Frédéric Le Play, à l’occasion de son centenaire

Frédéric Le Play, à l’occasion de son centenaire
Revue des Deux Mondes5e période, tome 32 (p. 768-788).
FRÉDÉRIC LE PLAY
Á L’OCCASION
DE SON CENTENAIRE

Existe-t-il une « science sociale » ou « sociologie, » et si elle existe, est-ce une science nouvelle, legs du XIXe siècle aux méditations des savans ? On nous dit qu’elle étudie les groupemens humains, qu’après avoir observé comment les sociétés se fondent, s’organisent et se transforment, elle proclame les lois de leur évolution. Cependant, nombre de penseurs s’insurgent contre cette prétendue science ; sous le nom de « sociologie, » ils croient retrouver une philosophie bien ancienne et ils n’admettent pas que Platon, Aristote, saint Thomas d’Aquin, Bacon, Descartes et Montesquieu, en étudiant « les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses, » aient ignoré les problèmes « sociologiques. » Comment Frédéric Le Play, dont on s’apprête à fêter le centenaire, a-t-il étudié ces problèmes ? Que fut pour lui la science sociale ? Comment a-t-il compris l’art social ?


I

Pierre-Guillaume-Frédéric Le Play, qui a tenu à raconter son enfance[1], avait eu tout jeune la passion des voyages et ce furent les voyages qui décidèrent de sa vie. A peine sorti de l’École polytechnique et de l’École des mines, il part pour l’Allemagne, en 1829, avec son ami Jean Reynaud. Ce sont d’abord les études d’ingénieur qui l’attirent vers les gîtes miniers, mais il aime, avec son compagnon, discuter les idées de l’époque. Ses premières lettres à sa mère, datées de la frontière française, racontent les incidens du voyage et dépeignent l’état de son esprit : « Nous avons trouvé dans cette maison un accueil complètement différent de celui que nous avait fait M. B… Je n’ai pu me dispenser d’y dîner avec Reynaud. Cette maison m’est désagréable parce que tout le monde est lancé dans un excès de dévotion qui passe toutes les bornes. M. de Y…, ne nous prouvant probablement pas l’air assez mystique, ne nous a pas adressé une seule fois la parole pendant le dîner. Quant au fils de Mme de X…, c’est un jeune homme charmant qui, malgré les précautions de sa mère, est entré complètement dans les idées du siècle[2]. » Les études métallurgiques, les multiples et fatigantes enquêtes n’empochent pas les deux amis d’employer paiement leurs heures de liberté. Surpris par des pluies torrentielles, ils sont bloqués dans le Hartz et confinés dans un hôtel où ils organisent de joyeuses soirées. Ce sont encore les distractions musicales qui reposent le jeune ingénieur de la rédaction de ses travaux, car si les journées sont consacrées aux enquêtes, ce sont les longues veillées qui permettent l’ordre et la classification des recherches. En 1833, nous retrouvons F. Le Play en Espagne, à Burgos, « ville sombre toute cléricale et monacale » dont « les costumes variés des moines et les chapeaux à la Basile des curés » semblent l’avoir fortement amusé[3]. Tout l’intéresse : les idées, les mœurs, les costumes. Un jour, il revêt l’habillement des gens du pays et nous décrit son équipée à travers les régions minières. On voit parcourant l’Estramadure « don Fréderico Le Play, chef de la Cavaléria, que ses amis de France ne reconnaîtraient certainement pas en ce moment, noirci par le soleil d’Espagne, décoré d’une moustache que les nobles d’Espagne, et les Français qui se permettent tout, ont seuls le droit de porter, coiffé d’un élégant chapeau andalous, enveloppé dans une vaste capa brune doublée de velours rouge comme la portent les élégans du pays[4]. » Ainsi nous apparaît le jeune voyageur dont la gaieté spirituelle, l’entrain, la bonne humeur attirent les sympathies de tous.

Quelques années plus tard, en 1842, Le Play visite l’Angleterre ; en 1844, la Russie ; en 1845, la Suède ; en 1846, l’Italie, l’Autriche, la Hongrie ; puis il revient à Londres en 1851, et repart pour la Russie en 1853. Toute cette période d’enquêtes, de vie active et mouvementée permit à l’ingénieur de publier d’importans travaux[5], mais les producteurs ne l’intéressent pas moins que les produits de la matière, et, dans la richesse minérale, dans les établissemens métallurgiques, dans la fabrique moderne, ce qu’il voit ayant tout, c’est l’homme, l’ouvrier, soumis à toutes les influences de l’hérédité et du milieu, l’être libre et responsable, mais passif et dépendant du maître qui l’emploie, rouage vivant de l’organisation du travail. Comment connaître cette organisation ? Et si on arrivait à la connaître, pourrait-on, par l’étude des travailleurs manuels, — qui forment la grande majorité du contingent humain, — porter un jugement sur la société entière ? Telle était l’obsédante pensée de F. Le Play, au début de sa carrière voyageuse.

Qu’on se reporte à la première partie du XIXe siècle. Une double transformation en marque l’avènement : l’une, partie de France, est une révolution d’idées dont les philosophes du XVIIIe siècle ont été les promoteurs ; l’autre, purement économique, mais européenne, bouleverse le régime du travail. C’est l’âge de la houille et de la vapeur qui commence, multipliant à l’infini les forces productives, tandis que des villes manufacturières apparaissent de toutes parts. Les populations abandonnent le labeur des champs pour la fabrique ; elles accourent dans les villes ; des fortunes opulentes se fondent rapidement, pendant que les agglomérations urbaines deviennent des centres de misère matérielle et de souffrances morales. Le Play comprend et signale, l’un des premiers, l’importance de cette double révolution[6]. Il entend de hardis novateurs promettre une ère de paix et de rénovation sociale ; il voit ses plus intimes amis s’attacher au Saint-Simonisme. Va-t-il, lui aussi, céder aux séductions pressantes des idéologues ? Il a raconté les hésitations de son esprit. « Après les discussions sans fin engagées avec mes amis, je reconnus que j’étais également incapable, soit de les convaincre d’erreur, soit de leur enseigner la vérité. Je compris alors le devoir imposé à notre patriotisme par cet état d’impuissance. L’indifférence pour la vérité eût été impardonnable dans un temps où l’erreur déchaînait tant de maux sur notre race. Je pris donc la résolution de chercher le remède à ces maux, en même temps que je ferais l’apprentissage de mon métier. J’étais déjà fixé sur un point essentiel : à savoir que, dans la science des sociétés, comme dans la science des métaux, je ne me croirais en possession de la vérité, que lorsque ma conviction pourrait s’appuyer sur l’observation des faits[7]. » C’est ainsi que les voyages sauvèrent Le Play de la chimère des inventions sociales. Lorsqu’en 1855, il se décida à publier les Ouvriers européens, cette œuvre résumait vingt-cinq années d’observations, de comparaison et d’induction ; telles étaient les trois étapes qu’avait suivies cet esprit méthodique, impartial et loyal.

