Frédérique suite du Chevalier Sarti/01

Frédérique suite du Chevalier Sarti
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 366-398).
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FREDERIQUE
SUITE DU CHEVALIER SARTI

I.
MADAME DE NARBAL.

Vingt ans après la chute de Venise, l’homme dont l’inquiète jeunesse a été le sujet d’un premier récit[1], le chevalier Sarti, se trouvait en Allemagne. La mort de Beata et la ruine de sa patrie avaient changé le cours de sa destinée. Lorsque l’armée autrichienne vint prendre possession des états de la république de Saint-Marc, que lui avait livrés le grand coupable du traité de Campo-Formio, le chevalier, qui avait aussi perdu sa mère et que rien ne retenait plus dans l’admirable pays qui l’avait vu naître, se mit à voyager. Il parcourut la Grèce et une partie de l’Asie. Revenu en Europe, il se fixa en Allemagne aussitôt que les événemens politiques parurent menacer la stabilité de l’édifice impérial de Napoléon. Il prit une part très active au mouvement philosophique et national de la jeunesse allemande en 1813. Il chanta avec les étudians des universités les hymnes du poète Kœrner et les chœurs patriotiques de Weber, il s’inspira des doctrines idéalistes de Fichte contre l’oppression de l’étranger et de la force brutale. Les événemens de 1814 et l’écroulement de la fortune inouïe de Napoléon furent pour le chevalier Sartila Sarti la plus grande joie de sa vie. Après avoir longtemps erré dans les différentes parties de l’Allemagne, après avoir séjourné successivement à Berlin, Dresde, Weimar, Leipzig, Munich, Vienne, où il se trouvait à l’époque du congrès, le chevalier fut attiré dans la ville de Manheim, où je l’ai rencontré pour la première fois vers 1820. Il pouvait avoir alors à peu près quarante ans, car je n’ai jamais su la date précise de sa naissance. Il habitait un petit appartement fort modeste, et passait son temps dans l’étude de la philosophie, de la politique et de l’art, mais surtout dans le culte des souvenirs de sa jeunesse, vers lesquels il se sentait de plus en plus ramené au moment où je reprends cette humble histoire d’une âme.

C’était un homme assez singulier que le chevalier Sarti à l’époque où le hasard me le fit connaître. D’une taille élancée, d’une figure noble et très expressive, il paraissait beaucoup plus jeune que son âge. Sa mise était toujours soignée, mais sans recherche ; ses manières polies et réservées et la distinction de sa personne indiquaient un homme de la meilleure compagnie. Il parlait fort bien plusieurs langues, particulièrement la langue de cette nation allemande au milieu de laquelle il vivait, et dont il aimait beaucoup la littérature ; Il avait fréquenté les universités de ce grand pays de la science, entre autres celles d’Iéna et d’Heidelberg, où il était resté plusieurs années. Son esprit offrait un assemblage assez curieux d’aptitudes diverses qui semblent s’exclure dans la plupart des hommes : à une imagination tout italienne, avide d’images, de mouvement et de lumière, il joignait le goût de la méditation et se complaisait dans l’étude des principes. Il y avait à la fois chez lui du poète et du métaphysicien, et il me faisait l’effet de l’un de ces philosophes inspirés de l’antique Italie qui allaient devisant sur l’origine des choses. Dans sa conversation piquante et chaleureuse, l’observation du cœur humain tenait autant de place que les considérations générales sur la marche des idées. C’était un platonicien attardé sous le règne du christianisme, et il mêlait aux doctrines de l’idéal et de la grâce, qui faisaient le fond de sa nature, je ne sais quel besoin d’analyse et d’émancipation indéfinie qui caractérise les temps modernes. Ces contrastes, qu’on aurait pu prendre pour des contradictions, se retrouvaient aussi dans ses opinions politiques. Il aimait la liberté, et les grands principes de la révolution française n’avaient pas de partisan plus dévoué que lui. Cependant il pleurait la chute de sa patrie et regrettait le siècle où Venise était encore une des puissances souveraines de l’Italie. Aristocrate par les mœurs, par les habitudes, par la pureté de son goût et le choix de ses relations, le chevalier était sympathique par la raison aux théories les plus avancées de la démocratie moderne. Dans la synthèse qu’il s’était édifiée avec ses vastes lectures, mais surtout avec les événemens douloureux de sa propre vie, l’idée du progrès et de la responsabilité humaine se combinait d’une manière originale avec la notion d’une Providence divine et celle de la vie future, qui en est la conséquence.

Le chevalier comptait la musique au nombre de ses distractions les plus vives ; il en avait fait une étude suivie aussi bien comme art et comme expression des sentimens que sous le rapport scientifique. Les grands compositeurs de l’Allemagne, Sébastien Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Weber et Schubert, ne lui étaient pas moins familiers que les philosophes et les poètes éminens de ce peuple profond et naïf. Possédant une voix assez médiocre de baryton, qui n’avait ni une grande étendue ni beaucoup de sonorité, le chevalier n’en chantait pas moins avec un sentiment et un goût admirables. La première fois que je l’entendis, je fus frappé de l’originalité de son style, qui ne ressemblait à rien de ce que je connaissais et qui était une tradition de la belle école du XVIIIe siècle, particulièrement de celle de Pachiarotti, qui lui avait donné des conseils. C’est dans sa conversation que j’ai puisé de nombreux et inappréciables détails sur l’art et les virtuoses du siècle passé, détails qu’on ne trouverait consignés dans aucun livre et dont sa mémoire était remplie. Il avait sur la musique des idées neuves qu’il développait avec éloquence et une grande finesse d’aperçus. Il se plaisait à rattacher les phénomènes de cet art divin à une loi mathématique sous l’empire de laquelle se produisait sans contrainte la spontanéité de l’homme. Il conciliait ainsi la liberté indéfinie de la fantaisie et du sentiment avec l’ordre éternel de la nature.

Mais ce qui rehaussait le prix de toutes ces connaissances, ce qui donnait à la personne du chevalier Sarti un attrait singulier, c’était l’absence de cette espèce de vanité qui accompagne nécessairement l’exercice d’une profession quelconque. J’ai rarement vu un homme aussi bien doué répugner autant que le chevalier Sarti à toute manifestation publique de sa pensée. Il avait surtout contre les gens de lettres proprement dits un préjugé invincible qu’il tenait de l’éducation aristocratique qu’il avait reçue dans le palais du sénateur Zeno. C’est tout au plus si le chevalier me pardonnait, à moi, l’humble mission que je me suis donnée d’entretenir le public d’un art qui était l’objet de son admiration. Vivant d’une petite pension qu’il avait sauvée du naufrage de sa patrie, modeste dans ses désirs et n’ayant qu’une ambition toute morale de connaître le vrai et d’aimer le beau, le chevalier n’avait pas éprouvé le besoin d’embrasser une carrière et de diriger ses forces vers un but déterminé. C’était, dans la plus haute expression du terme, ce qu’on appelle vulgairement un amateur, un dilettante de la plus grande distinction, qui s’était voué au culte d’un souvenir adoré. L’image de Beata était vivante dans son cœur. Le chevalier n’en parlait jamais, mais ses doctrines et les principaux actes de sa vie étaient inspirés par cet amour profond dont j’ai raconté les vicissitudes. Il portait sur lui, nuit et jour, un médaillon en or qui renfermait une mèche de cheveux que Beata lui avait donnée quelques instans avant de rendre le dernier soupir, Au moindre mot qui avait trait à ce souvenir sacré, son âme frémissait comme un instrument harmonieux au souffle de la brise. Rêveur plein de grâce, poète et philosophe contemplatif dont la belle intelligence se nourrissait, comme l’abeille, des fleurs de l’esprit humain, le chevalier Sarti était parvenu au milieu de sa carrière lorsqu’il fit la connaissance de la famille de Narbal.


I

À quelques lieues de la ville de Manheim, tout près d’Heidelberg, dans cette contrée délicieuse qu’arrose le Neckar, se trouve une ancienne résidence princière qui se nomme Schwetzingen. Elle se compose d’un palais et d’un parc baigné par un beau lac. Derrière le bois qui couronne le jardin de Schwetzingen, résidence d’été de l’ancien électeur Charles-Théodore, on remarquait une très belle maison de plaisance qui avait appartenu à un ancien ministre de ce prince généreux. Il l’avait fait bâtir dans un style tout italien qui rappelait celui des casini des bords de la Brenta. Cette maison spacieuse avait aussi un beau jardin à la suite duquel venait un petit bois qui touchait à celui de la résidence. Enveloppée ainsi dans un massif de verdure vigoureuse, cette belle habitation au toit si riant, qu’entourait une balustrade légère, semblait exprimer un souvenir, un regret de la contrée bienheureuse où fleurissent les citronniers, La maison était habitée par Mme la comtesse de Narbal, petite-fille du ministre de Charles-Théodore. D’origine italienne par sa grand’mère, dont la beauté avait été célèbre à la cour de l’électeur, Mlle de Schönenfeld avait épousé le comte de Narbal, émigré français, que le chevalier Sarti avait connu à Venise dans les dernières années qui ont précédé la chute de la république. Mme de Narbal avait apporté une assez grande fortune à son mari, que la révolution avait complètement ruiné, et cette union, formée par les convenances et l’esprit politique, avait été heureuse. M. de Narbal était mort en 1814, avant la restauration des Bourbons sur le trône de France. Restée veuve avec une fille unique et une belle existence, Mme de Narbal avait attiré chez elle deux de ses nièces, dont elle dirigeait l’éducation. Le chevalier Sarti fut introduit dans cette maison par un ami du comte de Narbal. La musique, que Mme de Narbal aimait avec passion, une grande admiration pour l’Italie et particulièrement pour Venise, la patrie de sa grand’mère, des goûts de littérature et une certaine analogie d’esprit et de sentiment furent les premiers points de contact entre le chevalier et Mme de Narbal.

