Fragmens littéraires

Fragmens littéraires

Un retour du printemps.


(1830.)


Abel, doux confident de mes jeunes mystère »,
Vois, mai nous a rendu nos courses solitaires :
Viens à l’ombre écouter mes nouvelles amours ;
Viens, tout aime au printemps…
André Chénier.

Quel long hiver nous avons subi ! et qu’on est heureux de retrouver la vie avec le soleil du printemps ! le sang se réchauffe et circule ; le cœur bat mieux et les douces émotions renaissent !

L’hiver peut convenir à la vieillesse. Des repas abondans, des mets variés, une table de jeu, où les heures oisives s’écoulent moins lentement : voilà la vie extérieure du monde pour la vieillesse.

Sédentaire, il lui faut la chaleur des tropiques. Là, pressée devant l’âtre du foyer domestique, la famille du vieux manoir se recueille, tandis que le froid dessine, sur les vitres, des forêts de sapins ou des montagnes glacées, et que la neige tombe silencieusement dans la nuit, lorsque les grelons frappent à la fenêtre, que le vent souffle en gémissant, et que les petits enfans effrayés se pressent contre le fauteuil du grand-père ; alors l’existence est embellie par la lecture des contes fantastiques : Hoffmann et Bürger se chargent de provoquer les émotions… Mais pour nous, c’est la nature qui les donne… Comme elle agit sur nous ! Voyez cet être ravissant dû aux mystères de la création ; voyez cette jeune femme ! Comme son œil est doux et expressif ! comme ses mouvemens sont gracieux et sa marche voluptueuse ! que cette robe blanche et souple lui sied bien ! Et cette fleur qui l’occupe, et qu’elle place avec tant de soins à sa ceinture… qui l’a donnée ?… Ah ! vienne le printemps et sa douce haleine, et ses fleurs parfumées.

J’aime le printemps, moi, j’aime la blanche aubépine et la fleur de l’églantier ; j’aime ces belles et longues journées, et cette bienfaisante température qui me rappelle le doux ciel de l’Italie. J’aime la terre développant sa parure et se préparant au luxe de ses fêtes…

Cet admirable tableau dilate mon ame et me fait éprouver une émotion que je ne puis décrire… À peine sorti de l’enfance, j’étais déjà placé sous ce charme indéfinissable. J’aurais voulu passer tout le jour dehors, sous de grands arbres touffus. Lorsque je pouvais m’échapper, j’étais heureux de respirer le grand air, d’être là, immobile devant une prairie verte, parsemée de petites fleurs inconnues à nos jardins, de suivre avec intérêt les jeux de quelques papillons couverts de velours et de soie. Attentif au moindre bruit, j’étais ému à la chute de la petite feuille qui se détachait de l’arbre voisin, ou au faible cri de l’oiseau qui voltigeait près de moi. Je me plaisais au fond des bois sombres et éloignés. Je n’y redoutais rien, car la lâcheté me faisait honte, et la crainte n’est jamais arrivée jusqu’à moi. Je m’élançais ainsi hardiment dans la vie ; mais j’y marchais pensif et désireux des champs, et déjà le printemps, les fleurs, l’amour, les dangers, me semblaient confusément devoir être mêlés dans mes pensées d’avenir. Lorsque les frimas revenaient, je vivais mal, et je disais en soupirant : Ah ! vienne le printemps et sa douce haleine, et ses fleurs parfumées…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais vous aimez aussi la saison des roses. Voyez-vous les premières blancheurs de l’aube du matin ? ce pâle azur du ciel, et puis à l’orient une ligne pourprée qui grandit ?… Regardez maintenant la cime de ce haut peuplier, et ses feuilles agitées par le vent frais du matin ! Elles se dorent, elles brillent ; le soleil va descendre de ses branches légères pour arriver jusqu’à nous et envahir le monde…

