Frédérique suite du Chevalier Sarti/04

Frédérique suite du Chevalier Sarti
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 167-210).
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FREDERIQUE
SUITE DU CHEVALIER SARTI

IV.
LES ADIEUX.


I

Depuis son entrevue avec Frédérique dans le parc de Schwetzingen, le chevalier Sarti se sentait plus calme. Son cœur et sa conscience étaient allégés d’un poids énorme. La jeune fille connaissait enfin quel genre d’affection respectueuse il éprouvait pour elle. La position de Lorenzo dans la maison de Mme de Narbal se trouvant ainsi mieux et honorablement définie, il n’avait plus lieu de craindre que ses rapports fréquens avec Frédérique devinssent le sujet de malignes interprétations. Il pouvait prodiguer à cette enfant si merveilleusement douée les soins d’une noble sollicitude sans avoir à rougir à ses propres yeux.

Rassuré sur les suites d’un sentiment exquis dont il avait lui-même défini le caractère et limité les espérances, le chevalier crut pouvoir s’abandonner au bonheur innocent d’aimer une jeune fille d’élite qui accueillait ses hommages. Il n’en pouvait douter, Frédérique avait pour lui plus que de la reconnaissance ; elle était au moins touchée de l’intérêt profond qu’elle lui inspirait. Un souffle de vie nouvelle emplit alors l’âme de Lorenzo : loin d’étouffer dans le cœur du Vénitien l’amour sacré de sa jeunesse, cette affection en était pour ainsi dire un écho et comme une seconde floraison. C’est un souvenir, un reflet, je dirai presque une apparition de Beata, que le chevalier adorait dans Frédérique de Rosendorff. Il prit goût à la vie, au travail, à l’activité de l’esprit, à l’étude de l’art et, de ses divers phénomènes, et se plut à coordonner ses idées sur un si vaste sujet pour les mettre à la portée de la jeune fille qui avait le don de le charmer. Profitant de la riche bibliothèque musicale du docteur Thibaut, le chevalier fit parcourir avec plus de soin à Frédérique les principaux maîtres de l’école italienne, qu’il divisa en trois grandes époques : de saint Grégoire à Palestrina, qui ferme le moyen âge, de Palestrina à Alexandre Scarlatti, qui ouvre l’ère des compositeurs dramatiques, et de Scarlatti à Paisiello, qui en est le dernier représentant avant Rossini, expression éclatante du XIXe siècle.

Pendant la première époque, qui dure à peu près mille ans, l’art musical se forme sous la pression de deux influences contraires, celle de la mélopée ecclésiastique, dont le caractère est aussi indécis que la tonalité, qu’on n’a jamais pu bien définir, et l’influence des chants populaires, pénétrés de rhythmes et d’accens mélodiques plus expressifs, et qu’on jugeait incompatibles avec l’allure solennelle du chant grégorien. Cette lutte de deux manifestations incomplètes du sentiment musical s’efforçant de créer la langue qui lui est nécessaire, ce dualisme de l’esprit ecclésiastique et de la fantaisie mondaine et populaire, qui se touchent, se pénètrent incessamment sans pouvoir s’absorber l’un dans l’autre, se terminent par un compromis qu’exprime l’œuvre de Palestrina. Génie calme et pur, âme simple, timorée et pleine d’une foi sincère, Palestrina marque un point d’arrêt, une transition entre le moyen âge et les temps nouveaux. Cet élève, cet héritier des scolastiques gallo-belges, s’élève au milieu des splendeurs de la renaissance et chante pour la première fois les louanges de Dieu dans une langue noble, mais vague, qui n’appartient déjà plus entièrement à la tonalité ecclésiastique, sans être encore de la musique moderne. L’œuvre de Palestrina constitue une tradition de style qu’on s’empresse d’imiter, elle donne son nom à une forme de l’art d’écrire qui règne pendant plus de cent ans. C’est durant cette période, de la fin du XVIe siècle au commencement du xvin0, que se dégage enfin, après mille tâtonnemens de la libre fantaisie et du sentiment, ce qu’on appelle la tonalité moderne, c’est-à-dire la vraie langue musicale, que l’instinct avait toujours pressentie dans les chants populaires.

Prenant ensuite la série des compositeurs célèbres du XVIIe siècle, cet âge d’or de la musique, Lorenzo s’ingéniait à caractériser rapidement, par quelques traits vifs et précis, la physionomie et l’œuvre, des génies mélodieux qui, de Carissimi à Paisiello, sont la gloire de l’Italie. — Ces hommes illustres, disait le chevalier à sa charmante élève, ont créé dans l’espace d’un siècle toutes les formes de la mélodie et de la musique vocale, les airs, les duos, les trios, les morceaux d’ensemble, la comédie et le drame lyrique, qu’ils ont transmis à tous les peuples de l’Europe. L’Allemagne, dont le génie musical, aussi bien que le génie littéraire, s’est développé beaucoup plus tard que celui des nations latines, est venue ajouter à ce fonds mélodique inventé par l’Italie le coloris de l’instrumentation, fortifié d’harmonies plus savantes et de modulations plus nombreuses. Quelles que soient les transformations que le temps puisse faire subir à ces deux grandes écoles qui expriment les tendances et les aspirations de deux grandes nationalités, elles conserveront toujours les propriétés qui les distinguent, et jamais le pays qui a donné le jour à Palestrina et à Cimarosa ne produira des musiciens comme Sébastien Bach ou Beethoven. Quoi qu’il arrive, l’Italie ne cessera jamais d’accorder ses préférences à la mélodie vocale, forme limpide, mais limitée, des sentimens humains, qu’elle aime avant tout à exprimer, tandis que le génie profond et mystique de l’Allemagne gardera son goût pour les combinaisons de l’harmonie et les cent voix de l’orchestre, écho grandiose de la pensée et du symbolisme de la nature extérieure.

Pour appuyer ces considérations générales, pour les mieux faire pénétrer dans l’esprit de Frédérique, le chevalier composa une sorte d’anthologie musicale, un recueil de morceaux empruntés aux différens maîtres de l’école italienne, Léo, Pergolèse, Jomelli, Piccinni, Sacchini, et même à des compositeurs moins illustres. Il en est un surtout, Astorga, pour qui le chevalier avait un goût particulier, peut-être à cause de la vie mystérieuse, vagabonde et romanesque qu’il avait menée. Né à Palerme en 1681, Emmanuel Astorga était le fils d’un chef de bandes au service de la noblesse sicilienne qui se souleva contre la domination espagnole en 1701. Il vit mourir son père sur l’échafaud, et perdit peu de temps après sa mère, qui avait été forcée d’assister au supplice de son mari. Recueilli par la princesse des Ursins, qui eut pitié de sa jeunesse et de ses malheurs, l’orphelin fut placé dans le couvent d’Astorga, en Espagne, dont il prit le nom. C’est dans cette retraite qu’il acheva son éducation et qu’il développa sans doute l’instinct qu’il avait reçu de la nature pour l’art musical. Devenu baron grâce à la protection vigilante de Mme des Ursins, Astorga fut chargé d’une mission près la cour de Parme en 1704. Homme agréable, chanteur excellent, compositeur de canzonette et de mélodies touchantes, Astorga, comme son contemporain Stradella, fut très recherché par le beau monde, et l’on a même tout lieu de croire qu’il s’éprit d’une vive passion pour la fille du duc de Parme, Elisabeth Farnèse, depuis reine d’Espagne. Cet amour secret et dangereux fut découvert par le duc, qui se contenta d’éloigner le baron d’Astorga en lui donnant une lettre de recommandation pour l’empereur Léopold Ier Accueilli avec bienveillance par l’empereur, qui était un grand mélomane, Astorga resta à Vienne jusqu’à la mort de son nouveau protecteur (1705). Il se mit alors à voyager, retourna en Espagne, visita le Portugal, l’Italie et l’Angleterre, reparut à la cour de Vienne en 1720, et après de nouvelles vicissitudes se retira dans un couvent de la Bohême, où il mourut en 1736, l’année même où expirait Pergolèse. Dans l’œuvre d’Astorga, peu considérable, si on la compare à celle des compositeurs célèbres de son temps, on remarque un Stabat Mater à quatre voix avec accompagnement d’instrumens et de délicieuses cantates, remplies d’une douce mélancolie qui semble avoir été la disposition habituelle de son aimable génie[1]. Le chevalier fit chanter à Frédérique plusieurs des plus belles cantates d’Astorga, entre autres une en mi bémol, — palpitar gia sento il core, — du plus beau caractère, accompagnée d’une simple basse chiffrée, et modulée avec infiniment d’art, comme presque toute la musique italienne du commencement du XVIIIe siècle. Cette mélodie touchante exprime la douce tristesse d’une âme que l’amour a visitée. La seconde phrase est surtout ravissante, et Frédérique, imitant avec bonheur l’accent et le style du chevalier, la disait avec une émotion contenue qui arrachait à tous deux des larmes de bonheur.

— Sentez-vous, mademoiselle, s’écriait alors Lorenzo avec un enthousiasme attendri, quelle est la puissance d’un sentiment vrai exprimé par les moyens les plus simples que l’art puisse employer ? Il n’est pas besoin de grandes machines, de spectacles compliqués ni de nombreux agens pour toucher le cœur humain. Un chant de quelques mesures, soutenu de deux ou trois accords, suffit pour communiquer à l’âme la plus grande félicité qu’elle puisse éprouver sur la terre, celle d’aimer, d’admirer et de compatir. Une humble pensée, un soupir, le plus léger mouvement de la passion, valent mieux, devant Dieu et devant les hommes, que des œuvres fastueuses qui manquent de goût et de sincérité. L’infini de l’esprit et la béatitude du sentiment peuvent être exprimés dans une page, en quelques mots, sur une pierre de quelques lignes d’épaisseur. Qui donc ne préférerait une mélodie de Schubert, comme la Sérénade ou le Roi des Aulnes, à des opéras, à des symphonies comme il y en a tant ? C’est par le caractère de l’expression qu’elles produisent sur nous, par l’idéal qu’elles éveillent dans notre infime nature, que se classent les œuvres de l’art, et non par le plus ou moins d’efforts qu’elles auront coûtés à celui qui les a produites.

Ainsi raisonnait le chevalier pendant ces heures délicieuses qu’il passait auprès de Frédérique, s’efforçant d’élever et d’éclairer son esprit pour mieux mériter son affection.

Cependant le fils du baron de Loewenfeld, qui avait été présenté à Mme de Narbal le jour de la promenade au parc de Schwetzingen, apparaissait de temps à autre dans la maison hospitalière de la comtesse. Amené d’abord par son père à quelques-unes des réunions qui avaient lieu tous les quinze jours, Wilhelm de Loewenfeld, qui se voyait accueilli avec courtoisie, multiplia bientôt ses visites sous un prétexte ou sous un autre. Tantôt il apportait des journaux que son père envoyait à la comtesse, tantôt un livre intéressant ou quelques morceaux de musique qu’on attendait de Mayence ou. de Francfort. Il était toujours sur le chemin de Manheim à Schwetzingen, pressant de l’éperon un beau cheval noir que son père lui avait acheté depuis son retour de l’université. Wilhelm de Loewenfeld était alors un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans, gracieux dans sa petite taille, d’une tournure svelte et élégante. Son visage un peu maigre, anguleux, et marqué du type germanique, était encadré de longs cheveux blonds qui lui descendaient abondamment sur les épaules. Il portait habituellement une redingote de velours noir, très serrée et très courte, qui laissait voir des jambes fines et bien modelées par une culotte collante en peau de daim. Des bottes molles armées d’éperons d’or, de jolies moustaches blondes, des yeux d’un bleu de mer, une bouche petite, aux lèvres minces et décolorées sur lesquelles errait presque toujours un sourire dédaigneux, tous ces détails formaient un ensemble assez séduisant. Wilhelm ne manquait pas d’esprit ni d’une certaine instruction quelque peu verbeuse et trop générale, comme la reçoivent tous les étudians allemands qui ne se destinent pas à une profession savante. Il savait de tout quelque chose, un peu de français, un peu de dessin, et faisait profession de beaucoup aimer la musique, qu’il n’avait étudiée que très superficiellement.

L’apparition de ce jeune homme fit événement dans la maison de Mme de Narbal. Reçu avec empressement par la comtesse, dont l’unique défaut était une bienveillance parfois un peu banale, tout le monde, à commencer par les domestiques, qui devinent si vite quelle est l’importance qui s’attache à un nouvel hôte, suivit l’exemple donné par la maîtresse de la maison. La tenue du jeune homme vis-à-vis des trois cousines fut d’abord pleine de réserve et de discrétion. Froidement poli et plus maître de lui qu’on ne l’est à cet âge, Wilhelm parut pendant quelque temps indécis entre ces trois jeunes personnes, différentes d’âge, de position et de beauté. Cependant Fanny, comme fille de Mme de Narbal et la plus âgée des trois, attira ses premières attentions. Il la recherchait plus volontiers que les deux autres, et semblait trouver dans le maintien calme de cette belle et charmante personne un encouragement au désir qu’il avait de plaire et de se faire bien venir de tout le monde. Il plut beaucoup, et, soutenu par son père, qui était un vieil ami de la comtesse, et par le docteur Thibaut, qui lui portait de l’intérêt, Wilhelm fut bientôt le héros choyé de la maison. Lorsque ce jeune homme se sentit affermi dans les bonnes grâces de Mme de Narbal, il ne tarda pas à remarquer Frédérique et à lui témoigner une déférence respectueuse, qui se changea promptement en une préférence visible. Empressé auprès d’elle, louant avec exagération le charme de sa voix, sa méthode, le choix des morceaux qu’elle chantait aux soirées de sa tante, se montrant touché de la rare distinction de ses manières et de toute sa personne, Wilhelm de Loewenfeld attira sans peine l’attention de Frédérique de Rosendorff, qui ne fut pas insensible à tant de courtoisie. Cela était bien naturel après tout. Jeune, élégant, sorti récemment de l’université, d’où il rapportait, disait-on, une instruction solide et de belles espérances d’avenir, fils unique d’un homme considéré dans le petit gouvernement de son pays, Wilhelm était un parti convenable pour Frédérique de Rosendorff, orpheline, mais héritière d’une famille de marchands enrichis qui l’avait adoptée ; c’était là un raisonnement que tout le monde faisait dans la maison de Mme de Narbal.

