Frédéric-Guillaume III



FRÉDÉRIC-GUILLAUME III.

Frédéric-Guillaume II, en se mettant à la tête de la ligue de Pilnitz, avait abjuré tous les principes de sa maison, qui n’avait cessé jusqu’alors de regarder la France comme un appui naturel qu’il fallait ménager, et l’Autriche comme une rivale qu’il fallait contenir. La politique des intérêts d’équilibre et de territoire n’était entrée pour rien dans les mobiles qui l’avaient jeté dans la coalition. La haine de la révolution, l’orgueil de devenir le libérateur de Louis XVI et le vengeur des trônes, le mépris de nos forces et une foi aveugle dans le succès l’avaient seuls dirigé. Mais ses alliés n’avaient pas apporté dans la ligue les mêmes dispositions. L’égoïsme et la tiédeur des uns, les vues intéressées des autres jetèrent l’incertitude et le désaccord dans la coalition et firent échouer ses plans. Cette guerre tourna à la confusion de la Prusse : elle y compromit ses finances, sa considération militaire et ses possessions sur la rive gauche du Rhin. Tandis que ses armées et celles de l’Autriche étaient battues par les conscrits de la révolution, Catherine II, qui avait promis à ses alliés le concours de ses forces contre la France, s’en servait pour consommer la ruine de la Pologne. Cette œuvre de destruction une fois accomplie, elle fit sa part, et abusant des embarras dans lesquels la lutte avec la France plaçait l’Autriche et la Prusse, elle les força de devenir ses complices, comme elles l’avaient été dans le premier partage, en leur jetant quelques lambeaux de sa proie.

Découragé par ses défaites et par la conduite de ses alliés, forcé d’appliquer son attention et ses forces à soumettre et pacifier les provinces polonaises qui venaient de lui échoir en partage, sollicité enfin par ses ministres, par ses maîtresses, par l’affaissement de sa santé à se débarrasser des soucis d’une guerre dans laquelle il semblait se battre plutôt pour les intérêts de l’Autriche que pour les siens, Frédéric-Guillaume II fit sa paix avec la république par le traité qui fut signé à Bâle le 5 avril 1795, et embrassa un système d’impartiale neutralité.

Cette grande défection rompit le faisceau de la coalition. Tous les états qui y étaient entrés à contre-cœur s’empressèrent d’en sortir. Ceux qui étaient placés dans la sphère d’influence de la Prusse demandèrent à partager les bénéfices de son système. Un traité signé entre cette puissance et la France garantit la neutralité du nord de l’Allemagne et en détermina les limites. À dater de ce moment, le cabinet de Berlin rentra dans ses anciens erremens. Non-seulement on cessa d’être en guerre avec la France, mais on lui témoigna les plus grands égards : on prit vis-à-vis d’elle une attitude amicale ; on s’attacha à lui faire oublier les torts des dernières années et à la convaincre qu’on faisait des vœux ardens pour l’affermissement de son pouvoir en Europe et pour l’affaiblissement de l’Autriche. On fit plus : on sollicita ses faveurs ; on lui demanda de favoriser et de garantir l’extension de la puissance prussienne dans le nord de l’Allemagne ; on alla jusqu’à se montrer jaloux des avantages que nous pourrions faire à l’Autriche. La paix de Bâle n’avait fait que mettre un terme à la guerre entre les deux états. En vertu d’une convention signée le 5 août 1796, la Prusse reconnut le principe des sécularisations ecclésiastiques, et la France prit l’engagement formel de n’assurer à l’Autriche aucune extension de territoire en Allemagne ou en Italie, sans en assurer l’équivalent à la Prusse. Les communications les plus intimes et les plus secrètes s’établirent entre les deux états ; ils disposèrent éventuellement des dépouilles du clergé allemand. Invité par le directoire à préciser ses vœux, le cabinet prussien désigna les évêchés de Munster et de Paderborn comme formant le lot le plus convenable pour l’indemniser de ses duchés de Clèves et de Juliers. Lorsqu’il eut connaissance du traité de Campo-Formio, il ne nous cacha point son dépit de l’abandon des territoires considérables que nous avions cédés à l’Autriche, et il dit avec aigreur que les défaites de cette couronne lui étaient plus avantageuses que la victoire à d’autres.

De son côté, le directoire se montra généreux et habile à l’égard de la Prusse : il oublia tous ses torts et lui exprima sa volonté d’élever le parti protestant, dont elle est le chef, sur les ruines du parti catholique, soutien de la puissance de l’Autriche en Allemagne. Mais pour prix de cette grandeur qu’il lui offrait en partage, il lui demanda de concourir loyalement avec la France à la pacification de l’Europe.

Frédéric-Guillaume II était alors mourant, son ministère divisé, ses finances délabrées. Les haines qu’avait soulevées la révolution étaient vivaces encore dans l’esprit de ce prince. En abandonnant la cause de la coalition, il n’avait eu qu’une pensée, c’était d’abriter sa faiblesse sous la garantie d’une neutralité habile et circonspecte, et il ne s’était pas retiré du champ de bataille pour y rentrer sous les drapeaux de la révolution. Tous les efforts du directoire pour l’entraîner furent inutiles. Telles étaient les relations de la Prusse avec la France, lorsque Frédéric-Guillaume II mourut et laissa le trône à son fils.