Elle avait alors à peu près trente-cinq ans. Grande, un peu maigre, et d’une gaucherie enfantine qui n’était pas dépourvue de grâce, Mme de Narbal avait une physionomie vive dont l’expression complexe était saisissante. Ses yeux noirs, doux et profonds, indiquaient une âme affectueuse et ardente que le bonheur domestiqué n’avait pas complètement satisfaite. Il s’en échappait comme un rayon de poésie qui n’avait pas rencontré un objet digne de le fixer. Des lèvres fines sur lesquelles s’épanouissait volontiers un sourire charmant, un teint chaud et bistré qui trahissait un sang méridional, des cheveux d’un noir bleuâtre, une tête noble et fière, tout cela formait un ensemble plus intéressant que la beauté. Mme de Narbal avait beaucoup d’enjouement dans l’esprit et se plaisait dans les causeries familières. Les grands éclats de la passion, les peintures énergiques de la littérature moderne, répugnaient à sa nature discrète et sobre. Elle avait pourtant une imagination d’un tour assez romanesque ; mais elle préférait les détails de la vie intime, les complications qui résultent du jeu des sentimens délicats, contenus par le devoir et les mœurs de la société, aux tempêtes que soulèvent les organisations supérieures et les instincts indisciplinés. Mme de Narbal avait beaucoup lu, et son éducation s’était faite par les livres et la pratique de la vie plus que par une méthode régulière, à laquelle, je crois, on ne l’avait jamais assujettie. Lorsqu’après la mort de son mari Mme de Narbal entreprit de diriger elle-même l’instruction de sa fille et des deux nièces qu’elle lui avait données pour compagnes, elle se mit bravement de la partie et devint la plus humble et la plus zélée des écolières. C’est ainsi que Mme de Narbal contracta un véritable goût pour l’enseignement. Elle recherchait aussi volontiers les occasions d’apprendre ce qu’elle ignorait qu’elle était empressée de communiquer aux autres les connaissances qu’elle avait acquises. Tout cela se faisait avec un naturel charmant, sans le moindre pédantisme, défaut qui était le plus antipathique à cette nature droite, dont rien n’égalait la sincérité. Cette dernière qualité était rehaussée chez Mme de Narbal par une discrétion profonde, don rare même chez les hommes, et qu’elle possédait à un très haut degré. Il était difficile de lui arracher un mot sur une chose qu’elle croyait devoir ensevelir dans le silence, et il y a tel événement douloureux de sa vie dont elle n’a jamais entretenu le chevalier. Lorsque Mme de Narbal était assise à la fenêtre de son petit salon d’été, occupée à quelques travaux de femme sans importance, entourée de sa fille, de ses nièces et de quelques amis qu’elle égayait par des propos aimables et inoffensifs, on aurait dit une enfant de bonne humeur cherchant à dépenser la gaîté sereine dont son cœur était rempli ; mais en sondant plus profondément ce caractère vraiment original, on y trouvait une sensibilité d’autant plus grande qu’elle se manifestait rarement : c’était comme une source vierge longtemps comprimée dans les replis d’un être qui n’avait pas eu, qu’on nous permette cette expression familière, son « contentement » de vie morale.

La maison de Mme de Narbal était fréquentée par les personnes les plus distinguées de la petite ville de Schwetzingen, dont la population s’élevait alors à près de deux mille âmes. Indépendamment des maîtres qui venaient chaque jour donner des leçons aux trois jeunes filles dont Mme de Narbal dirigeait l’éducation, elle recevait aussi quelques professeurs distingués de l’université de Heidelberg. Les dimanches étaient les jours consacrés à des réceptions modestes, fort recherchées des femmes de Schwetzingen, qui ne réussissaient pas toujours à s’y faire inviter. Avec un tact parfait, Mme de Narbal était parvenue à écarter de sa maison somptueuse et hospitalière cette cohue d’ennuyés et d’ennuyeux qui constituent ce qu’on appelle la société dans une petite ville de province, cerveaux creux, âmes froides et dédaigneuses, plus dignes de pitié que de haine, qui dépensent les heures qui leur sont accordées par la bonté de Dieu à médire de tout ce qui s’élève au-dessus de leur médiocrité. Mme de Narbal avait en horreur ces infiniment petits esprits qui bourdonnent à la surface des petites villes de province, mélange de hobereaux avariés, de caillettes et de procureurs affamés du bien d’autrui qui s’imposent à vous et viennent dévorer votre temps. Elle s’en était garée, comme on se gare de la fièvre jaune, par un cordon sanitaire formé par ses domestiques, qui avaient ordre de repousser impitoyablement tout ce qui n’appartenait pas au petit nombre des élus. Aussi Mme de Narbal n’était-elle pas aimée de l’aristocratie de Schwetzingen et de Manheim, qui se composait en partie d’anciennes familles ayant appartenu à la cour de Charles-Théodore. On blâmait le choix de ses relations, son goût pour les choses élevées et les nobles distractions de l’esprit. On ne pardonnait pas à la petite-fille d’un ancien ministre, d’un comte du saint-empire, de s’être laissée contaminer par les idées du temps où nous, vivons, d’avoir mis son cœur et sa raison en harmonie avec les vues de la Providence et les aspirations de la société moderne.

Mme de Narbal s’inquiétait fort peu de ces murmures de la vanité blessée. Sûre de sa conscience, de sa vie pure consacrée aux bonnes œuvres, heureuse de l’estime qu’elle inspirait, même à ses ennemis, et de l’affection profonde que lui témoignaient ceux qui avaient l’avantage de la connaître, cette femme d’élite régnait paisiblement sur la société qu’elle s’était créée à son image. Les qualités morales étaient chez elle plus remarquables encore que l’intelligence, et on ne pouvait reprocher à Mme de Narbal que de prodiguer un peu trop les témoignages de son affection, de n’avoir pas toujours la force de résister au plaisir de faire des contens, si ce n’est des heureux. Son hospitalité aurait pu être moins facile à l’égard des personnes qui avaient le don de lui plaire. Dans cette nature naïve et réservée tout à la fois, où la spontanéité la plus charmante n’empêchait pas la réflexion ni le mystère, il y avait comme un excès d’activité bienfaisante, une surabondance de charité qui avait besoin de s’exercer n’importe comment et sur le premier objet venu. Il lui fallait des malades à soigner, des pauvres à soulager, des enfans à instruire, et des amis dont elle pût diriger la destinée. Telle était Mme de Narbal lorsque le chevalier Sarti lui fut présenté par M. Thibaut, jurisconsulte célèbre, professeur de droit à l’université de Heidelberg et l’un des premiers dilettanti de l’Allemagne[2].

On était en automne. Mme de Narbal était dans son petit salon, assise près d’une table avec sa fille Fanny et ses deux nièces Aglaé et Frédérique. Une lampe couverte d’un abat-jour projetait une lumière discrète, favorable aux causeries intimes. Un piano occupait un des angles de la pièce. Des portraits de famille, ceux de Mozart et de Goethe, avec le costume qu’il portait en l’année 1774, où parut Werther, étaient suspendus aux murs du salon, dont les fenêtres, ouvertes sur le jardin, laissaient apercevoir l’ombre épaisse du bois. Un ciel limpide et doux, au milieu duquel se détachaient des myriades de points lumineux, qu’absorbait la clarté plus vive de la lune, conviait l’imagination aux charmes de la rêverie, qui est à l’esprit fatigué par les soucis de la vie ce que les nuages sont à la terre desséchée, une source fécondante.

La porte s’ouvrant à deux battans, le domestique annonça M. Thibaut et le chevalier Sarti. Une vive curiosité se manifesta dans le groupe des jeunes filles, qui, à l’exemple de Mme de Narbal, se levèrent spontanément pour faire honneur aux deux visiteurs. La présentation se fit avec une simplicité cordiale ; mais une question adressée par Mme de Narbal au chevalier donna, bientôt après l’échange de quelques propos insignifians, un tour original à la conversation.

— Y a-t-il longtemps que vous avez quitté votre beau pays ? lui dit-elle avec cet enjouement affectueux qui était l’expression naturelle de son âme.

— Je n’ai pas revu Venise, madame, depuis qu’elle est devenue la proie de l’étranger, répondit le chevalier d’un ton réservé.

— Oh ! mais il y a longtemps alors que vous êtes à plaindre… Je veux dire, monsieur, que l’exil doit être une chose douloureuse, même lorsqu’on se l’impose volontairement.

— Vous avez mille fois raison, madame, l’exil est la plus grande peine morale qu’on puisse infliger à l’homme après la mort, qui est la séparation de tout ce qu’on a aimé sur la terre.

À cette réponse du chevalier, les trois jeunes filles levèrent la tête, et, par un mouvement naturel, elles fixèrent toutes trois sur l’étranger un regard qui exprimait une nuance différente de curiosité : on eût dit trois cygnes voguant mollement sur un lac paisible et qu’un objet inattendu vient tout à coup distraire et captiver.

— Nous sommes presque des compatriotes, monsieur le chevalier, reprit Mme de Narbal, car ma grand’mère était née à Venise. Que de fois, dans mon enfance, elle m’a parlé de cette ville merveilleuse que je n’ai jamais eu le bonheur de voir ! Mon mari avait conservé un bon souvenir de plusieurs grandes familles vénitiennes, et particulièrement du sénateur Marco Zeno, dont la fille unique, d’une beauté rare, me disait-il, lui avait fait un accueil charmant.

Le chevalier resta interdit et ne put trouver une parole pour exprimer sa surprise en entendant prononcer par une bouche étrangère des noms qu’il croyait ensevelis dans le fond de son cœur. C’était la première fois qu’après vingt années de pérégrinations loin de son pays, le chevalier trouvait une personne qui eût quelques rapports avec les événemens et les souvenirs de sa jeunesse. Quelle étrange combinaison du sort, se disait-il, de rencontrer dans un coin de l’Allemagne une famille qui me parle de Beata et du monde enchanté dont elle était l’ornement ! — J’ai connu le comte de Narbal à l’époque dont vous parlez, madame, répondit Lorenzo Sarti d’une voix mal assurée. J’étais trop jeune alors pour avoir attiré son attention, mais je ne l’étais pas assez pour avoir oublié l’impression que me fit son noble langage pendant une discussion à laquelle j’assistais. Sans comprendre la portée de tout ce qui se disait devant moi, je me sentais incliner vers les idées dont le comte se faisait le défenseur. Les grands événemens qui se sont accomplis depuis lors n’ont que trop prouvé la sûreté de ses prévisions et la justesse de ses paroles sévères sur l’homme qui, après avoir tenté d’inoculer à la nation française les germes d’un despotisme violent et corrupteur, a commis tant de fautes envers la malheureuse Italie. Si, au lieu de donner ce beau pays en pâture à quelques membres de sa famille que l’histoire traitera sévèrement, il en eût fait une grande et forte nation, comme cela lui était facile, il aurait pu s’en appuyer au moment suprême, et, avec le concours de deux peuples si étroitement unis par la tradition et les intérêts, les chances de la lutte auraient été plus favorables. Du reste, je suis loin de regretter le dénoûment de ce drame gigantesque, et il doit être permis à un Vénitien de voir dans la catastrophe de Waterloo une expiation du traité de Campo-Formio.

L’animation du chevalier en prononçant ces paroles fit lever la tête à Mme de Narbal ainsi qu’aux trois jeunes filles, dont les regards distraits se dirigèrent encore une fois sur l’étranger. Elles semblaient l’interroger et lui demander de plus amples détails sur des événemens qui ne leur étaient qu’imparfaitement connus. Exciter la curiosité d’une femme, et d’une femme encore dans l’adolescence, dont l’âme, comme un ruisseau limpide, s’agite au moindre zéphyr qui passe, n’est pas très difficile pour un homme qui a quelque expérience de la vie, et la curiosité, quelle qu’en soit d’ailleurs l’intensité, est le premier symptôme de l’intérêt.