On pense bien que Lorenzo ne fut pas le dernier à s’apercevoir des attentions de Wilhelm pour Frédérique et du sentiment de naïve satisfaction avec lequel la jeune fille recevait ses hommages. Il avait une trop grande expérience de la vie et se rendait à lui-même une trop rigoureuse justice pour s’étonner d’un fait aussi simple, qu’il avait d’ailleurs prévu. Il observait d’un œil anxieux les rapports chaque jour plus familiers de Frédérique et de Wilhelm, en renfermant soigneusement dans son cœur la douleur amère qu’il en éprouvait. La haute raison du chevalier, sa modestie réelle et la délicatesse de son âme étaient des qualités précieuses qui le faisaient d’autant plus souffrir dans la position difficile où il se trouvait engagé, que son affection pour Frédérique était plus pure. Il aimait cette jeune fille comme un objet d’art qu’il avait modelé de ses mains, comme un écho, comme un souvenir qui remuait tout son être et le faisait vivre de la vie bienheureuse où s’était formé l’idéal de sa nature. De ses relations aimables avec Frédérique, il s’était dit tout ce que pouvait se dire un homme sensé et un homme d’honneur qui ne veut ni courir des aventures ni manquer aux lois sacrées de l’hospitalité ; mais en prévoyant tout, en faisant dès lors la juste part de ses espérances, Lorenzo n’avait pu pressentir jusqu’à quel degré son cœur serait envahi par cette passion redoutable, dont il se croyait le pouvoir de mesurer et de modérer l’intensité au moment du péril. Il fut donc bien douloureusement surpris de se sentir aussi faible en face d’un événement qu’il avait prévu, et honteux du sentiment de jalousie que lui faisaient éprouver les prévenances si naturelles de Wilhelm pour Frédérique. Il épiait leurs mouvemens, leurs regards même, et son imagination frappée s’exagérait l’importance des mots les plus insignifians, des circonstances les plus vulgaires. Le chevalier voyait-il Wilhelm causer avec Frédérique dans un coin du salon, il en sortait précipitamment le cœur tout meurtri ; les rencontrait-il se promenant dans le jardin, il les évitait, et allait dans sa chambre dévorer silencieusement sa douleur et cacher sa faiblesse. À qui pouvait-il confier sa peine ? à quelle personne de la maison un homme de quarante ans, sans fortune et sans état, pouvait-il avouer le sentiment profond qu’il avait conçu pour une enfant de dix-sept ans, riche, belle, intéressante et destinée, selon toutes les probabilités, à un splendide avenir ? Mme de Narbal seule eût été digne de la confiance du chevalier ; elle seule pouvait comprendre la pureté, la fatalité d’une passion de poète née d’un souvenir, nourrie et développée par le culte de l’art et l’admiration pour les belles choses. S’il avait osé ouvrir son cœur à cette aimable femme, d’une intelligence si vive et d’une âme si compatissante, elle l’eût aidé de ses conseils a traverser cette crise douloureuse, et peut-être eût-elle été capable de le servir auprès de sa nièce et de la famille qui l’avait adoptée ; mais, peu communicatif de sa nature, le chevalier craignait avant tout de manquer de respect à la comtesse et d’altérer l’amitié dont elle l’honorait : il garda son secret et souffrit silencieusement.

Il ne savait quel parti prendre. Tantôt il voulait fuir la maison et quitter brusquement le pays, tantôt il s’acharnait à voir de près le’ spectacle de sa défaite et à constater les progrès de son malheur. Ce n’est pas que Frédérique fût moins aimable pour le chevalier, moins docile à ses conseils et moins reconnaissante pour le bien qu’elle en avait reçu. Lorsqu’elle était seule avec lui dans le courant de la semaine, elle le recherchait avec le même empressement, et ne se montrait pas moins éprise de son esprit et du charme de sa parole ; mais à l’arrivée de Wilhelm de Loewenfeld ses beaux yeux bleus se dirigeaient involontairement sur l’élégant jeune homme, et le pauvre chevalier était relégué au second plan. C’était la jeunesse qui allait à la jeunesse, c’était la fleur qui se tournait vers la lumière fécondante, c’était la vie qui réclamait la vie. Il faut avoir aimé, et aimé une femme que le temps, la fortune et l’opinion éloignent de vous, pour comprendre la douleur de Lorenzo. Un poète a dit admirablement : « L’amour vrai est le fruit mûr de la vie, c’est un fruit qui ne vient que quand tombent les feuilles. Il y a plus de sève folle et d’ombre flottante dans les jeunes plants de la forêt, il y a plus de feu dans le vieux cœur du chêne. »

C’était habituellement le dimanche que Wilhelm de Loewenfeld venait à Schwetzingen voir Mme de Narbal. Il y passait toute la journée et ne retournait à Manheim que le lendemain matin. Dès le samedi, on s’apercevait à la gaîté enfantine de Frédérique, à quelques détails de toilette qu’elle préparait, au soin qu’elle mettait à étudier un de ses morceaux favoris de chant, que le lendemain était pour elle un jour de fête impatiemment attendu. Aussi, dès l’arrivée de Wilhelm, Frédérique ne s’appartenait-elle plus. Elle tournait incessamment autour de lui, causait et se promenait avec lui et ses cousines, sans qu’on s’inquiétât beaucoup du chevalier. Wilhelm une fois parti, Frédérique reprenait sa grâce auprès de Lorenzo, se montrait aussi attentive, aussi avide de le voir et de l’entendre que si rien n’était venu interrompre les dispositions affectueuses de son cœur. Ce manège innocent d’une jeune personne qui cherchait naïvement l’aplomb de son âme, ces alternatives d’ombre et de lumière, d’empressement et d’abandon, d’enthousiasme et d’indifférence, cette lutte de l’idéal et de la réalité, qui se disputaient le caractère et la destinée de Frédérique de Rosendorff désespéraient le chevalier. Il passait des nuits horribles à méditer sur son sort, à chercher une issue à une situation devenue intolérable pour sa haute intelligence. Cette maison hospitalière lui était devenue odieuse, tant il s’y sentait malheureux. Il lui semblait que tout le monde conspirait contre son amour, que tout le monde encourageait les espérances de Wilhelm, et qu’il n’avait plus d’autre parti à prendre que de quitter le pays ou de faire un voyage qui l’éloignât pour quelque temps du théâtre de son supplice ; mais à peine le chevalier avait-il pris une décision extrême dans un moment d’angoisse, que les prévenances, le doux regard et le sourire enchanteur de Frédérique venaient dissiper ses craintes et raffermir son courage. Il retombait ainsi sous la tyrannie d’une enfant, qui peut-être ne se doutait pas de tout le mal qu’elle faisait.

Un dimanche de septembre, Wilhelm de Loewenfeld devait, avec son père et quelques autres personnes, venir, comme à l’ordinaire, passer la journée chez Mme de Narbal. Toute la maison était en fête. Frédérique avait apporté à sa toilette une recherche de menus détails qui indiquaient la disposition de son esprit et son désir évident de plaire au plus jeune des hôtes qu’on attendait. Il était déjà deux heures de l’après-midi, que personne n’était encore arrivé. Frédérique, visiblement contrariée de ce retard, ne tenait pas en place. Elle allait du salon au jardin, et du jardin au cabinet d’étude. Elle s’asseyait au piano, préludait pendant quelques secondes, et puis retournait au salon pour s’assurer si l’on était venu. Cependant, comme la musique était la langue qui traduisait le mieux les sentimens et les sourdes aspirations de cette nature compliquée qui se cherchait elle-même, Frédérique, après quelques minutes d’une impatience qu’elle ne savait comment apaiser, revenait au piano, et c’était le grand air d’Agathe du Freyschütz qu’elle se reprenait sans cesse à fredonner.

Le chevalier avait voulu fuir le mouvement qui se faisait dans la villa, dérober son malaise aux regards des personnes qu’il pensait lui être hostiles, telles que Mme Du Hautchet et le baron de Loewenfeld. Lorsqu’à travers la mince épaisseur du plafond qui séparait cette pièce du cabinet d’étude, la voix de Frédérique s’éleva jusqu’à lui, et qu’il put l’entendre chanter l’admirable andante de l’air où Agathe exprime les angoisses de son cœur sur le retard du bien-aimé, Lorenzo fondit en larmes. — C’est moi, se disait-il en sanglotant, qui lui ai appris à parler cette langue divine de l’amour, c’est moi qui ai fait sourdre de cette âme d’enfant les accens qui s’en échappent à l’adresse d’un autre, d’un moins aimant qui aura peut-être mieux qu’il ne mérite.

La voix de Frédérique s’arrêta tout à coup, un bruit de chaises qui se fit entendre dans le salon apprit au chevalier que celui qu’on attendait était enfin arrivé. En effet, il put voir bientôt de ses fenêtres Wilhelm et Frédérique entrer dans une allée du jardin. Ému, malheureux, profondément humilié, Lorenzo forma aussitôt la résolution de mettre un terme au supplice qu’il endurait en quittant Schwetzingen le lendemain matin. Cette détermination allégea comme par miracle le poids énorme qui oppressait son cœur, et rendit l’équilibre à ses facultés.

Après s’être habillé avec quelque soin, le chevalier descendit de sa chambre allègre et tout aimable. Il fut brillant dans la journée, causa beaucoup avec tout le monde et eut à table un très grand succès de parole. Le Vénitien, qui tirait vanité de ne pas savoir écrire et de n’être en toutes choses qu’un amateur, parlait admirablement lorsque le sujet de la conversation excitait la verve poétique de son esprit. Il s’exprimait en allemand parfois avec une certaine incorrection pittoresque qui ne manquait pas de grâce. Lorsque le mot propre de la langue de Goethe et de Lessing lui faisait défaut, il le remplaçait par un mot italien, ce qui donnait à son style un accent original et très piquant. Dans sa bouche, l’allemand avait quelque chose de doux et de lumineux, une sorte d’étrangeté pleine de charme qui plaisait beaucoup aux femmes surtout. La conversation avait roulé sur une question politique du jour, et le chevalier sut fixer l’attention des convives par des considérations profondes sur l’esprit de la grande révolution de 1789, dont aucun gouvernement, dit-il en répondant à d’aigres contradictions de M. de Loewenfeld, ne parviendrait à empêcher le développement. La contenance de Frédérique pendant cette brillante discussion où Lorenzo eut tous les honneurs de la guerre fut curieuse et très naïvement embarrassée. Assise à côté de Wilhelm et presque en face du chevalier, elle prêta toute son attention aux paroles de Sarti, dont elle interrogeait le regard. Fascinée par la supériorité d’un esprit dont l’influence bienfaisante purifiait ses instincts et l’arrachait momentanément aux mobiles inférieurs de sa nature, Frédérique paraissait à peine s’apercevoir de la présence de Wilhelm, qui ne cessait pourtant de lui parler tout bas. Ainsi était faite cette étrange et mystérieuse créature, que le chevalier put se croire vainqueur de son rival, et avoir reconquis sur le cœur et l’imagination de Frédérique la haute influence qu’il exerçait avant l’arrivée de Wilhelm.

Le soir, après une courte promenade sur la route d’Heidelberg, où le chevalier retomba dans ses douloureuses perplexités, on fit un peu de musique dans le salon de Mme de Narbal. Les trois cousines essayèrent de chanter ensemble le charmant trio du Mariage secret de Cimarosa, où Frédérique était chargée de la seconde partie, qu’elle ne dit qu’à contre-cœur, car cette musique facile, d’une gaîté si piquante et si familière, répugnait à son caractère sérieux et mélancolique. Frédérique, comme une véritable Allemande, était assez peu sensible à la musique bouffe, qui constitue l’une des supériorités du génie italien. La présence de Wilhelm aurait d’ailleurs suffi pour empêcher Frédérique d’exprimer avec l’aisance convenable un autre sentiment que celui qui la préoccupait à cette heure. C’est à lui qu’elle tenait à plaire, et le fils gourmé du baron de Loewenfeld n’était guère capable d’apprécier la désinvolture et la grâce suprême d’un art qui a produit l’Arioste, le Corrège et Cimarosa. La soirée, que remplirent divers épisodes de chant, de danse et d’aimables causeries, se prolongea assez tard. Les trois cousines, groupées autour de Wilhelm dans un coin du salon l’écoutaient parler, s’amusaient de ses récits et semblaient n’avoir d’yeux et d’oreilles que pour lui. Au milieu de ces bruits et de cet enjouement de la jeunesse, le chevalier éprouvait de nouveau les plus vives inquiétudes. S’entretenant avec Mme Du Hautchet, qui le harcelait de questions oiseuses, il s’efforçait de lui répondre, mais sans pouvoir détacher son regard du groupe où se trouvait Frédérique. Un mot, un mouvement, une attention de cette enfant qu’il interprétait d’une manière plus ou moins favorable, le faisaient passer par les émotions les plus diverses et les résolutions les plus opposées. Tantôt il s’affermissait dans l’intention où il était de quitter Schwetzingen le lendemain matin, tantôt il s’abandonnait à la douce illusion de se croire aimé et de pouvoir supporter patiemment les inégalités de caractère de la jeune fille qui disposait de la vie de son cœur.

Après le thé, Frédérique se mit au piano et donna le signal d’un plaisir nouveau qu’elle attendait sans doute avec impatience, en jouant de mémoire quelques valses de Lanner, qui était alors aussi célèbre pour ce genre de composition que Strauss l’est devenu depuis. La valse, combinaison piquante de rhythme et d’harmonie, est une invention tout allemande ; elle peint le mouvement, elle en exprime la poésie, et répond à l’instinct de l’infini ou de l’inconnu qui est le moteur de l’humanité, et qui caractérise plus particulièrement le génie de cette race voyageuse dont la langue indique l’origine orientale. La valse, qui existait à peine dans l’art au siècle de Mozart, et qui est surtout l’œuvre de l’école moderne de Beethoven, Weber, Schubert, Mendelssohn, Spohr, la valse enivre la femme allemande, dont l’esprit romanesque trouve dans ce tourbillon harmonieux un contraste avec son existence monotone et casanière. Frédérique ne resta pas longtemps au piano, où elle fut aussitôt remplacée par Mme de Narbal. Libre alors d’accepter une invitation qui vraisemblablement lui avait été faite d’avance, Frédérique prit rang avec Wilhelm dans le cercle des valseurs. Lorsque Lorenzo vit cette jeune fille adorable enlacée dans les bras de Wilhelm, sa tête blonde penchée sur l’épaule du brillant cavalier, qui l’emportait en faisant résonner ses éperons d’or, son cœur déborda. Il perdit presque contenance, et, ne pouvant supporter ce triste spectacle, il quitta brusquement le salon. Une fois dans le jardin, il fondit en larmes. — Il faut partir, se dit-il ; il faut tarir par l’éloignement la source d’un amour insensé contre lequel je n’ai pas su défendre l’indépendance de mon âme.

Le lendemain même, il exécutait la résolution où cette soirée venait de l’affermir. Il quittait Schwetzingen de très bonne heure. De retour à Manheim, Lorenzo ne voulut s’y arrêter que quelques momens, et repartit pour Darmstadt, qui possédait alors un des meilleurs théâtres lyriques de l’Allemagne. Le soir même, il alla se mêler tristement à la foule des spectateurs. On jouait la Vestale de Spontini et une féerie populaire, l’Ondine du Danube (das Donauweibchen), dont la musique facile était d’un compositeur autrichien, Kauer, qui a écrit la musique de plus de deux cents vaudevilles et petits opéras-comiques inconnus hors de l’Allemagne. Le surlendemain, le chevalier allait quitter Darmstadt pour se rendre à Francfort, lorsqu’il reçut la lettre suivante de Mme de Narbal : « Où êtes-vous, et que devenez-vous donc, mon très cher chevalier ? Voilà trois grands jours que nous sommes ici tous dans l’inquiétude. Le jour même de votre départ clandestin, j’ai envoyé Frantz à Manheim pour avoir de vos nouvelles, et il m’est revenu comme il était parti, car personne à votre logis n’a pu lui dire où vous étiez allé. Si quelque méchante fée ne vous a pas enlevé à vos amis, qui sont si heureux de vous aimer, je vous ordonne, sous la peine d’une complète disgrâce, de venir le plus tôt possible reprendre votre place dans ma maison. Vous nous manquez à tous ici, à ma nièce Frédérique surtout, qui ne cesse de me parler de vous, et que vous avez, je crois, ensorcelée par votre esprit. Le docteur Thibaut, que j’ai eu hier à dîner, me demandait : « Où est donc le plus aimable et le plus ingannatore des Vénitiens ? Je n’ai pas oublié l’engagement qu’il a pris envers moi et M. Rauch de nous développer ses idées sur l’origine et le mouvement de l’école romantique. Quoi de plus curieux que d’entendre un Italien plein d’imagination et de savoir expliquer la philosophie et le galimatias panthéistique qui troublent nos cervelles allemandes ? »

La lecture de cette lettre changea toutes les dispositions du chevalier. Ivre de joie, il se dit : Elle m’aime !… elle m’aime !… Et il partit à l’instant pour Schwetzingen. Son entrée dans cette noble et excellente famille fut un événement.