Lorsque le soleil a disparu, j’aime encore les teintes demi-sombres de cet horizon du soir chargé de vapeurs. Et plus tard, chez moi, à ma fenêtre, bien haut, quand tout est solitude et repos, lorsque l’oiseau sommeille sur la branche des touffes de lilas, et qu’on n’entend qu’un bruissement vague de feuilles tremblotantes, son fugitif que l’oreille cherche en vain à saisir, j’aime alors à voir venir l’astre ossianique de la nuit qui compose de poétiques tableaux. Le voilà qui s’élève lentement derrière les cimes festonnées des grands arbres des Champs-Élysées : il marche silencieusement dans ce ciel bleu… J’aime ce lieu, il plaît à mes rêves, à mes souvenirs… Ces clartés, qui se glissent aux pieds des arbres, les ombres des arceaux de l’élégant pont d’Antin, ce vaste bassin de la Seine, dégagé ici de tout obstacle, et qui reflète du ciel cette ligne argentée qui brille dans l’eau… tout ce qui nous entoure fait penser… Cette mélancolique nature semble revêtue de la robe de fiancée, et attendre dans les heures silencieuses le moment qui doit lui donner la vie… Connaissez-vous ce tourment qui fait mieux vivre, ce bonheur qui fait mourir ?… Vous soupirez.

Venez près de moi, venez prendre part à ces scènes paisibles et amoureuses qui parlent si bien à l’ame sans émouvoir les sens ; jetez d’abord les yeux sur l’aiguille brillante du dôme de nos vieux guerriers, admirez toute cette vaste étendue… Quelle nuit ! Comme ces teintes vous rappellent le crépuscule de l’Écosse !… Et ce nuage isolé, qui devance des groupes lumineux et des nuées vagabondes ; est-ce le barde à la harpe d’or ? Brillante fascination !!!… Mais vous voilà immobile, sous le charme de cette puissante harmonie et d’une atmosphère embaumée ; tout vous dispose aux douces émotions de l’amour ; vous cherchez, avide, l’être idéal de vos rêves, de vos pensées : tenez ! le voilà… Apercevez-vous cette femme diaphane, aux longs cheveux, à la robe vaporeuse, à l’écharpe flottante ? elle glisse, légère comme la fille de Fingal, dans cette lumière douteuse. Voyez, dans l’air, sa route blanche et transparente, et enivrez-vous des parfums qu’elle laisse sur sa trace…

Eh bien ! cette illusion ravissante, ces fraîches et saisissantes émotions de plaisir, ce bonheur inconnu à la vie matérielle, est-ce le sombre hiver qui les aurait données ?…

Ah ! vienne le printemps, et sa douce haleine, et ses fleurs parfumées !


(Extrait d’un ouvrage inédit intitulé : Esquisses, Souvenirs et Traditions, par le baron de Mortemart-Boisse.)
l’Amour Turc[1].

Quand la barque tartare
À la chute du jour
Vogue ; quand la guitare
Murmure un chant d’amour ;
Quand Stamboul bien-aimée
Étincelle de feux ;
Quand la nuit embaumée
Couvre de voiles bleues
Les flèches et les dômes ;
Quand mes kiosques verts,
Comme de grands fantômes,
Se mirent dans les mers ;
Alors, ma favorite,
L’heure s’envole vite ;
Alors que j’aime à voir
Ta mauresque parure,
Ta longue chevelure,
Brune comme le soir,
Tes paupières baissées
Et ton ris gracieux
Comme une des pensées
Qui nous viennent des cieux !!…
— Eh ! pourtant, ma sultane,
Sur la même ottomane
Où te flatte ma main,
Ta rivale persane
Se couchera demain…

Tes paupières baissées
Et ton ris gracieux
Comme une des pensées
Qui nous viennent des cieux !!…
— Eh ! pourtant, ma sultane,
Sur la même ottomane
Où te flatte ma main,
Ta rivale persane
Se couchera demain…


Jules de Saint-Félix.


Le Nécromancien.

