Fragment (Barbey d’Aurevilly)
FRAGMENT
que je dois donner à…
ANS une petite ville de province,
par une après-midi de décembre,
deux jeunes filles venaient de s’habiller pour le bal. C’étaient deux
amies de pension, — deux contrastes ou deux
harmonies : l’une avec de grands yeux noirs
comme[1] la mort et farouches comme la
peur, des dents bleuâtres, un teint de bistre et
des cheveux bruns blondissant en atomes d’un
or pâle à la pointe, — éternel adieu du soleil
de son enfance resté écrit sur ces boucles légères
où la vie, déjà plus avancée, avait versé
ses obscurités, — petite, flexible, gracieuse,
qu’un tissu aérien et rose enveloppait : on aurait dit une guêpe dont les ailes de velours
noir seraient sorties d’une feuille de rose du
Bengale[2] ; l’autre, plus grande, plus forte,
splendide et vermeille comme une grenade
entr’ouverte, brune aussi par la chevelure,
mais dont les épaules, d’une plus lumineuse
substance, dans les plis de la blanche robe
qu’elle portait, ressemblaient à une touffe de
lys avant l’aurore couronnant un beau vase
grec, svelte, pur et tout en albâtre. Ses yeux
étaient moins foncés et moins farouches que
ceux de sa compagne. Une sereine lumière les
noyait les faisait paraître comme deux perles
dans une vague de l’océan, devenant de plus
en plus cristal à mesure qu’elle meurt aux
contours de quelque rivage. Depuis, l’air trop
vif de la vie a terni ces perles candides, un
flot plus amer les a rongés ; mais pour avoir
perdu de leur syrénéenne manière de sourire
ces yeux sont encore plus touchants.
Prêtes toutes les deux de trop bonne heure pour partir, elles attendaient le moment de ce bal, — la joie pleine de ces âmes jeunes et inéprouvées. Oisives et impatientes, un caprice leur fit ouvrir la fenêtre : elles ne savaient comment occuper leur loisir et calmer leur frissonnante impatience. Un jour grisâtre tombait dans la rue, sèche et grise, entre ces deux files de maisons tristes alors comme cette froide saison de l’année, aux seuils veufs et aux fenêtres closes[3] : les unes sans les simples femmes qui aiment à travailler aux portes quand le temps est doux, les autres sans une frange de rideaux jouant dans les souffles de l’air qui sont comme l’âme de la lumière, et la courbe molle d’un cou penché, entr’aperçu parfois comme un furtif arc-en-ciel d’une seule et tendre nuance, à travers quelques chastes pots de réséda. Décembre avait enlevé à cette ville de province ces charmes d’accidents d’une vie paisible et épanouie ; il faisait désert dans la rue : peut-être une mendiante y passait-elle ; mais, quand on avait perdu son mantelet de ratine d’un blanc jauni à l’angle d’une maison où elle tournait et le bruit clair et lent de son sabot sur le pavé, il s’écoulait des heures avant que l’on entendît quelque autre bruit aussi mélancolique et que l’on distinguât un être vivant.
Elles s’accoudèrent sur le rebord en granit de la fenêtre, offrant les fleurs printanières de leur chevelure à l’air rigide, groupe d’une exquise fraîcheur dans la terne encadrure de cette fenêtre, fantaisie peinte au pastel sur du papier gris ! Un dard de froideur effleura la nudité de leurs épaules et fugitivement colora ces places qui doivent rester pâles au visage pour que les femmes conservent leur beauté marmoréenne. Qui donc les obligeait à rester ainsi, oublieuses de leurs châles délaissés ? Qui donc les retenait à cette fenêtre, insoucieuses de ces fragilités de teint que les aspérités de la saison offensaient ? Vous qui m’avez raconté ces choses, vous ne me l’avez pas dit, madame ; vous avez gardé le plus précieux dans votre âme. Vous n’avez pas voulu qu’entre l’impression et l’écorce je pusse poser un doigt curieux ; vous n’avez pas voulu que je remontasse flot à flot ces épanchements de la pensée jusqu’à leur secrète origine ; vous avez voilé, sinon éteint ses plus intimes résonances… Ou peut-être même les avez-vous oubliées, tant elles passèrent au plus profond de ce mobile je ne sais quoi qui s’appelle un cœur heureux et qui ne vous est pas resté !