— Pour Dieu, chevalier, lui dit la comtesse en l’embrassant, ne faites plus de telles escapades sans nous prévenir ! Quelle idée vous avez eue là de nous quitter brusquement sans dire un mot à personne !… Ah ! je vois bien, ajouta-t-elle avec le naturel charmant qui la caractérisait, que vous ne vous doutez pas de tout l’intérêt que nous vous portons.

Touché de l’accueil affectueux de la comtesse et un peu honteux de sa conduite, le chevalier balbutia quelques paroles d’excuse en serrant la main de Fanny, d’Aglaé et de Frédérique, qui étaient également accourues dans le salon pour le recevoir.

— Eh bien ! dit Mme de Narbal en se tournant vers Frédérique, le voilà cet infidèle chevalier errant par qui tu te croyais abandonnée ! Profite bien de ses conseils, ma chère nièce, et entendez-vous toutes trois pour l’enchaîner ici le plus longtemps que vous pourrez.

La première fois que le chevalier se trouva seul avec Frédérique, il fut assez embarrassé. Il lui importait de cacher à cette jeune fille le sentiment pénible qu’il avait éprouvé et de ne pas lui laisser deviner la vraie cause de sa fuite clandestine. Si dans un moment d’émotion le chevalier avait osé dire à Mlle de Rosendorff l’intérêt tout respectueux qu’elle lui inspirait, il pensait avoir suffisamment corrigé l’effet de son imprudence par les nombreuses restrictions dont il avait enveloppé son aveu. Le chevalier en un mot se croyait toujours le maître de son secret, et pour rien au monde il n’aurait voulu qu’on soupçonnât à quel point son cœur s’était laissé prendre aux charmes décevans de Frédérique. Celle-ci était véritablement heureuse de revoir le chevalier. Pendant son absence, elle avait senti un vide dans son cœur et dans son esprit. Elle n’avait pas encore éprouvé ce malaise indéfinissable. Il lui semblait qu’il manquait quelque chose à sa nature inerte et complexe, qu’il lui manquait le verbe fécondant, le rayon de lumière qui éclairait son imagination et réchauffait son âme, où se débattaient dans les limbes de l’instinct les deux principes qui se disputaient sa destinée. Malgré la scène du parc de Schwetzingen, malgré l’élan suprême qui lui avait arraché ce cri d’amour où il y avait peut-être plus de lyrisme et d’imagination que de sentiment, Frédérique ignorait bien certainement le genre et le degré d’affection qu’elle éprouvait pour le chevalier. La courte absence de Sarti lui fut pour ainsi dire une révélation de l’état de son cœur. Elle sentit plus qu’elle ne le comprit que Lorenzo lui était cher, et qu’il manquerait à sa vie, s’il venait à s’éloigner de la maison de sa tante. Aussi fut-elle naïvement joyeuse de son retour, et, sans préciser davantage le plaisir qu’elle en éprouvait, elle lui dit avec le délicieux sourire qui s’épanouissait sur ses lèvres : — Vous aviez donc des affaires bien importantes, signor cavalière, pour vous être dérobé pendant trois jours à nos importunités ? Ma tante a eu raison de vous dire que c’est mal de quitter ainsi ses amis sans les prévenir et de nous laisser pendant si longtemps dans les plus vives inquiétudes.

— Vous êtes mille fois trop bonne, répondit le chevalier avec un contentement dans l’âme qu’il s’efforçait de comprimer. On donnait au théâtre de Darmstadt un grand ouvrage lyrique de l’école française que je voulais absolument entendre, et je me suis esquivé un peu comme un larron, sans même prendre congé de Mme de Narbal. Je reconnais mon tort, et je vous prie de me le pardonner, ne fût-ce qu’en faveur du beau chef-d’œuvre qui me l’a fait commettre.

— Si vous nous eussiez fait part de votre projet, monsieur le chevalier, nous vous aurions probablement accompagné, car vous savez que ma bonne tante est toujours disposée à aller entendre de la musique, quelle qu’elle soit ; mais vous avez désiré être seul, sans doute pour faire un peu diversion à la vie monotone que nous vous faisons mener ici.

— La vie que je mène dans cette excellente maison, répondit le chevalier avec tristesse, a pour moi de bien plus graves inconvéniens : c’est de m’accoutumer à un bonheur qui ne peut durer.

— Et pourquoi donc ? répliqua vivement Frédérique. Est-ce que vous avez des projets de voyage ? Mais vous nous reviendrez, n’estce pas ? ajouta-t-elle avec anxiété sans attendre de réponse. Ma tante vous aime tant qu’elle serait bien chagrine, si vous quittiez, notre pays.

— Sans avoir de projet bien déterminé, il est prudent de se préparer à des événemens qui sont inévitables. Je ne puis pas toujours rester ici,… et vous-même, Frédérique, n’êtes-vous pas destinée à retourner à Augsbourg auprès de votre famille, qui doit penser à votre avenir ?

— De quel avenir voulez-vous parler, monsieur le chevalier ? De mon mariage ? demanda la jeune fille avec une franche naïveté.

— Mais sans doute, répondit Lorenzo avec une émotion timide qui fit plaisir à Frédérique.

— Ah ! dit-elle, nous sommes encore loin de pareilles idées, et mes parens d’Augsbourg sont trop occupés de leurs affaires pour avoir de si tôt le loisir de me tourmenter à ce sujet. Ne croyez à un semblable événement, monsieur le chevalier, que lorsque vous l’apprendrez de ma bouche. Je me trouve trop heureuse ici, auprès de ma bonne tante de Narbal, pour songer à la quitter.

Cette réponse, qui pouvait avoir un double sens et signifier précisément l’intérêt que prenait Frédérique aux visites de Wilhelm de Loewenfeld, troubla la joie du pauvre chevalier. Il révéla la perplexité de son esprit par un sourire amer que Frédérique remarqua.

— Qu’est-ce qui vous fait sourire ? lui dit-elle un peu surprise.

— Une idée qui me traverse l’esprit, répondit-il avec embarras.

— Vous est-il permis de m’en faire part, monsieur le chevalier ? répliqua la jeune fille avec une curiosité maligne.

— Oui, vraiment, dit Lorenzo sur un l’on de fausse gaîté. Je pensais que vous avez toute sorte de bonnes raisons pour aimer le séjour de Schwetzingen, et que peut-être vous ne serez jamais obligée de le quitter tout à fait.

— Ah ! je vous comprends, s’écria Frédérique avec grâce ; vous voulez parler de M. Wilhelm de Loewenfeld, n’est-ce pas ? C’est un charmant cavalier que je vois avec plaisir, mais…

Ici elle fut interrompue par l’arrivée de M. Rauch, qui venait lui donner sa leçon d’harmonie et d’accompagnement, et l’entretien n’eut pas de suite.

Le chevalier resta indécis sur le sens qu’il devait attacher aux derniers mots de Frédérique. — Aimait-elle vraiment Wilhelm de Loewenfeld, et, si elle l’aimait, comment expliquer cet accueil plus que bienveillant ? Il ne pouvait douter de la joie vive et sincère qu’éprouvait Frédérique de son retour, ni des craintes non moins sérieuses qu’elle avait manifestées pendant son absence. Elle était trop jeune pour simuler des sentimens qu’elle n’aurait pas éprouvés, et il y avait dans son caractère des tendances trop élevées pour ne voir dans Lorenzo Sarti qu’un homme aimable, dont il était bon d’utiliser les conseils. Que se passait-il donc dans le cœur de cette jeune fille, et de quel genre était l’affection qu’elle lui témoignait ? Était-ce une sorte d’enivrement poétique, un engouement passager de la vanité satisfaite ? Un mirage de l’imagination transfigurait-il Lorenzo à ses yeux sans que son cœur en reçût d’autres atteintes qu’une émotion agréable qui n’engageait pas sa liberté ? Le chevalier, qui se posait ces questions délicates, n’était pas aussi habile à les résoudre. Se croyant toujours le maître de son secret, il se laissa persuader à demi par les apparences, qui étaient favorables à sa passion, et, sans s’avouer à lui-même ce qu’il devait espérer d’un amour chimérique, sans trop s’inquiéter de ce que lui réservait l’avenir, il se livra de nouveau au bonheur de vivre auprès d’une jeune fille d’une si haute distinction.


II

Malheureusement le chevalier se trompait en croyant que son amour pour Frédérique était resté inconnu de tous. Depuis longtemps, sa conduite était épiée avec une curiosité maligne. Mme Du Hautchet ne pouvait lui pardonner l’attitude dédaigneuse qu’il avait opposée à ses prévenances. Elle avait cru un moment trouver dans la présence du chevalier à Schewtzingen la solution du problème de sa vie. Veuve à un âge qui n’était plus le printemps, mais qui n’était pas encore l’automne, elle s’était dit que cet étranger sans fortune, sans état et sans famille, pouvait la sauver de l’ennui qui la dévorait. Comment ne serait-il pas heureux de se marier avec une femme agréable, riche, ayant des loisirs et beaucoup de sensibilité sans emploi qu’elle serait fière de pouvoir lui consacrer ? C’est ainsi qu’avait raisonné Mme Du Hautchet en essayant un manège de coquetterie qu’elle ne cessa que lorsqu’elle fut bien convaincue que ses offres de service n’étaient point agréées. Elle devint alors soucieuse, et mit tout en œuvre pour découvrir la cause du mécompte qu’elle éprouvait. Mme Du Hautchet crut s’apercevoir que Lorenzo avait une préférence pour Fanny, la fille de Mme de Narbal ; mais ce soupçon fit bientôt place à une conjecture mieux fondée : elle devina l’intelligence qui s’était établie entre le Vénitien et la riche héritière des Rosendorff. Elle n’était pas femme à comprendre la nature du sentiment que ressentait le chevalier pour Frédérique, ni disposée à juger avec indulgence les rapports innocens d’un homme de son âge et de son esprit avec une jeune personne pleine d’imagination et d’attraits. Elle vit et voulut voir dans ces entretiens fréquens et délicats ce qu’il était si facile de supposer : les ruses, les artifices d’un homme sans fortune, d’un étranger qui cherchait à fixer sa destinée vagabonde.

Mise ainsi en possession du secret de ce roman intime, Mme Du Hautchet se demanda tout d’abord comment elle pourrait se venger du chevalier, par quel moyen elle pourrait contrecarrer ce qu’elle appelait ses vues ambitieuses. Chercher à lui nuire dans l’esprit de Mme de Narbal, cela n’était pas facile. La comtesse avait un goût réel pour la personne de Sarti, dont elle estimait le caractère, et aucune suggestion désobligeante pour son hôte n’eût été accueillie par elle. Mme Du Hautchet aurait bien essayé de le tourner en ridicule auprès des trois cousines ; mais la simplicité de manières du chevalier, son brillant esprit et l’absence de toute prétention, qui était un trait saillant de son caractère, ne rendaient pas facile non plus l’emploi de cette arme redoutable. Elle s’y prit mieux en cherchant à gagner sa confiance, en plaidant sa cause auprès de Frédérique, en paraissant approuver tout haut le sentiment qu’elle prêtait à la jeune fille pour Lorenzo Sarti, dont elle faisait les éloges les plus pompeux.

— Mon enfant, dit-elle un jour à Frédérique avec le ton doucereusement affecté qui lui était propre, vous devez être fière des attentions qu’a pour vous M, le chevalier Sarti et bien heureuse des soins qu’il vous prodigue. Il semble n’avoir d’yeux ici que pour vous. Sentez-vous tout le prix de ces faveurs de la part d’un homme de ce mérite ?

— Oui, madame, répondit Frédérique avec timidité, je suis touchée des bontés que M. le chevalier veut bien avoir pour moi, et je me demande souvent ce qui a pu m’attirer une telle bienveillance.

— Mais vos beaux yeux, ma chère enfant, répliqua Mme Du Hautchet en prenant la main de Frédérique, vos talens et le désir de vous plaire sans doute.

— Oh ! s’écria la jeune fille avec une incrédulité charmante qui paraissait sincère, M. le chevalier a trop de choses dans l’esprit pour trouver quelque plaisir à s’entretenir avec une écolière comme moi. Ce sont ses propres idées qui l’intéressent avant tout, et peut-être ne suis-je pour lui qu’une occasion agréable de parler de ce qu’il aime, de la musique et de toutes les belles choses dont il a l’imagination remplie. Il parle si bien !

— C’est vrai, répondit Mme Du Hautchet, un peu désappointée de la réponse pleine de réserve que lui fit Frédérique ; c’est un homme très remarquable que M. le chevalier Sarti, et digne vraiment de faire le bonheur d’une femme. Pourquoi donc ne s’est-il jamais marié. Le savez-vous, ma chère enfant ?

— Oh ! dit Frédérique avec un demi-sourire mélancolique, c’est toute une histoire, et une histoire bien touchante. Si vous la connaissiez, madame, vous auriez encore une meilleure opinion de son noble caractère, et vous seriez convaincue, comme nous le sommes tous, qu’il ne se mariera jamais.

Trompée dans son attente par la réponse de la jeune fille dont elle voulait capter la confiance, Mme Du Hautchet n’en persista pas moins à croire que, si Frédérique n’éprouvait réellement pour le chevalier qu’un sentiment vague de respect mêlé de reconnaissance et d’admiration, le Vénitien avait des intentions plus positives, et qu’il aspirait à séduire l’esprit et le cœur de la riche héritière des Rosendorff. Ce soupçon se changea pour elle en certitude lorsque la présence de Wilhelm de Loewenfeld éveilla dans le cœur du chevalier des troubles et des alarmes qui mirent à nu sa faiblesse. Heureuse de sa découverte, Mme Du Hautchet conçut le projet de favoriser de tout son pouvoir les prétentions de Wilhelm, et de s’entendre au besoin avec son père, le baron de Loewenfeld, pour combattre l’ascendant du chevalier sur l’esprit de Mlle de Rosendorff, et pour l’éloigner, si c’était possible, de la maison de Mme de Narbal. Ce plan, formé par la haine d’une femme médiocre, était assez habilement imaginé, parce qu’on l’appuyait sur des intérêts et des amours-propres froissés.