Frédéric-Guillaume III avait vingt-sept ans lorsque les droits de sa naissance l’appelèrent au gouvernement de la monarchie prussienne. Dans l’état où se trouvaient les affaires générales de l’Europe et celles de la Prusse en particulier, le caractère et les idées du nouveau roi devaient nécessairement exercer une action décisive sur la politique de son cabinet et sur les destinées de l’Europe.

Ce jeune prince avait eu une éducation négligée. Son père, jaloux de son autorité, et plus occupé de ses maîtresses que de mettre son fils en état d’occuper dignement le trône, n’avait pris aucun soin de le former aux affaires. Livré à son indolence naturelle, Frédéric-Guillaume III avait un esprit peu cultivé. Ses connaissances étaient superficielles, son aptitude au travail médiocre ; mais il suppléait à ce que l’étude ne lui avait point donné par un bon sens remarquable. Son jugement droit et sûr le trompait rarement, et ses fautes ne furent jamais des erreurs de son esprit, mais de son caractère. Aucun prince ne porta sur le trône et dans les affaires une ame plus sincèrement éprise du bonheur du peuple, une conscience plus délicate, une bonne foi plus scrupuleuse. Il a prouvé, principalement dans la journée d’Auërstaedt, qu’il savait, sur un champ de bataille, affronter le danger comme le dernier de ses soldats ; mais dans le gouvernement de l’état, il manquait de nerf et de décision. Dans les occasions graves qui réclamaient des résolutions promptes et vigoureuses, il ne savait presque jamais saisir le moment où il fallait passer de l’immobilité à l’action : non toutefois qu’il manquât précisément de fermeté, mais c’était une fermeté négative qui s’épuisait surtout à combattre les conseils audacieux et à faire triompher les idées de prudence et de modération.

Il n’avait point été élevé dans les camps : né dans une époque de paix, il était convaincu que la meilleure politique pour son pays était de conserver intact l’héritage du grand Frédéric en évitant toute conflagration qui pourrait le compromettre. C’était avant tout un homme de mœurs douces et pacifiques qui n’ambitionnait rien de ce que donne la guerre, peut-être parce que, ne sachant pas la faire, il craignait de dépendre de ses généraux. Sa passion était de rester neutre au milieu des petits états groupés autour de lui, et si, dans l’innocent exercice de ce protectorat, il pouvait réussir à gagner quelque chose par des opérations de cabinet, sans bruit et sans mouvement, il était bien décidé à n’en pas laisser échapper l’occasion. Hors de là, tout l’effrayait. Les traditions du cabinet lui avaient appris à regarder la France comme la puissance sur laquelle il devait particulièrement s’appuyer. La révolution qui s’était faite dans ce pays n’avait soulevé ni ses haines ni ses craintes. Il la jugeait froidement, sans préjugés, avec la modération et l’impartialité de jugement qu’il portait en toutes choses, gémissant sur ses excès, flétrissant les crimes commis en son nom, mais approuvant une grande partie des améliorations qu’elle avait introduites dans l’état civil des Français, et disposé à en faire lui-même l’application à la Prusse. « Vous n’avez contre vous que les nobles, disait avec un peu d’exagération et de flatterie un de ses ministres au représentant de la république française, M. Otto, peu de mois après son avénement au trône ; le roi et le peuple sont ouvertement pour la France. La révolution que vous avez faite de bas en haut se fera lentement en Prusse de haut en bas. Le roi est démocrate à sa manière : il travaille sans relâche à réduire les priviléges de la noblesse. Il suivra à cet égard le plan de Joseph II, mais par des moyens lents. Sous peu d’années, il n’y aura plus de priviléges féodaux en Prusse. »

S’il entrait dans ses principes de vivre en bonne harmonie avec la France, sans former toutefois avec elle des liaisons trop intimes, il n’avait pas moins à cœur d’éviter tout ce qui pouvait blesser la Russie. La Prusse, monarchie pour ainsi dire toute neuve, n’a pas encore eu le temps de pourvoir, sur toute sa ligne de frontières, à la sécurité de son territoire. Ses places fortes font presque toutes face à l’Autriche. Son système de défense n’a pas été poussé plus loin sous le grand Frédéric, parce que le plan de ce prince était de s’étendre sur la Vistule. Mais lorsque la monarchie eut reçu de ce côté l’accroissement auquel visait son ambition et qu’il lui fallut défendre toute sa nouvelle ligne avec la seule forteresse de Graudentz, elle se trouva trop vulnérable de ce côté pour ne pas ménager jusqu’à l’extrême indulgence le formidable voisin qu’elle s’est donné ; juste punition qu’elle partage avec l’Autriche de sa coupable coopération à la ruine de la Pologne. Elles ont cru qu’elles seraient plus puissantes après s’être partagé ce royaume, et, dans la réalité, elles se sont affaiblies, car elles ont perdu la franchise et l’indépendance de leurs allures. À Berlin comme à Vienne, on tremble devant la Russie, on craint de l’irriter. Avant de prendre un parti, on l’observe, on la consulte. Frédéric-Guillaume subissait les conséquences de cette situation, et la peur de déplaire à la cour de Saint-Pétersbourg était encore plus forte chez lui que le désir d’être agréable à la France.