Mais n’est-ce pas une illusion ? Le Play a-t-il créé une méthode et analysé, grâce à elle, les élémens si divers de l’organisation sociale ? Si l’analyse des minerais devait le préparer à l’étude minutieuse des phénomènes sociaux, il s’en faut qu’il ait trouvé immédiatement le procédé d’observation. « La méthode employée n’a pas été inventée de toutes pièces, écrit-il ; elle s’est imposée peu à peu à l’auteur, à mesure qu’il acquérait, par l’observation même, la connaissance des faits matériels et moraux qui président à l’organisation des sociétés[8]. » Quelle a donc été la marche suivie par Le Play ? « J’ai appliqué, à l’observation des sociétés humaines, des règles analogues à celles qui avaient dressé mon esprit à l’étude des minéraux et des plantes. J’ai construit un mécanisme scientifique : en d’autres termes, j’ai créé une méthode, qui m’a permis de connaître personnellement toutes les nuances de paix et de discorde, de prospérité et de souffrance que présentent, en Europe, les sociétés contemporaines[9]. » Arrivé dans une région dont il ne connaissait que la géographie physique, le jeune voyageur observait les groupemens que font naître entre les hommes les besoins de la vie : groupemens de famille, d’atelier, d’échange, groupemens religieux ou politiques. Mais tandis que ces derniers n’offraient trop souvent que divergences et contradictions, il trouvait dans l’organisation de la vie privée et particulièrement de la vie domestique, des phénomènes « constans » d’où semblaient découler tous les autres. Après de longues expériences, Le Play reconnut que dans les sociétés humaines, composées de tant d’élémens variés et disparates, il fallait porter l’observation sur les corps « simples » qui sont les familles et spécialement les familles « ouvrières. » Celles-ci incarnent en elles les idées, les mœurs, les traditions de la race ; elles sont absolument dépendantes du milieu où elles vivent ; par elles, nous connaissons les élémens caractéristiques de la constitution sociale. Mais il fallait que les monographies fussent comparables et dressées d’après un plan uniforme.

Non sans tâtonnement et sans hésitation, Le Play marqua dans ses monographies trois parties distinctes. La première a pour objet de décrire le milieu où la famille est placée. Ce milieu, urbain ou rural, résulte à la fois de phénomènes économiques et de circonstances morales, qui font à la plupart des hommes leur destinée. N’est-ce pas le milieu physique qui nous explique, dans tant de régions, les modes de travail et les formes de la propriété ? La seconde partie met en lumière les moyens d’existence de la famille ouvrière, les recettes et les dépenses annuelles, où s’analysent tous les actes matériels et moraux de la famille. Dans la troisième partie, le cadre de l’observation s’élargit. L’étude de la famille a montré que certaines influences extérieures, telles que les lois, agissent puissamment sur le bien-être domestique ; alors on leur consacre une étude spéciale. Imaginez, dans une région déterminée, ces sondages répétés que permet la monographie ; quelle lumière elle vous donne sur l’habitant du pays, ses besoins, ses mœurs, ses idées ! Complétée par d’autres procédés d’observation, qui vous font discerner, avant de les décrire, les familles « moyennes » ou « exceptionnelles, » la méthode monographique vous amène à scruter minutieusement les types choisis.

On devine quelles objections soulève une telle méthode[10]. Le Play les prévoyait, lorsqu’il disait que les procédés mis en œuvre « restent stériles ou deviennent même nuisibles, s’ils ne sont pas fécondés par la vertu maîtresse de l’observateur : le respect de la science. La méthode d’observation pour le faux savant, comme la logique pour le sophiste, peut devenir un moyen de corruption[11]. » Il est vrai que l’observateur superficiel ou déloyal est sans cesse menacé de contre-enquête et de nouvelles et impartiales études. L’Académie des sciences, en couronnant, en 1856, les Ouvriers européens, entendait le rapporteur Dupin lui dire : « La marche qu’a suivie l’auteur est un modèle de méthode. Nous souhaitons qu’il publie sans retard les budgets qu’il tient en réserve. » C’est pour répondre à ce vœu que Le Play fonda, en 1856, la Société d’économie sociale qui eut successivement pour premiers présidens : Ch. Dupin, Wolowski, Augustin Cochin, Michel Chevalier et dont les statuts (art. 1er) définissent le but scientifique : « L’association dite Société des études pratiques d’économie sociale a pour but de constater, dans toutes les contrées, par l’observation directe des faits et suivant une méthode commune, la condition physique et morale des personnes occupées à des travaux manuels, et les rapports qui les lient soit entre elles, soit avec les personnes appartenant aux autres classes. » Ainsi comprise, la méthode d’observation devait solliciter l’effort de nombreux chercheurs. Les uns continuèrent l’étude des familles[12] ; les autres firent des monographies d’ateliers et de communes ; d’autres enfin ordonnèrent, dans des classifications habiles, les faits recueillis par Le Play. De France la méthode monographique passa à l’étranger et les budgets de familles ouvrières furent dressés par les particuliers, les associations et les gouvernemens.