Le baron de Loewenfeld, nous l’avons déjà dit, était un vieil ami de la comtesse de Narbal, dont il avait connu le père et le mari. Issu d’une petite famille noble du Palatinat qui avait été attachée à la cour de Charles-Théodore, le baron avait fait de brillantes études à l’université d’Heidelberg et s’était distingué dans la culture des langues anciennes, particulièrement dans la langue et la littérature grecques, qu’il avait étudiées sous la direction de Kreutzer, l’auteur célèbre de la Symbolique. Né avec très peu de fortune et beaucoup d’ambition, le baron avait d’abord hésité sur le choix de la carrière qu’il voulait parcourir. Un mariage sortable qui ne l’avait point enrichi et une place de conseiller intime du grand-duc de Bade le fixèrent pour toujours à Manheim. Devenu veuf quelques années après que Mme de Narbal eut également perdu son mari, le baron de Loewenfeld n’avait qu’un fils unique, Wilhelm, qu’il avait fait élever avec beaucoup de sollicitude. Au moment où nous sommes arrivés dans ce récit, le baron pouvait avoir une cinquantaine d’années, à peu près dix ans de plus que le chevalier. C’était un homme d’une taille moyenne, maigre, aux yeux vifs, au regard scrutateur et d’une physionomie intelligente. Ses manières, d’une politesse cérémonieuse et affectée, étaient celles d’un homme de cour. Sa parole sèche et sentencieuse décelait la prétention de viser à la profondeur, à l’importance de l’homme d’état qui mesure la portée de ses discours, parce qu’il connaît le fond des choses humaines et touche aux ressorts du gouvernement des sociétés. Tout était grave aux yeux de ce vieux conseiller, et son esprit, qui ne manquait pas de sagacité, n’osait produire un fait qu’appuyé sur des documens officiels et des citations savantes. Protestant et un peu théologien, comme le sont tous les protestans allemands, fier de sa petite noblesse et du rang qu’il occupait dans la hiérarchie sociale de son pays, M. de Loewenfeld était un ennemi déclaré des idées nouvelles et de la révolution française, qui en est la source immortelle. Défenseur de l’ordre, comme il aimait à se qualifier lui-même avec emphase, partisan passionné du gouvernement des minorités, M. de Loewenfeld était un de ces cerveaux étroits comme on en trouve partout, qui prennent les mœurs de leur temps et de leur pays pour la mesure du juste et du possible. Il n’appréciait les hommes que par la considération extérieure qui s’attache à eux, par le rang qu’ils occupent dans l’opinion et dans la société. Les grandes qualités des âmes naïves, les intuitions divines de l’enthousiasme, les pressentimens merveilleux de l’imagination qui devance l’expérience et illumine la raison, les vertus héroïques qui s’élancent dans le vide ou qui s’immolent stérilement, tout cela était lettre close pour le docte baron de Loewenfeld. Il n’estimait que la science qui repose sur d’immenses labeurs, que la vérité déduite d’un syllogisme péniblement édifié, que les vertus qui s’escomptent et que couronnent les académies, que les œuvres d’une utilité immédiate. Il fallait appartenir à une corporation savante constituée sous l’œil de l’état, ou porter à la boutonnière un signe quelconque de valeur légale, pour exciter l’enthousiasme et mériter la considération de M. de Loewenfeld. Le génie lui-même n’avait tout son prix aux yeux de M. le conseiller intime que lorsqu’il lui était garanti par une fonction publique ou par la faveur du prince. Aussi Goethe était-il pour M. de Loewenfeld le plus grand poète du monde, non parce qu’il a écrit Faust, Hermann et Dorothée, Werther, Wilhelm Meister, mais parce qu’il était l’ami et le ministre du grand-duc de Saxe-Weimar.

Il était impossible que le hasard rapprochât deux hommes plus opposés d’instincts, d’éducation et de tendances que ne l’étaient le chevalier Sarti et le baron de Loewenfeld. Les pays auxquels ils appartenaient l’un et l’autre n’étaient pas plus différens que leurs caractères. C’est très sérieusement que le chevalier considérait le sentiment de l’amour comme la source de la grandeur morale et intellectuelle de l’homme. — La raison, disait-il souvent, n’est que la faculté de l’ordre qui conserve et coordonne les faits connus, mais qui ne peut rien créer sans le mouvement qui lui vient de l’inspiration. Tout ce qui se fait de grand, de hardi et de beau, dans la science, dans les arts ou dans la morale, est le produit d’un acte spontané, le résultat d’une intuition première, et non pas d’une lente délibération. À l’origine de toutes les connaissances humaines, il y a un a priori. Tous les chefs-d’œuvre de l’esprit humain reposent sur une divination ; dans toutes les grandes actions de l’homme qui dépassent le droit et le devoir, il y a au fond un dévouement. Le héros, le savant qui découvre une loi nouvelle, l’artiste qui révèle un coin de l’idéal, se tiennent et se ressemblent par la poésie qui résulte de l’œuvre qu’ils ont accomplie chacun. La poésie est l’essence qui se dégage de toutes les belles choses qui se font dans ce monde, et la poésie est fille de l’amour. — Le chevalier, qui était complètement dépourvu d’ambition, poussait jusqu’à l’absurde le dédain pour la hiérarchie et les distinctions sociales : vivant d’une petite pension qui suffisait à ses besoins modestes, il n’avait jamais éprouvé le désir d’améliorer sa position par quelque fonction publique. Il aurait pu écrire, viser à la célébrité, se pousser dans le monde à l’aide de ses amis ; mais il répugnait à toute occupation régulière, et il ne voulait pas, disait-il en s’appropriant une pensée de Pascal, emprisonner son esprit dans une spécialité quelconque qui l’empêchât de voir marcher l’humanité sous la main invisible de Dieu.

L’antipathie naturelle qui devait exister entre deux hommes qui avaient une manière d’être et de voir si opposée fut accrue par la jalousie que la présence du Vénitien dans la maison de Mme de Narbal inspira au baron de Loewenfeld. Le baron avait conçu depuis longtemps le double projet d’épouser Mme de Narbal, si cela était possible, ou tout au moins de faire épouser à son fils Wilhelm la riche héritière des Rosendorff. C’est en vue de ce plan que M. de Loewenfeld avait cultivé l’amitié de la comtesse, qui ne soupçonnait pas les intentions secrètes du baron, qu’elle voyait d’ailleurs avec plaisir. Douée d’un sens très droit et d’une admirable simplicité de caractère, Mme de Narbal n’était pas femme à troubler la sérénité de son âme et l’enjouement de son esprit par des prévisions lointaines. Elle prenait ses amis pour ce qu’ils se donnaient, et ne cherchait point à deviner ce qu’on ne lui disait pas d’une manière explicite. Mme de Narbal, qui savait si bien garder un secret, ne pensait jamais qu’il pût y en avoir dans le cœur des autres, et sa vie présentait le spectacle unique d’une grande innocence jointe à beaucoup de pénétration.

— Il se passe ici des choses bien étranges, dit un jour Mme Du Hautchet en abordant le baron de Loewenfeld avec un air de mystère, et cette chère comtesse ne voit pas tout ce qu’elle devrait voir.

— Qu’y a-t-il donc, madame, de si extraordinaire ? répondit M. de Loewenfeld avec le calme et la réserve qui lui étaient habituels.

— Je suis peut-être indiscrète, monsieur le baron, en vous demandant ce que vous pensez de M. le chevalier Sarti, et comment vous expliquez l’engouement dont s’est éprise notre excellente amie pour cet étranger que personne ne connaît.

— Je m’explique tout cela fort naturellement, répliqua M. de Loewenfeld sans se déconcerter et sans trahir ses vrais sentimens. M. le chevalier Sarti a été présenté à la comtesse par son vieil ami le docteur Thibaut. Compatriote de sa grand’mère, ayant les mêmes goûts pour la musique et presque les mêmes idées, que je suis loin de partager, M. le chevalier a dû être accueilli par la comtesse de Narbal avec la bienveillance qui la caractérise.

— Je ne dis pas le contraire, monsieur le baron, répondit Mme Du Hautchet en faisant de petites mines malicieuses ; mais je trouve que M. le chevalier prolonge bien son séjour dans cette bonne maison, et qu’il prend un peu trop de soin de l’éducation de Mlle Frédérique.

— Que voulez-vous dire ? répondit M. de Loewenfeld en attachant un regard attentif sur Mme Du Hautchet.

— Je veux dire, monsieur le baron, que ce Vénitien, qui nous est arrivé ici on ne sait trop par quel chemin, s’y trouve bien, et qu’il n’a pas envie de nous quitter si tôt.

Ce trait acéré de Mme Du Hautchet alla droit au cœur du baron, et fournit un grief précis et plausible à la haine toute gratuite qu’il portait au chevalier. Sans perdre son sang-froid et sans s’expliquer plus qu’il ne lui convenait, M. de Loewenfeld fit comprendre à Mme Du Hautchet qu’il était du devoir des amis de la comtesse d’éveiller son attention sur le manège d’un homme sans fortune et sans position. — Il vous appartient, madame, ajouta-t-il, de vous mêler d’une affaire qui peut avoir les plus graves conséquences pour notre chère comtesse. J’ignore si Mme de Narbal, qui vit un peu au jour le jour, a formé quelque projet sur l’avenir de sa fille et de ses deux nièces ; mais dans tous les cas elle ne saurait avoir l’intention de faciliter l’union d’une jeune et riche héritière de sa famille avec un étranger qui ne lui apporterait que des rêves creux et vingt ans de plus. Les Rosendorff d’ailleurs ne se prêteraient pas à une combinaison aussi folle.

La remarque du baron sur les Rosendorff fut pour Mme Du Hautchet un trait de lumière. Elle comprit tout de suite quel parti elle pouvait tirer de l’orgueil d’une famille de riches marchands pour combattre les projets ambitieux qu’elle supposait au chevalier. Une conspiration sourde et mesquine s’organisa dès lors autour du Vénitien. On épiait ses démarches, on commentait ses paroles, on jugeait avec malignité ses actes les plus innocens. S’impatronisant de plus en plus dans la maison de la comtesse, Mme Du Hautchet poursuivait le chevalier de sa présence importune, et ne lui laissait que de rares instans de liberté où il pouvait se trouver seul avec Frédérique. Celle-ci fut également entourée, obsédée de cajoleries malignes qui, en exaltant son amour-propre, la disposaient à écouter favorablement des insinuations plus perfides encore. Excepté Mme de Narbal et sa fille Fanny, à qui le chevalier n’avait jamais été indifférent, tout le monde dans la maison semblait n’avoir plus que de la malveillance pour l’étranger. Les visites de Wilhelm de Loewenfeld devinrent aussi plus fréquentes, et son empressement auprès de Frédérique de plus en plus marqué et significatif. On l’accueillait avec grâce, avec joie même, et sa présence était toujours une fête pour la maison. Aimait-il réellement Mlle de Rosendorff, ou bien, digne fils de M. le baron de Loewenfeld, ne voyait-il dans cette jeune personne d’un charme si captivant qu’une précieuse conquête à faire pour l’avenir de sa fortune ? Wilhelm était encore trop jeune pour n’être pas un peu sincère dans le sentiment de préférence qu’il manifestait pour Frédérique, et d’un autre côté il n’avait l’esprit ni assez élevé ni assez pénétrant pour discerner dans le caractère enveloppé de Mlle de Rosendorff les qualités d’un ordre supérieur qu’y faisaient germer les soins affectueux du chevalier. Excité par les suggestions malignes de Mme Du Hautchet, dirigé par les conseils de son père et poussé aussi par ses propres inspirations, Wilhelm devint pressant auprès de Frédérique ; il osa lui faire part de ses espérances, et ne craignit pas de parler du Vénitien sur un ton d’ironique défiance qu’il ne s’était pas encore permis jusqu’alors. Frédérique laissait faire et laissait dire sans se prononcer ni en faveur de Wilhelm, ni contre le chevalier. Taciturne, mobile, hésitante, ne sachant trop vers quel rivage l’entraînaient ses instincts divers, elle accueillait avec un plaisir évident les hommages de Wilhelm sans jamais prendre la défense du chevalier, dont elle recherchait toujours les conseils et subissait l’ascendant. Ce n’était pas de la coquetterie vulgaire, ce n’était pas de l’hypocrisie féminine que cette étrange conduite de Mlle de Rosendorff : c’était la lutte de deux natures, de deux races qui se disputaient la direction d’une destinée, d’une âme où s’agitaient confusément des intentions vulgaires et de nobles aspirations.

Parmi les morceaux de musique vocale italienne dont le chevalier avait formé le recueil de Frédérique, se trouvait l’admirable duo de l’Olimpiade de Paisiello, écrit à Naples en 1786 pour la célèbre cantatrice Morichelli et je ne sais plus quel sopraniste de l’époque. Ce duo est un chef-d’œuvre de sentiment connu de tous les vrais amateurs, et dont Rossini s’est heureusement souvenu dans une belle phrase du premier finale de la Semiramide. C’était un des morceaux préférés du chevalier, parce qu’il l’avait chanté avec Beata dans une heure bénie de sa jeunesse. Aussi s’était-il empressé de le faire étudier à Frédérique, qui réussissait à rendre l’expression touchante du premier andante en fa mineur. Un jour que le chevalier avait été vivement sollicité par Frédérique de lui faire répéter ce duo, qu’elle aimait beaucoup à chanter, Mme Du Hautchet trouva moyen d’être présente à la leçon. Réunis tous trois dans le petit salon, Mme Du Hautchet feignait de travailler dans un coin à un ouvrage de femme qui ne l’empêchait ni d’écouter ni surtout d’observer ce qui se passait devant elle. Le chevalier, qui tenait le piano, se mit à chanter, avec le grand style qui caractérisait sa manière, la première phrase de l’admirable duo, qui se continua et s’acheva avec une rare perfection. C’était moins la fusion de deux voix que celle de deux âmes faites pour se comprendre, et dont l’une, plus forte, attirait l’autre dans son foyer lumineux. Soit que Mme Du Hautchet fût réellement émue, soit qu’elle voulût tromper le chevalier pour gagner sa confiance et pénétrer son secret, elle s’écria avec enthousiasme en suspendant son travail : Mon Dieu ! que cela est beau, monsieur le chevalier, et que cette enfant est heureuse de recevoir de pareilles leçons !

À peine ces paroles étaient-elles prononcées qu’on frappa à la porte du petit salon. C’était Wilhelm de Loewenfeld, qui arrivait de Manheim, et qui demandait, dit-il courtoisement, la permission d’entendre Mlle de Rosendorff profiter des précieux conseils de M. le chevalier Sarti. Prié avec instance par Wilhelm de recommencer le duo, le chevalier se disposait à obtempérer au désir de son rival ; mais Frédérique s’y refusa obstinément et avec humeur. Elle n’était plus à l’unisson de l’émotion éprouvée, la présence de Wilhelm avait détruit l’enchantement, elle était maintenant sous une autre influence que celle du Vénitien. Le chevalier se leva, et, sans trahir la moindre contrariété, il sortit du salon l’âme désolée. Il avait tout compris : il n’était qu’un pis aller, l’objet d’une distraction passagère ; il devenait importun devant celui qui apportait la vie et l’espérance ! Pendant plusieurs jours, Lorenzo resta enfermé dans sa chambre en proie à une vive et profonde douleur. Il ne lui était plus possible de se faire illusion : la nature des choses parlait trop clairement pour qu’il pût se méprendre encore sur le genre d’intérêt qu’il inspirait à Mlle de Rosendorff. Sans accuser les intentions de la charmante jeune fille cause innocente d’une situation devenue intolérable, le chevalier comprenait mieux encore la nécessité de rompre ou tout au moins d’interrompre sans éclat des relations qui entretenaient dans son cœur des espérances chimériques. Il ne voulait pas, comme il l’avait fait une première fois, quitter clandestinement la villa ; il aurait craint de divulguer ainsi un secret dont il se croyait toujours le maître. Il feignit d’abord une légère indisposition pour ne pas quitter sa chambre et ne pas se retrouver seul avec Frédérique ; mais une circonstance plus favorable se présenta bientôt au chevalier pour prolonger l’interruption de ses rapports avec la jeune fille.


