Frédéric le Grand d’après sa correspondance politique/02

Frédéric le Grand d’après sa correspondance politique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 10 (p. 576-601).
FRÉDÉRIC LE GRAND
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE POLITIQUE

II[1]
L’HOMME

Au mois de décembre de l’année 1745, Frédéric II, roi de Prusse, couvert des lauriers de Hohenfriedberg et de Soor, quittait Dresde, où il venait de signer la paix avec l’ennemi chez l’ennemi, pour rentrer triomphalement à Berlin : c’est alors qu’acclamé par les bourgeois de la capitale, pour la première fois il s’entendit saluer du nom de Grand. L’hommage ne dut pas lui déplaire. Mais il s’était déjà couronné d’un autre nom, d’un nom qui sans doute le flattait davantage parce qu’il ne le devait qu’à lui-même, et que l’histoire lui a conservé parce qu’elle l’a trouvé extraordinairement représentatif non seulement du grand Frédéric, mais de l’esprit de tout son temps : c’est le nom de Philosophe. Le siècle de la philosophie avait donc enfin trouvé un roi digne de lui, un roi qui, comme lui, fût sensible, humain, tolérant et vertueux, ami des lumières et ennemi des préjugés, — car on est tout cela par définition quand on est philosophe, — un roi qui fît de la philosophie, comme il disait un jour, sa « seule passion. »

Cette « passion » devait un peu surprendre les contemporains chez un fils de celui qu’on avait appelé le roi sergent, un descendant de cette rude lignée d’électeurs brandebourgeois, turbulens et batailleurs, race de colons et de conquérans plutôt que de philosophes. Pourtant Frédéric avait su se mettre au ton, il avait philosophé tout comme un autre, et même à bien des égards mieux que tout autre, à l’école de Bayle d’abord, c’est-à-dire du promoteur originaire de toutes les grandes idées du XVIIIe siècle, puis à celle de Voltaire, c’est-à-dire du représentant de toutes les idées moyennes de son temps. Peut-être n’y a-t-il rien de bien original au fond dans cette philosophie du grand Frédéric, mais ce qui la distingue profondément de celle de Bayle, de Voltaire et de tous les contemporains, c’est l’intérêt pratique qu’il y cherche exclusivement, c’est qu’à ses yeux la philosophie n’a qu’un objet, qui est d’enseigner à agir et à penser, c’est-à-dire à vivre. L’homme, dit-il, est un animal plutôt sensible que raisonnable, il s’agit de le dresser à suivre la raison plutôt que les sens, et de lui apprendre « à mieux remplir ses devoirs en ce monde. » Si Frédéric est philosophe selon son siècle, dans sa philosophie même il reste utilitaire et réaliste selon sa race.

Entre les deux forces opposées dont l’alliance est le trait dominant de la personnalité du grand Frédéric, entre la force de la nature, de la race et du passé, et celle de l’esprit du siècle où il a vécu, de la « philosophie, » de la culture intellectuelle et morale qu’il a prise à la vieille civilisation classique, quel rapport a pu s’établir, où l’équilibre a-t-il fini par se fixer, telle est la grande question de psychologie historique qui se pose au sujet du roi philosophe. C’est une question que nous aimons à résoudre en faisant la plus belle part à l’influence de la « philosophie » dans la psychologie frédéricienne. Nous aimons à voir en Frédéric le « philosophe déplacé, » suivant sa propre expression, le « dilettante » qui sut se faire homme d’épée, homme d’Etat, « pour l’honneur, » comme dit un jour l’illustre historien H. de Sybel, « par devoir et amour du pays, et qui s’éleva d’un coup, dans une intime indifférence, à la suprême maîtrise de l’art. » Récemment, en France même, une plume savante nous esquissait sous des traits analogues le portrait de « cet homme purement intellectuel, si intelligent qu’il semble avoir accompli son œuvre en virtuose et par amour de la difficulté vaincue… » Faut-il enfin rappeler les premiers mots de cette page célèbre que dédie à son héros le profond analyste de la Jeunesse du Grand Frédéric : « Génie froid, comme la raison pure, maître de lui, sûr de lui, sincère envers lui-même et d’autant plus capable de tromper les autres, libre de toute prédilection, de tout préjugé, de toute passion… ? »

Ne peut-on pas craindre, toutefois, qu’à force d’idéaliser la grande figure de Frédéric, nous ne fassions une place un peu excessive dans notre analyse de l’homme à l’influence de la culture et du milieu, aux dépens de celle de la nature et du passé ? A ne plus voir en Frédéric que l’« intellectuel, » le « virtuose, » ne risque-t-on pas de négliger un peu en lui les autres élémens constitutifs de la personnalité, les forces vives de la race et du tempérament, la richesse de cette imagination, l’ardeur de cette faculté maîtresse, la passion de l’action ? Sa gloire même ne gagnerait-elle pas à ce qu’on connût mieux, par exemple, les épreuves morales, les crises de découragement et de désespoir par lesquelles passa ce « dilettante » pendant la guerre de Sept ans, puisque c’est l’honneur de sa vie d’avoir surmonté ces épreuves ? Telle est du moins la réflexion que suggère l’étude de ce document historique de premier ordre qui est sa Correspondance politique : document véridique au premier chef, car les pièces qui le composent n’ont pas été écrites pour le public, comme les œuvres littéraires, ni faites, comme les lettres à Voltaire et à tant d’autres, pour circuler dans le monde des philosophes et des gens de lettres ; document très varié d’ailleurs, qui renferme, à côté des papiers purement politiques, nombre de lettres familières où la personnalité se montre en pleine lumière. A l’aide de ce document, nous voudrions tâcher de dégager certains côtés peut-être un peu moins connus de cette figure si connue du grand Frédéric, d’examiner comment et jusqu’où la culture contemporaine a pénétré cette nature et s’est conciliée avec elle, en étudiant d’abord eu Frédéric la forme mentale, puis le tempérament et le caractère dominant.


I

On n’ignore pas quelle influence a exercée sur la formation intellectuelle du grand Frédéric la culture philosophique et littéraire du siècle où il a vécu : c’est, on s’en souvient, ce qu’a si finement indiqué M. Lavisse, dans son Frédéric avant l’avènement. Sur le trône comme avant le trône, à travers les soucis de la politique ou de la guerre, Frédéric n’a jamais cessé de cultiver, par la philosophie, au sens très large que le siècle donnait à ce mot, sa propre intelligence. Il s’intéresse à tout, s’assimile tout, lit énormément, — « plus que tous les bénédictins ensemble, » — prenant toujours des notes et faisant des extraits de ses lectures : tout cela, non seulement par curiosité intellectuelle, par ambition de comprendre les êtres et les choses, mais dans une intention utilitaire et consciente, qui est d’apprendre à « penser juste » et de « se former le jugement. » La nature lui a donné un instrument mental extraordinairement puissant ; sa force d’attention est telle, dit son lecteur Catt, qu’il peut lire vingt lettres de suite et très rapidement, puis répondre à chacune d’elles sans les relire. La culture contemporaine, d’autre part, j’entends l’esprit classique et logique, avec ses procédés, l’analyse et la synthèse, son but, le jugement généralisateur, est venue discipliner cette intelligence et donner à Frédéric ce qui lui manquait, l’art supérieur de manier un instrument mental supérieur. Mais cet instrument, ce n’est pas elle qui l’a créé de toutes pièces, c’est de la nature, c’est-à-dire de son ascendance et de sa race, que Frédéric le tient, avec ses qualités, ses dispositions innées. Quelles sont ces dispositions et ces qualités, voilà la question qui jusqu’à présent semble être un peu restée dans l’ombre, bien qu’elle ait son intérêt, car, si l’influence du siècle s’est montrée si profitable à la forme d’intelligence de Frédéric, c’est que cette forme mentale se trouvait sensiblement différente de celle des contemporains.