L’observation directe du présent se liait pour Le Play à l’histoire du passé, non pas à cette histoire qui met au premier plan les récits militaires, la vie des cours, les situations brillantes et les péripéties de la politique, mais l’histoire sociale, celle qui nous révèle les faits essentiels de la vie nationale. Que furent les travaux des villes et des campagnes, les systèmes de propriété et d’association, les rapports des hommes entre eux ? Combien d’écrivains négligeaient, avant le XIXe siècle, ces questions vitales ! L’histoire de France offrait à Le Play une remarquable alternance d’époques heureuses et de revers et elle justifiait cette vérité que les nations ne sont vouées fatalement ni au progrès indéfini, ni à une vieillesse irrémédiable, selon l’affirmation de pessimistes découragés. Un peuple vaut ce que valent les groupes qui le composent. Sa vie, si agitée qu’elle soit et si longue qu’elle apparaisse, est éphémère et, bien différent de l’individu, il n’a pas à espérer de futures destinées. C’est donc, dans le temps présent, que les nations reçoivent la sanction de leurs œuvres. Les périodes de prospérité et de déclin se succèdent ; le bien-être et la paix remplacent la souffrance et les discordes civiles ; les victoires reviennent après les sanglantes défaites. Ainsi la récompense alterne avec le châtiment et les leçons de l’histoire sont autant de manifestations d’une justice perpétuelle et divine. Le Play aimait à rappeler le ressort merveilleux de notre pays et les six périodes caractéristiques de notre passé[13].

S’il lisait l’histoire, il donnait peu de place aux lettres modernes. Il estimait que l’homme d’étude perd un temps précieux à parcourir, ne fût-ce que d’un regard, les productions hâtives des esprits médiocres. Il redoutait les visiteurs frivoles et tant de livres qui sont un obstacle. Mais les œuvres vécues retenaient son esprit. Il tenait à consulter les « autorités sociales » qu’il définissait en ces termes : « Individus qui sont devenus, par leurs propres vertus, les modèles de la vie privée ; qui montrent une grande tendance vers le bien chez toutes les races, dans toutes les conditions et sous tous les régimes sociaux[14]. » Que de fois il s’est plu à interroger les vieux ouvriers d’une usine ! Il écrivait dans les Ouvriers européens : « J’ai beaucoup appris d’un charpentier (du devoir), vrai sage, vénéré par des ouvriers d’élite, feu Agricol Perdiguier, dit Avignonnais la Vertu[15]. » Perdiguier racontait à Le Play l’histoire du compagnonnage, la vie des ouvriers, leurs rivalités, leurs espoirs[16]. De 1840 à 1850, les réformateurs français sont légion, et Le Play est loin d’ignorer leurs ouvrages. C’est Louis Blanc qui veut réorganiser le travail humain[17] ; c’est Proudhon qui croit inventer la gratuité du crédit[18] ; c’est Fourier qui réalise l’harmonie par les phalanstères[19] ; c’est Pierre Leroux qui enseigne la perfectibilité indéfinie de l’homme[20] ; c’est enfin Cabet, l’illuminé qui conclut ainsi de son voyage en Icarie : « Ne méprisez pas le communisme, car c’est la doctrine la plus morale, la plus pure et la plus vraiment religieuse[21]. » On devine que l’esprit pratique de Le Play s’accommodait peu de ces chimères ; mais après de patientes recherches, il s’agissait de conclure.


II

Le Play n’a-t-il pas cédé, comme tant de penseurs illustres, aux idées préconçues, aux suggestions de l’hypothèse, à une conception a priori de l’ordre social ? Et s’il a su s’affranchir de tout ce qui n’est pas « réel » et « positif, » n’a-t-il pas subi les influences des milieux et conclu de faits secondaires et de phénomènes transitoires à des causes permanentes, universelles ? Lui-même, si partisan qu’il fût de la méthode inductive, a-t-il rejeté le concours des philosophes dont la méthode déductive corroborait ses propres conclusions ? Ceux qui ont connu F. Le Play et qui ont travaillé sous sa direction[22], savent qu’il ne négligeait aucune source d’information, mais que, faisant table rase de tout système préconçu, il cherchait d’abord ses conclusions dans les faits méthodiquement observés et qu’il se gardait d’affirmer sous forme de « lois » des propositions discutables ou insuffisamment démontrées.

Le problème de la vie sociale se réduit pour un peuple à la satisfaction de deux besoins essentiels : l’observance de la loi morale et la possession des choses nécessaires à la vie. Toutes les races, à toutes les époques, races de pasteurs, de pêcheurs, de sédentaires, ont cherché la solution de ce problème. Pour l’observateur, le fait moral et religieux s’offre à l’étude comme le fait matériel. Il atteste les rapports de l’homme envers Dieu, créateur du monde, rapports variables suivant les temps et les pays, mais universellement reconnus. Les croyances de l’homme comme les rites de son culte relèvent de l’observation. Il serait surprenant que tous nos actes pussent être étudiés et analysés et que, seul, l’acte religieux échappât aux investigations du savant.

« La religion est aussi caractéristique pour les sociétés humaines, écrivait Le Play, que la nutrition est essentielle aux êtres organisés. Exclure Dieu et la religion du monde social, par cela seulement qu’on ne les voit pas dans le monde physique, est une doctrine aussi peu judicieuse que le serait celle qui, ne voyant pas dans le règne minéral la nutrition, prétendrait l’exclure du règne organique. Voir seulement dans l’homme les organes physiques, c’est une seconde inconséquence, analogue à celle du zoologiste qui prétendrait décrire l’abeille sans mentionner la production du miel[23]. » Le Play saluait dans le Décalogue la synthèse des préceptes divins, qui sont le fondement de toute religion positive, et il avait été amené, par la comparaison des croyances diverses, à reconnaître dans l’Evangile la confirmation la plus nette des commandemens du Sinaï et la meilleure école de vertus. Certes, sa méthode n’avait rien de théologique ; et quand il répondait aux objections et aux contradictions du scepticisme scientifique, il ne dissimulait pas les faiblesses des gens d’Eglise. S’il ne craignait pas de dénoncer les abus, il redoutait plus encore la diminution du sens religieux et l’abandon de toute pratique du culte.

Si les nations ont besoin de vie morale, elles n’ont pas moins besoin de bien-être matériel ; elles l’obtiennent et le conservent grâce à des institutions multiples, à des groupemens de tout ordre qu’on peut ramener à une triple organisation : la famille, le travail et la cité.