III

On était à la fin du mois d’août. Il devait y avoir à Heidelberg une espèce de fête, de gros marché ou de foire qui pendant plusieurs jours attirait beaucoup de monde dans cette ville pittoresque. Le docteur Thibaut avait invité Mme de Narbal avec les personnes de son entourage, ainsi que M. de Loewenfeld et son fils Wilhelm, à venir passer quelques jours dans cette résidence charmante, qui n’est qu’à deux lieues de Schwetzingen. Il avait organisé un concert de musique classique avec la société d’amateurs qu’il avait fondée et qu’il dirigeait depuis plusieurs années. Il va sans dire que le docteur n’avait pas oublié le chevalier Sarti parmi les personnes invitées à cette fête de l’art, où l’on devait exécuter plusieurs compositions anciennes. Il lui avait même écrit une lettre pressante pour le prier de faire chanter à Frédérique un des morceaux de choix qu’elle étudiait avec lui. La lettre du docteur Thibaut parvint au chevalier le lendemain du jour où s’était passée la petite scène d’insubordination que nous venons de raconter. Lorenzo, qui avait résolu de garder le silence, ne dit rien à personne de la détermination qu’il avait prise de rester à Schwetzingen. Cependant l’approche du jour de la fête remplissait la maison de bruit et de mouvement. Les trois cousines étaient tout occupées des préparatifs de leur toilette, et les domestiques ne savaient à quel ordre entendre. Frédérique surtout ne cachait pas la vive joie qu’elle éprouvait à l’idée de cette partie de plaisir où devait se trouver Wilhelm.

La veille du jour fixé pour le départ, Mme de Narbal vint voir Lorenzo dans sa chambre et lui dit : Ah çà ! chevalier, nous partons demain matin de bonne heure pour Heidelberg, et vous nous accompagnez, je l’espère ?

— Chère comtesse, répondit le chevalier en lui donnant à lire la lettre du docteur, je ne me sens pas la force de vous suivre, et, sans être positivement malade, je vous demande la permission de rester ici.

— S’il en est ainsi, répliqua vivement Mme de Narbal, je n’irai pas à Heidelberg, et Mme Du Hautchet accompagnera ma fille et mes deux nièces à cette fête, dont je ne veux pas les priver.

Après une courte résistance, le chevalier, qui ne voulait pas non plus retenir Mme de Narbal et l’empêcher de goûter un plaisir qui allait à la vivacité de son aimable esprit, promit de se rendre à Heidelberg dans le courant de la journée du lendemain.

Mme de Narbal, sa fille et ses nièces partirent de très bonne heure et descendirent chez le docteur Thibaut. Le chevalier n’arriva que vers les deux heures de l’après-midi à Heidelberg, et il alla se loger à l’hôtel Saint-George, la plus ancienne, la plus curieuse maison de cette ville, qui a subi tant et de si cruelles vicissitudes. On sait que Heidelberg est située dans une vallée étroite et délicieuse qu’arrose le Neckar, entre deux collines, sur l’une desquelles est bâti le château, qui a été successivement pris et repris par les généraux de Louis XIV, Mélac et de Lorges, serviles exécuteurs des ordres impitoyables du ministre Louvois. La colline qui fait face à celle que couronne le château s’appelle la Montagne-Sainte (Heiligberg) ; de nombreux couvens s’y élevaient autrefois, et une pieuse légende s’y rattache. Elle est maintenant couverte de vignobles, et le Neckar, qui va se jeter dans le Rhin, en baigne les contours gracieux. Au bas de cette colline d’un riant aspect s’étend une route charmante, très bien nommée le Chemin des Philosophes (Philosophenweg). Cette route, bordée de maisons de plaisance et de jolis villages, présente un coup d’œil ravissant. Le chevalier, qui connaissait Heidelberg, qu’il avait habité autrefois, ne s’empressa pas de se rendre chez M. Thibaut. Il craignait de rencontrer Wilhelm et Frédérique, à qui il n’avait pas parlé depuis la scène pénible qui s’était passée en présence de Mme Du Hauchet. Il cherchait même à se dispenser d’aller dîner chez le docteur et voulait seulement assister au concert qui devait avoir lieu le lendemain dans la grande salle du musée. Il sortit de son hôtel et parcourut la ville, qui était remplie d’étrangers, de marchands forains et de bateleurs de toute espèce. La fête durait trois jours, et comme il n’y avait pas alors à Heidelberg le théâtre qu’on y a construit depuis, les plaisirs qu’on y venait chercher consistaient à visiter les divers monumens de cette ville intéressante, le château surtout, dont les belles ruines racontent les annales du pays, et rappellent un des grands épisodes de l’histoire de l’Allemagne. Deux chemins conduisent de la ville au château : l’un, destiné aux piétons, sentier tortueux et pittoresque, longe les remparts de cette magnifique résidence des électeurs palatins, et débouche sur l’emplacement d’un ancien palais de la femme de Frédéric le Victorieux, Clara Detten, qui était la fille d’un patricien de la ville d’Augsbourg. L’autre chemin, beaucoup plus large et accessible aux voitures, vient également aboutir à la plate-forme, à l’entrée de la cour seigneuriale. Arrivé dans cette cour spacieuse, on a devant soi un amas de ruines de palais de tous les âges et de tous les styles, où chaque pierre témoigne de l’influence de l’Italie sur le goût de l’Allemagne. Le chevalier descendit d’abord dans la partie inférieure de la ville, près du pont qui traverse le Neckar et qui conduit au Chemin des Philosophes, où M. Thibaut avait une maison de plaisance. Ayant cru apercevoir le docteur et Mme de Narbal parmi les nombreux promeneurs qu’on voyait sur la route spacieuse qui longe la colline, le chevalier revint brusquement sur ses pas, et monta au château par le chemin accidenté que les voitures ne peuvent pas aborder. Il était à peu près quatre heures de l’après-midi. Le soleil commençait à décliner, ses rayons pâlissans projetaient sur la belle végétation qui enveloppe ces magnifiques ruines une couche de lumière d’or qui prêtait au paysage une teinte mélancolique pleine de charme. Lorenzo montait lentement par ce chemin solitaire d’où l’on découvre toute la belle vallée que féconde le Neckar, lorsque, parvenu sur la grande terrasse qui occupe la place des anciens jardins du château, il vit, près de la fontaine dite des Princes, un grand nombre de personnes groupées autour d’une bande de musiciens ambulans. C’étaient de pauvres Bohèmes, la plupart des environs de Prague, qui jouaient de toute sorte d’instrumens à vent et qui formaient un de ces corps d’harmonie qui parcourent l’Allemagne. Ils exécutent des valses, des fragmens de symphonie qu’ils s’approprient tant bien que mal, mais surtout des chants populaires dont les plus illustres compositeurs, Haydn, Mozart, Beethoven et Weber principalement, n’ont pas dédaigné d’imiter la tournure franche et la douce gaîté, toujours mêlée d’un peu de mélancolie.

S’étant mêlé au groupe des auditeurs, le chevalier porta aussitôt ses regards sur un enfant de douze ou quatorze ans qui était au milieu du cercle formé par la bande des musiciens ambulans. Il tenait un violon à la main dont il se disposait à jouer, après avoir pris le ton d’un homme plus âgé qui donnait du cor. La physionomie de cet enfant était vive, accentuée, empreinte de je ne sais quelle expression de tristesse résignée qui offrait un contraste frappant avec les traits rudes et mal ébauchés des autres musiciens. Il portait un gentil costume de Tyrolien : une chemise bouffante contenue par de grandes bretelles rouges, une veste de velours, des culottes en peau de chamois noir, des bas bleus avec des souliers à boucles d’acier et un chapeau pointu à larges bords, orné d’un bouquet de plumes d’oiseaux. Sa taille était plutôt ramassée que svelte, et son teint, d’un blanc mat, indiquait un tempérament délicat et un peu maladif. Après avoir accordé son violon et préludé sur son instrument pendant quelques secondes, l’enfant se mit à jouer un thème facile et gracieux que les autres musiciens accompagnaient par des bouffées d’accords plaqués. S’animant peu à peu aux sons vibrans que produisait son archet, le jeune virtuose prit tout à coup une attitude de dignité que tout le monde remarqua. Ses yeux noirs, pleins d’une émotion fiévreuse, projetaient sur son visage pâle et endolori je ne sais quel rayon de vie qui transfigurait tout son être. Son exécution, imparfaite quant aux difficultés du mécanisme, avait un charme et un accent qui tenaient de la voix humaine plutôt que d’un instrument. On aurait dit que l’âme de cet enfant était comme captive dans les profondeurs de son violon, d’où elle cherchait à s’échapper en proférant des cris douloureux, mais inarticulés. Il acheva ainsi d’exécuter le morceau qu’il avait choisi, et qui était la cavatine de Tancredi, mélodie joyeuse et printanière chantée alors dans toute l’Allemagne. Un murmure général de satisfaction s’éleva dans l’auditoire, et lorsque l’on vit le jeune musicien prendre son plateau pour venir réclamer une modeste rémunération, tout le monde mit la main à la poche, et chacun s’empressa de témoigner sa gratitude pour le plaisir qu’il venait d’éprouver. Le chevalier ne fut pas le moins ému ni le moins étonné de ceux qui assistaient à ce concert improvisé. Il lui semblait que, par la qualité du son, par la manière de phraser, par le sentiment indéfini de peine et de grâce, par les défauts de mécanisme qu’on venait de remarquer dans l’exécution de ce jeune virtuose de place publique, il devait être né sous un autre ciel que celui de l’Allemagne.

— De quel pays es-tu ? demanda le chevalier à l’enfant en lui remettant une pièce de monnaie.

— Je suis Italien, répondit le jeune virtuose avec un accent qui n’était pas équivoque.

— Je m’en doutais, répliqua vivement le chevalier. Et dans quelle partie de l’Italie es-tu né ?

— À Bassano, dans la Vénétie.

— À Bassano ! s’écria le chevalier avec une émotion de joie ; mais alors nous sommes compatriotes. Comment t’appelles-tu ?

— Giuseppe Zanotti, signor, mais ici on me nomme Jeannowitz.

— Ton père est sans doute avec toi ?

— Oh ! no, signor, répondit le virtuose d’un air sérieux et presque triste ; je suis seul avec ces braves gens, qui sont tous des Tedeschi, dirigés par le vieux Schnaps, que vous voyez là-bas, donnant du cor.

— Mais comment se fait-il, caro Zanotti, que tu sois seul, si loin de ton pays ?

— Ah ! signor, répliqua le jeune violoniste en poussant un soupir, la volontà di Dio !

— Viens me voir, dit le chevalier au pauvre sonatore., dont les dernières paroles avaient éveillé sa sympathie, et nous ferons plus ample connaissance.

Une valse d’une tournure franche et paysanesque avait terminé heureusement ce concert en plein vent, qui en valait bien un autre. Les musiciens se retirèrent et descendirent dans la ville. Peu à peu le monde qui visitait le château et qui remplissait la cour et les promenades disparut aussi, et le chevalier finit par se trouver seul au milieu des belles ruines de l’antique résidence des princes palatins. Le soleil avait disparu de l’horizon, et les ombres transparentes du soir commençaient à descendre dans la vallée. La rencontre du jeune violoniste italien n’avait été pour l’âme souffrante et désolée de Lorenzo qu’une courte diversion. Il revenait toujours à l’idée fatale qui le préoccupait, et aucun raisonnement ne pouvait le distraire de Frédérique et du rival qui troublait son bonheur. La nuit cependant était magnifique, calme et sereine. On n’entendait que les bruits joyeux et confus qui s’élevaient de la ville en fête. Tout à coup plusieurs barques, portant à la poupe une lanterne de couleur, apparurent au milieu de la rivière, dont elles suivaient le courant. Dans la plus grande de ces barques, que les autres entouraient comme une escorte, se trouvait un groupe de femmes et d’hommes, parmi lesquels le chevalier crut reconnaître Frédérique et ses deux cousines. Une belle voix de ténor se fit bientôt entendre au milieu de ce groupe, chantant une délicieuse mélodie de Schubert, la Barcarolle, lorsqu’elle eut attaqué la phrase de la conclusion, qui s’éteint comme un soupir qu’emporte la brise :

Ah ! près de toi que le rêve est charmant !


le chevalier, que toute cette scène avait déjà vivement ému, fondit en larmes. C’était comme un dernier rêve de bonheur qui s’évanouissait en ne lui laissant que le regret d’une espérance déçue.

Pendant toute la journée du lendemain, Lorenzo réussit encore à s’esquiver, et ne se fit voir à ses amis qu’au moment du concert. Il était huit heures du soir lorsqu’il fit son entrée dans la grande salle du musée, qu’il trouva déjà remplie d’un monde brillant et joyeux, composé des plus notables habitans d’Heidelberg et des villes environnantes. Le fond de la salle était occupé par une estrade longue et élevée sur laquelle il y avait deux groupes nombreux d’hommes et de femmes. Entre ces deux groupes de chanteurs se trouvaient un piano carré et un pupitre destiné au docteur Thibaut, le fondateur et le directeur de cette académie de chant pour l’exécution de la vieille musique vocale. Des places réservées autour de l’estrade étaient occupées par des personnes de la connaissance de M. Thibaut, qui tenait à réunir près de lui les amateurs les plus distingués. Mme de Narbal se trouvait au premier rang de ces auditeurs de choix. La salle, splendidement éclairée et ornée avec goût, présentait un coup d’œil ravissant : elle était remplie d’un public animé et intelligent, qui assistait à cette fête d’un art aimable et puissant avec la sérieuse bonhomie qui caractérise la nation allemande. On aimait surtout à voir l’essaim de jeunes filles fraîches, élégantes, mais simplement mises, qui occupaient tout un côté de l’estrade, tenant d’une main un cahier de musique et de l’autre un bouquet de fleurs. Appartenant aux différentes classes de la société, ces jeunes filles, riches ou pauvres, nobles ou plébéiennes, se réunissaient sans morgue et sans prétentions, pour le plaisir de chanter. C’est l’honneur de l’Allemagne et ce qui fait sa grande supériorité sur les autres nations de l’Europe d’avoir toujours cultivé les arts naïvement, avec le soin et l’amour qu’on doit mettre aux choses les plus sérieuses de la vie. Le peuple allemand considère la musique comme une partie de la religion nationale qui relie entre elles par l’admiration et par l’amour les différentes fractions d’une race que divise la politique des vieilles familles régnantes.