Chez ceux-ci, et surtout dans la société française, qui tient alors le premier rang, l’intelligence est plus abstraite que concrète ; et si, vers le milieu du siècle, on commence à saisir l’indice d’un changement d’orientation dans les esprits, la raison logique n’en donne pas moins encore à l’idée le pas sur le fait. Chez Frédéric, au contraire, l’intelligence est concrète essentiellement. Par le fait de la vie de cour ou de salon, dans la société contemporaine, on avait vu se perdre de plus en plus le contact, le sens de la réalité ; au contraire, dans le milieu prussien, ce contact s’était accentué, ce sens s’était aiguisé par le fait de la vie de guerre ou d’affaires, par la pratique personnelle, continuelle, du commandement et du gouvernement. L’intelligence de Frédéric, comme celle de ses ancêtres, est réaliste d’instinct ; son domaine, ce sont les faits et les intérêts, les faits désirés avec les faits réalisés ; la raison n’y règne qu’à côté de l’expérience et de l’observation : faits et idées y sont inséparables.

Frédéric pense concret. L’idée lui vient à l’esprit en image, sous forme de représentation de choses réelles. Il a l’imagination positive, visuelle en quelque sorte, et, comme Napoléon, l’esprit topographique très développé, la mémoire étonnamment précise des lieux une fois vus. En revanche, il a horreur de l’abstraction : dès qu’il lui faut sortir du domaine des faits, il devient sceptique. « Notre raison, » dit-il, « n’agit que sur les choses où l’expérience nous éclaire ; lui proposer des matières abstraites, c’est l’égarer dans un labyrinthe dont elle ne trouvera jamais l’issue. » Il méprise donc la métaphysique, « un ballon gonflé de vent, » et le plus grand profit qu’il se promet de cet Extrait philosophique qu’il tire du Dictionnaire de Bayle, c’est de détourner son esprit comme celui de ses contemporains de la recherche des vérités transcendantes. Quant aux sciences abstraites par excellence, aux mathématiques, dont il avoue qu’il « n’entend pas la langue, » elles lui apparaissent comme « un pur luxe de l’esprit : » la géométrie (c’est le nom qu’il donne à l’ensemble des sciences exactes) « n’est point faite pour le commerce des hommes, je l’abandonne à quelque rêve-creux d’Anglais ; qu’il gouverne le ciel comme il lui plaira, je m’en tiens à la planète que j’habite. »

Son style se ressent naturellement de cette horreur de l’abstraction : il est vivant, plastique, plein de relief et de précision, fait pour parler aux yeux. Frédéric écrit en français presque toujours, et, soit dit en passant, d’une fine écriture nerveuse, si élégante et si soignée qu’on pourrait la croire sortie d’une main féminine : une écriture à dérouter les graphologues. Il a le mot juste et jamais vague, la phrase nette, mais dense ; on sent que la « crème fouettée » lui répugne. Il a surtout l’instinct de l’expression saillante, mordante, qui matérialise l’idée, qui t’ait voir la réalité parce qu’elle en émane, parce qu’elle est elle-même objective et concrète. Sans doute, la langue est oratoire par le rythme et l’ampleur de la période, et les passages les plus insignifians, lus à haute voix, prennent une tournure éloquente et soutenue où se reconnaît l’influence classique. Mais l’une des caractéristiques du discours classique est, dit-on, de ne se composer que d’ « expressions générales » ; or, celles-ci, chez Frédéric, sont restreintes à leur minimum, et, au contraire, si bas ou si familier que soit le mot, pourvu qu’il soit juste et concret, il est bon. Aussi nul style n’est-il plus expressif que celui-là, plus plein de cette qualité qui manquait le plus aux contemporains, la couleur, et de ce style on peut dire, comme de l’esprit même de Frédéric, que, s’il est classique dans la forme, au fond il est réaliste.

De ce réalisme intellectuel, voici une première conséquence : un certain défaut d’esprit psychologique, qui fait que Frédéric juge et comprend souvent mal l’âme du prochain. Très puissant dans le domaine des faits physiques et visibles, on dirait que son instrument mental n’est plus, hors de ce domaine, aussi précis, aussi sûr que d’ordinaire. Ce n’est pas, on l’entend bien, que Frédéric méconnaisse jamais l’importance des phénomènes de l’ordre moral, mais on dirait que, devant cet élément nouveau, passions, préjugés, sentimens, ses regards trop positifs se troublent parfois et restent comme désorientés. Ce n’est pas non plus qu’il manque de prétentions dans cet art difficile, mais précieux aux politiques, la connaissance des hommes dans les affaires, mais ses familiers expriment souvent des doutes sur ses talens de psychologue. Catt, son lecteur, observe plusieurs fois que le roi juge les gens « non pas comme ils sont dans la réalité, mais comme il se les est mis dans la tête pour leur caractère et leurs talens. » « Personne, » dit-il, « n’a cru mieux connaître les hommes et n’en a été plus souvent trompé. » Et c’est d’autant plus grave, ajoute le marquis d’Argens, que, « quand notre philosophe se fiche une idée de quelqu’un, bonne ou mauvaise, elle ne sort pas aisément ; ce qu’il décide est décidé, et sans appel. » Même sentiment chez Eichel, le secrétaire de cabinet, entre autres au sujet d’un certain lieutenant Haudé, que le roi avait envoyé en mission à Constantinople sous un faux nom, pendant la guerre de Sept ans, afin de presser la Porte de déclarer la guerre à Marie-Thérèse ; l’homme était manifestement au-dessous de sa tâche, mais le roi n’en veut pas convenir, et l’idée qu’il se fait de son négociateur varie à chaque courrier, remarque le vieil Eichel, suivant l’idée qu’il se fait de la négociation. Autre exemple : il aime bien Valory, qu’il a eu dix ans à Berlin comme ministre de France ; or, il se trompe fort sur son compte lorsqu’il en fait « une bête » que l’on mène à peu près comme on veut. A l’inverse, on le voit s’enthousiasmer parfois pour tel ou tel sujet d’avenir dont il se promet monts et merveilles ; bientôt il est forcé de décompter, mais laisse alors quand même l’agent dans le poste où il l’a mis, disant : « Mon cheval butte, je le sais, mais j’aime mieux le garder que d’en prendre un autre dont j’ignorerais les tares. »

Il y a une seconde conséquence à marquer du caractère concret de l’instrument mental chez Frédéric. Demandons au roi philosophe ce qu’il pense des philosophes « radicaux, » si l’on peut ainsi parler, de la seconde moitié de son siècle, lui l’élève de Bayle et de Voltaire, qui célébra avec tant d’enthousiasme l’avènement de la « raison » et la guerre au « fanatisme. » Celui qui lui déplaît encore le moins, parce qu’il le juge irresponsable et malheureux, c’est Rousseau : cet « énergumène » le fait sourire, il le plaint, le protège, tout en le méprisant, et sans faire à ses « misérables paradoxes » l’honneur d’une réfutation. Les Encyclopédistes, d’Alembert excepté, n’excitent plus son dédain, mais sa colère et sa répulsion. Diderot le « révolte » par le « ton suffisant et l’arrogance » de ses livres « dont on ne saurait soutenir la lecture. » Helvétius, dans sa théorie de la toute-puissance de l’éducation, « se mêle de ce qu’il n’entend pas, et Bayle l’aurait renvoyé à l’école. » Quant à d’Holbach, il le prend spécialement à partie dans une critique de l’Essai sur les préjugés et une critique du Système de la nature, où il montre avec une grande force de langage quel est le vrai guide de son esprit, « ce grand maître, l’expérience. » Le matérialisme ? Il le combat « au nom du monde entier qui prouve l’intelligence créatrice : il ne faut qu’ouvrir les yeux pour s’en convaincre. » La doctrine de l’homme parfait ? Il la réfute comme contraire aux faits visibles. Détruire la « superstition ? » C’est impossible, donc absurde. Il défend ensuite contre d’Holbach les gouvernemens au nom de la « compétence, » la société au nom de la tradition, la politique au nom de son objet, le moindre mal, par opposition à l’idéal du bien. « Tout cela, » dit-il enfin des belles théories qu’il réfute, « tout cela sent un peu les idées d’un recteur de collège qui, resserré dans un cercle étroit de spéculations, ne connaît ni le monde, ni les gouvernemens, ni les élémens de la politique… Si notre auteur avait été six mois syndic de la petite ville de Pau, dans le Béarn, il apprécierait mieux les hommes qu’il n’apprendra jamais à les connaître pur sus vaines spéculations. » Voilà, s’élevant contre l’idéologie contemporaine, la voix de l’expérience, inspirée non pas seulement par l’instinct de conservation du souverain, mais par le réalisme inné d’un certain instrument mental, différent par nature de celui des contemporains, et qui garde toujours la pensée frédéricienne, en la maintenant sur le solide terrain des faits, contre les vanités et les chimères intellectuelles du siècle.