On ne se lasse pas de redire, malgré l’affirmation contraire des « individualistes, » que l’unité sociale est la famille. Celle-ci varie suivant la nature des lieux et selon les lois des hommes, offrant les types les plus variés, d’après les récits que nous font les géographes et les explorateurs. Tandis que la famille « patriarcale, » — toujours vivace dans les pays de l’Orient, — réunit en communauté et sous l’autorité d’un chef unique les fils issus d’un ancêtre commun, la famille « souche, » — que nous trouvons très forte en Angleterre, — voit le père associer au gouvernement familial un des fils, généralement l’aîné, qui sera l’héritier principal, à charge par lui d’accomplir certaines obligations. Ainsi apparaît le continuateur officiel des traditions, tandis que les cadets doivent se créer une situation conforme à leurs goûts. Reste la famille « instable, » caractérisée par l’établissement de tous les enfans au dehors du foyer familial où ils sont nés et par la destruction de ce foyer, lors du décès des parens. Ce type de famille, — bien connu aux Etats-Unis, — convient aux peuples sans histoire, et il est devenu, pour quelques publicistes français, l’idéal de la famille moderne. Le Play, lui, préférait la famille « souche, » qu’il avait observée dans les meilleures régions de l’Europe et dans laquelle il avait trouvé, entre autres qualités, la solidité du lien conjugal, une ferme autorité paternelle, la multiplicité des rejetons et chez ceux-ci l’ardeur au travail, l’initiative, la volonté de se créer, dans la lutte pour la vie, une situation indépendante[24]. Ces types de famille se mêlent, se pénètrent dans de nombreux pays ; sous la double influence des mœurs et des lois. Telle est notamment l’influence du droit successoral. Le Play préférait à tout autre système la liberté du testament. Admirateur de la famille anglo-saxonne et des institutions anglaises, persuadé que le créateur de la fortune doit pouvoir disposer sans entraves des fruits de son travail, il estimait que la liberté du testament découle du droit de propriété et que, si un homme a la facilité de dissiper sa fortune de son vivant, il doit pouvoir en disposer « à cause de mort. » Plus encore que le droit du père, il envisageait l’intérêt de l’enfant, pour qui la certitude de l’héritage est trop souvent une cause d’indolence, d’inconduite et de ruine. Mettant en parallèle la jeunesse d’outre-Manche et la jeunesse française, il voulait que celle-ci fût énergique, entreprenante, émigrante, colonisatrice, douée de qualités que, seules, l’éducation familiale et la formation des premières années donnent à l’enfant.

Si, contrairement aux théories de Malthus, la loi de la population est une loi d’accroissement normal et continu, réalisé par la fécondité de la famille, les rejetons doivent trouver à s’employer dans l’organisation du travail et celle-ci assure leur existence. Deux classes d’hommes sont généralement en présence dans le régime économique moderne : l’une qui détient le capital et dirige l’entreprise, et l’autre qui fournit la main-d’œuvre. Tandis que la lutte de classes est prêchée comme un dogme par Karl Marx et ses disciples, qui, reprenant les affirmations de J.-J. Rousseau, enseignent la perfection originelle de l’homme et l’égalité absolue des individus, Le Play oppose à ces faux dogmes l’harmonie des classes, établie sur une hiérarchie qui est dans la nature des êtres forcément inégaux et sur le patronage du fort envers le faible, qui est une loi de l’organisation sociale. Il ne s’agit pas, sous ce nom de « patronage, » de la tutelle d’un maître et de la sollicitude artificielle d’un patron, mais de l’accomplissement de devoirs naturels, obligatoires pour tout homme qui a l’autorité. La plupart des lettrés qui s’élèvent contre ce devoir social, ignorent leur propre histoire et oublient que l’homme, privé de tout patronage intellectuel ou matériel, est le plus souvent condamné à l’isolement et à l’impuissance. Certes, ces mots « inégalités, » « hiérarchie, » « patronage » sonnent moins haut que « solidarisme, » « altruisme » et « collectivisme, » mais ils ont un sens très précis et désignent des faits observés de tout temps. On a beau s’insurger contre la propriété patronale ou non patronale, qui confère des droits exclusifs, héréditaires et perpétuels, on sait bien que supprimée aujourd’hui, la propriété reparaît le lendemain, conforme à la nature de l’homme, mais entraînant des devoirs, trop souvent oubliés.

Quel que soit le régime du travail, qu’il s’agisse d’exploitation rurale, forestière, minière ou manufacturière, le salaire ne peut pas résumer l’ensemble des rapports entre patrons et ouvriers, sinon il faudrait admettre que, seule, la loi de l’offre et de la demande règle la vie industrielle. Ce fut là l’erreur d’Adam Smith. Avec une telle conception du travail humain, l’atelier n’est plus qu’un marché. Hypnotisé par le taux du salaire, l’ouvrier ne poursuit que la hausse, et le patron, ne voyant que ses frais généraux, cherche, par tout moyen, à diminuer le prix de revient de ses produits. Le salaire est alors l’enjeu d’un continuel débat, cause de grève et d’antagonisme. Les rapports entre patrons et ouvriers sont autrement complexes que ne le supposaient les premiers économistes. L’école socialiste a vu nettement le parti qu’elle pouvait tirer des conceptions a priori de Turgot, de Malthus et de Ricardo. Elle a trouvé dans la « loi d’airain du salaire » le thème de revendications passionnées et elle a conclu à la suppression possible du salariat. Jusque-là elle affirme que la lutte des classes est une nécessité. Le Play, au contraire, a montré que l’union des classes est le fondement de l’harmonie sociale, qu’il y a entre patrons et ouvriers réciprocité de droits et de services et que, si l’égoïsme des hommes se refuse à l’accomplissement de tout devoir social, alors la guerre devient la règle et la paix sociale l’exception. L’Etat pourra et devra intervenir, multiplier les rouages officiels de police, de contrôle et d’assistance ; mais comme l’harmonie ne dépend pas des textes de lois, mais du contentement des âmes, on voit que le problème, s’il est nettement posé, est loin d’être résolu. Seules, l’histoire et l’observation des meilleures contrées manufacturières fournissent les solutions, dont les plus ingénieuses, les plus souples et les plus variées procèdent du patronage et aussi de l’association, cet autre rouage d’une saine organisation du travail.