Ce prince était donc, par ses qualités comme par ses défauts, l’expression vivante de cette politique à la fois passive et ambitieuse que son père avait adoptée après la paix de Bâle. Aussi s’y attacha-t-il avec force et conviction, comme au seul système qui convenait alors à son pays. La nouvelle coalition qui se forma contre la France, en 1799, le trouva inébranlable dans ce système. Il résista à toutes les influences qui tendaient à l’en arracher, aux impulsions violentes de Paul Ier et à l’appât des subsides anglais, aussi bien qu’aux instances du directoire. Nos revers en Italie et l’imminence d’une invasion de nos provinces de l’est et du midi n’allumèrent point en lui le désir d’abuser de notre détresse pour nous accabler. Dans cette occasion, il sut triompher des tendances cupides du comte d’Haugwitz, qui, nous croyant perdus, et craignant que notre ruine n’entraînât, pour la Prusse, la perte, sans compensation, de ses duchés de Clèves et de Juliers, voulait nous en déposséder et les occuper de vive force. « L’Autriche a repris le Milanais, disait ce ministre à M. Otto ; il est juste que nous reprenions ce qui nous appartient. Nous ne pouvons consentir à laisser nos provinces exposées aux ravages d’une armée russe. » — « La république n’y consentira pas non plus, » répondit le représentant du directoire. « Eh ? le peut-elle ? s’écria alors le comte d’Haugwitz. Je suis fâché de vous le dire, mais vous n’avez plus de ressources ; vous n’avez ni troupes, ni argent, ni esprit public. Croyez-moi, la Hollande ne tiendra pas un mois, la Belgique sera bientôt envahie, et le roi doit à ses anciens sujets de les mettre à l’abri d’une invasion. » Masséna et Brune firent mentir le ministre prussien ; ils se partagèrent la gloire de sauver la France, l’un à Zurich, l’autre dans la Nord-Hollande. Le coup d’état du 18 brumaire, qui substitua à l’anarchie et à la corruption du directoire la dictature du premier consul ; la défection de Paul Ier, qui ruina la coalition ; enfin la bataille de Marengo, qui ramena la victoire sous nos drapeaux et l’Italie sous notre domination, et celle de Hohenlinden, qui réduisit l’Autriche au désespoir et l’obligea à signer le traité de Lunéville, tous ces faits, dus, les uns à la fortune, les autres à l’habileté de nos généraux et surtout au génie de l’homme que la France venait de placer à sa tête, n’éveillèrent dans l’ame de Frédéric-Guillaume que des sentimens de satisfaction, mêlés cependant de quelque crainte sur l’abus que nous serions tentés de faire de notre nouvelle grandeur.

Aussitôt après s’être emparé des affaires, Bonaparte avait envoyé à Berlin son aide-de-camp et son ami le colonel Duroc. Le but de cette mission était d’établir des rapports de confiance, et, s’il était possible, d’intimité entre le nouveau gouvernement de la France et la Prusse. Le roi fit l’accueil le plus amical à l’envoyé du premier consul. Il subissait, comme tous les hommes que n’aveuglaient ni la passion ni les préjugés, le prestige attaché au génie et à la gloire de Bonaparte, et il lui témoigna tout d’abord une sympathie qui ne fit que s’accroître sous l’influence de ses nouvelles victoires en Italie. Mais il demeura immuablement attaché à son système de neutralité, et résista aux avances du premier consul comme à celles du directoire. Cependant les circonstances le forcèrent bientôt à sortir de son immobilité.

Paul Ier ne savait jamais se brouiller ni se dévouer à demi ; son humeur inconstante et fougueuse avait besoin d’aimer ou de haïr. Il ne s’était placé à la tête de la seconde coalition que pour relever toutes les légitimités détrônées, pour rétablir la maison de Savoie à Turin, l’ordre de Saint-Jean à Malte, l’oligarchie vénitienne dans son ancienne indépendance, la maison de Bourbon en France. Bientôt il s’était convaincu que ses alliés ne portaient point dans la ligue le même désintéressement, que l’Autriche ne voulait se dessaisir ni de Venise, ni de Milan, ni du Piémont ; que peut-être les Anglais ne pressaient si vivement le siége de Malte que pour s’en emparer et la conserver ; qu’enfin la guerre, pour eux, était devenue un moyen, non d’abattre la révolution, mais d’anéantir le commerce de tous les neutres, et d’usurper sur la mer une dictature sans contrôle. Des querelles de généraux accrurent son mécontentement. Enfin, la désastreuse expédition du duc d’York dans la Nord-Hollande acheva de l’exaspérer et le décida à sortir d’une coalition où il ne tenait plus, disait-il, le rang qui convenait à sa puissance. Au moment où Bonaparte prit possession du fauteuil consulaire, le czar était dans un tel état d’exaspération contre ses alliés, qu’il était disposé, pour peu que les circonstances l’y poussassent, à tirer l’épée contre eux. De graves démêlés maritimes venaient de s’élever entre l’Angleterre et les cours de Stockholm et de Copenhague : la première voulait obliger les deux autres à lui prostituer l’indépendance de leur pavillon. La Suède et le Danemark luttaient noblement, malgré leur faiblesse, contre les prétentions dictatoriales de la Grande-Bretagne, et lui opposaient les principes de la liberté des mers, proclamés dans l’acte de neutralité armée du Nord de 1780. Elles implorèrent l’appui de l’empereur Paul, et ne l’implorèrent pas en vain. Ce prince s’empara de leurs griefs et en fit les siens propres ; il embrassa leur cause avec cette ardeur chevaleresque qu’il portait dans toutes ses amitiés, et leur proposa de former une neutralité maritime d’après les principes de la neutralité armée fondée par sa mère, Catherine II.

