En cette extrémité, un homme a surgi qui n’a pas désespéré de l’humanité. Son nom nous a été conservé. Par une singulière coïncidence, il s’appelait Miltiade, comme un autre sauveur de l’hellénisme. Il n’était pas de race hellène pourtant ; Slave croisé de Breton, il n’avait sympathisé qu’à demi avec la prospérité niveleuse et amollissante du monde néo-grec, et, dans ce complet déluge, dans ce triomphe universel d’une sorte de renaissance byzantine modernisée, il était de ceux qui gardaient pieusement au fond de leur cœur des germes de dissidence. Mais, pareil au barbare Stilicon, défenseur suprême de la romanité sombrante contre la horde de la barbarie, c’est ce dissident de la civilisation qui, sur la pente de son vaste écroulement, seul entreprit de la retenir. Éloquent et beau, mais presque toujours taciturne, non sans quelques rapports de poses et de traits, disait-on, avec Chateaubriand et Napoléon (deux célébrités, comme on sait, d’une petite partie du monde en leur temps), adoré des femmes dont il était l’espoir, et de ses hommes dont il était l’effroi, il avait de bonne heure écarté la foule, et un accident singulier était venu redoubler sa sauvagerie naturelle. Trouvant la mer moins plate encore que la terre et en tous cas plus grande, il avait, sur le dernier navire cuirassé de l’État dont il était capitaine, passé sa jeunesse à faire le périple de police des continents, à rêver d’aventures impossibles, de conquêtes quand tout était conquis, de découvertes d’Amériques quand tout était découvert, et à maudire tous les voyageurs, tous les inventeurs, tous les conquérants anciens, heureux moissonneurs de tous les champs de gloire où il n’y avait plus rien à glaner. Un jour pourtant, il crut avoir découvert une île nouvelle — c’était une erreur — et il eut la joie de livrer un combat, le dernier dont l’histoire ancienne fasse mention, avec une tribu de sauvages qui paraissaient bien primitifs, parlant anglais et lisant des bibles. Dans ce combat, il déploya une telle valeur qu’il fut jugé unanimement fou par son équipage, et en grand danger de perdre son grade, après qu’un alieniste consulté fut sur le point de confirmer publiquement ce sentiment populaire en le déclarant atteint de monomanie-suicide d’un nouveau genre. Par bonheur un archéologue a protesté en montrant, documents en mains, que ce phénomène devenu si étrange, mais fréquent dans les siècles passés sous le nom de bravoure, était un simple cas d’atavisme assez curieux à examiner. Le mal est que l’infortuné Miltiade avait été blessé au visage dans la même rencontre ; et sa cicatrice, que tout l’art des meilleurs chirurgiens n’est jamais parvenu à effacer, lui attira le surnom affligeant et presaue injurieux de balafré. On comprend aisément que, à partir de cette époque, aigri par le sentiment de sa difformité partielle comme le vieux scalde appelé Byron l’avait été jadis pour une cause à peu près semblable, il avait évité de se présenter en public pour faire montrer au doigt les traces manifestes de son accès de folie passée. On ne le vit plus jusqu’au jour où, son vaisseau étant cerné par les glaces au milieu du Gulf-Stream, il dut, avec ses compagnons, achever la traversée à pied sur l’Atlantique solidifiée.

Au milieu du chauffoir central d’État, vaste salle voûtée aux murs de dix mètres d’épaisseur, sans fenêtres, ceinte d’une centaine de fours gigantesques et constamment éclairée par leurs cent gueules flamboyantes, Miltiade apparaît un jour. Le reste de l’élite humaine des deux sexes y était ramassée, splendide encore dans sa misère ; non pas les grands savants chauves, ni les grandes actrices mêmes, ni les grands écrivains essoufflés, ni les importants sur le retour, ni les vieilles dames respectables — la broncho-pneumonie, hélas ! en a fait coupe blanche dès les premiers froids — mais les fervents héritiers de leurs traditions et de leurs secrets, et aussi de leurs fauteuils vides, leurs élèves pleins de talents et d’avenir. Aucun professeur de Faculté, mais beaucoup de suppléants et de préparateurs ; aucun ministre, mais beaucoup de jeunes secrétaires d’État ; pas une mère de famille, mais force modèles de peintres, admirables de formes et aguerries contre le froid par l’habitude de la vie nue, surtout nombre de beautés mondaines préservées de même par l’hygiène excellente du décolletage quotidien, sans compter l’ardeur de leur tempérament. Parmi elles, il était impossible de ne pas remarquer, à sa haute et fine taille, à l’éclat de sa toilette et de son esprit, de ses yeux noirs et de son teint blond, au rayonnement enfin de toute sa personne, la princesse Lydie, lauréate du dernier grand concours international de beauté, et réputée la merveille des salons de Babylone. Quel personnel différent de celui qu’on tenait jadis au bout de sa lorgnette du haut des tribunes de ce qu’on appelait la Chambre des députés ! Jeunesse, beauté, génie, amour, trésors infinis de sciences et d’arts, plumes d’or, pinceaux merveilleux, voix délirantes, tout ce qu’il y a d’exquis encore et de civilisé sur la terre s’est condensé en ce bouquet final qui fleurit sous la neige comme une touffe de rhododendron ou de rose alpestre au pied d’une cime. Mais quel découragement abat toutes ces fleurs ! Et que toutes ces grâces sont languissantes !