Lorsque, laissant la vie privée nationale pour observer la vie publique, on étudie les rapports entre les citoyens, la première question qui se pose concerne la mission du pouvoir. Pour la comprendre, il faut considérer l’Etat à l’origine quand, sur un territoire inoccupé, les premiers émigrans s’organisent et confient à quelques-uns d’entre eux les services nécessaires à tous. Le pouvoir surgit naturellement et par délégation de la collectivité qui le réclame, et, créé pour la satisfaction d’intérêts dépassant les forces individuelles, il répond à des besoins strictement limités. Puis, les sociétés se compliquent avec l’accroissement de la population, et de nouveaux groupemens se fondent, élargissant le domaine de la vie publique. L’État voit ses attributions grandir, et si les gouvernans comprennent que, moins ils interviennent, mieux ils remplissent leur mission, alors celle-ci se renferme dans de justes limites. Les communes, les provinces, le pouvoir central ont, chacun dans leur sphère, une action restreinte, et c’est sur la décentralisation des services que repose la vie publique nationale. Si, au contraire, l’autorité centrale se persuade que sa force, comme le bien-être de la nation, dépendent de la passivité et de la faiblesse des collectivités inférieures, alors nous arrivons à une véritable congestion du pouvoir.

Entre ces deux conceptions du rôle de l’Etat, Le Play tenait que la première, seule, répond aux besoins normaux et aux progrès des sociétés. Les excès de pouvoir ne sont-ils pas la conséquence logique des attributions exagérées de ce pouvoir ? C’est en rendant la vie à la commune et à la province qu’on simplifie la tâche de l’autorité centrale et qu’on intéresse les citoyens à la chose publique. Le Play réclamait l’ensemble des libertés qui attestent chez un peuple la santé et la force. Il voulait la liberté de l’école sous le contrôle du pouvoir, la liberté religieuse réalisée par la séparation des Eglises et de l’Etat, enfin les libertés communales et provinciales.

Ce fut un des derniers actes de sa vie que la défense des libertés scolaires. Menacées en France dès 1879, elles allaient subir des attaques dont le temps n’a fait qu’augmenter la vigueur. Le Play provoqua, en Angleterre, une consultation signée des hommes les plus considérables : lord Rosebery, Gladstone, Owen, Wallace, lord Carnarvon, le marquis de Ripon, lord Selborne, Luther Holden, Frédéric Harrison, représentant les croyances et les partis les plus opposés[25]. Elle était ainsi formulée : I. Tous les habitans d’Angleterre sont libres d’ouvrir une école à leurs frais, d’enseigner ou de s’associer pour l’enseignement, à leur gré, pourvu qu’ils ne commettent aucune offense contre la morale publique. II. L’adoption d’une loi qui priverait des individus ou des catégories d’individus de leur liberté à cet égard serait regardée comme un acte absolument tyrannique. Aucune mesure de ce genre n’aurait chance d’être votée par le Parlement. III. Chaque père de famille a le droit de faire instruire ses enfans dans l’école de son choix. IV. L’abolition de cette liberté serait considérée comme une oppression intolérable. Quant à la liberté religieuse, Le Play la voulait par la séparation des Eglises et de l’État[26]. « L’indépendance des clercs, écrivait Le Play, sera une des conditions du perfectionnement des mœurs et du développement de la liberté générale. C’est, en effet, un salutaire exemple pour un peuple, que de voir une classe de citoyens soutenir par sa propre initiative les grands intérêts du pays. Un clergé indépendant peut, seul, neutraliser par son enseignement l’action dissolvante que les gouvernans exercent, à certaines époques, sur les mœurs privées. La hiérarchie de l’Église américaine s’est établie spontanément, avec la haute sanction du Souverain Pontife, selon les meilleures traditions. des premiers siècles du christianisme[27]. » C’est donc vers les États-Unis que les Églises, officiellement séparées de l’État, doivent porter leurs regards.

Je n’insiste pas sur les libertés communales et provinciales que Le Play ne cessait de signaler comme les assises de tout État prospère. N’est-ce pas dans la cité comprise, aimée et servie comme elle mérite de l’être, que se développe le yrai patriotisme ? Envisagée ainsi, la patrie se comprend, sans qu’il soit besoin de la définir, car la vie locale est un prolongement de la vie familiale et la maison « commune » est une extension du foyer. On voit que la vie privée imprime son caractère à la vie publique et que la famille est le principe de l’État. Le Play avait trop voyagé pour ne pas admirer chez les nations rivales ce qui méritait de l’être et pour ne pas rendre justice aux qualités de nos émules. L’amour de la patrie s’alliait chez lui au respect de l’étranger. En toute circonstance, il fut le défenseur du droit des gens, de l’arbitrage et des petites nations[28]. Il écrivait avant la guerre de 1870 : « Les notions fondamentales de la justice sont ouvertement violées, dans les rapports mutuels des États, sans que l’opinion s’indigne. Les principes éternels sont remplacés dans les cœurs par des règles vagues qui varient selon les passions du moment. Dans cette situation d’esprit, on transgresse sans pudeur le droit des gens, c’est-à-dire les coutumes dans lesquelles les nations civilisées avaient résumé, en des temps meilleurs, l’application du Décalogue. Déjà l’empire de la force domine tellement l’esprit de justice, que les grandes nations semblent perdre l’espoir de remédier au mal par des congrès : et la paix armée de notre époque est devenue aussi funeste aux peuples que l’étaient autrefois les guerres prolongées[29]. » Ne semble-t-il pas que tout cela soit écrit à l’occasion de la guerre du Transvaal ou de la conférence d’Algésiras ?

Telles sont, entre autres conclusions, celles qui méritent d’être particulièrement signalées. Quand on félicitait Le Play de ses travaux, il répondait modestement qu’il n’avait rien « inventé, » que la science des sociétés, telle qu’il la comprenait, est la plus vieille des connaissances humaines, que la nécessité de mettre en lumière tant de vérités ignorées n’est pas une preuve de progrès, et il concluait : « Sur les points fondamentaux de la science sociale, il n’y a rien à inventer : dans cette science, le nouveau est simplement ce qui a été oublié[30]. » Nous dirons à notre tour que si les peuples sont libres de méconnaître les causes du bien-être, ils ne sauraient échapper aux conséquences de leurs oublis et de leurs fautes. Maîtres de leurs actes, ils subissent nécessairement l’effet de leur libre choix et ils ne violent pas impunément les « lois » de l’harmonie sociale.