Tandis qu’il prenait ainsi sous sa protection l’honneur et l’indépendance du pavillon neutre, le premier consul proclamait les mêmes principes, et y ramenait les États-Unis d’Amérique, qui avaient eu le tort impardonnable de les avoir un moment répudiés. Ainsi, tous les élémens d’une union intime entre le czar et le chef de la France existaient dans le fond même de leur situation. Bonaparte, en humiliant l’Autriche à Marengo, flattait les passions vindicatives de Paul, qui désirait de la voir chassée de l’Italie. Bonaparte, proclamant dans un traité solennel avec les États-Unis le principe que le pavillon couvre la marchandise, devenait de fait l’allié de la Russie, aussi bien que de la Suède et du Danemark. La nature avait donné à l’empereur Paul une imagination forte et mobile qu’impressionnait tout ce qui était noble et grand. La gloire militaire du premier consul, l’habileté profonde avec laquelle il avait retrempé le pouvoir en France, enchaîné les factions, rapproché les esprits, rendu aux lois et à la religion la majesté qu’elles avaient perdue, le caractère épique de la dernière campagne d’Italie, toutes ces merveilles, accomplies en si peu de temps, avaient excité dans l’ame de l’empereur un irrésistible attrait pour ce jeune homme, sur lequel se portaient les yeux et l’admiration du monde. Bonaparte à son tour, attentif à tous les mouvemens de ce prince, sentit de quelle importance il était de s’emparer de lui au moment où il échappait aux ennemis de la France. Il s’attacha à lui plaire, et, par un ensemble de procédés délicats, il réussit facilement à le captiver. La prise de Malte par les Anglais et leur refus de la remettre au czar comme grand-maître de l’ordre portèrent ce prince aux résolutions les plus violentes. Il mit en œuvre tous ses moyens d’influence et de force pour faire partager ses ressentimens à Stockholm, à Copenhague et à Berlin, et entraîner ces cours dans une lutte ouverte contre l’Angleterre.

La passion de Frédéric-Guillaume était d’empêcher la guerre de pénétrer par quelque issue dans sa sphère d’action ; sa seule ambition était d’étendre son influence dans l’ombre et le silence de sa neutralité et de se faire l’intermédiaire officieux et comme le régulateur des communications entre les cours de Paris et de Saint-Pétersbourg. Il entrait dans sa politique expectante et timide de se rendre nécessaire à l’une et à l’autre et d’empêcher qu’il ne se formât entre elles une trop vive intimité ; mais Paul et Bonaparte, en s’éprenant mutuellement d’une amitié chaleureuse, avaient dérangé tout d’abord les combinaisons méticuleuses de la Prusse. Unis ensemble de pensées comme d’actions, ils pesaient sur elle de tout le poids de leur puissance et la forçaient de dévier de sa neutralité. Il fallut qu’elle entrât comme partie active dans l’alliance du Nord qui fut signée à Saint-Pétersbourg, les 16 et 18 décembre 1800, entre cette puissance, la Russie, la Suède et le Danemark. Pour que le plan conçu par la Russie contre l’Angleterre eût un plein succès, il fallait préluder par lui fermer les embouchures de l’Elbe et du Weser. Or, c’était au Danemark et à la Prusse qu’appartenait l’exécution de cette partie du plan. La cour de Copenhague ne recula point devant la gravité de la mesure ; mais Frédéric-Guillaume eut peur, à la seule pensée de s’emparer du Hanovre : non qu’il se souciât peu de cette acquisition, il la désirait au contraire passionnément ; mais il n’osait s’en saisir, dans la crainte de se mettre en guerre avec l’Angleterre. Il eût voulu concilier, ce qui était impossible, ses ménagemens pour cette redoutable puissance, sa cupidité qui l’appelait dans le Hanovre, et son rôle d’ami de la Russie et de la France. Le czar n’était pas d’humeur à se contenter d’un faux semblant d’alliance. La Prusse était entrée dans la ligue maritime ; il fallait qu’elle y prît sa part de périls comme d’avantages. Il la somma de s’emparer du Hanovre, la menaçant, si elle hésitait, de le faire occuper par ses propres troupes. Il fallut bien que le roi se résignât à frapper le grand coup : il fit entrer, le 3 avril 1800, un corps d’armée dans l’électorat, après avoir pris soin de faire comprendre à Londres qu’il ne prenait cette possession qu’en dépôt et pour empêcher les Russes et les Français d’y entrer. Cette condescendance du roi aux volontés des deux grands états qui le pressaient au nord et au midi lui devint funeste ; elle leur livra le secret de sa faiblesse, secret fatal dont bientôt ils abusèrent tour à tour.

La mort de Paul Ier entraîna la dissolution de la ligue du Nord, et la Prusse, dégagée de la pression qu’exerçaient sur elle la Russie et la France, rentra avec délices dans sa neutralité. Enfin, la conclusion du traité d’Amiens lui rendit la sécurité qu’elle ne pouvait trouver que dans la paix maritime et continentale.