À l’apparition de Miltiade, les fronts se relèvent. Tous les yeux se fixent sur lui. Il est grand, maigre et desséché malgré l’embonpoint factice de ses épaisses fourrures blanches. Quand il a rejeté son grand capuchon blanc qui rappelle le froc dominicain de l’antiquité, on entrevoit, à travers les stalactites de sa barbe et de ses sourcils, sa grande balafre. À cette vue, un sourire d’abord, puis un frisson, qui n’est plus de froid seulement, parcourt les rangs des femmes. Car, faut-il l’avouer ? malgré les efforts d’une éducation rationnelle, le penchant à applaudir la bravoure et ses signes n’a pu être entièrement extirpé de leur cœur. Lydie, notamment, reste imbue de ce sentiment d’un autre âge, par une sorte d’atavisme moral ajouté à son atavisme physique ; et elle dissimule si peu son émotion admirative que Miltiade lui-même en est frappé. À l’admiration se joint l’étonnement, car on le croyait mort depuis des années et on se demande par quels miracles accumulés il a pu échapper au sort de ses compagnons.

Il demande la parole, on la lui accorde. Il monte sur une estrade et un silence si profond s’établit qu’on eût entendu au dehors, nonobstant l’épaisseur des murs, la neige tomber. Mais ici laissons parler un témoin oculaire, transcrivons un extrait du compte-rendu, phonographié par lui, de cette mémorable séance. Je passe la partie du discours de Miltiade où il fait l’effrayant récit des périls qu’il a courus depuis sa descente de vaisseau. (Applaudissements à chaque instant.) Après avoir dit qu’en traversant Paris sur un traîneau attelé de rennes, grâce à la canicule, il a reconnu l’emplacement de cette ville morte à un double tumulus blanc formé à l’endroit des flèches de Notre-Dame (Mouvement dans l’auditoire), l’orateur continue :

« La situation est grave, dit-il, rien de pareil ne s’est vu depuis les temps géologiques. Est-elle irrémédiable ? Non. (Écoutez ! Écoutez !) Aux grands maux les grands remèdes. Une idée, un espoir m’a lui, mais si étrange, que je n’oserai jamais vous l’exprimer. (Parlez ! Parlez !) Non, je n’ose pas ; je n’oserai jamais formuler ce projet. Vous me croiriez fou encore. Vous le voulez ? Vous me promettez d’écouter jusqu’au bout mon projet absurde, extravagant ? (Oui ! Oui !) D’en faire même l’essai, l’essai loyal ? (Oui ! Oui !) Eh bien, je parlerai. (Chut ! Chut !)

« L’heure est venue de savoir à quel point il est vrai de dire et de répéter sans cesse, comme on le fait depuis trois siècles à la suite d’un certain Stéphenson, que toute énergie, toute force physique ou morale nous vient du soleil… (Voix nombreuses : C’est cela !…) On l’a calculé : Dans deux ans, trois mois et six jours, s’il reste encore un morceau de houille, il ne restera plus un morceau de pain ! (Sensation prolongée.) Donc, si la source de toute force, de tout mouvement et de toute vie est dans le soleil, rien que dans le soleil, il n’y a plus à s’abuser : dans deux ans, trois mois et six jours, le génie de l’homme sera éteint, et dans les cieux mornes le cadavre de l’humanité, tel qu’un mammouth de Sibérie, tournera sans fin, à jamais irrésuscitable ! (Mouvement.)

« Mais cela est-il ? Non, cela n’est pas, cela ne peut pas être. De toute l’énergie de mon cœur, qui ne vient pas du soleil, elle, qui vient de la terre, de la terre maternelle ensevelie là-bas, bien loin, pour toujours cachée à mes yeux, — je proteste contre cette vaine théorie et contre tant d’articles du catéchisme que j’ai dû subir en silence jusqu’ici. (Légers murmures au centre.) — La terre, qui est contemporaine du soleil, et non sa fille ; la terre, qui fut autrefois un astre lumineux comme le soleil, seulement éteint plus tôt ; la terre n’est immobilisée, n’est glacée, n’est paralysée qu’à la surface. Son sein est toujours chaud et brûlant. Elle n’a concentré sa flamme en soi que pour la mieux garder. (Mouvement d’attention.) Là est une force vierge, inexploitée ; une force supérieure à tout ce que le soleil a pu susciter, pour notre industrie, de cascades maintenant figées, de cyclones maintenant arrêtés, de marées maintenant suspendues ; une force où nos ingénieurs, avec un peu d’initiative, retrouveront au centuple l’équivalent du moteur qu’ils ont perdu ! Ce n’est plus par ce geste (L’orateur lève le doigt au ciel.) que l’espoir du salut doit Page:Gabriel Tarde Fragment d'histoire future 1896.djvu/20 Page:Gabriel Tarde Fragment d'histoire future 1896.djvu/21 Page:Gabriel Tarde Fragment d'histoire future 1896.djvu/22 Page:Gabriel Tarde Fragment d'histoire future 1896.djvu/23 Page:Gabriel Tarde Fragment d'histoire future 1896.djvu/24 Page:Gabriel Tarde Fragment d'histoire future 1896.djvu/25