III

Si la science sociale, telle que l’a comprise F. Le Play, enseigne les conditions de la prospérité et de la paix, l’art vient à son tour tracer des règles de vie individuelle et collective. Ainsi apparaît l’art social, aussi complexe que délicat, puisqu’il est pour un peuple l’art même du bonheur. Comment en connaître les règles, sinon par l’exemple des nations heureuses ? Le Play ne se contenta pas d’être un savant, il voulut être réformateur. Il aimait notamment à dégager d’une pratique séculaire certains axiomes, que ni les passions, ni les préjugés, ni les sophismes ne pourront jamais faire oublier : « La paix sociale est le critérium du bonheur. » — « Les bons sont ceux qui apaisent la discorde ; les méchans, ceux qui la font naître. » — « Le bien, c’est le bonheur dans la paix et l’accord des âmes ; le mal, c’est l’inquiétude dans l’antagonisme et la haine[31]. » Pour un peuple comme la France, divisé, agité, tourmenté, il s’agit de réformes urgentes.

On connaît le débat qui divise aujourd’hui les tenans des réformes sociales. Les uns ont une foi robuste dans l’initiative privée, qu’ils voudraient aussi éclairée qu’agissante ; les autres mettent leur espoir dans les interventions légales. Le Play laisserait à d’autres les discussions philosophiques ; il distinguerait les libertés nécessaires et les contraintes légitimes et il persisterait à faire une place à la coutume non moins qu’aux lois impératives. Parmi, les réformes qu’il a proposées, nous signalons ici celles qui ont soulevé les plus vives discussions et qui marquent précisément la double influence du droit écrit et non écrit. Deux lois concernant la vie domestique lui semblaient une nécessité pour la France : l’une qui, protégeant la femme, réprimerait la séduction ; l’autre qui, en fortifiant l’autorité paternelle, modifierait notre régime successoral. Combien de projets législatifs ont été déposés, depuis le jour déjà lointain où l’auteur de la Réforme sociale dénonçait, non sans âpreté, les abus provoqués par notre loi civile ! Il fallait un certain courage, il y a cinquante ans, pour critiquer le code de 1804 ; les légistes le commentaient avec admiration, et bien hardi eût été l’homme de loi qui aurait attaqué le Gode civil. Le Play porta la hache dans les taillis législatifs ; nombre d’écrivains suivirent, et l’entraînement fut tel que récemment, à l’occasion du centenaire du code, la révision du droit des personnes, du régime des biens et des contrats apparut à tous comme une nécessité.

Le lecteur se demandera peut-être en quoi la femme française a besoin d’une protection spéciale. Un seul article du Code civil est cause de tout le mal : « La recherche de la paternité est interdite[32]. » La France est un des rares pays où figure une telle prohibition. « Qui fait l’enfant le doit nourir, » disait notre vieux juriste Loysel. Notre ancien droit était sévère : dans certaines provinces, le séducteur était contraint de réaliser ses promesses de mariage ; dans d’autres régions, il était tenu d’indemniser celle qu’il avait trompée. Il paraît que les rédacteurs du code ont craint les scandales, mais ils ne les ont pas évités, comme le témoignent nos cours d’assises où la vengeance de la femme séduite, l’abandon des enfans, l’infanticide, l’avortement sont autant de commentaires criminels de l’article 340. Le Play en demandait donc l’abrogation, mais s’il voulait une loi protectrice de la femme, il entendait que l’application fût soumise à des garanties qui empêcheraient la calomnie et le chantage[33].

Une loi qui lui tenait à cœur, est celle qui modifierait la dévolution de l’héritage. C’est un sujet d’étonnement pour l’étranger que ce système bizarre, qui n’est conforme ni à nos traditions nationales ni aux besoins du temps présent. Qu’on en juge par des exemples quotidiens. On sait que nombre de familles françaises s’ingénient à revivre dans un enfant « unique, » objet de tendresses, d’inquiétudes, sinon de tourmens. Devenu grand, choyé, gâté, « l’héritier » apprend bien vite que le Code civil, article 913[34], lui garantit la moitié du patrimoine familial. Qu’arrive-t-il ? C’est qu’il dépense sans scrupules la fortune à venir, grâce à des prêteurs complaisans, qui escomptent à leur tour l’héritage. Voici une autre famille dont le père a trois fils : l’un veut être agriculteur, l’autre négociant, le troisième avocat. Le père meurt, laissant précisément un bien rural, une maison de commerce et des capitaux disponibles. Il semble que le partage sera facile entre les trois fils. Mais l’avocat, connaît son droit ; il sait qu’il peut, comme chaque héritier, réclamer sa part en nature dans chaque bien et que, si ce bien n’est pas commodément partageable, il doit être vendu sur licitation (art. 826, 832, 1079 du Code civil). Voilà un patrimoine familial liquidé, dispersé, et l’œuvre paternelle compromise, sinon détruite ! Mais le père peut faire un partage d’ascendant, dira-t-on, et les trois enfans étant d’accord, leur situation est définitivement réglée ? En aucune façon ; pendant trente ans après la mort du père, le partage est soumis à la rescision pour cause de lésion (art. 1079). Il suffit qu’un héritier mécontent estime qu’il a été lésé, pour que tout soit remis en question. Qu’on compare la législation française aux législations étrangères, on n’en trouvera aucune aussi critiquable. Napoléon Ier, qui voyait dans le droit civil un instrument politique, écrivait à son frère le roi Joseph : « Etablissez le Code civil à Naples ; tout ce qui ne vous est pas attaché va se détruire alors en peu d’années, et ce que vous voulez conserver se consolidera. Voilà le grand avantage du Code civil. Il faut établir le Code civil chez vous ; il consolide votre puissance, puisque par lui tout ce qui n’est fidéicommis tombe, et qu’il ne reste plus de grandes maisons que celles que vous érigez en fiefs. C’est ce qui m’a fait prêcher un Code civil, et m’a porté à l’établir[35]. » Aujourd’hui, il n’est pas d’esprit réfléchi qui ne réclame l’extension de la liberté du testament, l’abrogation des articles 826 et 832 du Code civil exigeant le partage en nature et enfin la simplification des partages d’ascendans. Déjà plusieurs lois françaises ont réalisé, en cet ordre de choses, de notables progrès[36].