II

Au point de vue moral, le siècle qu’on a appelé le siècle du grand Frédéric a aussi ses vanités, ses prétentions : c’est la sensibilité d’abord, cette sensibilité superficielle qui se concilie si bien avec l’absence de cœur, et c’est l’épicurisme sceptique, produit artificiel de cette vie de salon qui énerve les caractères et détourne les hommes de l’action. De ces deux formes morales, il semble à première vue que le roi philosophe ait lui-même subi profondément l’empreinte, et, à ne voir que les dehors littéraires ou mondains, l’homme des petits soupers de Potsdam pourrait en effet passer pour l’un des plus représentatifs des membres de cette société brillante et légère, au cadre étroit, qui règne par l’esprit, le ton, la grâce, mais que son élégance même et sa délicatesse vouaient à l’impuissance. Toutefois il faut se méfier d’un trompe-l’œil dans cette ressemblance peut-être plus extérieure que réelle, et savoir reconnaître quel est au vrai, sous le vernis du siècle, le tempérament physique et moral de l’homme.

Nul en son temps ne s’est mis plus vite au diapason de la « sensibilité. » Dès 1744, dans son Miroir des Princes, il proclame l’humanité « la vertu cardinale de tout être pensant, » et son cœur dès lors « s’épanouit à la vue des belles âmes qui aiment le bien, » il ne cesse de prêcher de sa parole « généreuse » combien « les faiblesses d’un cœur sensible sont préférables à l’inhumaine dureté des stoïciens. » Il se laisse prendre à moitié, comme ses contemporains, au charme de cette gamme sentimentale dont il manie en maître le doigté, de sorte qu’il mettra, par exemple, une certaine candeur à parler à sa sœur de sa pureté de conscience, ou à son ami Catt de sa délicatesse de cœur ; rien ne lui fait horreur, dira-t-il à ce dernier, comme les gens ingrats ou faux : « Savez-vous ce que je fais quand j’en découvre ? Je lis Marc Antonin. » — Comme ses contemporains, il cultive sa sensibilité personnelle, il a des affections, il en jouit, il en souffre. La plus profonde est celle qu’il consacre à sa sœur Wilhelmine, margrave de Bayreuth, dont le rapprochent non seulement les souvenirs de l’enfance commune, mais une confiance réciproque et une touchante similitude de goûts et d’idées. Cette affection fraternelle est un sentiment tendre et grave chez Wilhelmine, un sentiment vif et même passionné, mais surtout intellectuel, cérébral, chez Frédéric, dont la tendresse s’exalte volontiers en transports littéraires et qui, dans sa correspondance avec celle qu’il nomme « son incomparable, son adorable sœur, » « sa Minerve, » « son Caton, » ne semble voir souvent qu’un beau motif de rhétorique, une occasion de philosopher ou de moraliser : c’est en somme chez Frédéric un sentiment très sincère sans doute et profond, mais qui vient de la tête plus que du cœur. La pauvre margrave mourut en 1758, le jour même de la défaite des Prussiens à Hochkirch, et Frédéric eut de cette mort une très vive douleur : quatre jours durant, il resta dans sa chambre à pleurer, les volets à demi clos, mangeant à peine, absorbé dans quelques lectures graves, les oraisons funèbres de Bossuet et de Fléchier ; puis, à quelques jours de là, n’imagina-t-il pas, pour se distraire, de composer et de rédiger, sur papier à bordure noire, un grand sermon en quatre points dans la manière de Massillon ou de Bourdaloue ?… — On sait d’ailleurs qu’il a beaucoup d’amis, sans parler du prince Henri, son frère, l’habile général de la guerre de Sept ans, qu’il aime et apprécie à sa valeur, non plus que de plusieurs de ses officiers et de ses ministres, qu’il affectionne et traite en camarades, sans façon, avec une franche et droite cordialité. Sa plume, à leur égard, trouve des expressions d’une tendresse charmante parfois, et des hommes comme d’Alembert, comme Lord Maréchal, ou comme le vieux Fouqué, sont plusieurs fois l’objet de ses délicates prévenances. Encore faut-il savoir comment il entend et pratique l’amitié. « Il faut, » lui semble-t-il, « que l’on trouve son intérêt dans ces nœuds resserrés que l’on forme, intérêt de plaisir, de savoir, de consolation, d’utilité ; » d’une façon ou de l’autre, ses amis sont ainsi toujours « en service, » et leur fonction consiste à lui procurer ce qu’il appelle « les agrémens de la société. » L’amitié, pour lui, est moins un lien du cœur qu’un attachement utilitaire et raisonné : il aime bien ses amis, mais il les aime surtout pour lui-même.

La « sensibilité, » telle qu’on l’entend dans la société contemporaine, a sa contre-partie dans le scepticisme facile, insouciant, désabusé, d’un monde au goût épicurien et délicat. Tout est un jeu, le plaisir est la loi. Chacun a son talent de salon : Frédéric a sa flûte. Il parle, il écrit au ton de tout le monde, modeste, aimable et railleur, en « bon diable, » comme il dit, qui ne demande qu’à se faire pardonner sa gloire. Dans son cabinet de Sans-Souci, vous croyez qu’il travaille ? Il « s’amuse doucement, à son ordinaire, avec de graves billevesées. » Volontiers il plaisante de ces « balivernes, » de « ces misères que les cerveaux brûlés de politiques appellent les grandes affaires. » De ses plus fières victoires il fait « nos sottises héroïques, » et n’hésite pas à se traiter lui-même de « polisson, » pourvu, cela s’entend, que ce soit en comparaison d’Alexandre ou de César. C’est dans le goût du jour de mépriser la gloire, l’ambition, les grandeurs. « Vanité des vanités ! vanité des batailles ! » s’écriera Frédéric. « Philosophe par inclination, politique par devoir, » il aurait « beaucoup cédé pour vivre en paix, mais… il faut danser ! » Il faut agir en roi quand on est roi. Il aime à entretenir ses familiers de son goût « pour la vie paresseuse, » pour la calme existence de « l’homme ignoré dont le bon sens a renoncé dès sa jeunesse à toute sorte de gloire, et dont le sort n’excite pas la cupidité des scélérats. » avec citations de Racine à l’appui : « Heureux qui satisfait de son humble fortune… » Un jour même, il confie à son lecteur Catt « un plan qui lui est cher, » celui de laisser à son frère « les rênes du gouvernement, et de se retirer, non pour aller vivre en catholique dans la Rome moderne, non pour aller se faire abbé de Saint-Germain-des-Prés, mais pour mettre en sage un intervalle entre les tracas et la mort. » Seulement il faut savoir que c’est pendant son « purgatoire » de la guerre de Sept ans, et déjà « presque à demi rôti, » selon son mot, qu’il s’abandonne à l’amertume de ces pensées. Il faut savoir de même que les négociations anti-prussiennes de la Russie avec l’Angleterre l’inquiétaient vivement lorsqu’en février 1754 il écrivait à son ami Lord Maréchal ces lignes d’une éloquente tristesse :


Si j’étais aussi maître de mes actions que vous l’êtes des vôtres, il y a longtemps que j’aurais pris un parti semblable (la retraite), mais dans mon métier on est condamné à porter le joug toute la vie. Il n’y a d’heureux dans le monde, croyez-moi, que les personnes qui ont eu assez de sagesse pour renoncer à toute ambition, ceux dont les noms sont inconnus de la malignité publique et ceux qui savent les lui dérober. La vie est si courte qu’il ne faudrait vivre que pour soi et non pas pour des ingrats qui ne vous tiennent aucun compte de vos peines et qui critiquent aigrement vos actions. Vous trouverez ma lettre d’un goût bien stoïque, mais comptez que ce sont mes véritables sentimens. Quand on a vu longtemps de près les objets de la cupidité publique, le charme s’évanouit et l’on ne tarde pas à se détromper de la valeur chimérique que leur attribue le vulgaire. Cela ne m’empêche pas de faire par devoir ce que mon métier exige de moi, mais je vous assure que c’est souvent en jurant contre mon destin…