La France, en exigeant à Léoben et à Lunéville la barrière du Rhin, ne voulait point attenter à l’indépendance des autres états, mais garantir la sienne. La Russie, l’Autriche, la Prusse et l’Angleterre s’étaient prodigieusement agrandies, les trois premières, par le démembrement de la Pologne, la dernière par ses conquêtes dans l’Inde. Tout équilibre était rompu entre les forces relatives de ces puissances et celles de la vieille France. En se partageant la Pologne, les grandes cours du Nord avaient répudié les principes du droit des gens et pris pour règles de conduite les convenances de la force et leur cupidité. La France, qui avait vaincu tous ses ennemis, était dans son droit en ne déposant les armes qu’après avoir obtenu les agrandissemens qui lui étaient indispensables pour remonter au même rang que les grandes monarchies. Ces agrandissemens ne pouvaient être que la Belgique et la rive gauche du Rhin. Mais un grand nombre de princes laïcs possédaient des domaines sur cette rive, et il répugnait à la France de les dépouiller sans les indemniser. Elle exigea donc, par les traités de Campo-Formio et de Lunéville, que les domaines ecclésiastiques situés en Allemagne fussent sécularisés pour indemniser les princes laïcs dépossédés par l’extension de son territoire. Une telle opération était incontestablement une des plus épineuses et des plus graves, par leurs conséquences, que pût entreprendre la politique.

Le protecteur naturel et légal des princes dépossédés était l’empereur d’Allemagne ; mais, dans cette grande question des indemnités, il avait deux intérêts fort distincts et même opposés, les intérêts de sa maison et ceux de son autorité impériale. Ses intérêts de famille devaient le porter à assurer promptement au grand-duc de Toscane et au duc de Modène les indemnités qu’ils devaient recevoir en Allemagne, en vertu du traité de Lunéville, pour la perte de leurs duchés italiens. D’un autre côté, l’opération des indemnités, ne pouvant se faire qu’en retranchant du corps germanique les princes ecclésiastiques, devait avoir pour inévitable résultat de le dépouiller de toute l’influence que lui assurait dans la confédération son rôle de protecteur du parti apostolique. C’étaient les votes ecclésiastiques qui, depuis deux siècles, assuraient à sa maison une majorité constante dans le sein de la diète. Livrer les dépouilles du clergé aux princes laïcs, c’était ruiner de ses propres mains son parti en Allemagne et exposer sa maison à la honte de voir la couronne impériale passer un jour dans celle de Brandebourg et orner le front d’un hérétique. L’Autriche ne pouvait donc se résoudre à consommer des changemens qui devaient porter un coup si terrible à sa suprématie. Après la paix de Lunéville, elle n’eut qu’une pensée, celle de se soustraire à l’exécution de ses engagemens et de gagner du temps. Elle se conduisit comme après la paix de Campo-Formio ; elle chercha à entraver, par mille obstacles, les travaux de la diète, ne se jetant dans le dédale des prétentions des princes dépossédés que pour embrouiller les fils qui devaient aider à en sortir. Ce système de lenteurs et d’ajournemens était bien funeste à l’Allemagne. Il laissait planer sur toute la confédération une incertitude qui augmentait les craintes des uns, autorisait les prétentions illimitées des autres, ouvrait un champ sans bornes aux intrigues de tous, et hâtait la décomposition du corps germanique. Mais l’état d’angoisses où se trouvait l’empire entrait dans les calculs de la cour de Vienne. Elle se flattait que, le désespoir armant toute l’Allemagne, les états qui l’avaient momentanément abandonnée viendraient se grouper de nouveau autour d’elle, pour nous chasser de ce pays. En raisonnant ainsi, elle faisait un faux calcul. Comme elle semblait abdiquer sa prééminence dans l’opération du partage, les princes dépossédés se trouvèrent livrés à toutes les impulsions de l’ambition, de la cupidité et de l’intrigue ; le faisceau de la confédération se rompit ; l’esprit d’égoïsme et d’isolement s’empara de tous ses membres ; n’ayant plus de centre commun, plus de chef, ils cherchèrent dans l’étranger un protecteur qu’ils ne trouvaient plus à Vienne : les uns s’attachèrent à la Prusse d’autres à la Russie, mais le plus grand nombre se tourna vers la France, vers la France qui donnait ou ôtait à son gré les couronnes.

Napoléon ne se faisait point illusion sur la durée de la paix maritime et continentale ; il savait bien que ni l’Angleterre ni l’Autriche n’avaient complètement renoncé à nous écarter, la première, d’Anvers et de l’Escaut, la seconde, de l’Italie ; que l’ordre de choses établi par les traités de Lunéville et d’Amiens n’était que provisoire, et que tôt ou tard la France serait obligée de reprendre les armes pour défendre et compléter son ouvrage. Dans cette prévision, il était naturel qu’il cherchât à affaiblir l’Autriche en Allemagne, comme il l’avait déjà affaiblie en Italie, et qu’il combinât entre les puissances de première classe un nouvel équilibre qui ne laisserait à la cour impériale qu’une influence secondaire, et donnerait à la France la suprématie. Son plan une fois arrêté, il l’exécuta avec une audace et une dextérité merveilleuses. Il commença par s’assurer du concours de la Russie, garante de la paix de Teschen ; il flatta l’orgueil d’Alexandre, en lui proposant de concourir avec lui à la nouvelle organisation qui allait être donnée à l’Allemagne. L’empereur Alexandre tenait à honneur de faire sentir son influence sur la confédération ; il ne voulait pas que les changemens qui allaient s’y consommer fussent l’ouvrage seulement de la France. D’ailleurs étroitement uni par le sang aux maisons de Bavière, de Bade et de Wurtemberg, il leur avait promis d’appuyer leurs prétentions dans la répartition des indemnités ; enfin, il n’était pas insensible aux avances d’un homme qui remplissait l’Europe de l’éclat de ses grandes actions. Il accepta donc comme une marque de haute courtoisie l’offre que lui fit le premier consul.