Dans le régime du travail, et spécialement dans la grande industrie, Le Play faisait appel à la coutume bien plus qu’aux prescriptions législatives. Témoin de l’évolution de l’industrie qui substituait le travail en grand atelier aux métiers domestiques, il pouvait citer de grandes régions industrielles où l’harmonie règne en souveraine, grâce à des règles fidèlement suivies. Ce sont d’abord les contrats de longue durée assurant la permanence des engagemens et du salaire ; ce sont ensuite les institutions d’épargne protégeant l’ouvrier contre les accidens et l’invalidité ; c’est enfin l’union du travail manufacturier et des industries agricoles ou domestiques. En recommandant ces pratiques, Le Play devançait nombre de « sociologues » qui reviennent, avec des combinaisons nouvelles, aux coutumes essentielles, garantissant à l’ouvrier la sécurité et le bien-être. « Les études faites de nos jours sur les divers régimes du travail, écrivait-il, ne considèrent ni les remèdes propres à la guérison du mal qui règne en beaucoup de lieux, ni les pratiques qui correspondent ailleurs à l’état de santé. Elles traitent exclusivement des palliatifs[37]. » Le Play serait-il opposé à la réglementation législative du travail, aux assurances obligatoires, à un système d’inspection générale de la vie manufacturière ? Sans doute, il ne se prononcerait qu’après enquête minutieuse, et s’il devait adhérer à une politique sociale de réglementation, ce serait à regret et comme conséquence des défaillances de l’initiative privée et de l’oubli des meilleures coutumes européennes.

C’est pour mettre en honneur ces coutumes que Le Play, en qualité de commissaire général de l’Exposition universelle de 1867, organisa la première exposition d’économie sociale. La création d’un « nouvel ordre de récompenses » avait causé autant de surprise parmi les exposans que dans la presse ; mais lorsque, dans la solennité du 1er juillet 1867, en présence de vingt-cinq mille personnes, les prix furent décernés par l’Empereur, il n’y eut qu’une voix pour féliciter l’initiateur des récompenses « sociales. » Depuis lors, l’économie sociale a eu ses expositions périodiques, à Paris en 1889, à Chicago en 1891, à Paris en 1900, à Saint-Louis en 1904, à Liège en 1905, expositions qu’affectionnent les travailleurs manuels et où ils voient, sur des cartes murales et dans des dessins coloriés, la traduction des faits les plus saillans de la vie ouvrière. De tels concours ont provoqué à leur tour la fondation de musées permanens d’économie sociale[38], où nous retrouvons toujours l’idée que Le Play avait formulée, le premier, à l’Exposition de 1867. Sous le décor brillant du second Empire, Le Play discernait les symptômes des futurs désastres. Lorsque les défaites de 1870 et les convulsions de la Commune se produisirent, il les signala comme les prodromes de soulèvemens plus terribles. « La grève universelle s’organisera complètement, écrivait-il dès 1870, et je ne vois pas comment on pourra s’y soustraire. » Il faisait appel aux classes supérieures. « Si les classes dirigeantes de tout rang et de toute profession restent dans leur état actuel d’antagonisme, pendant que les classes vouées aux travaux manuels s’unissent pour détruire ce qui existe, nous aboutirons à une catastrophe telle que l’humanité n’en a point encore vu de semblable. La grève universelle se constitue, en effet, sur le mépris de toute autorité divine et humaine, sur l’anéantissement de toute forme de respect et sur des appétits insatiables. Rien ne résistera à ces désordres sans précédens, si un grand effort n’est fait pour réunir dans une commune pensée de bien public les gens de bien de tous les partis[39]. »

Parmi les réformes d’ordre politique que Le Play souhaitait pour la France, la décentralisation ou, si 1 on veut, la « déconcentration » des services publics tenait la première place. Il avait foi dans les libertés communales et provinciales, parce qu’elles stimulent l’activité civique et le dévouement au bien public. Il reprochait aux divers gouvernemens qui se succèdent en France, d’avoir rompu avec les meilleures traditions, en démembrant ses provinces « au mépris des droits réservés par les actes d’union. » Il critiquait l’unité départementale, et, sollicité de préciser les réformes, il inspirait, en 1881, à quelques-uns de ses élèves, la rédaction d’un programme ingénieux, qui se recommande plus que jamais à l’attention publique[40] :


I. — Restaurer le véritable gouvernement du pays par le pays.

II. — Séparer, dans les pouvoirs et dans les budgets, les affaires générales des affaires locales.

III. — Attribuer les affaires générales à l’État et rendre aux pouvoirs locaux la gestion des affaires locales.

IV. — Établir, sur de larges bases, la démocratie communale et le gouvernement local et faire des institutions locales l’école primaire du citoyen.

V. — Introduire, dans une certaine mesure, la spécialité dans les dépenses communales, pour faciliter le contrôle et hâter l’éducation du suffrage universel.

VI. — Compléter le vie communale dans les cités et la simplifier dans les campagnes.

VII. — A cet effet, conserver a la commune rurale son organisation actuelle et concentrer au canton les services auxquels elle est impuissante à pourvoir.

VIII. — Dans les villes, rendre aux conseils municipaux la gestion réelle des affaires locales, sous le contrôle du préfet et la tutelle de la commission permanente du conseil général.

IX. — Supprimer les arrondissemens administratifs, rendus inutiles par les attributions données au canton : mais conserver les arrondissemens judiciaires et remanier les arrondissemens électoraux, d’après la nature du sol et les rapports d’intérêt, dont il faut assurer l’exacte représentation.

X. — Créer des circonscriptions régionales homogènes composées de plusieurs départemens, en tenant compte surtout de la connexité géographique, historique ou commerciale qui relie leurs intérêts.

XI. — Concentrer dans ces circonscriptions régionales les services qui dépassent le cadre trop étroit du département, ou qui ont été indûment transférés à l’État.


La réalisation d’un tel programme consacre la décentralisation administrative et maintient la centralisation politique, fondement de l’unité nationale. L’Etat, rendu à sa mission normale, voit ainsi son intervention limitée aux entreprises qui dépassent les forces de la commune et de la province. « Si j’avais à faire une classification entre les diverses réformes nécessaires, disait Le Play aux rédacteurs du programme de gouvernement, je les distinguerais en deux catégories, à savoir : « les réformes préalables, » qui portent principalement sur les idées de la nation, et « les réformes consécutives, » qui visent au contraire les institutions et les mœurs, et qui doivent être réclamées dans l’ordre même où elles sont préparées par les premières[41]. »

Pour répandre les idées réformistes dans son pays, Le Play avait imaginé, au lendemain de la guerre de 1870, la création de groupes autonomes, indépendans, qu’il appelait : Unions de la paix sociale, auxquelles il assignait une mission de propagande, tandis que la Société d’économie sociale continuait les enquêtes et publiait, sous forme de monographies, les observations recueillies en France et à l’étranger. Reliées par une revue, la Réforme sociale, conviées à des assemblées mensuelles, à des congrès annuels, ces associations ont formé une « école » dont les publications, les conférences, les comités et notamment le Comité de défense et de progrès social, s’inspirant des idées de Le Play, propagent les idées de paix et de réforme sociale. Ce sont ces associations qui célébreront prochainement le centenaire de leur fondateur et elles lui élèveront une statue à Paris, dans le jardin du Luxembourg où il aimait à méditer ses travaux.