Il y a une élégance particulière, une belle gravité dans ces lignes mélancoliques sorties de la plume d’un conquérant comblé par la fortune, comme dans les façons détachées et sereines de juger la vie, la gloire, qu’on trouve souvent dans les lettres familières de Frédéric, et où se reconnaît le cachet du siècle de la philosophie. Est-ce à dire toutefois que, dilettantisme et sensibilité, cette « philosophie » soit tout son caractère ? Dilettantisme et sensibilité, sont-ce là les marques profondes des grands maîtres de l’action ? Si sincères que soient ces façons de sentir et de penser chez le vainqueur de Rosbach, — et je ne crois pas qu’on puisse les dire affectées, — elles n’en ont pas moins chez lui quelque chose de superficiel, de temporaire, ou de littéraire, suivant le cas, qui en fait plutôt un luxe, une parure morale, qu’un élément premier du caractère, et il ne faudrait pas qu’elles nous fissent illusion sur la réalité, j’entends l’énergie et l’exubérance, du tempérament qu’elles recouvrent et dont elles laissent souvent passer les éruptions brusques, violentes, irrésistibles.

Frédéric est un sanguin. Avant trente ans, il a la goutte, à trente-cinq, une attaque, sous forme d’hémiplégie, bénigne il est vrai, mais qui le laisse dès lors gros et comme enflé du cou, du corps et des jambes, tel que nous le montrent les portraits de sa vieillesse. Il mange énormément ; parfois on l’a vu rester six heures à table. Physiquement, sa force est remarquable, et il faut bien qu’elle l’ait été pour lui avoir permis de résister, en temps de paix, à cette activité fébrile qui lui fait cumuler chaque jour la parade, les affaires, l’exercice matinal et le dur travail de tête, et pendant les guerres, pendant la guerre de Sept ans surtout, à la fatigue des marches forcées d’un bout de la Prusse à l’autre, à l’épreuve de cinq jours et cinq nuits de suite passés debout, à l’épuisement final de cette « machine » corporelle qu’il fait aller « coûte que coûte, » en la traitant, dit-il, « comme une vieille rosse, à grands coups d’éperons. »

Du sanguin, il a d’autre part les symptômes moraux. La gaîté habituelle d’abord, la bonne humeur un peu fantasque dont la mauvaise fortune ne le prive jamais tout à fait, car, aux heures tragiques, il parle parfois encore de ses revers avec un sourire, et avec de bruyans éclats des « tapes » qu’il donne à l’ennemi : certain jour même, au siège d’Olmutz, voilà qu’il lance des entrechats et donne à Catt une leçon de menuet dans une chambre de paysan ! Il a ensuite la mobilité de caractère, l’impatience, la sensibilité aux impressions passagères, défauts de jeunesse, qui diminuent, l’âge venant ; il a le brillant courage physique, qui fait que, de l’avis de ses officiers, il s’expose toujours trop sur le champ de bataille ; il a l’enthousiasme, l’optimisme foncier de l’homme d’action, qui lui montre au bout de l’épreuve le gain plutôt que le risque, et qui fait dire à l’un de ses familiers que chez lui la confiance annonce toujours quelque revers et la crainte quelque succès. Il a surtout l’extraordinaire vivacité, l’exubérance de parole et d’action, les emportemens et les accès de violence qui remplissent son entourage de terreur et dont souffrent ceux mêmes de ses ministres ou de ses généraux qu’il aime le plus, comme Podewils, qui deux fois est accusé de forfaiture, ou comme le vieux maréchal de Schwerin, qui deux fois est menacé de la peine capitale. Dans sa correspondance, les mots sautés et les lapsus abondent presque autant que les gros mots, et, dans les brèves « marginales » qu’il appose chaque matin sur les rapports qui lui sont soumis, on trouve une foule d’expressions dont l’âpreté singulière eût fait frémir de joie le vieux Frédéric-Guillaume : O asinus asinorum, « vous êtes fou, » « un tel est un imbécile, » « que le diable l’emporte, » « si vous raisonnez, je vous casse. » Le vieil Eichel, qui le connaît bien et l’aime plus encore, dit un jour de lui, paternellement : « Quand on est bon, on l’est à l’excellence, mais gare la vivacité quand elle nous prend ! » Et Frédéric lui-même déclare une fois à Catt, pendant la guerre de Sept ans, qu’au reçu d’une nouvelle, bonne ou mauvaise, « tout le sang lui monte à la tête, son front brûle comme s’il avait la fièvre chaude, » il est « comme dans la braise ! »

Agir est un besoin pour un tempérament pareil, vouloir est une fonction instinctive et irrésistible. L’action représente ici bien moins une volonté qu’un consentement ou une satisfaction ; décider ou entreprendre, c’est céder à l’exubérance d’une nature trop forte et d’une imagination trop riche, y céder avec une joie d’autant plus intense que cette nature et cette imagination sont restées dix ans comprimées en vain sous la lourde main du roi Frédéric-Guillaume. Il faut que la vapeur en pression s’échappe de la chaudière : il faut de même que de ce tempérament « bouillant » (c’est le mot de Frédéric) la force intérieure s’échappe en actes de volonté. L’action, chez Frédéric, est une passion. — Voyez les joies souveraines qu’elle lui donne, cette passion : voyez cet amour du risque et de la lutte, du coup de théâtre, cette suprême « satisfaction » qu’il se promet en 1741, « quoi qu’il arrive, » à l’idée de « bouleverser l’Europe, » ces impatiences quand l’occasion se fait attendre de « donner sur les oreilles » aux uns ou aux autres, ou quand il en vient à se demander, comme en juillet 1756, si ses voisins « veulent être rossés ou non. » Notez combien cette passion le soutient dans ses revers, quelle force de résistance elle lui inspire, quel mépris de l’obstacle, quelle confiance en lui-même et en la Prusse, jusqu’à lui faire dire quand il ouvre la guerre de Sept ans : « Il est moralement impossible que nous rations notre coup. » Ecoutez enfin ces mots qui parfois lui échappent, ces mots révélateurs où comme en un rayon de soudaine lumière l’homme entier se découvre : « En somme, » dit-il un jour, « il n’y a guère que les fondateurs d’empires qui aient été véritablement des hommes… »

Tel est donc le fond, telle est la « substance, » si l’on peut prendre ce mot aux philosophes, de cette nature impétueuse et exaltée du grand conducteur d’hommes, du créateur d’événemens, de cette nature, dont la sensibilité, l’épicurisme, l’élégant scepticisme du dilettante et de l’intellectuel, ne sont que des formes ou des « modes. » Je ne veux pas dire d’ailleurs que cette nature morale intime soit toujours restée réfractaire à l’influence de la culture philosophique du temps. Frédéric considère que la philosophie est faite pour apprendre « à se décider » aussi bien que pour apprendre « à raisonner, » et il entend qu’après avoir « formé son jugement, » elle lui enseigne à « modérer ses passions. » Seulement cette fonction morale de la philosophie reste latente au cours ordinaire de la vie, elle ne se fait visible et ne s’exerce au grand jour qu’aux heures de crise ou d’épreuve : voyons comment elle a aidé le roi philosophe, pendant l’épreuve de la guerre de Sept ans, à dompter la mauvaise fortune.


III

Sanguin comme il est, on pense bien que le grand Frédéric n’a pas supporté son « martyre » de la guerre de Sept ans avec cette impassibilité fière, cette inébranlable maîtrise de soi qu’on aime à lui prêter lorsqu’on ne voit en lui que le stoïcien. Pouvait-il être donné à un homme, fût-ce à un Frédéric le Grand, ce stoïcisme surhumain qui l’eût fait assister de sang-froid à sa ruine, voir sans trouble se resserrer autour de lui le cercle de fer et de feu, ses soldats combattant à deux contre trois, bientôt à un contre deux, les hommes désertant par masses, Berlin trois fois pris et pillé, les caisses vides, l’Angleterre trahissant la cause commune, lui-même, enfin, « fatigué comme un forçat, » ne comptant plus pour son salut que « sur un miracle ou sur la divine ânerie » de ses adversaires : bref, « toute la boutique renversée, » comme il dit, et presque sans espoir de relèvement ?