Les faubourgs de Genève sont fréquentés par ces diseuses de bonne aventure qu’entretient la crédulité des villageois d’alentour et quelquefois même des grandes dames de la ville. Une de mes parentes qui habitait les environs avait une foi aveugle en leur science. Depuis long-temps elle n’avait reçu aucune nouvelle de son fils qui servait dans les armées de Bonaparte ; son sort l’inquiétait extrêmement. Elle se décida donc à aller consulter la pythonisse du lieu ; je l’accompagnai. On nous introduisit auprès d’une femme jeune encore, d’une taille élevée, mais bien prise, aux cheveux blonds et aux yeux bleus… Je ne pouvais croire d’abord que ce fut la devineresse que nous cherchions ; je me l’étais dépeinte toute autrement. Ce devait être une vieille femme décrépite, au visage ridé et blême, à la chevelure rare et blanchie par l’approche de son dernier hiver. Mon incertitude dura peu ; la devineresse mit en jeu sa roue merveilleuse, nous assura que la personne à laquelle nous nous intéressions se portait fort bien, et que nous en recevrions une lettre sous peu de jours. Dès le troisième jour, la lettre arriva en effet ; la joie de ma parente s’en accrut, mais elle n’en parut pas étonnée ; la prédiction d’Isaura était pour elle vérité d’évangile. Nos visites à la rue étroite et sombre qu’habitait celle-ci se renouvelaient souvent, et insensiblement il s’établit une sorte d’intimité entre Isaura et nous. Quoique d’une figure grave et imposante au premier abord, Isaura était dans son intérieur d’une amabilité enfantine et d’une conversation pleine de charmes ; elle avait reçu une bonne éducation, et s’occupait plutôt de l’étude des bons auteurs italiens que des Centuries du fameux prophète de Saint-Rémy. Je passais des heures entières à l’écouter ; mais je ne pouvais assez m’étonner du mépris qu’elle faisait de sa profession.

Un jour nous projetâmes une partie sur le lac ; nous prîmes des provisions et nous montâmes un petit bateau de pêcheur. Il y avait long-temps qu’un spectacle aussi grandiose et aussi varié s’était présenté à mes yeux : d’un côté le Jura, de l’autre les monts Salève, dans le lointain le Mont-Blanc, et sous nos pieds cette petite mer avec ses calmes et ses tempêtes, et ses nombreuses maisons de campagne. Nous abordâmes près de la jolie ville de Thonon, vers la rive opposée, à un ermitage caché au milieu des bosquets. Il était modestement meublé, et seulement habité par un vieillard ; celui-ci embrassa Isaura, et nous accueillit avec une franche cordialité. Je m’aperçus un moment après que la pauvre fille lui glissait secrètement une bourse ; le vieillard la reçut froidement, et Isaura roulait de grosses larmes dans ses yeux.

Nous nous dirigeâmes du côté du lac ; le vieillard s’empara de mon bras, et nous partîmes en avant, laissant ma parente et Isaura assez loin de nous. Malgré ses soixante-dix ans, Alberti n’avait rien perdu du feu de sa jeunesse ; il m’étonnait par une foule d’observations judicieuses ou malignes ; parfois même il laissait échapper sur sa vie passée quelques mots qui excitaient vivement mon attention. « Vous êtes étranger ? » m’hasardai-je enfin à lui dire. Le vieillard fronça le sourcil, et un instant après il ajouta : « Oui, jeune homme, je suis né dans la Calabre en 17** : des circonstances imprévues m’ont forcé de quitter ma patrie ; mais c’est une histoire que je vous conterai une autre fois ; revenez me voir. »

Je n’eus garde d’y manquer : je retournai plusieurs fois seul chez Alberti ; mais il ne paraissait pas disposé à entrer en matière, et je n’osais lui rappeler sa promesse. Un jour pourtant, où je le trouvai plongé dans une profonde mélancolie, et où il était par conséquent plus porté à s’épancher, il m’entraîna dans un endroit solitaire, et me raconta ce qui suit :