En répondant aux questions de Mme de Narbal, le chevalier se conformait avec regret au désir qu’on lui manifestait. Il n’aimait point à parler de Venise et à évoquer devant des inconnus des souvenirs douloureux et charmans. Il répugnait à son âme fière et délicate de soulever le voile d’un passé qui lui était si cher, dans la crainte qu’une main indiscrète ne troublât son rêve de béatitude intérieure. Gardien jaloux d’un trésor de poésie qu’il avait préservé jusqu’alors de l’outrage du temps, le chevalier ne voulait point s’exposer à en affaiblir l’essence par des aveux qui auraient pu exciter le sourire des indifférens, ou tout au moins la pitié des esprits vulgaires. Il n’était donc pas facile d’amener le chevalier à se départir de son extrême réserve, et ce n’est qu’à son cœur défendant qu’il laissait transpirer quelques rayons de sa vie intime. Cependant les jeunes personnes, groupées autour de la lampe comme trois figures d’un camée antique, avaient compris, chacune à sa manière, que le chevalier n’était pas un homme ordinaire. Elles sentaient vaguement que, sous l’accent discret de ses paroles, sous le calme apparent de son maintien, il cachait peut-être une source d’émotions comprimées dont l’histoire pouvait être intéressante. L’âge du chevalier, qui permettait de lui attribuer une vie prématurément éprouvée, le nom de Venise qui éveille dans l’imagination des femmes, et surtout des Allemandes, des images de lumière, d’indépendance et de volupté mystérieuse, tout cela fit une certaine impression sur Fanny, Aglaé et Frédérique, aussi différentes de figure que de caractère.

Fanny, fille unique de Mme de Narbal, était la plus âgée des trois. Son esprit juste et réfléchi s’était développé de bonne heure par de fréquens voyages où elle avait accompagné son père, qui avait pour elle une affection extrême. D’une taille ordinaire, mais bien dessinée et souple dans ses mouvemens gracieux, Fanny avait beaucoup de simplicité dans les manières, quoiqu’elle ne se livrât pas volontiers aux hasards de la conversation. À sa démarche un peu traînante, à l’expression de ses beaux yeux larges, languidi et lumineux, entourés d’une sorte d’auréole d’or qui en faisait mieux ressortir le scintillement, à son teint chaud et un peu cuivré comme celui de sa mère, on aurait dit que Fanny était née plutôt dans les pays où croissent le myrte et les sycomores que dans un coin de la froide Allemagne. Elle avait en effet l’indolence, les mouvemens de tête et la physionomie expressive d’une femme du midi, particulièrement d’une créole. Fanny parlait fort bien l’espagnol, et elle avait emporté de la Péninsule, qu’elle avait visitée plusieurs fois, des souvenirs charmans, dont le caractère n’était pas bien défini. Elle nourrissait l’espoir de revoir un jour ces belles contrées qui lui avaient laissé une impression ineffaçable aussi bien au physique qu’au moral, car elle était frileuse comme une plante exotique, dont le tissu délicat se contracte aux moindres variations de l’atmosphère. Sans être très bonne musicienne, Fanny chantait avec sentiment, et sa voix de contralto était agréable, bien que peu étendue. Elle préférait la musique italienne à la musique allemande, et celle des maîtres anciens aux compositions plus modernes. Un duo d’un vieil opéra italien, la Cosa rara de Martini, que son père lui avait appris dans son enfance, lui était resté gravé dans la mémoire comme un pieux souvenir qu’elle aimait à évoquer. Il éveillait en elle, ce morceau qu’elle n’avait jamais entendu chanter que par son père, un ordre d’idées et de sentimens dont elle aurait voulu vivre toujours. Il lui semblait que ces paroles bien simples et la mélodie touchante qui les accompagne,

Pace, mio caro sposo !
— Pace, mio dolce amore !
— Non sarai piu geloso ?
— No, nol sarò, mio cuore,


la transportaient dans un monde mieux approprié à sa nature expansive, loin du cercle étroit où elle languissait comme un oiseau expatrié. Il y avait quelque chose du caractère de Mignon dans Fanny, quelque chose de cet idéal de la zingara voyageuse tant caressée par les poètes allemands de l’école romantique, et dont Weber a chanté les rêveries divines dans son délicieux intermède de Preciosa. Lorsque Fanny était assise, les mains négligemment croisées sur sa poitrine, enveloppée d’un châle rose qui adoucissait le ton de son visage jaune comme une orange, entr’ouvrant ses lèvres charnues et voluptueuses pour laisser voir deux rangées de dents éclatantes, qui ornaient une bouche un peu grande, on aurait pu traduire l’expression de cette physionomie originale par les mots si connus :

Dahin ! dahin… möcht ich ziehen.

C’est là, là,… dans le pays de la lumière et des nuits sereines, que je voudrais vivre !

Aglaé, fille d’une sœur de Mme de Narbal qui avait une nombreuse famille, était née dans les environs de Strasbourg. C’était une personne agréable, vive, allègre, à la taille élancée comme un jeune palmier dont elle avait la souplesse. Ses belles joues fraîches et purpurines, ses yeux pétillans de jeunesse, le sourire joyeux qui éclairait constamment son visage, son gazouillement d’alouette et l’aimable espièglerie de son caractère faisaient d’Aglaé un type de femme tout différent de celui de Fanny. Le sérieux manquait un peu à cette nature gracieuse. Sa voix de soprano limpide, mais dépourvue d’émotion, ne se prêtait qu’à la musique légère de l’école française, dont Aglaé parlait la langue presque sans accent. Il ne fallait pas l’assujettir à des travaux trop pénibles, à des études prolongées auxquelles répugnait son esprit mobile, qui recherchait avant tout les distractions du monde. De formes élégantes, aimant la parure et les propos aimables de la galanterie, Aglaé était plus accessible aux flatteries de la vanité qu’aux séductions du sentiment. Son instruction était superficielle, et la musique, qu’elle avait apprise tant bien que mal pour complaire au désir de sa tante, ne lui plaisait que comme un objet d’agréable distraction pour la société, où elle voulait briller, s’épanouir et répandre ses plus doux parfums. Aglaé avait plutôt les fragilités, les goûts et la coquetterie d’esprit d’une Française que la tendresse et la simplicité contenue d’une Allemande. Aussi fut-elle la première à exprimer à ses deux cousines l’impression que lui faisait le chevalier et à accueillir ses paroles d’un sourire de satisfaction qui ne signifiait pas autre chose que le plaisir de voir la maison de sa tante égayée d’un personnage de plus. Elle en espérait de belles histoires qui vaudraient mieux que les entretiens ordinaires des amis connus de Mme de Narbal.

Après un échange de regards muets entre les trois jeunes filles et de quelques paroles insignifiantes, le chevalier se retira avec M. Thibaut, qui partit le soir même pour Heidelberg. Le chevalier revint quelques jours après, et des relations plus franches s’établirent peu à peu entre Mme de Narbal et Lorenzo Sarti, dont la conversation animée et l’esprit romanesque plurent beaucoup à cette aimable femme. Depuis la mort de son mari, Mme de Narbal avait pour ainsi dire concentré en elle-même une sensibilité extrême et un besoin d’expansion qu’elle n’avait pas trouvé l’occasion de satisfaire. Les opinions politiques du chevalier, l’isolement d’une existence qui paraissait avoir été agitée, ses connaissances variées et le goût éclairé qu’il avait en musique firent, impression sur l’âme naïve et pure de Mme de Narbal, qui n’avait point à s’inquiéter des suites d’une relation aimable. Elle fit des efforts pour rendre sa maison agréable à Lorenzo en lui donnant les marques les moins équivoques d’une véritable sympathie. Le chevalier, qui, sous une apparence de résolution, cachait une certaine timidité dans le monde, dont il craignait l’influence gênante, se laissa gagner par la cordialité de l’accueil que lui faisait Mme de Narbal. Il en résulta des rapports fréquens et affectueux, où Mme de Narbal trouvait un intérêt chaque jour plus vif. Elle présenta le chevalier au petit nombre de personnes de la ville de Schwetzingen qu’elle recevait dans sa maison et n’avait pas de plus grand plaisir que de faire l’éloge du noble étranger.


II

Un jour que le chevalier Sarti dînait pour la première fois chez Mme de Narbal, il y avait parmi les convives peu nombreux une Mme Du Hautchet, Française d’origine. Mme Du Hautchet descendait d’une ancienne institutrice qui était venue chercher fortune à la cour du grand-duc Charles-Théodore. Elle avait épousé un magistrat de la petite ville de Schwetzingen, dont elle était séparée depuis quelques années. Le mari avait été obligé de s’expatrier je ne sais trop pour quel motif, et Mme Du Hautchet avait pris alors le nom français de son aïeule maternelle. C’était une femme à peu près de l’âge de Mme de Narbal, de trente-cinq à quarante ans, encore très agréable, et qui ne manquait pas d’esprit. Elle avait été fort courtisée dans sa jeunesse et ne s’était pas résignée à la solitude que le temps et son veuvage forcé avaient faite autour d’elle. Sans enfans et jouissant d’une grande aisance, Mme Du Hautchet n’avait d’autre occupation que de chercher à utiliser les restes d’une beauté qu’elle n’entendait pas sacrifier aux dieux inconnus. Toujours mise avec une certaine recherche, quoiqu’elle manquât de goût, particulièrement dans l’ajustement de sa coiffure, qu’elle surchargeait de colifichets et de plumes rares, Mme Du Hautchet avait des formes potelées et un visage florissant où brillaient de très beaux yeux, dont l’expression n’était pas douteuse. Sa peau lisse et d’un blanc mat reflétait déjà ces teintes légèrement dorées qui annoncent l’approche de la saison critique. Grande liseuse de romans, Mme Du Hautchet affichait d’énormes prétentions à la sensibilité, qu’elle avait soin de tempérer par des principes sévères, pour se donner les apparences d’une vertu immolée, ce qui avait séduit la comtesse de Narbal. Sa conversation précieuse et guindée était celle d’une petite bourgeoise de province au cœur sec et dévoré de dépit de n’être que la moitié délaissée d’un scribe judiciaire. Aussi n’avait-elle reculé devant aucune importunité pour s’introduire chez Mme de Narbal, dont elle avait capté la bienveillance par des momeries de tendresse envers sa fille et ses deux nièces. Mme Du Hautchet détestait la belle musique, à laquelle son âme stérile ne pouvait rien comprendre, mais elle feignait de l’aimer beaucoup pour complaire à la comtesse, dont c’était la passion. Ces deux femmes, si opposées par le caractère et la position sociale, n’en étaient pas moins parvenues à s’entendre, grâce à l’hypocrisie obséquieuse et aux afféteries sentimentales de Mme Du Hautchet, qui avaient séduit la haute simplicité de Mme de Narbal.

— Monsieur, dit Mme Du Hautchet au chevalier, près de qui elle était placée à table, vous avez beaucoup voyagé, à ce que m’a dit la comtesse ?

— Oui, madame, répondit le chevalier ; excepté la France, où je ne suis jamais allé, je connais à peu près toute l’Europe.

— Quelle est la partie de l’Europe que vous préférez, monsieur ? répliqua Mme Du Hautchet en se pinçant des lèvres imperceptibles qui n’étaient pas à dédaigner, car elle avait une bouche charmante.