A toute époque, des écoles se sont ainsi fondées, mais combien ont disparu, ne laissant à, l’histoire que le nom illustre de leur chef ! Le Play sera-t-il plus heureux ? Sa foi dans les destinées de son œuvre ne se démentit pas un instant. Peu de temps avant sa mort, il écrivait à ses amis et collaborateurs : « J’ai vu grandir peu à peu l’école de la paix sociale, et en me reportant, par la pensée, vers l’état des esprits au début de mes travaux, je me plais à croire qu’elle n’a pas été sans quelque utilité. Sans doute, il ne faudra pas épargner notre peine, et la route paraîtra longue encore, même à ceux qui viendront après moi. Mais, avec l’aide de Dieu, ils accompliront la tache commencée, parce qu’ils garderont toujours pour règle de servir la vérité pour assurer le règne de la paix. » Ce furent là ses recommandations suprêmes. Novateur par sa méthode, réformateur par ses doctrines, initiateur d’une action sociale persévérante, Le Play apparaît comme un précurseur, opposant à l’effort destructif du socialisme l’œuvre constructive d’une école originale et vivante : l’Ecole de la paix sociale.


A. BECHAUX.

  1. Les Ouvriers européens. Études sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières de l’Europe, par F. Le Play, 2e édition. Paris. Dentu, 1819. t. I, chap. I.
  2. Frédéric Le Play. Voyages en Europe, 1829-1854 ; Extraits de sa Correspondance publiés par Albert Le Play, sénateur. Paris, Pion, 1899, p. 32.
  3. Op. cit., p. 109.
  4. Frédéric Le Play, Voyages en Europe, 1829-1854, p. 127.
  5. Op. cit., p. 27.
  6. Les Ouvriers européens, 1re édit. Paris, 1855. Introduction et appendice.
  7. La Constitution essentielle de l’humanité. Exposé des principes et des coutumes qui créent la prospérité ou la souffrance des nations. Dentu, 1881, p. 3.
  8. Les Ouvriers européens, t. I, liv. I, chap. I, § 6.
  9. Id., ibid., t. I, p. VIII.
  10. Voyez la Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1877.
  11. Les Ouvriers européens, t. I, liv. II, ch. IX, p. 223.
  12. Voyez Les Ouvriers des deux mondes, publiés par la Société d’économie sociale. Paris, 54, rue de Seine.
  13. Voyez L’organisation du travail, 6e édit. Tours, Alfred Mame et fils, 1893, ch. I, § 11 et suiv.
  14. Les Ouvriers européens, t. I, liv. III, ch. XIV, p. 446.
  15. Id. ibid., t. I, liv. Il, ch. VII, p. 207.
  16. Voyez le Livre du compagnonnage, par Agricol Perdiguier, 2e édit. Paris, 1841.
  17. Organisation du travail, 5e édit. Paris. 1848.
  18. Résumé de la question sociale. Paris, 1849.
  19. L’harmonie universelle et le phalanstère, 2 vol. Paris, 1849.
  20. Malthus et les économistes. Paris, 1849.
  21. Voyage en Icarie. Paris, 1848, p. 568.
  22. Choisi par Le Play, en 1876, pour travailler au « Précis » des Ouvriers européens (Voyez t. III, p. 437), j’ai pu constater avec quel soin minutieux il recueillait, résumait et contrôlait les renseignemens fournis, quelle qu’en fût la provenance.
  23. L’Organisation du travail, ch. V, § 39.
  24. Voyez l’Organisation de la famille, par F. Le Play, 4e édit. Tours, Alf. Mame et fils, 1895.
  25. Annuaire de l’économie sociale, 1879, IIe partie, p. 81.
  26. La Réforme sociale en France, 8e édit., t. I, liv. I, ch. H, 12 et 15. Tours, Alf. Mame et fils, 1901.
  27. La Réforme sociale en France, liv. VII, ch. 67.
  28. Id., t. I, liv. I, chap. 15.
  29. L’Organisation du travail, ch. VI, § 69.
  30. Les Ouvriers européens, t. I, p. 389.
  31. La Constitution essentielle de l’humanité, p. 11.
  32. L’article 340 est ainsi libellé : « La recherche de la paternité est interdite. Dans le cas d’enlèvement, lorsque l’époque de cet enlèvement se rapportera à celle de la conception, le ravisseur pourra être, sur la demande des parties intéressées, déclaré père de l’enfant. »
  33. Voyez La Réforme sociale en France, liv. III, ch. 26 ; l’Organisation du travail, ch. V, § 47.
  34. L’art. 913 règle ainsi la dévolution de l’héritage : « Les libéralités, soit par actes entre vifs, soit par testament, ne pourront excéder la moitié des biens du disposant, s’il ne laisse à son décès qu’un enfant légitime ; le tiers, s’il laisse deux enfans ; le quart, s’il en laisse trois ou un plus grand nombre. »
  35. Lettre du 5 juin 1806, de Napoléon Ier au roi Joseph. — Mémoires du roi Joseph, t. II, p. 215. Paris, 1853.
  36. Loi du 23 octobre 1884 sur la licitation des immeubles dont la valeur ne dépasse pas 2 000 francs ; loi du 30 novembre 1894 sur les habitations à bon marché, art. 8.
  37. L’Organisation du travail, ch. II, § 19.
  38. Tel est, à Paris, le Musée social, fondé par M. le comte de Chambrun, en 1894, et installé rue Las Cases, 5.
  39. Le Play, d’après sa correspondance, par Charles de Ribbe. Paris, Firmin-Didot. 1884. p. 157.
  40. Programme de gouvernement et d’organisation sociale, par un groupe d’économistes, avec une lettre-préface de F. Le Play. Parts, 1881.
  41. Programme de gouvernement et d’organisation sociale, p. VII.