« Dès ma jeunesse, je m’occupai de la science de tromper les hommes. J’acquis à Naples une certaine célébrité dans l’art de la nécromancie ; grands seigneurs et dames de la cour venaient me consulter : je fis une fortune brillante, et je finis par être moi-même dupe de mon art. Un triste événement me fit renoncer à cette carrière coupable. Le marquis de B…, issu d’une ancienne famille d’Italie, était prand partisan des sciences occultes ; il m’appela auprès de lui, et bientôt je fus son oracle. M. de B… avait deux fils, Gioachino qui devait hériter de ses titres et de tous ses biens, et Ludovico qu’on avait fait chevalier de Malte, et qu’on destinait aux armes. Les deux frères paraissaient s’affectionner tendrement. Gioachino avait été élevé avec la jeune Maria, sa cousine et unique héritière du riche comte de G… ; leur mariage avait été résolu par les deux familles, pour réunir en une seule maison leurs immenses propriétés. Ces jeunes fiancés, sans s’aimer d’un amour ardent et impétueux, avaient cependant juré secrètement d’appartenir l’un à l’autre. Tout était prêt pour les noces, on devait conduire dans peu de jours les nouveaux époux à l’autel, lorsque Gioachino disparut subitement. La journée se passa sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu. L’alarme se répandit dans la famille ; Ludovico se fit surtout remarquer par sa douleur. Le lendemain, le marquis de B… envoya ses gens de tous côtés pour avoir des nouvelles de son fils ; mais les seuls renseignemens qu’il put obtenir furent qu’on avait vu Gioachino se diriger la veille vers la mer, et que sans doute les Barbaresques, qui infestaient les côtes, l’avaient enlevé. M. de B… fit aussitôt équiper une chaloupe, et courut avec Ludovico à la poursuite de son fils, espérant fléchir les corsaires par l’appât d’une riche rançon. Ils avaient depuis long-temps en vue le bâtiment barbaresque, et étaient sur le point de le rejoindre, lorsqu’un coup de vent les en sépara, et M. de B… rentra dans le port, accablé de désespoir. Que devint le corsaire ? fut-il englouti par les flots ? c’est ce qu’on ne sait pas. M. de B. envoya sur la côte de Barbarie ; mais il ne put rien apprendre de la destinée de son fils.

« Deux ans s’étaient passés en vaines recherches ; Ludovico avait lui-même parcouru une partie de l’Italie pour retrouver son frère. Le marquis de B… se consolait en quelque sorte de la perte de Gioachino, en voyant les vertus de son second fils. La jeune comtesse Maria paraissait elle-même touchée de son dévouement, sans cependant pouvoir se défendre d’un secret mouvement d’aversion qu’elle ne savait à quelle cause attribuer. Trompées dans leur premier espoir d’union, les deux familles résolurent de donner Maria à Ludovico. Celui-ci reçut d’abord la proposition avec joie ; il ne pouvait être insensible à la beauté de sa cousine ; cependant il refusa, disant que son frère pouvait vivre encore, et qu’il serait au désespoir, si jamais il revenait, de s’être emparé d’un bien qui lui était promis ; il engagea en même temps son père à tenter de nouvelles recherches. Elles n’aboutirent à rien : deux ans se passèrent encore, et Gioachino ne reparut pas. Les parens renouvelèrent alors leurs instances auprès de Ludovico, qui se laissa fléchir ; mais la jeune comtesse paraissait peu disposée à cette union ; elle espérait toujours revoir son Gioachino. Les mystères qui enveloppaient sa destinée n’avaient fait qu’accroître son attachement pour son fiancé.