A vrai dire, sous le stoïcisme de parade il y a bien des tempêtes intérieures, des naufrages d’autant plus désastreux qu’ils succèdent à des journées d’une plus glorieuse confiance. Le reconnaîtrait-on, le héros impassible, maître et sûr de lui-même, sous les traits de cet homme qui tressaille chaque fois que la porte s’ouvre, qui tremble en décachetant une dépêche, sous la figure de ce capitaine qui, le soir du désastre de Kolin, sanglotant, se déclare incapable de dresser un plan de retraite, ou bien qui, le jour où il apprend la défaite d’un de ses lieutenans, confesse qu’il a « le cœur déchiré par trop de passions pour pouvoir écrire une lettre sensée ? » — Dans la longue solitude des quartiers d’hiver, c’est au découragement qu’il succombe, par épuisement physique et moral. « Dieu ! que je suis las ! s’écrie-t-il, je ne vaux plus rien que pour la voirie !… Etait-ce la peine de naître ?… Oh ! que les morts sont plus heureux que les vivans ! » Hanté par la vision de la catastrophe finale, du « coup de grâce, » souvent malade et crachant le sang, avec la tête qui lui tourne plusieurs fois par jour, il se frappe, et veut abandonner la partie. La politique même en arrive à ne l’intéresser plus : comme, un jour, on lui avait apporté des lettres de Constantinople (il intriguait à la Porte pour obtenir le concoure des Turcs contre l’Autriche) : « Je n’ai pas daigné les lire, dit-il à Finckenstein, je suis si découragé que j’abandonne les affaires au hasard ». — En campagne, au contraire, après la défaite, c’est le désespoir violent, la révolte contre le destin, ce sont des frémissemens d’indignation, des convulsions folles qui lui arrachent des cris de colère. « Du diable ! La belle gloire, vaincre et mourir ! » Il lui prend « des impatiences de se pendre, comme aux amans de revoir leurs maîtresses absentes, » et « l’envie lui vient de cracher au visage à ceux qui lui souhaitent une longue carrière. » À plusieurs reprises, excédé de misère et n’ayant pu se faire tuer les armes à la main, il envisage résolument sa ressource dernière, le suicide. Une première fois, dans l’été de 1757, battu à Kolin, deux de ses généraux battus à leur tour, accablé lui-même par la crainte de se survivre, il tire de dessous sa chemise la petite boite d’or qui pend à son cou et qui renferme dix-huit pilules d’opium : « La vie, dit-il alors, nous a été donnée par la nature comme un bienfait ; dès qu’elle cesse de l’être, l’accord finit, et tout homme est maître de finir son infortune quand il le juge à propos ; on siffle un acteur qui reste sur la scène quand il n’a plus rien à dire… » Puis, c’est le soir de Kunersdorf, lorsque la bataille qu’il croyait gagnée a tourné en déroute, qu’il voit tout fuir ou mourir autour de lui, et que, d’une armée de cinquante mille hommes, il en rallie trois mille à peine : alors il passe le commandement au général Finck, avec ordre de faire prêter le serment par tout le monde au prince héritier, et mande au ministre Finckenstein ces ultima verba : « Je n’ai plus de ressource, et, à ne point mentir, je crois tout perdu. Je ne survivrai point à la perte de ma patrie. Adieu pour jamais. Fréderic. »

Désespoir ou découragement, c’est l’honneur de Frédéric, et peut-être le premier de ses titres de gloire, d’avoir vaincu l’un et l’autre, comme d’avoir subi sept années durant, sinon sans faiblesse, du moins sans relâche, les épreuves toujours renaissantes de cette lutte avec lui-même, lutte plus tragique, plus grandiose que celle que lui imposaient dans le même temps tous ses ennemis coalisés. Dans chacune de ces crises intérieures, dont on voit les phases successives se dérouler chaque fois presque identiques, Frédéric a eu ce mérite de sentir d’instinct que le mal qui le terrassait était bien trop profond pour pouvoir être attaqué de front, si l’on peut dire, et qu’avant de le combattre, il en fallait d’abord neutraliser les effets les plus graves. Loin de prétendre raisonner sa douleur, il ne va donc pour le moment chercher qu’à l’ « étourdir. » — C’est alors qu’il se jette à corps perdu dans le travail, car « rien ne soulage comme la forte application, » dit-il, de quelque nature qu’elle soit : la besogne politique ou militaire, dont il ne manque jamais, étant de ceux qui font tout par eux-mêmes et qui n’aiment rien tant que d’avoir affaire « par-dessus les oreilles ; » puis l’étude, dans ces longues retraites d’hiver où il vit « en chartreux, » sans sortir de chez lui, sans parler à âme qui vive, sans souper, pour gagner du temps, passant toutes ses journées à lire, à lire d’affilée, par exemple, les seize volumes de l’Histoire universelle de Jacques-Auguste de Thou, ou les trente-six volumes de l’Histoire ecclésiastique de Fleury, comme il fit pendant le siège de Schweidnitz ; enfin la correspondance, qui lui est aussi un moyen de « se vider le cœur, » car, s’il écrit beaucoup, et longuement, à sa sœur de Bayreuth, à son ami d’Argens, il leur confie que c’est « plutôt pour se soulager que pour les amuser. » — Mais, de tous les moyens de s’étourdir, celui qui lui rend encore le plus de services, c’est la poésie. « Souvent je voudrais m’enivrer pour noyer le chagrin, » explique-t-il un jour à la princesse Amélie, « mais, comme je ne saurais boire, rien ne me dissipe que de faire des vers, et, tant que la distraction dure, je ne sens pas mes malheurs. » De là ce « déluge de vers, qui inonde chacune de ses campagnes, » de vers sur tout et contre tous, dont il emplit sa correspondance : — « Nous autres poètes, nous sommes insupportables, nous fourrons des vers partout, » — et dont il n’a jamais tant fait que pendant l’une de ses plus dures campagnes, celle de 1757, après la défaite de Kolin. C’est pour lui un soulagement physique de rythmer des mots sur un mètre sonore ; comme un travail machinal qui occupe l’esprit sans le fatiguer, cela le « délasse, » c’est le meilleur des alibis.

Une fois la crise aiguë du mal enrayée par ces caïmans empiriques, le mal lui-même peut être attaqué directement ; c’est alors que Frédéric appliquera l’antidote au poison, et l’antidote, il le cherchera dans cette « philosophie » où les contemporains ne voient qu’un jeu de l’esprit et dont la force modératrice, après avoir ennobli ses succès, va faire son soutien aux heures d’épreuve. De toutes les doctrines philosophiques qu’il a professées, il y en a une dont la signification est particulièrement profonde et à laquelle il est toute sa vie resté fidèle ; il l’a prise à Leibnitz, par l’intermédiaire de Wolff, pour la développer ensuite par lui-même : c’est celle que nous appelons aujourd’hui du nom de déterminisme. À la fois métaphysique et psychologique, ce déterminisme ne pouvait, on le pense bien, rester à l’état de pure théorie chez un « praticien » tel que Frédéric ; spontanément, son cerveau concret la réalise, et la doctrine abstraite, passant du domaine de la spéculation à celui de la vie, se résout d’elle-même en un principe de résignation fataliste. — Elle lui montre en effet, dans l’homme, un être déterminé dans ses actes, comme dans le monde un Tout réglé par des lois aveugles et immuables. « Instrumens nécessaires d’une main invisible, nous agissons sans savoir ce que nous faisons…, les politiques et les guerriers ne sont que des marionnettes » aux mains de « la destinée qui mène le monde à son gré. » Or, la destinée, « les lois universelles, » veulent une mutation perpétuelle des choses dans cette « lanterne magique » du monde, « de là toutes ces révolutions, ces prospérités, ces infortunes et tous ces jeux de hasard qui ramènent sans cesse des scènes nouvelles : » le monde est « une figure qui passe. » — Et, dans ce monde « où chaque jour nous apprend à mourir, » l’homme n’est pas fait pour être heureux, mais pour remplir sa destinée particulière ; tout ce qu’il peut espérer, c’est que les temps mauvais passent comme passent les bons, comme tout passe ici-bas. « La nécessité du mal, l’inutilité du remède, » telle est la pensée dominante que Frédéric « force » en son âme ; « il faut, dit-il, s’attendre à tout : »