C’était surtout à Berlin que Bonaparte avait placé son point d’appui, pour assurer le succès de ces combinaisons. La Prusse était la pièce essentielle du nouveau système qu’il méditait de fonder au-delà du Rhin ; il voulait la satisfaire de manière à la rendre redoutable à l’Autriche, et fortifier le nord aux dépens du midi. Il ne faisait que suivre, en procédant ainsi, les traditions de François Ier, du cardinal de Richelieu et de Louis XIV. Frédéric-Guillaume entra avec une véritable passion dans les vues du premier consul. Au fond, ce que la Prusse avait perdu sur la rive gauche était peu de chose ; c’étaient les duchés de Gueldres et de Juliers, la principauté de Mœurs et une partie du duché de Clèves. La population de ces domaines ne s’élevait pas au-delà de cent trente-sept mille ames, et leur revenu était à peine de trois millions. S’il ne s’était agi pour elle que de recevoir la valeur exacte de ce qu’elle possédait sur la rive gauche, elle n’eût pas apporté dans cette affaire l’ardeur qu’elle y mettait ; mais elle avait résolu de profiter de l’amitié de la France, pour se faire assigner une large part dans ces indemnités. Elle mit donc en œuvre tout ce qu’elle avait de séduction pour captiver le premier consul, et l’intéresser à son sort aussi bien qu’à celui du prince de Nassau, beau-frère du roi. Frédéric-Guillaume et l’empereur Alexandre témoignèrent mutuellement le désir de se connaître, et ils convinrent d’une entrevue qui eut lieu à Memel, dans les premiers jours de juin 1802. Les deux monarques s’inspirèrent dans cette rencontre une mutuelle affection ; ils se comprirent, et cette harmonie tourna tout entière au profit de la France.

Le roi de Prusse calma les défiances qui commençaient à s’emparer de l’empereur Alexandre sur les vues ambitieuses du premier consul, et, en obtenant son concours à la pacification de l’empire, il devint comme le lien d’une triple alliance dont le poids, dans l’affaire de sécularisations, fut décisif.

Par une convention qui fut signée le 13 mai 1802, la France s’engagea à assurer à la Prusse, en dédommagement de ses possessions sur la rive gauche du Rhin, les évêchés de Paderborn et d’Hildesheim, Eichsfeldt, Erfurth, Untergleichen, la ville et une partie de l’évêché de Munster, et d’autres villes et abbayes. Ces acquisitions étaient hors de toute proportion avec ce qu’elle avait perdu ; l’augmentation en population était de plus de quatre cent mille ames. Par cette même convention, le sort du prince de Nassau fut aussi réglé : il reçut l’évêché et l’abbaye de Fulde, les abbayes de Corwen et de Weingarten, et il fut décidé qu’en cas d’extinction de la ligne directe du prince actuel de Nassau, la maison de Prusse hériterait des territoires qui venaient de lui être dévolus. En retour de ces avantages, la cour de Berlin reconnaissait et garantissait (art. 13) tous les arrangemens que la France avait pris en Italie. Or, cette garantie comprenait l’incorporation du Piémont au territoire français, qui venait d’être rendue définitive. En même temps que la diplomatie consulaire augmentait le territoire de la Prusse, elle fortifiait aussi, par de larges indemnités, la Bavière, le Wurtemberg et le grand duché de Bade, et attachait ces états, par l’intérêt et la reconnaissance, à la fortune de la France. L’Autriche lutta long-temps, mais vainement, contre le nouvel ordre de choses, que le premier consul, secondé par la Prusse et la Russie, réussit à fonder en Allemagne : elle ne ratifia que le 24 mars le recès définitif du 23 février, qui sécularisait le patrimoine du clergé allemand.

Le partage des indemnités par la triple intervention de la France, de la Prusse et de la Russie, bouleversa toute l’économie du système germanique, et porta un coup mortel à sa vieille constitution. Elle subsista de nom pendant quelques années encore ; mais tout ce qui faisait sa vie disparut pour jamais. En vain l’empereur chercha à faire, dans l’acte du 24 mars, des réserves pour retenir tous les confédérés dans le lien fédératif ; en vain confirma-t-il les lois fondamentales de l’empire : l’empire n’existait plus. Le recès du 25 février apprit à tous les princes que l’Allemagne avait changé de maître, et que ce n’était plus à Vienne, mais à Paris, que se faisaient ses destinées.

Jusqu’à ce moment, Frédéric-Guillaume n’avait obtenu que des avantages du système qu’il avait embrassé. Il y avait trouvé ce qu’il désirait le plus ardemment, un accroissement notable de pouvoir et d’influence dans le nord de l’Allemagne, par les simples opérations d’une politique habile. Objet des égards empressés de l’empereur Alexandre et du premier consul, il se flattait de tenir toujours la balance entre eux et de leur servir d’intermédiaire officieux pour leurs communications. Il espérait enfin, à la faveur de l’accord qui existait alors entre la France, la Prusse et la Russie, contenir l’Angleterre et l’Autriche et garantir le maintien de la paix générale. Il s’abusait. La paix d’Amiens n’avait été pour l’Angleterre qu’une suspension d’hostilités, et une année s’était à peine écoulée depuis qu’elle l’avait signée, qu’elle la foula aux pieds et nous déclara de nouveau la guerre. Le moment des pénibles épreuves approchait pour la Prusse.