» J’imaginai alors d’employer mon art pour vaincre sa résistance. J’entre un matin chez Ludovico, et lui communique mon projet. J’eus quelque peine à le décider ; cependant il l’approuva. Le lendemain, je réunis les deux familles dans une salle basse du château, à moitié éclairée par des torches. L’aspect lugubre de cette salle, ses noirs vitraux gothiques, ces instrumens inconnus que j’avais rangés sur une immense table de chêne, avaient quelque chose de solennel qui était parfaitement en harmonie avec ce qui allait se passer. Après quelques préliminaires qui tendaient à préparer l’imagination de mes spectateurs, j’évoque à trois fois l’ombre de Gioachino. Il paraît enfin, et s’avance lentement d’une des extrémités de la salle, comme accablé par la souffrance ; il portait le costume d’un esclave africain ; son sang jaillissait d’une profonde blessure au cou. Chacun frissonnait d’horreur. J’interpelle Gioachino ; je lui demande s’il n’a pas été fait prisonnier par les Barbaresques, s’il n’a pas péri sous leurs coups ; il répond en inclinant la tête et en portant la main à sa blessure. N’y a-t-il aucun lien sur la terre, ajoutai-je, qui vous fasse regretter la vie ? Il fit un signe négatif, et laissa tomber un anneau ; c’était celui de sa fiancée Maria. La jeune comtesse s’évanouit ; toute la famille était dans la stupeur ; et tel fut l’effet que cette apparition produisit sur Maria, qu’elle éprouva bientôt une fièvre ardente, qui donna d’abord des craintes sérieuses pour ses jours. En voyant tant de charmes flétris, je me reprochais d’être la cause de ses maux ; cependant elle se rétablit enfin, et cette scène affligeante s’effaça peu à peu de sa mémoire…

» … Maria n’avait plus rien à opposer à son mariage avec Ludovico ; il lui avait montré tant de preuves d’attachement et de sollicitude durant sa maladie, qu’elle avait oublié sa répugnance première. Elle donna enfin son consentement. Leur union fut célébrée avec pompe : il y eut un bal magnifique ; mais les conviés ne remarquèrent pas sans surprise un moine de petite stature, portant le costume de l’ordre de saint François, qui semblait s’attacher aux pas de Ludovico et de sa nouvelle épouse. Chacun se demandait ce qui pouvait l’amener à une semblable cérémonie. L’heure était déjà avancée ; on commençait à déserter la salle du bal pour celle du festin, et l’on prit place à table. Sans y être invité, le moine s’assit en face de Ludovico, sur lequel il fixait des regards scrutateurs. L’étonnement redoubla, et le repas fut assez triste. Pour ranimer la gaieté, quelques convives proposèrent des toasts au bonheur futur des époux. Quand vint le tour du franciscain, il se leva d’une manière grave, prit une coupe, et s’adressant à Ludovico, il l’invita à porter la santé de Gioachino. Ludovico hésita ; son trouble était extrême. « Si tu sais quelque chose de mon malheureux Gioachino, dit M. de B… flottant entre la crainte et l’espérance ; parle, calme l’inquiétude d’un père qui l’a tant pleuré. » Le moine ne répondit pas à cette invitation ; les yeux toujours fixés sur Ludovico, il semblait attendre sa décision… Ludovico se levant enfin : Au souvenir de Gioachino, s’écria-t-il, puisse notre séparation n’être pas éternelle ! À peine avait-il achevé, qu’un fantôme sanglant parut à l’entrée de la salle, et montrant Ludovico du doigt : Voilà mon assassin ! puis il disparut. Ludovico tomba comme frappé de la foudre ; on l’emporta dans son appartement, où il mourut peu de jours après, et son confesseur fut sans doute le seul dépositaire de ses secrets…

» La famille du marquis de B… est éteinte. On n’apprit rien de plus sur Gioachino ; seulement environ dix-huit mois après cet événement, en fouillant dans une cave de la maison, on y trouva le squelette d’un homme. Maria avait depuis long-temps succombé à sa douleur. »

Le vieillard termina ici son histoire.

On aura deviné aisément que c’était lui qui, déguisé sous le costume de franciscain, avait évoqué le fantôme pour la seconde fois. Quel avait été son but ? Voici ce que j’ai pu recueillir du bruit public. Il paraît que quelques jours avant le mariage une violente altercation, dont on n’a jamais connu la cause précise, s’était engagée entre le nécromancien et Ludovico. Alberti, qui depuis long-temps soupçonnait le jeune comte du meurtre de son frère, résolut de se venger. Il n’y réussit que trop bien… Accusé à tort lui-même de complicité, il fut contraint de s’expatrier… La pauvre Isaura, qui avait tout quitté pour suivre son père, s’était vue réduite à l’humiliante profession de tireuse de cartes afin de pouvoir soutenir le vieillard dans sa misère.