Quoi qu’il en soit, elles demeurèrent à la fenêtre, comme si elles eussent pressenti l’intérêt d’un spectacle inattendu. Tout à coup, voilà qu’apparaît, chemine et serpente dans la rue étroite, un enterrement de pauvre et chétive apparence, le prêtre allant le premier, après la croix, et, suivant, quatre jeunes filles ou dames, blanches comme l’une des deux qui les regardaient de là-haut ; parées aussi comme si elles allaient à la fête ; exposées aussi, dans leurs vêtements de mousseline et leurs voiles de gaze, aux rigueurs acérées de l’atmosphère ; mais n’ayant l’air si joyeuses, ni si fières, car les fleurs qu’elles auraient pu mettre dans leurs cheveux où branlaient celles des deux autres au souffle du nord, elles en avaient couvert un cercueil.
Et cette vue prit le cœur des deux jeunes filles et le leur serra dans leurs seins transis. Elles inclinèrent la tête comme honteuses d’être lacées pour le plaisir quand une comme elles n’avait plus la taille prise que dans un linceul, et leurs têtes baissées semblaient vouloir jeter les fleurs dont elles étaient ornées sur la bière de la pauvre morte, comme un expiatoire hommage. Mais ces fleurs ne tombèrent point, hélas ! image des nos destinées, — et de la stérilité de nos chagrins.
Ce ne fut qu’un rêve et le temps d’un rêve, mais il ne faut qu’un rêve pour nous faire pleurer. Aussi les deux jeunes filles pleurèrent-elles par cette fenêtre longtemps après que dans la rue abandonnée rien ne bruissait, ne passait plus. N’est-ce pas bien là ce que vous m’avez raconté, madame, moins votre doigt (celui du milieu, je crois), que vous glissez si rêveusement le long de vos lèvres en me racontant ; moins votre regard qui s’altère et votre voix qui en baissant veloute tout ce qu’elle dit ; moins, enfin, ces ineffables charmes de votre manière donnés à ce souvenir de votre jeunesse, gâté par moi en le rappelant parce que nous sommes trop loin l’un de l’autre pour que vous puissiez recommencer de me le raconter encore, adorable poète que vous êtes et dont les mélodies ne s’écrivent pas !
Ce que vous m’avez dit encore, madame, c’est que vous fûtes au bal le soir. Probablement c’était ce qu’avaient voulu signifier ces fleurs qui n’étaient pas tombées quand vos deux têtes s’inclinèrent comme pour les rejeter. Vous y allâtes et vous eûtes raison, madame, car vous étiez complètement parées, votre amie et vous. La tristesse, cet ange sans couronne et sans ailes, avait mis une dernière et céleste main à vos toilettes : il avait éploré ces boucles trop coquettes, alangui l’ardeur de ces poses, azuré de l’empreinte des larmes essuyées le contour de ces yeux trop riants, et déposé une pensée, comme l’œuf de quelque tendre mystère, dans le nid charmant de vos sourires. Il vous avait vêtues d’une âme. Vous n’étiez que d’innocentes jeunes filles ; vous devîntes des êtres souffrants.
Depuis… mais pourquoi parler des jours qui suivirent ?… Depuis je vous ai entendue faire ce récit avec la mélancolie qui s’attache aux joies et aux peines écoulées. En relisant ce livre d’un poète que vous aimez, à ces poésies intimes qui vous plaisent est revenue se mêler l’idée de ce récit fait par vous comme une poésie aussi intime et plus douce, comme quelque sonnet parmi ceux-ci dont le sentiment a survécu au rythme brisé, mais (comme vous le voyez, madame !) dont je n’ai pu recueillir les débris épars. Voilà pourquoi j’ai écrit ces lignes ici même, espérant que l’amour de ce livre serait l’occasion qui vous les ferait lire quelquefois, et allant jusqu’à m’imaginer que vous les lirez comme on lit ce que l’on a écrit, soi, il y a longtemps ; car, si ce n’est pas toute votre pensée, au moins est-ce un peu de votre pensée ? L’âme est souvent comme les petits enfants qui aiment mieux leur voix dans l’écho : tout de même on accueille bien sa pensée quand elle revient tout affaiblie, mais reconnaissable encore, du cœur caché dans les lointains de la vie où habite l’écho invisible !