— Après le pays où je me trouve en ce moment, répondit le chevalier sur un ton de galanterie qui ne lui était pas habituel, il n’y a pas de contrée qui vaille pour moi le coin de terre béni qui m’a vu naître.

— Il faut avouer, dit Mme de Narbal, que vous avez de bien bonnes raisons pour aimer le coin de terre qui s’appelle Venise, une des merveilles du monde !

— Vous vous trompez, comtesse, répliqua le chevalier, car je ne suis pas né à Venise même, mais dans une province de l’ancienne et illustrissime république de Saint-Marc. Ce qui m’attache à la ville sacrée des doges, c’est bien moins la beauté de ses monumens, l’éclat de son histoire et les tristesses de sa ruiné, que des souvenirs intimes de ma vie, et les souvenirs, c’est la patrie !

— Si, comme j’ai cru le comprendre, aucun obstacle politique ne s’oppose à votre retour vers ces rivages enchantés, répondit Mme de Narbal, laissez-moi former le vœu, chevalier, que nous pourrons un jour visiter ensemble ce beau pays, qui me tient aussi au cœur par toute sorte de ricordanze, comme vous dites dans la langue de l’Arioste et du Tasse.

— Oh ! jamais, répondit le chevalier en poussant un soupir.

— Voilà un mot bien téméraire, répliqua Mme de Narbal en riant et en se levant de table.

Le chevalier offrit le bras à Mme Du Hautchet, qui paraissait ravie des attentions qu’avait pour elle l’étranger.

Après le dîner, qui avait eu lieu de bonne heure selon l’usage existant alors dans les petites villes d’Allemagne, on fut se promener dans le jardin et dans le bois qui en était le prolongement. Le chevalier conduisait Mme Du Hautchet, qui lui faisait les questions les plus insinuantes sur sa vie, dont elle désirait ardemment connaître l’histoire, tandis que Mme de Narbal donnait le bras à M. de Loewenfeld, conseiller du grand-duc de Bade, homme capable, disait-on, et érudit distingué, qui avait étudié la littérature grecque à Heidelberg, sous la direction de Kreutzer. Les trois jeunes personnes, Fanny, Aglaé et Frédérique, prirent une allée écartée et disparurent, en courant, dans la partie la plus épaisse du bois. Il faisait une grande chaleur, mais les rayons ardens du soleil ne pénétraient qu’avec peine à travers le feuillage vigoureux de ces arbres séculaires. L’allée était pleine d’ombre et de scintillemens lumineux, des éclaircies naturelles conduisaient le regard vers des points moins abrités d’où s’échappaient des tramées d’une lumière éclatante qui communiquait à cette végétation touffue des nuances mystérieuses qu’on ne trouve pas dans les contrées méridionales. Presque au milieu de l’allée, il y avait un banc rustique, appuyé contre un gros chêne isolé, qui offrait un lieu de refuge d’autant plus agréable que l’ombre que projetaient ses branches moussues était plus dense que partout ailleurs. Après avoir fait plusieurs tours dans l’allée, les trois cousines vinrent s’asseoir sur le banc qui entourait le gros chêne.

— Que pensez-vous de la nouvelle connaissance de ma tante ? dit Aglaé, dont l’humeur joyeuse débordait toujours en menus propos enfantins. Je lui trouve une noble figure, continua-t-elle, et quoiqu’il soit déjà vieux, il ne me déplaît pas.

— On est vieux pour toi lorsqu’on n’a plus vingt ans, répondit Fanny d’une voix dolente. Sans être un jeune homme, le chevalier est dans la force de l’âge, et sa figure trahit moins le nombre des années que les soucis d’une existence qui paraît avoir été agitée. As-tu remarqué, continua Fanny en s’adressant particulièrement à Frédérique, qui jouait avec un lorgnon qu’elle tenait à la main, combien le chevalier paraissait ému en répondant à ma mère ? En prononçant le mot jamais, il a poussé un soupir qui en dit plus que de longues phrases.

— Cet homme me fait peur, répondit Frédérique après un court silence. Je ne sais pas ce que j’éprouve en voyant ce front élevé et ce regard sévère ; mais ce n’est pas de la sympathie. Je voudrais qu’il fût déjà loin d’ici, dit-elle d’un air distrait et en se baissant pour cueillir une petite fleur bleue qui était au pied d’un arbre.

— Attends, dit Fanny, qui avait remarqué la nuance délicate de cette fleur, et laisse-moi essayer une combinaison, ou, comme vous diriez, vous autres musiciens savans, une modulation imprévue.

Et Fanny, prenant la tête de Frédérique, fixa la petite fleur sauvage sur le côté gauche de sa belle chevelure blonde, dont les boucles ondulaient sur un cou blanc et flexible. — Voyez-vous cela ! continua Fanny après avoir achevé de consolider la fleur sur la tête de sa cousine. Comme ce bleu se marie bien avec le blond cendré ! Frédérique ne ressemble-t-elle pas ainsi à la Gretchen de Faust ou plutôt à la belle Agathe du Freyschütz, que nous avons entendu dernièrement à Manheim ?

— Une idée en suscite une autre, dit alors Aglaé, qui se mit à courir vers un buisson de roses qui était à l’une des extrémités de l’allée. Elle en cueillit une des plus fraîches et vint l’ajuster sur la chevelure noire de Fanny. Frédérique, suivant l’exemple de ses cousines, détacha une branche de buis et la plaça sur la tête d’Aglaé, dont les cheveux châtain clair formaient une transition entre la brune Fanny et la blonde Frédérique. À voir ces jeunes filles parées d’une fleur qui rendait plus saillante la physionomie de chacune, on eût dit trois nuances d’un même sentiment, un heureux accord formé par la nature qui vit de contrastes, et dont l’unité immuable n’empêche pas l’infinie variété de ses modes. C’est ainsi que, sur un thème éternel, l’art produit sans cesse des pensers nouveaux. Elles étaient toutes trois debout, achevant leur toilette improvisée, riant de bon cœur de l’idée qui leur avait traversé l’esprit, lorsque le chevalier apparut dans l’allée avec Mme Du Hautchet, suivi bientôt de Mme de Narbal et de M. de Loewenfeld.

— Ma chère enfant, dit Mme Du Hautchet à Frédérique lorsqu’elle fut arrivée près du groupe des jeunes filles, M. le chevalier, à qui j’ai parlé de vos talens, a le plus vif désir de vous entendre. Vous nous jouerez quelque chose, n’est-ce pas, ma toute belle ? lui dit-elle avec une afféterie de tendresse qui fit sourire la jeune fille, ou, ce qui vaudra mieux encore, vous chanterez à M. le chevalier, qui est un grand connaisseur, un morceau de l’opéra à la mode, je veux dire du Freyschütz, qui excite l’enthousiasme de toute l’Allemagne.

— Je m’estimerai heureux, mademoiselle, répondit le chevalier, de me ranger au nombre de vos admirateurs.

À ces paroles prononcées sur un ton de froide politesse, Frédérique resta silencieuse, et s’échappa du groupe pour aller au-devant de Mme de Narbal.

M. Thibaut arriva le soir de Heidelberg. Il recherchait la société du chevalier, dont l’instruction variée, l’esprit poétique et le goût passionné pour la musique, lui fournissaient matière à d’aimables et fructueuses discussions. Né dans une petite ville du Hanovre, en janvier 1772, M. Thibaut avait fréquenté successivement les universités de Gœttingue, de Kœnigsberg et de Kiel. Il avait été nommé professeur de droit d’abord à Iéna, et puis à Heidelberg, lorsqu’on réorganisa, en 1805, cette vieille université, qui remonte aux dernières années du XIVe siècle. Homme excellent et fort considéré pour ses travaux sur le droit romain, M. Thibaut consacrait ses loisirs et sa fortune à satisfaire sa passion pour l’étude approfondie de l’art musical. Il s’était formé une des plus riches collections de musique ancienne qui existât en Allemagne. Son goût un peu exclusif pour les sources premières et les monumens de l’art avait engagé M. Thibaut à remonter le cours de l’histoire jusqu’à Palestrina et Orlando di Lasso, dont les œuvres, péniblement recueillies, formaient la base de sa collection. Il avait rattaché ces deux grands maîtres au mouvement produit, aux XIVe et XVe siècles, par ce qu’on appelle l’école gallo-belge, dont ils sont l’épanouissement harmonieux. Redescendu vers les temps modernes, M. Thibaut avait plus particulièrement fixé son admiration sur Sébastien Bach et sur Haendel pour l’Allemagne, sur les premiers maîtres de l’école napolitaine, Scarlatti, Léo, Durante, et les Vénitiens Gabrielli, Legrenzi, Caldara, Lotti et Benedetto Marcello, pour l’Italie. Préoccupé avant tout de musique religieuse et des concerts de la voix humaine, M. Thibaut ne dépassait guère la seconde moitié du XVIIIe siècle, qui marque l’avènement de la musique instrumentale, et ce n’est qu’avec réserve qu’il parlait d’Haydn, de Mozart et de Beethoven surtout, dont le génie épique et si profondément passionné lui était peu accessible. Esprit modéré, âme douce et pacifique, M. Thibaut avait choisi dans l’art musical les maîtres qui traduisaient le mieux ses propres sentimens, et il s’était enfermé dans la période historique qui s’écoule de 1560 à 1760, c’est-à-dire depuis l’apparition de Palestrina jusqu’à la mort de Haendel. Il avait fondé à Heidelberg une société chantante, composée d’artistes et d’amateurs qu’il dirigeait lui-même, et à laquelle il faisait exécuter tous les morceaux de musique ancienne qu’il parvenait à se procurer. La maison de Mme de Narbal lui était infiniment agréable, parce qu’il y trouvait un groupe de natures aimables et distinguées, sur lesquelles il essayait les effets de son enthousiasme. Lorsque M. Thibaut avait reçu de Rome, de Vienne, de Munich ou de Berlin, quelque morceau inédit de l’un de ses maîtres préférés, il accourait à Schwetzingen communiquer à Mme de Narbal son nouveau trésor. L’imagination naïve et toute charmante de la comtesse se mettait promptement à l’unisson du goût éclairé de son ami, dont elle avivait l’enthousiasme en le partageant. Cela donnait lieu à des scènes piquantes semblables à celles que j’ai vues se produire depuis à l’école d’Alexandre Choron, avec qui M. Thibaut avait plus d’un rapport ; mais ce qui distinguait M. Thibaut de l’illustre fondateur de l’école de musique classique et religieuse, c’était un amour extrême pour les chants naïfs et populaires qui surgissent sans culture comme les simples fleurs des bois solitaires. Il en avait formé une collection curieuse qu’il s’était plu à décrire dans son intéressant petit volume sur la pureté de l’art musical[3]. Par ce retour vers la poésie primitive et pour ainsi dire autochthone que n’a point contaminée le souille de l’étranger ni l’imitation des formes savantes consacrées par l’admiration des lettrés, M. Thibaut se rapprochait de l’école historique moderne, qui voulut restaurer le sentiment national et les monumens qui en révèlent l’expression.