Lorsque l’Angleterre déchira le traité d’Amiens, elle n’avait point encore d’allié sur le continent ; elle rouvrit la lice d’une main hardie et y descendit seule, prouvant ainsi qu’elle se sentait de force à lutter corps à corps avec son terrible ennemi. On pouvait être assuré toutefois qu’elle ne resterait pas long-temps dans cet isolement et qu’elle ferait jouer tous les ressorts de sa politique pour associer de nouveau à sa cause les monarchies du continent. Au désir qu’elle avait d’abattre notre suprématie se joignait chez elle un intérêt plus pressant encore, celui de détourner nos forces des rivages de l’Océan sur les champs de bataille du continent, et de nous ôter le pouvoir de venir lui dicter la paix dans les murs de Londres. Dans cette situation, nous n’avions pas à choisir entre plusieurs systèmes. Nous devions chercher à rompre la trame de ses intrigues, et, dans le cas où il nous serait impossible d’empocher la formation d’une nouvelle ligue, de nous mettre en mesure de la vaincre. Dès que Napoléon eut acquis, par la pratique du pouvoir, une connaissance approfondie des affaires de l’Europe, sa sagacité découvrit bientôt le côté vulnérable de la France. Il comprit qu’au milieu de sa grandeur et de sa gloire, elle était faible parce qu’elle était isolée, qu’il était urgent de reconstruire au plus tôt son système fédératif tombé en ruines, et qu’elle n’acquerrait le degré de puissance nécessaire pour tenir tête à ses ennemis qu’en s’appuyant sur de fortes et solides alliances. La Hollande, la Suisse, l’Italie, devenues parties intégrantes de son système, n’étaient pas des alliés assez puissans pour lui donner cette attitude maîtrisante dont elle avait besoin pour prévenir de nouvelles coalitions et en triompher, si elles venaient à se former. Ce qu’il lui fallait enfin et ce que Napoléon désirait avec une extrême ardeur, c’était l’appui d’une des grandes monarchies du continent.

L’Autriche était hors de la question ; nous l’avions blessée trop profondément en Italie et en Allemagne pour que nous pussions jamais nous flatter de nous la rattacher. Il était impossible qu’elle nous pardonnât de l’avoir rejetée sur la rive droite de l’Adige, et de lui avoir enlevé l’appui des votes ecclésiastiques à la diète impériale. Elle était sur le continent notre ennemie implacable, comme l’Angleterre l’était sur mer. Chez l’une comme chez l’autre, il y avait une résolution arrêtée, c’était de ne rentrer dans des voies réellement pacifiques que lorsqu’elles nous auraient chassés, l’une de l’Italie, l’autre d’Anvers. Entre nous et l’Autriche il y avait un abîme. Mais l’Autriche était une puissance timide, ses finances étaient délabrées, ses peuples découragés ; il était permis de croire que, si la France réussissait à s’attacher la Russie ou la Prusse, la cour de Vienne serait contenue et sa haine impuissante.

Il y eut un moment où Napoléon crut trouver dans la Russie ce puissant allié qu’il cherchait. La France et la Russie étaient trop éloignées pour se froisser ; elles avaient l’une et l’autre leur sphère distincte d’influence et d’action, où elles pouvaient se mouvoir librement, sans craindre de se porter ombrage. Unies ensemble, elles étaient assez fortes pour gouverner le continent et empêcher les passions brouillonnes d’en troubler le repos. La mort de l’empereur Paul enleva au premier consul un ami et un allié qui, s’il avait vécu, eût probablement changé le cours des évènemens. Alexandre, au début de son règne, parut ne s’écarter que faiblement des erremens de son père. Sans entretenir avec Napoléon des relations de confiance aussi intimes, il manifesta un vif désir de vivre avec lui dans une parfaite harmonie. Doué par la nature d’un esprit fin, délié, pénétrant et toutefois mobile et exalté, il ne pouvait se défendre d’une admiration secrète pour le premier consul. Il se sentait entraîné par un attrait invincible vers cet homme supérieur. Mais il ne rencontrait pas autour de lui les mêmes dispositions ; son cabinet et sa noblesse étaient jaloux de la grandeur où le premier consul venait d’élever la France. Ils étaient blessés qu’au fond de l’Occident un homme nouveau, d’abord soldat heureux, puis devenu, par la puissance de son épée et l’autorité de ses grandes actions, le maître de la France, eût l’insolente pensée d’interdire à la Russie le droit de peser sur les affaires d’Occident. Alexandre subissait l’influence de sa cour. Le rôle secondaire qu’il avait joué dans l’opération du partage des indemnités avait commencé à l’aigrir contre nous. Il se croyait dupe de notre habileté, et il était humilié d’avoir concouru à son insu à fonder notre prépondérance en Allemagne, tandis qu’il n’était intervenu dans l’opération que pour la diminuer en la partageant.

Aussitôt après la rupture de la paix d’Amiens, Napoléon avait occupé militairement le Hanovre et le royaume de Naples : le Hanovre, possession du roi d’Angleterre, où affluaient les principaux produits de l’industrie britannique destinés aux marchés de l’Allemagne ; le royaume de Naples, qui était soumis sans réserve à l’action du cabinet de Londres. Or, la Russie avait pris Naples et le Hanovre sous sa protection. Elle fut blessée que nous eussions pris possession de la rade de Tarente et de l’électorat sans la consulter, et sollicité par le premier consul de prononcer en arbitre suprême dans les différends qui mettaient les armes aux mains de la France et de l’Angleterre, l’empereur Alexandre déclina ce rôle, qui eût embarrassé sa délicatesse, pour s’en tenir à celui de médiateur, qui laissait plus de latitude à ses exigences. Ses décisions furent celles non d’un juge impartial, mais d’un ami passionné de l’Angleterre. L’éclat que fit ensuite ce prince à la mort du duc d’Enghien, et les explications amères qui eurent lieu à cette triste occasion entre le czar et le chef de la France, achevèrent de détruire toute harmonie entre eux.