Lorsque le chevalier Sarti entra dans la salle du concert, son premier regard se porta vers l’estrade, où sa place était retenue à côté de Mme de Narbal. Il aperçut Frédérique assise auprès de Wilhelm à quelques pas de la comtesse, et ressentit un malaise dont il eut peine à comprimer les effets. Il tremblait comme un enfant, et ne répondit qu’avec un embarras visible à Mme de Narbal, qui le pressait de questions ; il n’eut pas même la présence d’esprit de saluer Frédérique, malgré les efforts qu’elle faisait pour être vue de lui. Heureusement le concert commença : c’était un concert vraiment historique, divisé en deux parties, et qui permit à Lorenzo d’affecter le calme en ne paraissant occupé que de la curieuse musique qu’on allait exécuter. La première partie du concert organisé par M. Thibaut était consacrée aux musiciens allemands du XVIe siècle, qui se débattent encore dans les entraves de la dialectique scolastique, et s’efforcent d’épurer l’harmonie en tirant quelques effets heureux des combinaisons ardues du contre-point. Dans la seconde partie étaient rangés les compositeurs allemands qui les premiers ont essayé d’exprimer en musique les jeux de la fantaisie naissante et les sentimens du cœur humain. Après quelques explications données par le savant docteur Thibaut sur le caractère des morceaux qu’on allait entendre, le programme s’ouvrit par une chanson allemande à quatre voix de Henri Isaac, maître de chapelle de l’église de Saint-Jean à Florence du temps de Laurent le Magnifique et de Politien, qui mentionne son nom dans l’une de ses épigrammes latines. Ce musicien, qui eut une grande réputation à la fin du XVe siècle, fut surnommé par les Italiens Arrigo Tedesco. Après le morceau d’Isaac, qui n’avait de remarquable que certains détails harmoniques que le docteur Thibaut fit ressortir, on exécuta une autre chanson allemande à quatre parties de Louis Senfel, élève d’Henri Isaac, contemporain et ami de Luther, qui a laissé une quantité énorme de compositions savantes. Une chanson à quatre voix d’un rhythme plus accusé, qu’on entendit ensuite, était de Jean-Louis Hasler, célèbre organiste de l’empereur Léopold II. Hasler voyagea en Italie et se rendit à Venise, où il étudia la composition sous la direction d’André Gabrielli. Après un chœur de Michel Praetorius, théoricien célèbre, auteur d’un ouvrage curieux sur l’histoire de la musique et compositeur allemand du XVIe siècle, qui introduisit dans la musique religieuse du culte protestant les fioritures vocales des chanteurs italiens ; après un autre chœur de Jean Eccard, compositeur de musique religieuse de la même époque, la première partie du concert se termina par un morceau fort intéressant d’Adam Gumpeltzhaimer, musicien hardi du XVIe siècle, qui fut chantre à l’église de Sainte-Anne d’Augsbourg. Contemporain de Roland de Lassus, qui vivait à la cour de Munich, Gumpeltzhaimer a composé un nombre considérable de motets et de chansons religieuses et profanes à plusieurs voix, qui se distinguent surtout par les combinaisons harmoniques et le pressentiment de la modulation moderne.

— Messieurs, dit alors le docteur Thibaut en s’adressant au public du haut de l’estrade où il avait conduit l’exécution, les différens morceaux que vous venez d’entendre ne peuvent avoir pour nous aujourd’hui qu’un intérêt purement historique. Ils sont l’œuvre de laborieux et savans musiciens qui, de la fin du XVe siècle aux premières années du XVIIe, forment la période historique qu’on pourrait appeler la première renaissance musicale de l’Allemagne. Elle clôt le moyen âge, où règnent la chanson populaire et le chant ecclésiastique, et conduit à l’époque des Bach, dont le chef, le grand Sébastien, est le promoteur de la seconde renaissance musicale de notre pays, qui commence avec Joseph Haydn. Dans aucun de ces morceaux, on ne trouve une phrase mélodique proprement dite. La mélodie savante, la mélodie émancipée et développée par l’art n’existe pas encore à l’époque dont il s’agit. C’est l’harmonie, c’est l’art de la combinaison des sons simultanés, c’est la marche facile des différentes parties de l’ensemble qui préoccupent les plus grands musiciens du XVIe siècle. Ils créent, ils préparent les élémens de la langue dans laquelle on exprimera plus tard le mouvement et la lutte des passions. Il convient de constater aussi, dit le docteur en arrêtant ses regards sur le chevalier Sarti, que, dans plusieurs morceaux de cette première partie, se révèle déjà l’influence de l’Italie sur le développement de notre école musicale. Hasler par exemple, qui a été l’élève d’André Gabrielli, a emporté de Venise un goût prononcé pour les rhythmes vifs et l’harmonie légère en imitant ces airs charmans dits frottole veneziane qu’on chantait en dansant dans la société polie de la renaissance. C’est ainsi que Praetorius et d’autres compositeurs du même temps ont introduit dans la musique religieuse du culte protestant les monodies ou airs de bravoure qu’ils entendaient chanter dans les chapelles des princes allemands par les artistes italiens. Ce fait incontestable de l’influence alternative de la France et de l’Italie sur les arts et la sociabilité de l’Allemagne n’a rien qui puisse blesser notre fierté nationale. Le peuple allemand a prouvé depuis quelle était la profonde originalité de son génie dans toutes les connaissances humaines. Dans l’art musical surtout, l’Allemagne possède une originalité qu’aucun peuple de l’Europe ne lui conteste ; elle partage avec l’Italie l’honneur d’avoir créé les plus grands effets de la musique moderne.

— Bravo ! s’écria le chevalier Sarti, tout cela est d’une parfaite justesse. Permettez-moi seulement d’ajouter qu’en Italie comme en Allemagne la musique se développe beaucoup plus tard que la poésie, la peinture et les autres formes de l’esprit humain. Palestrina, mort en 1594, un siècle après Raphaël, a laissé l’art musical de son pays bien loin de l’état de perfection où était parvenue la peinture sous la main des beaux génies de la renaissance.

— Je vous entends, mon cher chevalier ; vous en venez toujours à votre idée favorite, que le caractère tendre, profond et légendaire de la poésie des races allemandes n’a été traduit en musique que de nos jours, et que le Freyschütz est le premier opéra allemand où l’expression des sentimens humains se mêle à la peinture du monde extérieur. N’est-ce pas là votre pensée ?

— Oui, vraiment. Il vous serait difficile de me prouver qu’avant la formation de la nouvelle école romantique au commencement de ce siècle, on trouve dans la musique allemande les puissans effets de coloris qui distinguent l’œuvre de Beethoven et de Weber.

— On trouve la Création et les Saisons d’Haydn, la Flûte enchantée de Mozart, sans parler de son Don Juan, que vous admirez autant que moi, chevalier ; on trouve l’œuvre colossale et si diverse de Sébastien Bach, les grands oratorios de Haendel, qui nous appartiennent par droit de naissance, et tout cela vaut bien le pittoresque philosophique de vos romantiques modernes.

— Ce sont d’autres effets, d’autres beautés. Il y a entre les deux époques la même différence qu’entre le merveilleux naïf de la Flûte enchantée et celui qui plane au-dessus de la forêt sombre où se passe la simple histoire du Freyschütz.

Le programme de la seconde partie du concert organisé par M. Thibaut comprenait les essais de musique dramatique tentés en Allemagne dans les trente premières années du XVIIIe siècle. C’est dans la ville libre de Hambourg qu’un groupe de musiciens ingénieux et hardis, tous imitateurs de Lulli ou de l’école italienne, fondèrent un théâtre lyrique allemand, et tentèrent d’opposer des drames écrits dans la langue nationale à l’opéra italien, qui régnait dans toutes les cours princières de ce grand pays. Parmi ces musiciens novateurs, dont le plus grand souci était de rendre le sens des paroles et la vérité des sentimens, d’abandonner les formes impérieuses de la dialectique scolastique pour suivre le libre mouvement de la fantaisie, on remarque surtout Reinhard Keiser, musicien de génie venu un peu avant le temps, véritable bel esprit de la renaissance, tout épris de la vie et heureux de pouvoir en exprimer les aspirations. Homme instruit, homme du bel air, aimant le monde, la vie élégante, Keiser eut dans l’esprit quelque chose de l’audace et de la désinvolture de Monteverde, le créateur de l’opéra italien, le révélateur de la modulation moderne. Comme le maître vénitien, Keiser a eu plus que le pressentiment de l’impulsion nouvelle qu’il imprimait à l’art, car il a dit, dans une préface curieuse mise en tête de l’une de ses publications, que la musique devait suivre l’action tracée par le poète et en exprimer les situations. Or, à l’époque où vivait Keiser au milieu de laborieux contre-pointistes attachés à la glèbe de la forme, ces paroles contiennent le principe de la renaissance, c’est-à-dire de l’émancipation de l’art. Keiser a eu encore cela de commun avec Monteverde, que son instinct dramatique lui a fait employer presque tous les instrumens connus de son siècle en les groupant avec une grande liberté, selon le caractère du personnage et de la scène. C’est ainsi qu’on trouve dans l’œuvre du compositeur allemand des morceaux, surtout des airs, accompagnés tantôt par un clavecin et des instrumens à cordes, tantôt par un simple quatuor, — flûtes, violes ou hautbois. Ce sont là les tâtonnemens d’un homme de génie qui s’essaie à marier heureusement les couleurs de l’instrumentation, à réunir et à préparer les élémens de la musique dramatique encore dans l’enfance.

Après l’audition de quelques fragmens des opéras de Keiser, de Schütz et d’autres compositeurs de la même période, M. Thibaut reprit la parole. — Ces différens morceaux, dit-il, sont du plus grand intérêt historique. Ils nous donnent une idée des premiers essais du drame lyrique dans notre pays et constatent l’effort, souvent heureux, d’un groupe de musiciens, de poètes et d’artistes ingénieux qui ont voulu, à l’instar de l’Italie et de la France, créer un opéra national. En examinant avec attention les ouvrages de Keiser et ceux de ses contemporains, on y trouve les germes, les linéamens du style grandiose et savant que développeront plus tard les deux plus grands musiciens qu’ait produits notre pays dans la première moitié du XVIIIe siècle, Haendel et Sébastien Bach. Il ne faut pourtant rien exagérer. Aucun des opéras de Keiser et de ses émules au théâtre de Hambourg ne supporterait aujourd’hui une exécution publique. Vingt ans après la mort de ce hardi précurseur, on essaya de remonter à Hambourg même plusieurs des opéras les plus applaudis de Keiser ; mais la nouvelle génération refusa d’encourager cette expérience. C’est que la langue musicale n’était pas encore faite du temps de Keiser, de Telemann et de Matheson, et sans la langue, qui est l’œuvre lente des générations, le génie lui-même ne peut survivre longtemps à l’heure où il s’est produit. — Chevalier, ajouta tout à coup M. Thibaut en se tournant vers le groupe où était Mme de Narbal, vous devriez clore cette belle fête de l’art en nous disant un de ces morceaux exquis de l’ancienne école italienne dont vous avez la mémoire remplie. Vous nous donneriez une idée exacte de la différence qui existait alors et qui existe encore aujourd’hui entre la musique de votre beau pays et la nôtre. Voyons, prouvez-nous par un exemple vivant ce que sont le style, le goût et la forme dans les œuvres de l’art.

Surpris de l’invitation inattendue qui lui était faite, le chevalier résista beaucoup à s’offrir ainsi en spectacle devant une nombreuse assemblée ; mais, poussé par les vives instances du docteur Thibaut et par celles de Mme de Narbal, mû aussi par le désir de se relever aux yeux de Frédérique, le chevalier monta lentement sur l’estrade, où le docteur lui tendit la main en riant. Après avoir un peu consulté sa mémoire, Lorenzo se décida à chanter une cantate de Porpora, dont les paroles avaient quelque rapport avec l’état de son cœur. Un murmure de curiosité s’éleva dans la salle et s’apaisa tout à coup lorsque le chevalier, après avoir frappé quelques accords sur le clavier, se mit à chanter l’admirable récitatif qui précède la cantate proprement dite :

Pria dell’aurora, o Filli,
Io sognando ti vidi…

« Avant que l’aurore ne fût éclose, je rêvais de toi, ô Phillis ! et mon imagination était si remplie de l’on image, que le rêve avait presque le charme de la vérité. En te voyant si douce et si bonne pour moi, comme tu ne l’as jamais été, — qual non ti vidi mai, — je doutais cependant de la réalité de mon bonheur. »

Et Lorenzo chanta cette première partie du récitatif avec une grâce et une ampleur de style qui surprirent et charmèrent l’auditoire. Il continua, et, s’animant avec le récit de son rêve, où intervient un rival jaloux qui trouble sa béatitude, il acheva cette admirable mélopée par les paroles suivantes qui exprimaient ses propres angoisses :

Timor, vergogna, ed ira
Mi assalir in un momento,

E fu breve anche in sogno
Il mio contento.

« La crainte, la honte, la colère, m’assaillirent tout à coup, et mon bonheur fut aussi éphémère dans le rêve que dans la réalité. »


À cette conclusion douloureuse chantée avec autant d’art que d’émotion, M. Thibaut battit chaudement des mains, et le public suivit son exemple. À peine le chevalier avait-il achevé de chanter cette mélodie ravissante avec des accens profonds et inimitables, que M. Thibaut, l’embrassant avec effusion, s’écria : C’est admirable, mon cher Vénitien, admirable ! et vous êtes un grand artiste, un poète, un philosophe, que sais-je ? tout ce que vous voudrez. — Et l’émotion gagna tout l’auditoire, qui manifesta sa sympathie par des acclamations bruyantes.


IV

Le lendemain de la fête que nous venons de décrire, Mme de Narbal était de retour à Schwetzingen. Ce voyage de quelques jours, la conduite très réservée et le succès du chevalier avaient produit une assez vive impression sur Mlle de Rosendorff. Frédérique était mécontente et un peu blessée de l’indifférence qu’on lui avait témoignée pendant tout ce voyage. Elle ne se rendait pas bien compte de l’état de son cœur, ni des reproches de légèreté et de coquetterie que Lorenzo pouvait lui adresser. Elle était naturellement charmée de l’empressement de Wilhelm et des hommages qu’il lui rendait, sans qu’elle sentît le besoin de se dire ce qu’elle éprouvait réellement pour l’un et pour l’autre des deux hommes qui s’occupaient d’elle. Frédérique était jeune, indécise, se laissant aller aux courans divers qui la sollicitaient, agréant naïvement les soins de Wilhelm sans croire manquer au sentiment confus, mais déjà profond, que lui inspirait le chevalier. Elle était femme, elle se laissait vivre de la double vie qui était en elle, touchée de la grâce de Wilhelm, fascinée par la supériorité morale de Lorenzo.

À Schwetzingen, Frédérique chercha tout naïvement à reconquérir les bonnes grâces de Sarti, à rétablir les rapports affectueux qui existaient entre eux avant le voyage de Heidelberg ; mais le Vénitien ne se prêta plus au désir de la jeune fille. Malheureux, honteux de la folle passion qui l’avait envahi, il résolut de rompre enfin le charme et de délier le nœud qui l’étreignait. Il allait très souvent à Manheim et y passait plusieurs jours, autant pour essayer son courage que pour habituer Mme de Narbal à le voir moins assidûment chez elle. On s’aperçut de ce changement, et la comtesse en plaisanta le chevalier. — Vous méditez donc quelque grand ouvrage, lui dit-elle, que vous devenez si rare et qu’on ne vous voit plus qu’à l’heure du dîner ?