Tous les événemens que nous lisons dans l’histoire peuvent se reproduire ; les aventures des hommes, tant héroïques qu’ordinaires, font un certain cercle qui tourne toujours : les auteurs changent, mais le fond n’est différent que par de petites circonstances. Ainsi je ne m’étonne de rien. Prétendre que la fortune soit constante, c’est vouloir qu’un chien ait des écailles, un vautour des cornes… Il faut que la fortune soit légère, qu’un papillon ait des ailes, et tant que Jupiter aura ses deux tonneaux dont il verse sur les humains les biens et les maux, que notre destinée soit mêlée, tantôt agréable, et tantôt fâcheuse. Voilà comme les choses iront jusqu’à la fin des temps : la vie ne nous a été donnée qu’à la condition de nous soumettre à la condition de notre espèce


Voilà comment il raisonne philosophiquement sa douleur, et comment il trouve moyen de l’apaiser, sous le prétexte de consoler sa sœur Wilhelmine, à qui il adresse ces lignes. Le mal étant inévitable, « il faut en prendre généreusement son parti : » la vie, qui est trop courte pour les vaines spéculations, est aussi « trop courte pour les longues douleurs, » c’est un de ses axiomes familiers. « Murmurer ou se plaindre, c’est s’opposer aux lois universelles ; » il faut se souvenir toujours qu’ « un malheureux de plus ou de moins ne change rien à l’ordre de l’univers. » N’y a-t-il pas un âge où « l’on doit avoir honte de jouer avec l’espérance comme des enfans avec une poupée ? » Patience donc, « patience par force : » chi ha tempo ha vita, et « quiconque ne sait pas résister au malheur est indigne de la bonne fortune. »

Par cette soumission fataliste à la destinée qui commande au monde et à l’homme dans le monde, Frédéric se relève à l’heure suprême où l’épreuve semble avoir pour jamais brisé sa volonté. La philosophie calme l’excès de sa souffrance ; elle ne suffirait pas à ranimer son énergie, elle n’est point un réactif, mais un modérateur, elle lui rend le calme, la patience, et lui permet de s’élever peu à peu au-dessus des événemens pour envisager « sans trop faire la grimace » cette scène dramatique. Et, dès lors, il est sauvé, — jusqu’à la crise prochaine, — car la force du tempérament va d’elle-même reprendre le dessus, car, le sang-froid une fois reconquis, rien n’arrêtera plus la poussée de la nature exubérante qui de nouveau l’entraînera violemment vers l’action. Regardez-le, après la défaite de Kunersdorf, lui si cruellement abattu tout à l’heure. Du jour où il a vaincu son mal, le voilà debout, mû par un ressort soudain, expédiant fiévreusement des ordres pour la reprise des hostilités, retrouvant toute l’ardeur d’autrefois avec l’exaltation de l’énergie virile, — « forçat enchaîné qui se débat pour rompre ses liens, » comme il dit lui-même à Catt. — Il ne parle plus que de « vaincre ou mourir, » de se faire « assommer » en chassant « ces barbares, ces incendiaires, ces infâmes ennemis, » et bientôt il sermonnera rudement Finckenstein : « Toute tiédeur est hors de saison, à des maux désespérés il faut des remèdes désespérés. Vous pensez que je suis un terrible médecin, mais c’est mon malade qui m’oblige à le tirer d’affaire par de pareils moyens, puisqu’il n’y en a pas d’autres… Pour moi, j’ai pris mon parti pour ne pas manquer de fidélité à l’Etat ; je le défendrai jusqu’à la dernière goutte de mon sang, et, si ma canaille m’abandonne, je n’y survivrai pas ! » La confiance et l’optimisme ont si vite repris sur lui leur empire que, moins de deux mois après le désastre, il voudrait réclamer des Anglais une promesse d’accroissement de territoires pour la Prusse, par la raison qu’il lui faut « du baume pour ses plaies. » Plus d’impossibilité à ses yeux : loin de le rebuter, la difficulté l’encourage, car « il n’y a de mérite dans le monde qu’à la vaincre et l’immortalité n’est qu’à ce prix. » Un jour, aux complimens du ministre d’Angleterre, Mitchell, Frédéric répondra que, quand il voudrait, lui Mitchell, mander à sa cour tout ce qu’il voyait et savait des opérations du roi de Prusse, on n’en voudrait rien croire à Londres ! L’idée du public, de la scène, ne cesse plus d’être présente à ses yeux, elle l’encourage, elle l’excite, comme fait le sentiment même de sa gloire, et son héroïsme dans la lutte inégale et grandiose est ainsi à tout instant multiplié par la pleine conscience qu’il en a, par la pleine confiance qu’il y puise.


IV

Conscience de son génie, confiance en ce génie, ce sentiment de haut et juste orgueil n’est pas fait pour surprendre chez le grand Frédéric. C’est en lui un instinct spontané, naturel, une forme innée de l’être moral. Ce n’est pas la gloire qui l’a mis en son âme, bien que les succès l’aient surexcité, et, plus encore peut-être que les succès, les revers. Frédéric, à peine a-t-il été homme, a connu sa supériorité sur les hommes, par une intuition personnelle et directe, et tout de suite il a commencé à les juger, j’entends à les mépriser, de sorte que, l’âge venant, plus il a de modestie à l’égard de la fortune, de « la très sainte fortune, » plus il a de dédain pour « cette race maudite à laquelle nous appartenons, » pour cette pauvre humanité errante et souffrante qui, selon Malmesbury, lui paraît faite exclusivement pour servir ses désirs et exécuter ses ordres. « Il semblait, » dit Mirabeau, « se croire l’âme universelle du monde… » Ajoutons un trait. Quand nous sommes sincères, dit à propos du roi philosophe l’historien de la Jeunesse du Grand Frédéric, notre philosophie obéit toujours à nos instincts. Plus que personne, Frédéric est sincère envers lui-même ; or, il fait précisément de cette haute conception de soi, de sa gloire et de son génie, la base de sa doctrine morale. On cherche trop loin, trop haut, à son gré, le principe, du bien, lorsqu’on le met dans su beauté propre, comme les stoïciens, ou dans une volupté supérieure, comme les épicuriens, ou dans l’amour de Dieu, comme les chrétiens. L’essence de la vertu, et par conséquent du bonheur, c’est, — au sens le plus élevé du mot, — « l’amour-propre. » Tel est selon lui « le ressort des grandes actions, » « le nerf de l’âme, et le principe de tout ce qui se fait d’utile dans le monde. »

Rien de plus légitime, après tout, chez un Frédéric le Grand que ce sens impérieux de son génie, dont il y aurait quelque banalité sans doute à faire état dans la psychologie frédéricienne, s’il n’avait subi dans l’origine certaines influences qu’il importe de faire ressortir et qui lui ont communiqué par la suite une forme un peu spéciale.