Le soir, tout le monde fut réuni dans le grand salon de Mme de Narbal. Il ouvrait, nous l’avons dit, sur la pelouse du parc, dont le bois fermait l’horizon. À droite du salon se trouvait un petit cabinet de retraite avec un piano, quelques livres de choix et un joli tableau de je ne sais plus quel maître allemand, qui représentait une scène d’un poème de Goethe, Hermann et Dorothée. À gauche du salon se prolongeait une file d’appartemens destinés aux amis qui venaient demander l’hospitalité. La soirée était belle, et du salon, qui était faiblement éclairé, on pouvait plonger le regard dans les ombres épaisses du bois, d’où s’exhalaient une fraîcheur délicieuse et des senteurs enivrantes. Le chevalier se sentit pénétré d’une douce tristesse en trouvant dans l’habitation somptueuse de Mme de Narbal quelque rapport avec la villa Cadolce, où il avait passé son enfance. Remontant par l’imagination le cours des années, il lui semblait assister à l’une de ces conversazioni qui avaient lieu dans le magnifique palais du sénateur Zeno, et y apercevoir dans un coin lumineux la figure adorée de Beata. Tout ce qui rappelait au chevalier un temps irréparablement écoulé qui avait rempli son cœur de ces rêves d’or de la jeunesse, d’où proviennent les nobles inspirations de l’âge mûr, le captivait entièrement et le rendait presque insensible à ce qui se passait actuellement devant lui.

Il fut tiré de sa distraction par le mouvement que se donnait Mme Du Hautchet pour obtenir des trois jeunes filles qu’on fît un peu de musique, voulant se faire honneur auprès du chevalier d’aimer un genre de plaisir qui lui était au moins indifférent. Les jeunes personnes résistaient avec humeur aux obsessions mielleuses de Mme Du Hautchet, lorsque M. Thibaut, prenant la main de Frédérique, qu’il affectionnait beaucoup : — Mon enfant, lui dit-il, faites-moi le plaisir de chanter quelque chose. Chantez-nous un morceau de Mozart, si c’est possible, pour que nous puissions avoir l’avis d’un grand connaisseur sur votre voix et sur la direction qu’il conviendrait de donner à vos études vocales. M. Rauch, votre maître, est trop vieux, trop savant contre-pointiste et trop Allemand pour avoir le goût éclairé de M. le chevalier en des matières si délicates. — Après une légère résistance, qu’un mot de Mme de Narbal fit disparaître, Frédérique se mit au piano, ayant à ses côtés sa cousine Aglaé. Derrière le piano, qui occupait le milieu du salon, juste en face de la porte qui conduisait au jardin, il y avait une grande glace où se reflétaient la taille souple et la belle chevelure blonde de Frédérique, surmontée de la petite fleur bleue que Fanny y avait placée. D’un côté de la glace se trouvaient un portrait de Goethe et de l’autre celui de Mozart, âgé de vingt-deux ans, alors qu’il traversa Manheim en 1778 pour venir à Paris, le cœur rempli d’un amour discret pour Aloïsa de Weber, qu’il ne devait jamais épouser.

Après un prélude de quelques mesures pendant lequel Frédérique cherchait à se donner une contenance de fermeté qu’elle était bien loin d’avoir, les deux jeunes filles se mirent à chanter l’adorable duetto des Nozze di Figaro,

Su l’aria…


qu’elles semblaient avoir choisi tout exprès pour exprimer la douce raillerie d’une situation piquante. Lorsque Suzanne laisse exhaler de ses lèvres moqueuses cette phrase qu’on ne peut comparer qu’à un rayon de soleil attiédi par un épais feuillage qu’il traverse :

Che soavr zefiretto
Quosta sera spirozà…


et que la comtesse lui répond avec un sourire contenu :

Ei già il resto capizà…


le chevalier éprouva comme une secousse intérieure qui lui fit lever les yeux sur Frédérique, qui chantait cette partie non sans un peu d’émotion. Les deux voix s’unirent ensuite dans un délicieux accord, et le morceau s’acheva comme un hymne à la grâce et à la beauté du jour. Un murmure approbateur, où il se mêlait autant de politesse que de vraie satisfaction, témoigna aux deux jeunes filles le plaisir qu’on avait eu à les entendre. Aglaé était toute rayonnante des complimens qu’on lui adressait, tandis que Frédérique, moins communicative, paraissait simplement heureuse d’avoir terminé une tâche qui lui était peu agréable.

— Comment trouvez-vous ce joli madrigal, mon cher chevalier ? dit M. Thibaut en se frottant les mains de plaisir.

— Exquis ! digne de celui qui a mérité d’être surnommé le Raphaël des musiciens. Il faudrait mettre au bas de chaque morceau de Mozart ce que Voltaire disait du style de Racine : parfait, inimitable !

— Jamais un compositeur allemand n’aura reçu un plus bel éloge de la part d’un Italien, dit M. de Loewenfeld.

— L’auteur de Don Juan n’appartient exclusivement à aucune nation, reprit le chevalier. Si le hasard l’a fait naître à Salzbourg, il a été nourri de l’art italien, qui dominait alors dans toutes les cours princières de l’Allemagne et de l’Europe. Béni et consacré par le padre Martini de Bologne, qui représentait la belle tradition de l’école romaine, c’est dans la langue de Métastase et pour des chanteurs italiens que Mozart a composé ses chefs-d’œuvre, Idomeneo, les Nozze di Figaro et Don Juan. Son génie, vraiment divin, ne semble pas procéder de l’humaine nature, tant il est spontané dans ses manifestations, qui jamais ne trahissent l’effort. Pour moi, Mozart n’est pas un musicien qu’on puisse comparer à aucun autre, c’est le musicien de la grâce, de la tendresse et de l’idéal, le ne saurais mieux exprimer l’effet que me produit la musique de Mozart que par cette strophe que lui adressa la célèbre Corilla en 1770 :

Quella dolce armonia di paradiso
Che a un estasi d’amor mi apri il sentiero
Mi risuona nel cuor, e d’improviso
Mi porta in cielo a contemplare il vero[4].

— Ah ! chevalier, s’écria Mme de Narbal avec la vivacité d’impression qui lui était naturelle, pour parler ainsi de Mozart il faut avoir bien des choses dans le cœur et dans l’esprit !

Il se fit un peu de silence après ce compliment naïf de la comtesse. Mme Du Hautchet, qui ne comprenait pas grand’chose à ces finesses de langage et de sentiment, et qui trouvait au fond que la musique de Mozart était une vieillerie fort peu amusante, insistait auprès de Frédérique pour lui faire dire quelque morceau du nouvel opéra qu’elle avait entendu récemment à Manheim. Elle fit part de son désir à Mme de Narbal, qui décida ses nièces à chanter le duo du Freyschütz entre Agathe et Annette. Aglaé ne se fit pas longtemps prier, et, joyeuse de faire entendre de nouveau sa jolie voix de soprano, elle conduisit au piano sa cousine Frédérique, qui n’obéissait qu’à regret au désir de sa tante. La comtesse voulut accompagner elle-même le morceau qui avait été choisi, afin que Frédérique fût moins gênée dans l’émission de sa voix et que le chevalier pût juger plus favorablement des avantages naturels de sa nièce, pour qui elle avait une affection particulière. Frédérique portait ce jour-là une robe de mousseline à fond blanc, parsemée de petites arabesques dont les couleurs voyantes faisaient mieux ressortir sa taille svelte aux ondulations voluptueuses. Son buste, admirablement dessiné, s’évasait en courbes élégantes dont on pouvait suivre les sinuosités sous un corsage montant et scrupuleusement fermé. De belles tresses blondes, enroulées autour de la tête et contenues par des épingles en or, laissaient échapper deux longues mèches qui se jouaient mollement sur un cou d’albâtre, qui supportait avec grâce un si riche fardeau. La petite fleur bleue, fixée dans un repli de cette chevelure abondante, penchait un peu sur l’oreille gauche, comme un symbole de la poésie de la nature. Frédérique, qui chantait la partie d’Agathe, eut de la peine à faire sortir sa voix un peu sourde, qu’on ne lui avait pas appris à bien diriger. Raffermie par un encouragement de M. Thibaut, elle dit avec une émotion visible la phrase incidente :

Tout a pour toi des charmes,


où se révèle le caractère mélancolique d’Agathe, en opposition avec la gaîté insouciante de son amie Annette. Ce contraste de deux natures de femmes très différentes, admirablement rendu par le musicien, se prolonge jusqu’à la fin du morceau sans nuire à l’unité de l’impression. Lorsque la tendre Agathe, le cœur oppressé par de sinistres pressentimens, exprime le trouble qui l’agite en quelques notes profondes et touchantes, pendant que son amie l’accompagne des mièvreries de son enjouement, le chevalier se sentit frappé comme par une baguette magique qui aurait fait sourdre de son âme une source cachée de vie nouvelle. Il regarda avec étonnement la jeune fille qui produisait en lui une telle émotion, puis il baissa la tête jusqu’à la fin de ce lied de l’amour, qui répandit dans le salon comme une vapeur d’harmonie mystérieuse.

— Quelle différence de style et de sentiment, dit M. Thibaut, entre les deux morceaux que nous venons d’entendre ! Il semble qu’une révolution musicale s’est accomplie depuis la mort de Mozart jusqu’à l’avènement de Weber.

— C’est une révolution de l’esprit humain, répliqua le chevalier avec vivacité, qui sépare l’auteur du Don Juan de celui du Freyschütz. Entre les deux maîtres très différens qui ont créé ces deux chefs-d’œuvre, vous oubliez qu’il y a la révolution française avec tous les changemens qu’elle a produits, non-seulement dans la société civile et politique, mais dans la direction de la pensée et jusque dans les affluens qui alimentent l’inspiration du génie.

— Eh quoi ! monsieur le chevalier, dit le conseiller de Loewenfeld, pensez-vous que la musique, le plus immatériel de tous les arts, qui ne peut exprimer que des sentimens et n’affecte que la partie subjective de nous-mêmes, comme disent les philosophes, soit aussi accessible à l’influence des idées et aux changemens de l’histoire ?

— Je pourrais vous répondre, monsieur, que je ne sais pas trop ce qu’on entend par un art immatériel, puisqu’on n’est pas encore parvenu à bien définir les deux substances dont on assure que l’homme est composé. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’homme est sujet aux vicissitudes du temps et de l’espace où il se développe, et que, sur un fond permanent qu’on nomme la raison et la conscience, tout change en lui, jusqu’aux molécules qui forment le tissu de ses organes. La musique est un langage, et, comme tel, il se modifie avec les sentimens et les idées de ceux qui le parlent. Pour moi, ajouta le chevalier en s’adressant particulièrement à M. Thibaut, je trouve que l’auteur du Freyschütz s’inspire d’un ordre d’idées et de sentimens qui est au génie de Mozart ce que la poésie de Goethe est à celle de Klopstock. Je le répète, une révolution sépare ces deux grands musiciens d’une portée et d’un caractère si différens, et de cette révolution est sorti un nouvel idéal qui ne ressemble pas à celui qu’entrevoyait l’âme pieuse, tendre et sereine de Mozart. Si j’osais, continua le chevalier en regardant les deux jeunes personnes qui venaient de chanter le duo du Freyschütz, je dirais que la muse de Weber porte, comme Mlle Frédérique, une fleur des champs sur sa belle chevelure blonde et que dans les sentimens qu’elle exprime se mêle un parfum de la nature extérieure que ne connaissait pas le génie de Mozart.