Le chevalier s’excusait comme il pouvait, ayant toujours grand soin de cacher à cette femme excellente la vraie cause de ce changement d’habitudes. Frédérique, de plus en plus troublée de voir Lorenzo s’éloigner d’elle et se refuser à ces intimités charmantes où son cœur et son esprit avaient trouvé un si grand attrait, commençait à s’alarmer. Elle s’affligeait de cette froideur inexplicable, et s’abandonnait à une vague tristesse qui relevait le charme de son beau visage. Un jour que Mme de Narbal était sortie avec sa nièce Aglaé, qu’on recherchait en mariage, la maison se trouvait un peu déserte. Frédérique, qui savait que le chevalier était seul dans sa chambre, monta rapidement l’escalier, puis s’arrêta tout anxieuse et tremblante. Le Vénitien était à son piano et il chantait à demi-voix la phrase du duo de l’Olimpiade de Paisiello :

Ne giorni tuoi felici
Ricordati di me.

Pendant un silence qui se fit, le chevalier crut entendre un soupir, une espèce de sanglot dans le corridor où donnait sa chambre. Il se leva, sortit et trouva Frédérique pleurant et se couvrant les yeux de ses mains.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il avec frayeur, qu’avez-vous, ma chère enfant, et que vous est-il arrivé ?

— Rien, monsieur le chevalier, lui dit-elle d’une voix sourde et entrecoupée, rien, si ce n’est que je suis bien indiscrète de venir vous écouter. Il y a si longtemps que je n’entends plus votre voix et que vos précieux conseils me sont refusés !

Ému à son tour par cette réponse significative de la jeune fille, le chevalier lui dit en pressant ses mains dans les siennes : Il faut que je vous quitte, ô trop charmante enfant, car je trouble ici votre destinée ; je deviens importun à tous ceux qui vous aiment et qui s’occupent de votre sort. Il faut que je m’éloigne de ce pays où j’ai eu le bonheur de vous rencontrer. Je vous aimerai de loin,… j’emporterai votre image au fond de mon cœur… Votre souvenir me sera un viatique généreux pour le reste de mes jours.

— Non, non, s’écria Frédérique, restez… Si vous avez quelque pitié pour moi, restez, restez,… car je vous aime…

Elle prononça ces dernières paroles en sanglotant et la tête penchée sur la poitrine du chevalier.

Si j’écrivais un roman, je n’aurais pas su imaginer une situation aussi étrange que celle de Lorenzo Sarti vis-à-vis de Frédérique de Rosendorff. Sa raison, son honneur, le respect affectueux qu’il avait pour Mme de Narbal, tout lui disait que la passion qu’il éprouvait était sans issue, et qu’il perdrait dans cette lutte téméraire au moins le repos de sa vie. Il sentait tout cela, il voyait les inconvéniens de sa position, les dangers que lui préparait l’avenir, et il s’attardait néanmoins dans ce lieu d’enchantement qu’il voulait fuir.

Un grand événement allait s’accomplir dans la maison de Mme de Narbal. On mariait sa nièce Aglaé, cette gracieuse personne que nous avons laissée un peu dans l’ombre, et qui formait la troisième fleur de ce charmant bouquet de femmes que le chevalier avait trouvé à Schwetzingen. Aglaé avait toujours conservé pour le Vénitien une sympathie dégagée de tout sentiment sérieux, comme il convenait à sa nature. Elle épousait un homme qu’elle ne connaissait pas et qui était beaucoup plus âgé, un officier supérieur de la garde royale de France, M. de Lajac. Il était riche et de bonne maison, tandis qu’Aglaé ne lui apportait qu’une dot assez médiocre. Les préparatifs de ce mariage, qui se fit à Schwetzingen, donnèrent pendant quelque temps à la maison de la comtesse un air de fête et de bruyante gaîté. Parmi les personnes que reçut Mme de Narbal à cette occasion se trouvait la tante par alliance de Frédérique, Mme de Rosendorff d’Augsbourg. Avertie depuis quelque temps par des lettres calomnieuses de Mme Du Hautchet, qui lui avait écrit qu’il y avait chez Mme de Narbal un étranger, un chevalier d’industrie sans jeunesse et sans fortune, qui avait jeté son dévolu sur la riche héritière des Rosendorff, la tante avait saisi le prétexte du mariage d’Aglaé pour venir observer de près la conduite de sa nièce et celle de l’inconnu à qui l’on prêtait de si folles prétentions. Mme de Rosendorff était une femme de quarante ans à peu près, forte, grande, d’une physionomie qui ne manquait ni de finesse ni d’expression. Ayant perdu de bonne heure ses deux uniques enfans, elle avait concentré sur sa nièce toute la sensibilité qu’il pouvait y avoir dans son cœur. Si elle avait consenti à se séparer de Frédérique, c’était pour lui faire donner, sous les yeux de Mme de Narbal, une brillante éducation qui lui eût peut-être manqué dans la ville qu’elle habitait.

La première fois que Mme de Rosendorff se trouva en présence du chevalier, elle fut pour lui d’une politesse gracieuse et empressée. Elle le remercia des conseils précieux qu’il avait bien voulu donner à sa chère nièce, et se montra sincèrement étonnée des progrès qu’avait faits Frédérique non-seulement dans le chant et dans la musique, mais dans la culture de son jeune esprit, dans le développement de son goût et de ses nobles instincts. Mme de Rosendorff était parfaitement capable de juger par elle-même de l’heureux changement qui s’était opéré dans les aptitudes de Frédérique, et son amour-propre fut singulièrement flatté des succès qu’obtenait cette enfant, qu’elle appelait sa fille, dans les soirées de Mme de Narbal. Elle fut donc aimable pour le chevalier, et elle n’aurait même pas éprouvé d’éloignement pour sa personne, sans les propos calomnieux de Mme Du Hautchet. Celle-ci ne négligea rien pour entretenir les soupçons de Mme de Rosendorff. Un jour que celle-ci assistait à une répétition de quelques morceaux que Frédérique devait chanter à la soirée du jour des noces, elle fut si charmée de ce qu’elle venait d’entendre qu’elle se leva, alla droit à Lorenzo et lui tendit la main avec une sincère cordialité. On voyait que cette femme luttait contre des impressions différentes, et qu’au fond elle n’était pas trop fâchée que sa fille adoptive fût l’objet de tant de sollicitude.

Les événemens marchaient cependant, et tout annonçait que cette situation pénible allait se dénouer promptement. Mme Du Hautchet ne perdait pas son temps, comme on dit ; encouragée par l’approbation et la haine du baron de Loewenfeld, elle poussait à une catastrophe où allait se briser ce rêve de bonheur si lentement édifié dans la maison hospitalière de Mme de Narbal. Le jour même où l’on attendait M. de Lajac, Frédérique était agenouillée aux pieds de Mme Du Hautchet, qui lui mettait quelques fleurs dans la chevelure pour la fête du soir.

— Et vous, mon enfant, lui dit-elle de ce l’on mielleux et perfide qui lui était propre, quand aurons-nous le plaisir de célébrer aussi vos fiançailles ?

— Moi, madame ! répondit Frédérique avec surprise ; je ne songe guère à un événement qui ne s’accomplira pas de si tôt, j’espère.

— Et pourquoi cela, chère enfant ? Vous êtes bien d’âge à ce que l’on songe à vous établir, et on assure même que votre choix est fait depuis longtemps.

— Mon choix est fait depuis longtemps ! s’écria Frédérique en levant brusquement la tête. Et comment s’appelle-t-il donc, celui que j’ai choisi, sans m’en douter, pour le guide de ma vie ?

— Voyons, chère Frédérique, répliqua Mme Du Hautchet en l’embrassant sur le front, avouez-moi que vous avez du goût pour le chevalier Sarti, et que vous n’êtes pas insensible aux soins qu’il vous rend depuis qu’il vient dans cette maison. Où serait le mal, après tout, si vous aviez un penchant pour un homme distingué qui vous a donné tant de preuves d’amitié ?

— Je ne sais pas s’il y aurait du mal à éprouver ce que vous dites, répliqua Frédérique avec un peu d’embarras ; mais de pareilles idées ne sont jamais entrées dans mon esprit. Le chevalier d’ailleurs ne songe guère à moi,… et moi je ne suis qu’une enfant qu’il fascine par la supériorité de son intelligence.

— Allons, allons, répliqua Mme Du Hautchet en achevant la toilette de Frédérique, vous ne dites pas ce que vous pensez.

Dans cet entretien, comme dans tous ceux qu’elle eut souvent avec Mme Du Hautchet, qui ne cessait de l’obséder de ses questions, Frédérique fut toujours aussi réservée, repoussant l’idée qu’on lui prêtait d’avoir pour le chevalier d’autre sentiment que celui de la reconnaissance. Elle poussa même si loin la dissimulation ou l’hésitation, que, devant aller passer une journée à Manheim chez une dame qui connaissait Lorenzo, elle empêcha que le Vénitien ne fût de cette partie de plaisir, où devait se trouver Wilhelm de Loewenfeld.

Le mariage d’Aglaé se fit avec beaucoup d’éclat dans la petite église de Schwetzingen, en présence d’une grande partie de la population de la ville. M. Rauch était à l’orgue, Frédérique et Fanny chantèrent un motet à deux voix de Mozart, plein d’onction et de douce piété. Après la cérémonie religieuse, on se rendit à la maison de Mme de Narbal, où l’on avait préparé un dîner splendide qui fut long, bruyant, très animé par des conversations assez graves, car on était à la veille de la révolution de 1830. Parmi les convives, outre le nouvel époux, M. de Lajac, et deux autres Français qui l’avaient suivi pour lui servir de témoins, on remarquait le docteur Thibaut, le baron de Loewenfeld, son fils Wilhelm et Mme Du Hautchet. Après le dîner, qui finit, selon la coutume allemande, vers les quatre heures de l’après-midi, Mme de Narbal proposa à ses invités de faire une promenade dans le jardin de Schwetzingen. On était au mois de juillet, la journée avait été chaude et belle. En passant sur la place qui est en face de la grille du château, on aperçut un grand rassemblement autour d’une bande de musiciens qui jouait des valses. C’étaient les musiciens ambulans que le chevalier avait rencontrés sur la plate-forme du château de Heidelberg, et parmi lesquels se trouvait son jeune compatriote, le violoniste italien Giuseppe Zanotti. Il lui vint à l’idée d’engager ces braves gens à suivre la compagnie dans le jardin, et de procurer ainsi aux convives une agréable surprise. Sans rien dire à personne, il fit conduire la troupe des ménétriers auprès du lac, et il ordonna au domestique qu’il chargea de cette mission d’y faire aussi apporter des chaises. Après un long circuit dans le parc, parvenus près du bois qui entoure le lac, les promeneurs furent bien étonnés d’entendre des bouffées d’harmonie se répandre dans cette solitude délicieuse.

— Ah ! s’écrie, Mme de Narbal en voyant les musiciens et les chaises rangées en cercle en face du lac, voilà une galanterie du docteur Thibaut.

— Vous avez trop bonne opinion de moi, comtesse, répondit le docteur ; moi, je soupçonne que ce coup de théâtre a été préparé par le chevalier.

Les musiciens, en se voyant entourés d’un auditoire d’élite, se mirent à exécuter avec beaucoup de justesse et d’ensemble, pour des artistes de leur condition, des fragmens de symphonie, des espèces de pots-pourris composés des motifs les plus connus des opéras allemands, surtout de la Flûte enchantée de Mozart, du Sacrifice interrompu de Winter et du Freyschütz de Weber. Après quelques instans de silence, le jeune violoniste s’avança au milieu du demi-cercle formé par ses camarades, et joua tout seul une douce cantilène de son pays avec une grâce, une désinvolture de coup d’archet et une émotion si vraie et si communicative que tout le monde en fut surpris et ravi.

— Mais c’est délicieux ! s’écria Mme de Narbal, et comment un enfant si bien doué se trouve-t-il avec de pareilles gens ? D’où vient-il, et de quel pays est-il ? Le savez-vous, chevalier ?

— Il vient d’un pays que vous aimez, madame, répondit le chevalier, et si vous connaissiez sa petite histoire, il vous inspirerait un intérêt plus vif encore, car vous voyez là un enfant de l’Italie, dont il représente les nobles instincts et les grandes tristesses.

— Je pensais bien que ce barbouilleur de notes est un Italien, s’écria M. Rauch avec humeur ; il ne va pas en mesure et ne vient d’aucune école.

— Vous vous trompez, monsieur Rauch, dit le docteur en riant ; cet enfant prouve qu’il a fréquenté une très grande école que vous ne connaissez pas sans doute : c’est l’école buissonnière, d’où sont sortis tant d’hommes célèbres.

— Vous plaisantez, répliqua M. Rauch d’un ton rude.

— Le docteur a raison, dit le chevalier, et vous paraissez ignorer, monsieur le maître de chapelle, quelle est la part qui revient à l’instinct dans la formation d’un grand artiste. Croyez-vous donc que même un génie réfléchi comme Sébastien Bach arrive à la puissance de combinaison qui distingue ses ouvrages sans une vocation particulière ? Si le jeune improvisateur qui vient de nous charmer n’observe pas très rigoureusement la division mathématique du temps qu’on appelle mesure, il suit le rhythme du sentiment, qui est l’âme de la poésie et de la musique. Je m’étonne toujours que les Allemands, qui comprennent si bien les beautés naïves et inconscientes de la nature extérieure, méconnaissent le prix de la grâce native et de la spontanéité dans les œuvres de l’esprit humain.

— Ah çà ! dit Mme de Narbal avec gaîté, j’espère que vous n’allez pas vous engager ce soir dans une de ces savantes discussions où vous remuez ciel et terre à propos d’ut, ré, mi, fa ? Il vaut mieux profiter de la jolie valse que nous entendons.

À ces mots de la comtesse, tout le monde se leva, et les couples se lancèrent allègrement sur le sable fin. À ce spectacle inattendu d’une ronde joyeuse au clair de la lune et autour d’un vrai lac de fées, le cœur du chevalier se troubla. Il ne put voir Frédérique appuyée sur le bras de Wilhelm sans une émotion cruelle. Il s’esquiva et alla s’asseoir dans l’un des bosquets qui entourent le lac. Le hasard le conduisit dans le même réduit où Frédérique avait fait à Lorenzo l’aveu du sentiment qu’elle croyait éprouver pour lui. Le souvenir de cette grande illusion de son âme l’attrista beaucoup, et en apercevant de loin la taille svelte de Frédérique emportée dans le tourbillon des valseurs, il lui sembla voir comme une vision de sa propre destinée, un rêve de bonheur à jamais évanoui. Assis sur ce même banc de pierre où Frédérique s’était jetée à ses pieds, il s’écria : Misero me !… et fondit en larmes.

Le départ des promeneurs qui retournaient à la villa vint enlever Lorenzo à ses tristes méditations. La comtesse avait retenu les musiciens pour toute la nuit. On dansa jusqu’au jour, et le lendemain de cette fête brillante Schwetzingen était retombé dans son calme habituel. Aglaé était partie pour la France avec son mari ; le docteur Thibaut, les Loewenfeld et les autres convives étaient retournés chez eux. Il ne restait plus dans la maison de Mme de Narbal que Mme de Rosendorff, dont le prochain départ avec sa nièce n’était plus un secret. Le chevalier n’avait plus que de rares occasions de voir Frédérique seule. On le surveillait. Mme Du Hautchet avait fait croire à Mme de Rosendorff que le Vénitien était capable de quelque coup hardi, d’un enlèvement peut-être. Aussi Frédérique était-elle rarement à la villa ; elle faisait avec Mme de Rosendorff à Heidelberg, à Manheim, de nombreuses excursions qui devaient la soustraire le plus possible à la présence de l’homme qu’on redoutait.