Physiques et morales, on sait quelles épreuves avaient été réservées au grand Frédéric avant son avènement, pendant cette jeunesse si orageuse d’abord, puis si studieuse ; on sait comment il a souffert, souvent injustement, et comment, déjà conscient de son génie, il a été humilié par un père dont il redoutait l’humeur, les menaces, les duretés, mais à qui surtout il en voulait pour la vaine faiblesse avec laquelle il menait la politique extérieure de l’État, de cette Prusse qu’alors déjà Frédéric regardait comme sienne, dont l’honneur était le sien, et que l’Europe cependant ne cessait de duper, d’outrager à plaisir. Le roi de Prusse ! disait-on, on peut l’insulter impunément, il charge toujours et jamais il ne tire !… Le nom de Prussien passait pour une flétrissure, et le roi le souffrait ! — De ces souffrances personnelles, comme de ces humiliations politiques dont le grand Frédéric devait plus tard consigner le souvenir dans son Histoire de mon temps, celui qui était alors le prince royal de Prusse, l’âme ulcérée, jura de se venger. Or, le 1er juin 1740, le prince royal est roi, et six mois après, par un coup d’audace et de fortune, il a fait éclater aux yeux de l’Europe entière son génie inconnu, sa force méconnue ; de toutes parts on le recherche, on le flatte, on le craint, et, en moins de deux ans, ses conquêtes assurées par une paix profitable, sans une faiblesse et sans un revers, il a établi la Prusse grande puissance et légitimé « l’intrus » par la gloire. Sa revanche, dès lors, est dans sa main, il va venger à la fois son orgueil et l’honneur de l’Etat. Il a souffert ? Il va faire souffrir. Il a été humilié ? Maintenant il va humilier. Cet arriéré de compte qu’il tient en réserve vis-à-vis de l’Europe et de l’humanité, il va le régler. Il y a en lui de l’homme qui, éprouvé dans sa jeunesse, a subi l’outrage et la dureté du monde, et qui, un jour, de vaincu devenu vainqueur, prend sa revanche de la vie, avec une âpre joie, et fait enfin payer à autrui le prix de ses épreuves passées. Notons ce point de vue, qui nous permettra d’expliquer en Frédéric un bon nombre de traits, de façons, d’habitudes qu’autrement on aurait quelque peine à comprendre.

Il y a d’abord dans ses mœurs journalières tout un ordre de faits bien connus qu’il suffit d’éclairer sous ce jour nouveau pour en rendre raison. Veut-on des exemples ? C’est, dans la conversation, l’esprit de contradiction, que signalent tous les contemporains, et qui s’allie assez curieusement chez Frédéric avec l’impatience de toute contradiction et l’habitude de tourner toute objection en ridicule. C’est, dans la correspondance, le ton dogmatique de ces longues tirades philosophiques ou morales où il aime à faire la leçon à ses proches. C’est ce penchant pour le sarcasme et le persiflage, que flattent trop souvent ses familiers pour lui faire leur cour, ce plaisir qu’il prend à blesser ou à ridiculiser les gens et jusqu’à ses amis comme d’Argens et Jordan, cette sévérité mordante, cruelle parfois, qu’il met dans ses appréciations sur les contemporains, sur Fleury, Walpole, d’Argenson, et qui fait comme des caricatures de plusieurs de ses portraits historiques. C’est encore cette affectation avec laquelle il fait montre de son irréligion, de ses impiétés, et dont le prince de Ligne, que la « philosophie » n’effrayait pas cependant, prenait prétexte pour dire que le roi de Prusse « mettait vraiment un peu trop de prix à sa damnation, et qu’il s’en vantait trop. » Ce sont enfin les fanfaronnades humoristiques, les gasconnades à demi calculées du grand homme qui s’amuse à vanter sa force, qui aime le bluff et le pratique, qui, vers le commencement de la guerre de Sept ans, jure à sa sœur qu’il « ne craint personne, » et lui écrira peu après : « Je n’ai nulle envie de danser sur la corde, mais ces faquins de rois et d’empereurs m’y obligent, et il ne me reste d’autre consolation qu’après avoir fait quelques cabrioles, de leur donner du balancier sur le nez… »

D’autre part, voici dans le gouvernement intérieur du grand Frédéric un fait caractéristique qui se rattache tout naturellement à la même cause : j’entends cette jalousie inquiète, presque morbide, de l’exercice personnel et exclusif du pouvoir absolu. Autoritaire par tempérament, il ne conçoit par expérience qu’une forme possible de gouvernement, c’est l’autarchie. « Newton, » dit-il dans son Testament politique,[2] « n’aurait jamais pu découvrir son fameux système en collaboration avec Descartes ou Leibnitz. Un système politique doit nécessairement émaner de la tête d’un seul homme, et cet homme, c’est le Roi : Minerve ne peut sortir que du cerveau de Jupiter. » De fait, son gouvernement est non seulement personnel, mais mécanique, car les gens qu’il emploie doivent obéir à ses volontés sans les apprécier, exécuter ses décisions sans jamais prendre une initiative. L’initiative indépendante, sous quelque forme qu’elle s’exerce, conseil, influence, objection ou indiscrétion, voilà ce qu’il redoute toujours et poursuit partout. Jamais, dans ses ordres de deux lignes, il n’énonce un motif, observe un contemporain qui a servi dans son cabinet, de peur que ce motif ne soit discuté ; il n’accepte pas une observation, si humble soit-elle : « Mon cher, vous n’y entendez rien, » ceci clôt le débat. Il trompe ses ministres, afin de les éprouver, et leur cache parfois ses décisions les plus graves. Pour lui faire adopter telle ou telle mesure sans le froisser, on invente alors d’habiles détours, à l’exemple du chancelier Cocceji, qui, désirant opérer certaine réforme judiciaire, imagina d’en faire suggérer au roi la pensée par l’intermédiaire du général de Goltz, que Frédéric estimait bon militaire. Jamais enfin le roi ne tolère qu’on provoque son initiative, et, depuis les plus légères faveurs jusqu’aux plus grandes résolutions, tout doit venir de son propre mouvement. Comme le général de Prittwitz intercédait un jour pour obtenir le grand cordon de l’Aigle Noir, Frédéric refuse en disant : « Mon ordre est comme la grâce efficace, il se donne, et ne se mérite pas. »

On conçoit que, dans les affaires extérieures, cet instinct autoritaire, cet âpre esprit de revanche qu’excite en Frédéric le souvenir des injures et des injustices passées, se fasse sentir plus vivement que partout ailleurs, et risque parfois de nuire à ses calculs politiques. Il n’est rien au monde de si conservateur que la diplomatie, du moins dans les formes, et ce sont justement ces formes, ces traditions de chancelleries, ces susceptibilités de cabinets que Frédéric prendra plaisir à bouleverser de son sans-gêne moqueur. Comblé du premier coup par la fortune, il se croit naturellement tout permis vis-à-vis de ce vieux monde dont l’impuissance et les prétentions lui font pitié. N’est-ce pas enfin son tour, et le tour de la Prusse, d’humilier ces cours orgueilleuses dont l’insolence jadis l’a fait souffrir ? Peu lui importe ici la loi des convenances, la signification sociale ou morale de ses actes et de ses paroles. Volontiers, lorsqu’il prétend avoir assisté la France ou l’Angleterre, il écrit à George II : « Je compte que vous n’oublierez pas le service que je vous rends, » et au cardinal de Fleury : « J’espère que je n’obligerai pas un ingrat. » Prétextes ou excuses, il ne lui déplaît pas, quand il en faut donner, de les donner médiocres, ou pires, pour bien marquer son dédain des mots, des formules et de la « charlatanerie » diplomatique. Faut-il gagner les gens ? Il les flatte sans scrupule. Pitt est « un vrai Romain ; » Fleury, le « Mentor de la France, » l’ « Atlas de l’Europe, » et l’on fait « des vœux pour la conservation de ces jours auxquels tient le destin de l’Europe et de presque tout le monde habité. » Il semble qu’il s’amuse cordialement à rédiger ces « déclarations galantes, » — souvent aussi railleuses au fond que « galantes » en la forme, — et plus encore, parfois, à troquer brusquement le « miel » de l’adulation pour le gros sel de la menace ou de l’impertinence.