— Bravo, chevalier, s’écria M. Thibaut en se levant pour lui tendre la main. Voilà une idée originale et féconde qui vous mènerait loin si vous la développiez ! J’y vois poindre le bout du nez d’un vieux Juif qui s’appelle Spinoza.

— Peut-être, répliqua le chevalier, il s’agit seulement de s’entendre.

On fit servir le thé, et la conversation prit un autre cours.

Conformément à l’usage qui existait alors en Allemagne, et qui probablement subsiste toujours, les trois jeunes personnes, Fanny, Aglaé et Frédérique, présidaient à tous les menus détails de l’économie domestique, dont Mme de Narbal n’aimait pas à s’occuper. Bien, au-delà du Rhin, ne paraît indigne d’une femme bien née, et j’ai vu, dans l’une des plus nobles familles de la Bavière, la fille unique de la maison, d’une rare distinction d’esprit, servir son père à table ainsi qu’un étranger, qui, ce jour-là, était admis à jouir de ce beau spectacle de la grâce unie à la prévoyance. Ces mœurs simples, qu’on retrouve jusque dans les maisons princières, donnent un plus grand prix à la poésie de sentiment, à l’instruction solide et variée qui distinguent les femmes allemandes. C’est un contraste touchant qui avait déjà frappé Mme de Staël que de voir une jeune fille allemande parler une ou deux langues étrangères, entendre les discussions les plus élevées, cultiver les arts, et, après vous avoir charmé par une sonate de Mozart ou de Beethoven, passer à l’office et préparer de ses mains délicates les rafraîchissemens qu’elle va vous offrir ! Une petite bourgeoise française se croirait perdue dans l’estime du petit monde où s’évapore sa vanité si, après avoir ennuyé ses amis d’une mauvaise contredanse, qu’elle aura exécutée sur un piano discord, on lui demandait de savoir comment se fait un bouillon. Il en est de l’art véritable comme de la vraie philosophie, il ne laisse point à demi-chemin celui qui en savoure les beautés, et au lieu d’égarer la faible créature qui s’efforce d’en comprendre les mystères, il la purifie et l’élève jusqu’à la région des principes. Le beau ne serait pas le beau, s’il pouvait être incompatible avec le sens commun, et la femme qui a pris goût aux chefs-d’œuvre du génie n’y apprendra pas à dédaigner les plus humbles devoirs de son sexe.

Après un peu d’hésitation dont elle ne se rendait pas compte, Mlle Frédérique vint offrir une tasse de thé au chevalier. Elle mit dans cette démarche une certaine gaucherie boudeuse qui n’était pas dépourvue de grâce, mais qui trahissait l’effort qu’elle était obligée de faire sur elle-même. La comparaison dont s’était servi le chevalier pour exprimer le caractère général de la musique de Weber avait éveillé sa vanité de jeune fille sans dissiper entièrement le malaise que lui faisait éprouver la présence de l’étranger.

— Vous avez une voix charmante, mademoiselle, lui dit le chevalier en acceptant par politesse la tasse de thé qu’elle lui présentait.

— Oui, sans doute, répondit Mme de Narbal ; mais il faudrait savoir s’en servir, et nous n’avons personne ici dont les conseils puissent nous diriger. M. Rauch, qui donne des leçons à ces demoiselles, est un savant musicien, un maître de chapelle accompli, qui possède sur le bout des doigts, comme on dit, la science abstruse des Fux, des Marpurg et des Kirnberger[5] ; mais il n’entend pas grand’chose à l’art de chanter.

— Chevalier, dit alors M. Thibaut en posant sa grosse main sur la tête de Mlle Frédérique, voici une jolie Allemande qui serait digne de recevoir quelques bons avis d’un homme tel que vous. Elle connaît la musique presque aussi bien que M. Rauch, mais il lui manque ce que les Italiens et les Français seuls possèdent, le goût, grand mot dont les Allemands n’ont jamais compris le sens, excepté deux génies supérieurs, qui sont Goethe et Mozart.

— Nous serions trop heureux, répliqua Mme de Narbal, si M. le chevalier voulait bien consacrer quelques momens perdus à nous expliquer ses idées sur le plus beau et le plus profond de tous les arts. Ce que je viens d’entendre à propos de Mozart et de Weber m’entr’ouvre un horizon où mon esprit n’avait jamais pénétré.

— Madame, répondit le chevalier sur un ton de modestie sincère, je crains que vous n’ayez une trop haute opinion de mes connaissances. En musique comme en toutes choses, je ne suis guère qu’un dilettante, un oisif qui s’amuse des œuvres du génie, où il cherche un aliment à sa propre fantaisie. Je me suis trouvé lié avec de grands maîtres ; j’ai connu un grand nombre d’hommes et d’artistes distingués ; j’ai beaucoup vu et beaucoup entendu dans mes longues pérégrinations, et ma vie s’est écoulée à aimer avec ardeur les choses qui me paraissaient aimables. C’est là, madame, mon plus beau titre à votre indulgence.

— Vous ne croyez pas sans doute, chevalier, avoir fait preuve d’une grande modestie, répondit la comtesse avec un sourire affectueux, en vous reconnaissant la faculté d’aimer avec ardeur les choses qui vous paraissent dignes d’intérêt ? On serait fier à moins.

La nuit sereine et la lune resplendissante, dont la douce lumière pénétrait abondamment dans le salon, convièrent la compagnie à sortir un instant. L’air était encore tiède de la chaleur du jour et tout imprégné de suaves émanations. On aurait pu se croire loin de l’Allemagne, dans une de ces villas des bords de la Brenta dont la demeure de Mme de Narbal reproduisait les dispositions. C’était, nous l’avons déjà dit, un souvenir de son grand-père, le ministre de Charles-Théodore, qui avait voulu donner à sa femme un témoignage permanent de l’amour quelle lui avait inspiré.

— Y a-t-il sous le ciel de l’Italie de plus belles nuits que celle-ci ? dit Mme de Narbal en prenant familièrement le bras du chevalier.

— Non, madame, et il y a longtemps que je n’ai respiré un air aussi pur.

— Nous serions tous charmés, répliqua la comtesse après un court silence, si notre pays pouvait vous plaire, monsieur le chevalier, et vous retenir quelque temps parmi nous. Du moins nous efforcerons-nous de vous en rendre le séjour aussi agréable que possible, ajouta-t-elle avec la sincérité d’accent qui lui était propre.

Plus touché qu’il n’osait l’avouer de ce témoignage de franche sympathie, le chevalier ne trouva pas un mot à y répondre. Le silence qu’il gardait aurait fini par l’embarrasser, si M. Thibaut, se détachant du groupe des trois cousines qui s’entretenaient avec Mme Du Hautchet, ne fût venu lui dire :

— On conspire contre vous, mon cher chevalier. Je vous ai tellement calomnié auprès de ces dames qu’elles ont le plus vif désir de vous entendre. Montrez à ces jeunes filles, je vous en prie, comment on exprime ce qu’on sent et quelle est la puissance de l’art sur la nature, je veux dire de l’esprit sur la matière.

— Docteur, répondit le chevalier, je ne vous croyais pas si perfide ! Vous voulez immoler la victime après l’avoir couronnée de fleurs. Vous savez très bien que je suis comme un vieux rossignol enroué qui a passé l’âge des amours.

— Je ne m’y fierais pas, répliqua M. Thibaut en riant.

On insista auprès du chevalier. Mmes de Narbal et Du Hautchet se joignirent à M. Thibaut pour vaincre la répugnance qu’a toujours éprouvée le chevalier de chanter avec une voix médiocre devant des personnes inconnues. Il céda pourtant aux sollicitations réitérées qu’on lui fit, surtout pour ne pas désobliger Mme de Narbal, dont la simplicité affectueuse lui avait gagné le cœur. On rentra dans le salon. Le chevalier se mit au piano avec une bonne grâce parfaite dont tout le monde lui sut gré. Il éteignit les bougies qui brûlaient encore dans les bobèches d’argent, et pria qu’on éloignât la lampe qui était sur la cheminée, en disant : — Je tiens à ne pas détruire en un instant toutes les illusions que le savant docteur a pu faire concevoir de moi.

Les dames s’assirent en cercle autour du piano. Mme de Narbal et M. Thibaut étaient à la droite du chevalier, Mme Du Hautchet et M. de Loewenfeld à sa gauche ; au fond, près de la porte, les trois cousines, Fanny, Frédérique et Aglaé, formant un groupe charmant, dessinaient un bouquet dont on eût été heureux de respirer le parfum. Assise nonchalamment sur un fauteuil de velours, un bras appuyé sur la chaise de Frédérique, vers laquelle elle se penchait un peu, Fanny exprimait, par sa pose affaissée et l’inclinaison de sa tête, cette vague aspiration à l’inconnu que les Allemands nomment sehnsucht, heureuse disposition d’une âme élevée qui, sans mépriser les objets qui l’entourent, ne saurait y trouver l’apaisement du malaise indéfini qui la tourmente. Tandis que Frédérique, un lorgnon à la main, qui était suspendu à son cou par une chaînette en or, le rapprochait incessamment de ses yeux, autant pour mieux voir que pour cacher l’expression des sentimens confus qu’elle éprouvait, Aglaé riait comme toujours, et prenait plaisir aux incidens de la soirée sans la moindre préoccupation. Le chevalier, dont la noble figure n’était éclairée que par les rayons furtifs de la lune qu’il voyait planer au-dessus du bois qui encadrait l’horizon, se sentit ému en présence de cet auditoire bienveillant qu’il connaissait à peine. Les souvenirs lointains de sa jeunesse, vers laquelle il se tournait toujours, lui montèrent lentement au cœur, en le remplissant d’une vague tristesse d’où se dégageait une chère et douce image. Ce fut sans aucune préméditation, et comme inspiré par les circonstances où il se trouvait, que le chevalier chanta d’une voix tremblante cette suave mélodie de Paisiello qui lui rappelait une heure fortunée de sa vie :

Nel cor più non mi sento
Brillar la gioventù…
Amor, del mio tormento,
Amor, sei colpa tu !

C’était Beata en robe blanche, assise sur le balcon du palais de son père, c’était Venise, une nuit d’amour, de poésie et d’éternel regret, que le chevalier venait d’évoquer par ce chant naïf et pur. Il était ému, non comme un virtuose qui s’est assimilé et qui traduit le sentiment d’autrui, mais comme un poète qui exprime sa propre douleur par les moyens d’un art consommé. — De ma vie, s’écria Mme de Narbal, je n’ai rien entendu de semblable ! Je ne sais comment qualifier ce que j’éprouve ; ce n’est pas une voix, mais une âme qui chante ! Ah ! chevalier, il y a quelque chose là-dessous, dit-elle en désignant du doigt la place du cœur.