Un jour cependant le chevalier fut invité à dîner chez un médecin de Manheim, le docteur Stolz, qu’il connaissait beaucoup. Mme de Rosendorff devait se rendre à la même invitation avec Frédérique, la comtesse et sa fille Fanny, pour qui cette réunion avait un but particulier : il s’agissait de la faire rencontrer avec un homme de distinction qui était attaché à la cour du grand-duc de Bade et dont on lui avait parlé avec beaucoup d’éloges. Fanny avait alors à peu près vingt-cinq ans, et, sans être aucunement pressée de fixer sa destinée, le mariage d’Aglaé avait pour ainsi dire éveillé la molle indolence de son caractère et excité la curiosité de son esprit pour un sujet qui ne la préoccupait pas excessivement. Son cœur était calme, ses goûts éclairés et raisonnables, et aucun pressentiment un peu vif ne l’avait tirée encore de la quiétude ornée de sa noble existence. Elle avait beaucoup d’estime et même de l’affection pour le chevalier, qu’elle savait malheureux. Fanny avait deviné, non pas l’amour profond que le chevalier avait conçu pour Frédérique, mais le vif intérêt qu’il prenait au développement moral de cette précieuse organisation féminine. Elle le plaignait intérieurement de le voir si mal récompensé de ses soins et de n’avoir pas rencontré dans sa cousine Frédérique un cœur plus reconnaissant et un caractère plus mûr et moins versatile. Sans trop comprendre la cause de l’instabilité d’humeur de Frédérique pour le chevalier, Fanny blâmait sa conduite capricieuse vis-à-vis d’un homme à qui elle devait au moins des égards. Après le dîner et dans la soirée, il vint assez de monde chez le docteur Stolz. Frédérique, à l’invitation de Mme de Narbal, entra dans une grande pièce, qui était la bibliothèque du médecin, et se mit au piano pour jouer quelques valses. Le chevalier s’approcha de Mlle de Rosendorff, et pendant qu’elle préludait : — Vous partez ? lui dit-il tout bas.

— Oui, répondit-elle, un peu distraite en apparence, oui, dans quelques jours.

— Que dois-je espérer ? répondit le chevalier, qui, tout tremblant, s’était appuyé au piano.

— Ah ! lui dit-elle d’une voix sourde et à mots entrecoupés,… tout est fini… On sait tout, et Mme de Rosendorff m’emmène…

Ils furent interrompus, et le chevalier s’éloigna, ne sachant trop où se réfugier pour cacher son émotion. Il se jeta sur une longue chaise de cuir qui était adossée à un grand rayon de la bibliothèque remplie d’in-folio. Il prit un de ces in-folio et feignit de le lire pour cacher les larmes qui baignaient son visage. Fanny, qui, tout en suivant la valse, avait remarqué l’émotion du chevalier, se pencha vers lui. — Fi donc ! un homme pleurer ! dit-elle à Lorenzo.

— C’est parce que je suis un homme, répondit le chevalier, que je m’honore de ma faiblesse.

La valse continua sans que personne se fût aperçu de l’incident, lorsqu’en passant devant le piano, Fanny dit rapidement à Frédérique : Regarde donc le chevalier !

À peine ces mots étaient-ils prononcés, qu’il fallut transporter Frédérique évanouie dans une pièce voisine. Cet incident mit fin à la soirée. Rentré dans son petit appartement, le chevalier passa toute la nuit dans une douloureuse agitation. Il ne resta que deux jours à Manheim, et il n’osa se montrer à personne, tant il avait honte de sa faiblesse.

De retour à Schwetzingen, Lorenzo y fut reçu avec la cordialité habituelle. Personne ne parut se souvenir de l’épisode de Manheim. Mme de Rosendorff elle-même fut assez aimable pour lui, soit qu’elle voulût adoucir le coup qu’elle allait lui porter, soit qu’en sa qualité de femme et de tante elle ne fût pas insensible aux hommages qu’un homme distingué rendait à sa fille adoptive. La scène qui s’était passée chez le docteur Stolz avait d’ailleurs affaibli les préventions de Mme de Rosendorff contre le caractère du Vénitien, qu’on lui avait présenté comme un froid suborneur. L’émotion de Frédérique et la tristesse profonde qu’elle avait remarquée sur les traits du chevalier avaient produit une révolution favorable dans l’esprit de cette femme, qui commençait à croire que le Vénitien était au fond un galant homme sincèrement épris des charmes et des instincts élevés d’une jeune personne dont il avait dirigé l’éducation. Mme de Rosendorff avait fini par comprendre qu’un homme de goût et d’imagination avait pu être séduit par la grâce et l’épanouissement de l’heureuse nature de Frédérique. — Et puis, se disait-elle, tout cela va bientôt finir, et la séparation dissipera vite ce petit rêve d’amour.

Enfin le moment de la séparation arriva. La veille du jour fixé pour le départ de Mme de Rosendorff, le chevalier rencontra Frédérique près de la porte du salon, s’approcha d’elle, et lui prenant la main avec émotion : Tenez, lui dit-il, cachez cet écrit ; ce sont mes adieux que je vous adresse, ce sont les vœux que je forme pour le bonheur de votre vie, trop chère enfant que je ne reverrai plus sans doute !

Frédérique prit la lettre. À la fin de la soirée, lorsque la jeune fille se fut retirée dans sa chambre, voici ce qu’elle lut avec anxiété :

« Vous partez, Frédérique, et je ne vous reverrai plus… Soyez heureuse ; que la vie vous soit facile et douce ! Pensez quelquefois à moi, pensez à l’homme qui vous a tant aimée et que vous laissez si malheureux ! Je vous pardonne, Frédérique, tout le mal que vous m’avez fait sans le vouloir et sans vous en douter peut-être, car c’est moi qui ai été faible et presque coupable en me laissant trop charmer par les dons de votre belle nature. J’ai été séduit moins encore par les attraits de votre personne que par la distinction de votre âme et de votre esprit. En vous voyant pour la première fois, je fus ébloui. Vous m’apparaissiez comme une douce vision de l’être adorable, de l’ange gardien qui plane sur ma vie. C’est en vain que j’ai combattu, c’est en vain que j’ai voulu étouffer dans sa source le sentiment qui naissait dans mon cœur. J’ai été vaincu dans cette lutte inégale, parce que le charme attaché à votre personne ranimait en moi d’ineffables souvenirs. Engagé par Mme de Narbal à vous donner quelques conseils sur l’art que nous préférons, j’ai pris goût à ces entretiens aimables où je m’efforçais de vous parler dignement des chefs-d’œuvre des maîtres. Le désir de vous plaire, de vous être utile, le plaisir qu’on éprouve à voir une âme jeune et pure s’épanouir au souffle généreux qu’on lui communique, toutes ces causes intimes m’attachèrent à vous d’un lien puissant, et je finis par vous adorer comme un artiste adore l’œuvre privilégiée de son génie. Oui, Frédérique, vous avez été pour moi une cause de renaissance morale : je me suis rajeuni auprès de vous ; vous avez réveillé dans mon cœur et dans mon imagination les émotions et la poésie de ma jeunesse, et en vous aimant je suis resté fidèle à l’idéal de ma vie. C’est là mon excuse auprès de vous, et ce sera ma justification auprès de ceux qui seront chargés de votre bonheur, s’ils sont dignes de comprendre les grandes péripéties du cœur humain. Je puis marcher le front haut en pensant à vous, je puis avouer devant Dieu et devant les hommes que vous avez été pour moi une fleur de poésie dont la grâce et les parfums m’ont pénétré d’une ivresse pure et féconde. Aussi, tant que je vivrai, vous serez l’unique objet de mes préoccupations, le point lumineux vers lequel se dirigeront mon esprit et mon cœur. Introduit dans la vie par un ange d’amour qui m’a éclairé de sa lumière, vous serez pour moi comme cette étoile du soir qui égaie le regard du voyageur attardé, et dont la douce clarté le remplit d’espérance.

« Adieu donc, chère et adorable enfant, rappelez-vous quelquefois les momens heureux que nous avons passés ensemble dans cette maison hospitalière ; conservez pieusement les nobles impressions que vous avez éprouvées en étudiant à côté de moi les œuvres, des grands maîtres ; ne laissez pas affaiblir le goût que vous avez déjà pour les belles choses de l’art, développez par la réflexion les germes de noblesse qui sont en vous, et tenez votre âme en garde contre les convoitises vulgaires, contre les conseils égoïstes des prétendus sages qui essaieront de sacrifier votre bonheur à ce qu’ils appellent les convenances du monde. Dans les momens difficiles où vous vous trouverez sans doute, consultez avant tout votre cœur, écoutez souvent cette voix intérieure de la conscience qui ne trompe jamais ; ne résistez que rarement aux inspirations généreuses de l’âme et ne confiez votre destinée qu’à l’homme qui méritera votre estime et votre amour. La vie sans amour, c’est comme un paysage sans lumière. Il en est de l’amour comme de la poésie dont tout être sensible porte en lui le germe ; mais ce germe reste souvent enfoui dans l’organisme matériel, et il y a des milliers de créatures qui expirent sans jamais avoir éprouvé ni compris la puissance de cette grande commotion de l’âme. « Il n’est rien sur la terre qui élève plus l’homme dans son intime pensée que l’amour, a dit Hoffmann dans sa belle fantaisie sur le Don Juan de Mozart ; c’est l’amour dont l’influence immense et mystérieuse éclaire notre cœur et y porte à la fois le bonheur et la confusion. »

« Oui, Frédérique, l’amour vrai, celui qui vient de l’âme et qui s’adresse à l’âme, ce sentiment profond, sublime et universel dont les poètes, les philosophes, les moralistes, ont reconnu et proclamé la puissance, l’amour enfin qui n’a pas d’âge et qui est toujours vivant, c’est le maître de la vie et de la mort. Cette grande et divine passion, qu’il ne faut pas confondre avec les caprices de la sensibilité physique, communique à l’être qui l’éprouve une force d’expansion et un rayonnement intérieur qui l’élèvent au-dessus de lui-même et le disposent aux plus nobles efforts. Aimer, c’est croire, c’est aspirer au bien, au beau, au bonheur, c’est remplir son âme de pressentimens et de rêves divins. Tout paraît charmant à un cœur épris, tout se transforme, tout s’anime aux yeux de celui qui aime, et la nature elle-même lui apparaît sous des aspects nouveaux.

« Moitié ange et moitié démon, double comme notre nature, éternel dans son principe, variable, mobile dans ses manifestations à travers le temps et les mœurs, l’amour grandit, il se développé avec la vie ; il se purifie, se spiritualise, se dégage peu à peu du limon où il a pris naissance, et, comme un papillon céleste, il s’élance dans les cieux. Ainsi procède l’âme humaine, ainsi elle se transforme, s’épure, agrandit sans cesse l’horizon de ses espérances ; elle monte, elle s’élève de plus en plus dans les régions sereines de l’idéal.

« Adieu !… Pensez à moi, pensez à l’homme qui vous a tant aimée et qui sera si malheureux loin de vous ! Si vous suivez les nobles aspirations dont votre âme est déjà pénétrée, vous serez la femme supérieure dont j’ai deviné et cultivé les instincts, et vous pleurerez sur moi. Alors vous bénirez ma mémoire, et, quel que soit le sort qui vous attende, mon nom ne s’effacera jamais de votre cœur. Telle sera inévitablement votre destinée : vous serez une femme digne de l’estime et de l’admiration du monde, ou bien vous resterez la riche héritière des Rosendorff… Et alors weh mir ! weh mir ! »

Le départ de Frédérique fut pour le chevalier Sarti un coup mortel et décisif : toutes ses espérances tombèrent de son cœur endolori comme des feuilles mortes. Il se crut abandonné pour jamais par l’ange qu’on venait de soustraire à son adoration : il ne doutait pas que la famille de Rosendorff ne hâtât le mariage de Frédérique. — Que faire ? se disait-il dans sa douleur ; où irai-je finir les quelques jours désolés qui me restent encore à vivre ? car je ne puis pas demeurer plus longtemps dans un pays où tout me rappellerait mon malheur.

Un mois, s’était déjà écoulé depuis le triste événement dont nous venons de parler, lorsque le chevalier reçut à Manheim, où il s’était retiré, la lettre qu’on va lire :

« Pensez-vous encore un peu à la pauvre fille de Schwetzingen ? Hélas ! chevalier, je suis bien triste loin de vous, et je pleure chaque jour ce doux paradis où je vous ai rencontré pour le bonheur et peut-être pour le malheur de ma vie. Je n’ai d’autre consolation que de penser à vous en lisant sans cesse les nobles conseils que vous m’avez tracés de votre main. Je porte cet écrit toujours sur moi, et le soir je le lis comme une prière avant de m’endormir. Je ne sais quel est le sort qu’on me prépare ; mais, quoi qu’il arrive, je tiendrai le serment que je vous ai fait à cette mémorable soirée du parc de Schwetzingen. Le mois que je viens de passer loin de vous m’a singulièrement mûri l’esprit. Il me semble aujourd’hui mieux vous comprendre et mieux apprécier la tendre sollicitude dont vous m’avez entourée. Votre heureuse influence se fait sentir dans toutes mes actions ; elle dirige mes pensées, mes sentimens, et je ne puis lire un livre, admirer un tableau, entendre une page divine de Mozart sans me dire : C’est à lui que je dois ces pures et saintes jouissances. O mon ami, que Dieu a été bon en me jetant sur votre route, en me donnant pour guide de ma jeunesse un homme qui à la raison la plus haute joint une sensibilité, une délicatesse toutes féminines ! Vous avez fait jaillir de mon être de nobles aspirations, vous avez rempli mon imagination de rêves d’or, vous m’avez entr’ouvert les portes de l’idéal. Soyez béni, comptez sur ma reconnaissance, et, je le jure devant Dieu,… sur mon amour ! — Vergissmeinnicht !… »

La lecture de cette lettre produisit sur le chevalier un de ces puissans effets qui ébranlent les organisations les plus vigoureuses. Il resta plusieurs jours renfermé dans sa chambre à pleurer, à méditer sur son triste sort. Il comprit enfin qu’il fallait prendre une grande décision, et rompre le charme qui le retenait captif depuis tant d’années. Sans rien dire à personne, après avoir pris quelques dispositions, le chevalier sortit de Manheim et quitta l’Allemagne. Où allait-il se rendre, et quelle devait être la fin de cet homme si éprouvé, si digne cependant d’un bonheur qui lui était apparu deux fois dans sa longue et romanesque existence ? C’est ce que nous dirons peut-être un jour en racontant les dernières années du chevalier Sarti, et en montrant par la vie de Frédérique de Rosendorff que l’idéal peut couronner le devoir, l’amour survivre à l’hymen.


PAUL SCUDO.

  1. Lablache, qui est resté plusieurs années à Palerme, m’a souvent avoué que l’une des vives sensations musicales qu’il eût éprouvées dans sa vie, il la dut au Stabat Mater d’Astorga, qu’on exécutait tous les ans dans une vieille église de la capitale de la Sicile.