Quant à lui, cela ne l’empêche pas de faire le susceptible en affaires, de se montrer irritable et soupçonneux dans les négociations, de voir partout des menaces à son indépendance et de prétendre sans cesse qu’on lui manque, en accusant tous ses alliés, les uns après les autres, de vouloir faire de lui leur valet, alors qu’au su et au vu de tout le monde, c’est lui qui sait toujours tirer tout le profit de ses alliances. Que le calcul ait ici sa part, cela va de soi ; mais il y a surtout l’instinct de la revanche à prendre sur l’Europe et sur le passé. Voudrait-on le traiter toujours « comme le despote de Valachie à l’égard de la Porte ? » Non, ces temps-là ne sont plus, et il faut que nul n’en ignore. Alors, quand on s’y attend le moins, le voilà qui se fâche et monte sur ses grands chevaux, se fait insolent et hautain, raille et blesse tout le monde, et fait à propos d’une bagatelle « un carillon de tous les diables, » pour l’intime satisfaction de faire sentir la griffe après avoir montré la patte de velours. En 1755, deux mois après cette fameuse convention de Westminster qu’il s’efforce de justifier tant bien que mal à Versailles, il fait parler au ministère de France sur ce ton gouailleur : « J’ai toujours cru que les alliances étaient fondées sur l’intérêt réciproque des alliés. M. Rouillé a peut-être d’autres notions, et je le prie de me les communiquer pour m’éclaircir là-dessus. Hugo Grotius et Pufendorf les ont ignorées, mais c’étaient apparemment des bêtes. » Il provoque au lieu d’expliquer, gratuitement, de même qu’il froisse sans cesse ses alliés, Louis XV ou George II, par des allusions à la grandeur passée de la politique d’un Louis XIV, ou à l’habileté sans pareille de celle d’un Guillaume III. Enfin, allié de la France, et désirant obtenir du cabinet de Versailles la promesse d’une action vigoureuse en Allemagne, il remet à cette intention au marquis de Valory un mémoire portant ce titre significatif : « Projet que doivent suivre les Français, s’ils sont sensés. » — Ne semble-t-il pas qu’il y ait, dans ces façons et ces paroles impérieuses, toute l’amertume du souvenir des jours passés qui lui remonte aux lèvres, et qu’en un rictus sardonique il crache enfin à la face de l’Europe ?…


V

C’est ainsi un précieux service que rend la publication de la Correspondance politique à la psychologie et à l’histoire en ressuscitant, dans son vrai cadre d’homme d’Etat et d’homme de guerre, mais au naturel, sans pose littéraire ni réserve diplomatique, cette grande figure toujours un peu énigmatique et troublante de l’Homme de Prusse, comme disait lord Chesterfield avec une familiarité qui n’était pas mal reçue à Sans-Souci. Sous le héros, sous le grand homme, elle fait revivre l’homme ; elle nous restitue ce qu’il a d’humain, de menschlich dans cet Uebermensch. Et ceci n’est certes pas pour le diminuer. Il a été un politique, et, comme les politiques de son temps, — de tous les temps, — il a intrigué, rusé, il a joué, dupé son monde, il a fait la politique de son intérêt, car il n’y en a point d’autre, et, s’il a mis à ce jeu non pas plus d’immoralité que ses contemporains, mais plus de cynisme, le cynisme ne serait-il pas ici, en regard de l’hypocrisie, presque une vertu ? Ses œuvres littéraires le rabaisseraient plutôt à nos yeux, car elles nous le présentent sous un jour factice et faux. Quant à sa correspondance politique, elle ne peut que le grandir en nous montrant en lui, non pas la « raison pure, » non pas cet impeccable logicien, cet impassible stoïcien, toujours maître de lui, toujours sûr de lui, mais un homme, avec la marque du génie, un homme qui a lutté, peiné, souffert, — comme les autres, — et qui de toutes les épreuves est sorti vainqueur : un homme d’action par-dessus tout, ardent et violent, optimiste, sanguin, exalté et souvent cornélien d’expression, ayant fait des fautes par excès de mobilité, de vivacité, mais ayant su toujours les réparer par l’adresse et la ténacité, ayant subi toutes les angoisses du désespoir et de la révolte contre le destin, mais ayant su toujours se relever par la philosophie ; philosophe, mais philosophe utilitaire et positif, n’ayant du sceptique ou du dilettante que les formes superficielles ; passionné enfin pour l’exercice de ses facultés de prince et de capitaine, pour son devoir de Serviteur d’État, lequel domine sa vie entière et l’ennoblit d’un rayon d’idéal.

Son génie semble né du choc de deux forces contraires, qu’on retrouve toujours présentes et qui souvent font apparaître en lui comme deux personnages distincts ; l’une est instinctive et innée, l’autre acquise et réfléchie : c’est celle de la nature et celle de la culture contemporaine, celle de l’esprit du siècle et celle de la race ou du passé. Deux forces inégales, et dont l’opposition est flagrante : le siècle est d’esprit abstrait, selon la tradition classique, de caractère sceptique et léger, tandis que Frédéric a par nature l’intelligence concrète et le tempérament exubérant d’énergie. A l’influence du siècle, Frédéric a pris le vernis de l’homme sensible et de l’intellectuel, il a pris cette finesse et cette sérénité de pensée, cette humanité délicate, cet amour des lettres, ce ton de modestie légère qui se retrouve dans la simplicité de ses manières de souverain, bref tout ce qui fait l’ornement d’une vie que la politique n’absorbait pas tout entière, et tout ce qui peut justifier son mot : « J’étais fait pour vivre en sage. » Mais ce qu’il prend surtout à la culture contemporaine, c’est cette raison logique qui l’aide à tirer de son cerveau concret des jugemens clairs et sûrs, c’est ce déterminisme patient qui l’aide dans la mauvaise fortune à dompter la violence de ses passions. La culture philosophique féconde son esprit, modère son tempérament

Elle aide en lui la nature, mais la nature créatrice reste prépondérante en lui. Les deux forces qui dominent en lui tout l’être, l’ardeur du tempérament d’action, la puissance de l’esprit positif, c’est à la nature qu’il les doit, c’est à sa race, au sang et au milieu de ses ancêtres. N’est-ce pas la nature qui a mis en son âme le sens de son devoir envers l’Etat, et, quelque réserve que l’on puisse faire sur la portée de cette formule du serviteur public, n’y trouve-t-on pas profondément gravée la marque de l’esprit prussien, autant et plus que dans l’impératif catégorique de Kant, dont il est intéressant de la rapprocher, si bien qu’un Bismarck, en ce siècle, n’a rien pu faire de mieux que de la ressusciter, en faisant du « serviteur de l’Etat » l’« officier du pays ? » N’est-ce pas la nature encore qui a mis en son âme ce réalisme d’esprit et de volonté qui lui fait toujours voir et vouloir des choses réelles en un temps où le vieux monde semblait avoir un peu désappris l’un et l’autre ? C’est elle ainsi qui a fait sa victoire sur son siècle, car cette victoire, c’est celle du réalisme sur l’idéologie et le dilettantisme, et, quelque influence qu’ait exercée sur lui la culture contemporaine, il faut reconnaître que, par son génie, ses succès, sa fonction historique, Frédéric est de sa race plus encore que de son siècle.

Carlyle l’a défini d’un de ces mots saillans et un peu étranges dont il a le secret : Frédéric, dit-il, est une Réalité. Il est une Réalité consciente, agissante, indépendante, qui se meut librement dans un vain monde de préjugés, d’illusions et d’apparences. Seul de son temps il a été en acte, et c’est pourquoi seul de son temps il a fait œuvre effective, définitive, il a été créateur, « fondateur d’Empire, » selon ce mot qu’il aimait. Mais tout ici n’est pas Réalité. S’il y a plus de grandeur que de grâce, s’il y a plus de force que d’idéal dans cette figure du « grand acteur du temps, » il y a de la beauté en elle, il y en a surtout à l’heure du revers dans cette virilité, cette force de résistance et de résignation où Michelet admirait le « Triomphe de la Volonté. » Il y a peu de spectacles au monde comme de voir se redresser sous les coups de la fortune cet homme brisé par la défaite et la torture morale, de voir comment il se roidit et « apprend à son âme, à coups de bâton, à devenir patiente et tranquille, » comment il se reprend à la lutte et lutte jusqu’à vaincre l’ennemi, le sort et lui-même : c’est à ces heures-là qu’avec les historiens d’outre-Rhin on pourra reconnaître, dans Frédéric le Grand, le plus grand Frédéric.


LOUIS PAUL-DUBOIS.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1902.
  2. Ceci est en français dans l’original, qui n’est pas publié. Je traduis d’après l’allemand qui en a été donné par L. von Ranke, Zwölf Bücher preussischer Geschichte, III, 303, et R. Koser, König Friedrich der Grosse, I, 313.