— Parbleu ! répondit M. Thibaut, il y a le grand art de l’Italie, dont nous autres Allemands n’avons pas la moindre idée. Nous jouons très bien de la clarinette et d’autres instrumens à vent, mais nous n’avons jamais su chanter. Eh bien ! dit-il en se tournant vers les trois jeunes filles, dont la physionomie exprimait la nuance de plaisir et d’étonnement que chacune d’elles venait d’éprouver, avais-je raison de vous tant parler du chevalier Sarti ?


III

Le lendemain matin, le chevalier quitta Schwetzingen pour retourner à Manheim, dont il aimait le séjour. Revenu dans son petit appartement, entouré de ses livres, d’un piano et de quelques gravures de Canaletto qui représentaient différentes vues de Venise, il fut heureux de retrouver sa chère solitude. Depuis longues années, il avait contracté l’excellente habitude de tenir un journal où il se plaisait à consigner les principaux événemens de sa vie, ses impressions, le résultat de ses lectures, tout ce qui frappait son esprit ou intéressait son cœur. Le chevalier parcourait souvent ce livre de sa destinée, où le nom de Beata était inscrit à chaque page comme le résumé final de ses efforts, comme l’étoile polaire vers laquelle se tournaient incessamment sa raison et son âme. Le lendemain de son arrivée de Schwetzingen, le chevalier écrivit dans ce journal, écho de sa joie et de ses tristesses : « Fanny, Aglaé, Frédérique, tutte care… ma l’una più cara dell’ altre ! (charmantes toutes trois,… mais l’une plus charmante que les autres. ») C’était là un simple aperçu, une première ébauche de la sensation agréable, mais confuse, que les trois jeunes filles avaient produite sur le chevalier. Fanny cependant l’avait frappé bien plus que ses deux cousines, parce qu’elle était la fille de Mme de Narbal et d’un âge plus rapproché du sien.

Quinze jours s’étaient à peine écoulés depuis son retour à Manheim, que Mme de Narbal écrivait au chevalier : « Vous nous oubliez, chevalier, vous nous laissez avec nos regrets et sous le charme de tout ce que nous avons entendu ! Ma fille et mes nièces ne cessent de me demander quand nous aurons le plaisir de vous revoir. En attendant, nous parlons de vous et de cette délicieuse chanson qui me trotte dans l’esprit depuis quinze jours :

Nel cor più non mi sento
Brillar la gioventù…


« Venez nous conter cette histoire-là, car je suis bien sûre qu’il y a là-dessous quelque épisode de clair de lune. Ma voiture est à vos ordres. Écrivez-moi un mot. »

Le chevalier retourna à Schwetzingen et descendit chez Mme de Narbal, qui ne voulut pas souffrir qu’il logeât à l’auberge. — Une fois pour toutes, lui dit-elle, vous feriez plus que me désobliger en refusant une hospitalité que je suis trop heureuse de vous offrir. Laissez-moi traiter en ami le compatriote de ma grand’mère et m’acquitter un peu envers cette chère Venise, où mon mari a reçu un accueil qu’il n’a jamais oublié.

Le chevalier Sarti se voyait donc installé dans la belle habitation de Mme de Narbal, au milieu de trois jeunes filles diversement douées, dont il avait éveillé la curiosité par ses manières, la distinction de son esprit, et surtout par l’obscurité qui enveloppait son existence, qu’on supposait avoir été agitée et un peu romanesque. Au bout de quelques jours, il eut bientôt fait connaissance avec les différentes personnes qui fréquentaient la maison de la comtesse, et particulièrement avec M. Rauch, qui donnait des leçons à ces demoiselles, un Allemand de la vieille roche, qui avait été attaché à la chapelle de Charles-Théodore. Il avait passé sa jeunesse à la cour de ce prince magnifique, où il avait vu Mozart et connu l’abbé Vogler. Long, maigre, sec, ridé, tout barbouillé de science et de tabac, le vieux Rauch était né à Leipzig en 1760, par conséquent dix ans après la mort du grand Sébastien Bach, ce profond génie, qui mourut aveugle comme Haendel, son contemporain, et qui fut le chef d’une nombreuse dynastie de musiciens qui a duré plus de deux cents ans. Doué d’une mémoire aussi prodigieuse que bizarre, et s’aidant des souvenirs de sa mère, qui avait connu le vieux Sébastien, M. Rauch s’était gravé dans l’esprit l’arbre généalogique de ce clan de compositeurs, depuis le boulanger de la ville de Presbourg, en Hongrie, qui en est le fondateur vers le milieu du XVIe siècle, jusqu’au docteur Bach, qui a publié en 1817 un ouvrage sur l’influence physique de la musique, De musices effectu in homine sano et ægro. Harmoniste savant, organiste de la vieille école et pianiste habile, M. Rauch était par ses doctrines, par ses préférences et ses antipathies, un représentant curieux de l’Allemagne du nord et de l’art qui exprime les tendances sévères du protestantisme. Luther, Bach, Haendel, Graun, Haydn et Mozart, voilà les seuls noms admirés sincèrement par M. Rauch, qui n’admettait qu’avec une extrême réserve Beethoven, Weber, Schubert et tous ceux qui ont suivi le mouvement du XIXe siècle. Quant aux Italiens, ils n’étaient pour M. Rauch que des compositeurs de chansonnettes, et les Français que des faiseurs de contredanses. Un choral de Luther, une fugue de Bach et un bon verre de vin du Rhin étaient les choses les plus exquises que connût ce brave M. Rauch, qui avait toujours à la bouche cet adage si connu du grand réformateur : « Celui qui n’aime pas le vin, la femme et la musique reste un fou pour toute sa vie[6]. »

Établi à Heidelberg, où il était organiste à l’église de Saint-Pierre, M. Rauch allait trois fois par semaine à Schwetzingen donner des leçons de piano, de musique et même d’harmonie à la fille de Mme de Narbal et à ses deux nièces. Faute d’un meilleur conseil, qu’on n’avait pas sous la main, M. Rauch faisait aussi chanter à ces demoiselles quelques morceaux de musique vocale, tous empruntés à l’école allemande, et particulièrement aux compositeurs qui se rapprochaient le plus de ses maîtres favoris, Bach, Haendel, Graun, dont les opéras et les oratorios étaient si goûtés du grand Frédéric. Plus le morceau qu’avait choisi M. Rauch était d’un accès difficile à la voix humaine, compliqué d’intonations, de rhythme et d’harmonie, et plus il excitait son admiration. Mozart était déjà trop simple pour M. Rauch, et dans le fond de son âme il préférait les opéras de Spohr, le Fidelio et la musique vocale de Beethoven aux chefs-d’œuvre du plus exquis des musiciens. Tout ce qui paraissait le don d’une organisation heureuse, le produit facile d’une nature inspirée, le fruit spontané de la grâce et du sentiment, le touchait beaucoup moins que ce qui avait été laborieusement enfanté par la méditation et portait les traces de la coopération active de la volonté. Quand M. Rauch avait dit d’un musicien ou d’un artiste quelconque : er ist ein tüchtiger Kerl (c’est un homme habile et profond), c’était le plus grand éloge qu’il pût faire d’un cerveau créateur.

Mme de Narbal, qui avait la passion de l’enseignement, et dont la curiosité investigatrice s’amusait presque autant de la connaissance des procédés que des effets obtenus, assistait avec zèle aux leçons de M. Rauch, dont elle appréciait les qualités sans méconnaître les défauts. M. Thibaut l’avait depuis longtemps prémunie contre le goût du savant organiste, et il n’avait pas eu de peine à la convaincre qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’on entend par l’art de chanter proprement dit. Mme de Narbal pria le chevalier de venir un instant au salon pendant que M. Rauch faisait déchiffrer à ces demoiselles un nouveau morceau qu’il leur avait apporté. C’était la première fois que le professeur se rencontrait avec le noble dilettante. La leçon finie et M. Rauch étant parti, le chevalier fut amené à faire quelques observations sur ce qu’il venait d’entendre. Il fit remarquer à Mme de Narbal que le maître ne s’était préoccupé, pendant toute la durée du morceau, que de la justesse de l’intonation, de la précision du mouvement et de l’expression générale des paroles qui avaient inspiré le compositeur. — M. Rauch semble ignorer, ajouta-t-il, que la voix humaine est le plus délicat des instrumens qu’il faut assouplir par de nombreux exercices avant que celui qui la possède puisse rendre avec certitude le sens moral qui résulte d’une phrase musicale. Que dirait-il donc, si l’on exigeait du premier musicien venu, qui ne connaîtrait pas le mécanisme du piano, qu’il exécutât une fugue de Bach dans le style particulier aux compositions de ce grand maître, qui diffère si profondément de celui qui caractérise la musique moderne ? Que saurions-nous de l’esprit sans le langage qui nous en révèle la puissance, et qu’est-ce que le sentiment sans la forme qui nous en manifeste les nuances ? Il importe de s’occuper d’abord du matériel de l’art, car je défie le plus grand génie du monde, dit-il en s’asseyant au clavier, de rendre la beauté du passage que voici, s’il n’a point appris à gouverner sa voix par de longues et patientes études. — Joignant l’exemple au précepte, le chevalier parcourut rapidement le morceau apporté par M. Rauch, dont il fit ressortir les moindres accens par une vocalisation si aisée qu’elle paraissait être une faveur de la nature plutôt qu’un fruit de l’expérience et du travail.

— Mais ce n’est plus le même morceau ! s’écria Mme de Narbal avec vivacité.

— Pardon, madame, répondit le chevalier, ce sont les mêmes notes chantées par une voix humaine, au lieu d’être exécutées par un instrument.