B…s


Priam
AUX PIEDS D’ACHILLE.

Une grande entreprise littéraire vient d’être exécutée par M. Bignan. L’Iliade paraît en ce moment complétement traduite en vers français. Nous avons examiné avec soin l’œuvre de M. Bignan[2]. On pourrait sans doute y désirer plus de force et de concision ; mais peut-être aussi aurait-il perdu sous le rapport de la fidélité ce qu’il eût gagné en énergie. Voici au reste un fragment qui nous semble prouver que l’habile traducteur a su quelquefois heureusement associer l’une à l’autre.


.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
Il (Achille) achève un banquet à peine commencé… ;
Lorsque le grand Priam, trompant les yeux jaloux,
S’approche du héros, se jette à ses genoux,
Et baise cette main, terrible, meurtrière,
Qui de ses fils nombreux a borné la carrière.
Quand le pâle assassin par un arrêt fatal
Condamné pour jamais à fuir le sol natal,
Dans un riche palais vient chercher un asile,
Il entre et voit frémir l’assemblée immobile :
Tels, portant l’un sur l’autre un rapide regard,
Les compagnons d’Achille, à l’aspect du vieillard,
S’étonnent ; le héros admire aussi lui-même
De son port, de ses traits la majesté suprême.

Alors Priam supplie un vainqueur odieux :
« Souviens-toi de ton père, Achille égal aux dieux !
» Ton père est de mon âge ; hélas ! et sa faiblesse
» Se traîne vers le seuil de la triste vieillesse.
» Peut-être en ce moment, sans vengeur, sans appui,
» Il combat des voisins conjurés contre lui ;
» Si le glaive ennemi désole son empire,
» Seul, mais instruit du moins qu’Achille encor respire,
» Il jouit dans son cœur, espérant chaque jour
» De son fils bien-aimé le fortuné retour ;
» Et moi, lorsque j’ai vu des héros de la Grèce
» Aborder dans nos ports la flotte vengeresse,
» J’avais cinquante fils, cinquante ! ô malheureux !
» Je crois avoir perdu tous ces fils généreux.
» Dix-neuf au même sein ont puisé la naissance ;
» Les femmes qu’à mon lit soumettait ma puissance,
» Ont enfanté le reste, et Mars dans son courroux
» Déjà du plus grand nombre a brisé les genoux.
» Un seul encor, un seul, vengeur de sa patrie,
» Vient de mourir pour nous, vaincu par ta furie :
» Hector !… Mais un espoir me conduit sur ces bords ;
» En échange d’un fils prends mes vastes trésors.
» Daigne apaiser ta haine et plaindre ma misère ;
» Achille ! crains les dieux ; souviens-toi de ton père.
» Hélas ! plus malheureux, je fais ce qu’avant moi
» Jamais aucun mortel n’eût tenté sans effroi.
» Du meurtrier d’un fils que ma douleur implore
» Ma bouche ose presser la main sanglante encore. »
Achille, au souvenir de son père chéri,
Repousse faiblement le vieillard attendri,
Ils confondent tous deux leur plainte involontaire,
Et tandis que Priam, prosterné sur la terre,
Pleure le brave Hector, Achille désolé
Pleure Pélée absent et Patrocle immolé.
Enfin le fils des dieux, rassasié de larmes,
Se lève, et du vieillard pour bannir les alarmes,
Lui tend la main et jette un regard douloureux
Sur cette barbe blanche et sur ces blancs cheveux…
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Bignan

  1. Le succès des poésies romaines de M. de Saint-Félix a justifié nos prédictions. Une deuxième édition se prépare, et déjà nous pouvons dérober une page aux jouissances de l’avenir. Ce morceau inédit figurera dans l’édition nouvelle, et ne déparera pas les œuvres de ce jeune poète plein d’espérance et de talent.
  2. Voir l’Album ci-après.