C’est par une suite d’incidens aussi simples que celui que je viens de raconter que le chevalier fut conduit insensiblement à donner quelques conseils de goût aux trois jeunes personnes que dirigeait Mme de Narbal. Encouragé par la vive sympathie que lui témoignait cette aimable femme, et s’apercevant combien elle était heureuse de lui entendre exposer les idées qu’il s’était faites de l’art et de l’ensemble des choses qui donnent une signification à la vie, le chevalier se laissa engager plus avant dans ces relations qu’il ne pouvait le prévoir. Il eut forcément des rapports fréquens et moins réservés avec la fille de la comtesse et ses cousines. En leur parlant de musique et de poésie, en leur racontant quelques faits curieux de la vie des grands artistes, en leur faisant l’historique d’une composition intéressante qui les avait émues, il touchait nécessairement à des questions délicates de l’ordre moral. Préservé par le sentiment profond qui remplissait son cœur, le chevalier avait toute raison de se croire en parfaite sécurité au milieu de trois jeunes filles que l’âge, non moins que les convenances, éloignait de lui. Il leur fit étudier des duos et des trios italiens, entre autres celui du Mariage secret : Le faccio un’ inchino. Ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à réunir les deux voix inexpérimentées de Fanny et d’Aglaé dans le duo de Tancredi : — Lasciami, — et lui-même chanta avec Mlle Aglaé le délicieux petit chef-d’œuvre du troisième acte du Mariage secret entre Paolino et Carolina fuyant la maison paternelle :

Stendemi pur la mano…
Che mi vacilla il piè,


dont le succès fut très grand dans les réunions intimes qui avaient lieu le soir chez Mme de Narbal. Ces petits concerts sans prétention, qui faisaient le bonheur de la comtesse, disposaient aussi ces trois délicieuses créatures à mieux connaître l’homme distingué qui leur entr’ouvrait le monde de l’idéal. Quant au chevalier, sans se prendre d’un goût bien vif pour aucune des trois, il les jugeait et appréciait leurs qualités charmantes avec l’impartialité d’un indifférent. Il aimait cependant à causer avec Fanny, dont l’esprit était plus mûr et le cœur déjà ému par des aspirations qui ne demandaient qu’à se fixer sur un objet qui en parût digne. Elle lui témoignait au moins de la déférence en l’écoutant avec recueillement quand il parlait et en lui adressant des questions bienveillantes sur les pays qu’il avait visités. Il s’amusait de la gaîté expansive et de la grâce naturelle d’Aglaé, qui lui montrait de la reconnaissance pour les petits succès qu’elle obtenait dans les réunions du soir. Elle s’était même élevée à un degré d’émotion dont on ne l’aurait pas crue capable dans le duo du Matrimonio segreto de Cimarosa, qu’elle avait chanté avec le chevalier, et il lui était resté depuis quelque chose de plus sérieux dans le regard et dans le maintien. Quant à Mlle Frédérique, elle continuait à être taciturne et réservée vis-à-vis du chevalier, qui n’avait pas encore bien saisi ce caractère de jeune fille. Tantôt elle paraissait écouter avec intérêt les explications que donnait le chevalier sur le style d’un morceau ou d’un compositeur, tantôt elle montrait des dispositions contraires et presque de l’aversion pour cet étranger que ses cousines, sa tante et Mme Du Hautchet louaient à l’envi. Le chevalier se jouait assez agréablement au milieu de ces trois jeunes filles qui l’intéressaient sans l’émouvoir, qu’il jugeait du haut d’un souvenir ineffaçable et sacré ; c’étaient pour lui trois notes d’un accord délicieux qui le charmait sans le troubler.

Un jour que le chevalier avait été rendre visite au docteur Thibaut à Heidelberg, il trouva dans la bibliothèque musicale du savant jurisconsulte une vieille partition de Haendel qu’il feuilleta avec curiosité. C’était l’opéra de Rinaldo que le grand musicien avait composé à Londres en 1711 et qui renferme l’air si connu depuis quelques années : Lascia ch’ io pianga. Jugeant que ce beau morceau pouvait convenir à la voix de Mlle Frédérique, le chevalier emporta la partition à Schwetzingen.

— J’ai découvert un trésor, dit-il à Mme de Narbal, c’est la partition du premier opéra italien que Haendel a composé en Angleterre sur un sujet qui ressemble à celui de l’Armide de Gluck. J’ai surtout remarqué un air du plus beau caractère qui se rapproche plutôt du récitatif déclamé des premiers maîtres de l’école italienne que de la mélodie cursive des compositeurs modernes. J’ai pensé, mademoiselle, dit-il, en se tournant vers Frédérique, que vous pourriez étudier avec fruit ce morceau qui me semble approprié aussi bien à la nature de votre voix qu’à celle des sentimens que vous aimez à exprimer.

La jeune fille parut étonnée de cette dernière remarque et regarda le chevalier sans proférer un mot. Restés seuls au salon, le chevalier s’assit au piano et chanta l’air que je viens de citer avec une simplicité si pénétrante que Frédérique en fut émue.

— Cela est bien beau, dit-elle, jamais je ne pourrai y atteindre.

— Pourquoi désespérer, mademoiselle ? répondit le chevalier avec douceur. Haendel lui-même s’y est pris à plusieurs fois avant de trouver le chant pathétique que vous venez d’entendre. L’air de Rinaldo, qui fut chanté dans l’origine par une cantatrice vénitienne nommée Isabella Calliari, qui jouait le rôle d’Almirena, cette mélopée touchante de quatorze mesures qui peint avec tant de vérité la douleur d’une âme opprimée qui pleure sa liberté :

Lascia ch’io pianga
La dara sorte
E che sospiri
La libertà !


savez-vous où le maître en a puisé le germe ? Dans un air de danse, une sarabande composée pour des instrumens dans un opéra qu’il fit représenter dans la ville de Hambourg en 1705. Aucun grand compositeur n’a été plus économe de ses idées que l’auteur du Messie, qui a donné à l’Angleterre la seule musique nationale qu’elle puisse revendiquer. Pressé par le temps et les circonstances d’une carrière pleine de luttes, Haendel ne se faisait aucun scrupule de prendre son bien partout où il le trouvait, et surtout dans les essais de sa jeunesse, qui lui fournissaient les motifs de nouvelles et admirables combinaisons[7]. La vie tout entière n’est-elle pas le développement de quelques inspirations de l’enfance recueillies au fond de l’âme, comme des gouttes de rosée matinale dans le calice des fleurs ? Heureux les hommes qui peuvent fixer ces rayons de l’aurore et perpétuer l’écho des sentimens éprouvés dans la jeunesse !

Guidée par les conseils du chevalier, Frédérique étudia avec soin l’air de Rinaldo, qui convenait en effet à sa voix de mezzo-soprano et qu’elle finit par très bien comprendre. La première fois qu’elle le chanta aux réunions de Mme de Narbal, M. Thibaut, qui était présent, et qui ne connaissait pas ce morceau de l’un de ses maîtres favoris, en fut ravi et félicita la jeune fille de la manière dont elle en avait rendu le sentiment.

— Vous faites des miracles, dit-il au chevalier, et ces beaux yeux vous devront bien de la reconnaissance, ajouta-t-il en frappant amicalement sur l’épaule de la jeune personne, pour tous les charmans artifices dont vous leur apprenez l’usage.

Soit que l’amour-propre de Frédérique se trouvât flatté des succès qu’elle obtenait dans les soirées intimes de Mme de Narbal, soit que l’esprit et le caractère du chevalier fussent mieux appréciés par elle, elle parut moins embarrassée vis-à-vis de l’homme dont les conseils lui étaient si profitables. Loin de fuir sa présence, comme elle l’avait fait jusqu’alors, elle la recherchait. Elle était toujours la plus empressée à se rendre aux invitations du chevalier quand il jugeait à propos de consacrer une heure de loisir aux trois cousines, et s’il restait trop longtemps sans s’occuper d’elles, Frédérique ne craignait pas de manifester le désir d’avoir son avis sur un nouveau morceau qu’elle voulait apprendre. Elle se plaisait à le questionner sur une foule de sujets, et ses réponses la trouvaient attentive et désireuse d’en comprendre la portée. Le chevalier, sans trop s’apercevoir du changement opéré dans les manières et la contenance de cette jeune personne, prenait plaisir à lui donner des conseils qui avaient de si bons résultats. Il l’avait déjà distinguée de ses deux cousines par l’aptitude qu’elle montrait pour l’étude de la musique sévère, et il n’était pas resté insensible à la délectation qu’on éprouve à communiquer à une jeune intelligence l’étincelle de la vie morale.

Le chevalier, ayant eu besoin d’aller passer quelques jours à Manheim, où il était resté plus longtemps qu’il ne le croyait, reçut par la poste un billet qui contenait ces mots : Ich liebe sie ! ach ! wehe mir ! (je vous aime ! hélas ! malheur à moi ! ) Il n’y avait pas de signature, et l’écriture fine, mais lisible et bien formée, était évidemment de la main d’une femme. Le billet portait la date du 2 avril, ce qui fit sourire le chevalier, qui comprit l’intention du badinage.

De retour à Schwetzingen, il fit part de la petite mystification dont il avait été l’objet, en disant avec gaîté aux trois cousines réunies : — Je vous laisse à deviner, mesdemoiselles, ce qui vient de m’arriver.

— Quoi donc, monsieur le chevalier ? répondirent Fanny et Aglaé.

— J’ai reçu une lettre anonyme où l’on se moque de moi ; mais on s’y est pris trop maladroitement pour me donner le change : je sais parfaitement que nous sommes dans le mois d’avril et le cas que je dois faire du cadeau perfide qui m’a été adressé par une main inconnue.

Deux ou trois jours après, vers le soir, le chevalier se promenait dans le jardin, près du cabinet d’étude qui touche au salon. Frédérique y était seule, et chantait avec beaucoup d’émotion l’air de Haendel dont il a été question plus haut. Le chevalier, s’approchant de la fenêtre du cabinet, qui n’était pas éclairé, dit à la jeune fille ; — Fort bien, mademoiselle : vous avez compris la pensée du maître, et vous l’exprimez à merveille.

— Grâce à vos bons conseils, monsieur… À propos, dit-elle après un instant de silence, avez-vous découvert l’auteur du billet que vous avez reçu ?

— Mon Dieu ! non, et je ne m’inquiète guère de savoir quelle peut être la personne qui a eu l’idée de cette mauvaise plaisanterie.

— Pourquoi supposez-vous, monsieur, que le sentiment qu’on vous a exprimé n’est pas sincère ?

Cette réflexion naïve de la jeune personne, son empressement à rechercher les conseils du chevalier, éveillèrent l’attention du Vénitien, qui finit par se persuader que c’était Frédérique qui lui avait écrit le billet mystérieux. Il en fut très chagrin. Son âge, les souvenirs qu’il avait dans le cœur, le respect qu’il devait à Mme de Narbal, tout était de nature à l’inquiéter sur les suites d’un tel incident. Il résolut à l’instant de mesurer ses paroles, de se contenir, et d’éviter toutes les occasions qui pourraient donner de l’importance à la velléité d’une enfant ; mais, pour bien comprendre la lutte douloureuse où allait s’engager le chevalier Sarti, il est nécessaire de mieux connaître la femme qui est le nœud de cette histoire.


P. SCUDO.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier et du 15 août 1854, du 1er  et du 15 août 1855, du 15 avril et du 15 juin 1856.
  2. M. Thibaut, qui a été lié avec le héros de cette histoire, est l’auteur d’un petit livre sur la Pureté de l’art musical (Uber Reinheit der Tonkunst, 1826, Heidelberg.
  3. Ober Reinheit der Tonkunst, page 74 de la seconde édition. Heidelberg, in-18.
  4. « J’entends encore cette douce harmonie, digne du paradis, qui, en remplissant mon cœur d’une extase d’amour, me transporte jusqu’au ciel, en face de l’éternelle vérité.
  5. C’est le nom de trois célèbres théoriciens allemands.
  6. Wer nicht liebt Wein, Weib und Gesang,
    Der bleibt ein Narr sein Leben lang
    .

  7. Voyez la Vie de Haendel par Frédéric Chrysander, t. Ier p. 121. — Dans la première partie de cette histoire, l’abbé Zamaria a relevé plusieurs faits semblables à celui dont il est question ici.