À dater de ce moment, nous perdîmes tout espoir, non-seulement de nous attacher la Russie, mais même de la retenir dans une ligne de modération. C’en était fait, elle avait arboré les couleurs de nos ennemis. La guerre n’était point encore déclarée sur le continent, mais tout équilibre était rompu entre les cabinets. Nous étions assurés d’avoir à combattre, dans un avenir plus ou moins prochain, l’Angleterre, l’Autriche et la Russie, à moins que nous ne pussions réussir à les contenir par le frein d’une redoutable alliance.

Des trois grandes monarchies du continent, il n’y en avait plus qu’une seule disponible pour nos vues fédératives : c’était la Prusse. Cette monarchie pouvait mettre sur pied deux cent mille hommes ; par elle, nous atteignions l’Autriche et la Russie. Son peuple avait le goût et le sentiment de la guerre ; sa voix était écoutée dans les conseils de l’Europe. Si nous parvenions à l’attacher à notre fortune, l’équilibre se trouverait aussitôt rétabli entre les cabinets : la Russie et l’Autriche seraient maîtrisées, et si elles voulaient absolument combattre, la défaite serait le prix de leur témérité. Si au contraire nos ennemis l’emportaient à Berlin comme ils l’emportaient déjà à Saint-Pétersbourg et à Vienne, ce ne serait plus avec trois puissances qu’il nous faudrait lutter, mais avec la masse réunie des grandes monarchies de l’Europe et de tous les états secondaires placés dans leur sphère d’action ; ce ne serait plus notre suprématie qui serait en péril, mais notre existence même. L’alliance de la Prusse nous était donc nécessaire, indispensable, d’abord pour essayer de maintenir la paix sur le continent et pouvoir disposer de toutes nos forces contre l’Angleterre, ensuite, si la guerre générale se rallumait, pour en sortir vainqueurs.

Telle est la combinaison simple et féconde que Napoléon s’attacha à réaliser : elle devint le but principal de ses pensées, et, pour réussir, il usa de tous les moyens que peut suggérer l’habileté la plus consommée. Résolu de s’emparer à tout prix de Frédéric-Guillaume, il agit sur lui par tous les genres de séduction. Il le saisit pour ainsi dire par toutes ses fibres : caresses, promesses brillantes, perspective d’une grandeur indéfinie, proposition formelle de placer sur son front la couronne impériale, froideurs affectées suivies bientôt de nouvelles avances plus empressées, il mit tout en œuvre, et tout fut inutile. Plus d’une fois il se crut au moment de l’entraîner, et toujours Frédéric-Guillaume parvint à se dégager de ses fortes étreintes. L’histoire des relations de ces deux hommes, l’un si ardent dans ses avances, l’autre si obstiné dans sa résolution de rester libre et de ne se livrer à personne, pas plus à la France qu’à la Russie, prouve combien Napoléon avait l’intelligence de sa position, et quel art il savait déployer dans sa politique. Le roi se flattait, et en cela il s’abusait étrangement, que son impartiale neutralité paralyserait tous les mouvemens guerriers à Vienne comme à Pétersbourg, et rendrait impossible une nouvelle coalition. La duplicité de nos ennemis l’entretenait dans sa funeste illusion. L’empereur Alexandre ne se lassait pas de lui écrire pour lui protester de ses sentimens pacifiques, et la cour de Vienne lui prodiguait les mêmes assurances. En vain Napoléon s’efforçait-il de le désabuser et de le convaincre que la Russie et l’Autriche étaient de concert avec l’Angleterre pour nous abattre et nous déposséder de l’Italie, Frédéric-Guillaume ne voulait point le croire. Comme tous les hommes dominés par une seule idée, il repoussait tout ce qui ne rentrait pas dans le cadre un peu étroit de son système. L’ensemble et le fond des choses lui échappaient. Il croyait faire beaucoup pour le maintien de la paix en se faisant le messager timide et doucereux des plaintes et des vœux de tous les cabinets ; il avait surtout le tort de laisser voir aux deux partis qui se le disputaient combien il craignait la guerre, et de ne point se placer entre la France et ses ennemis en véritable médiateur. Il avait le choix entre trois systèmes : il pouvait s’allier à l’Angleterre, à l’Autriche et à la Russie contre la France, à la France contre ces trois couronnes, enfin se jeter entre les deux partis en médiateur armé, et, s’il ne pouvait réussir à les réconcilier, se prononcer alors d’après les conseils de l’équité ou de l’ambition. Chacun de ces systèmes lui offrait des chances d’agrandissement. Mais Frédéric-Guillaume avait une répugnance invincible pour tous les partis décidés. Il y eut un moment où il fallait passer de la neutralité à l’action, et ce moment, il n’eut pas le courage de le saisir. Qu’à la place de ce prince faible et incertain on suppose le grand Frédéric fermement résolu de maintenir la paix, levant dans ce but cent mille hommes, parlant à Pétersbourg, à Vienne, à Paris, un langage ferme et modéré : qui doute qu’il n’eût conjuré l’orage, ou que, s’il n’y eût pas réussi, il n’eût du moins évité la catastrophe où tombera bientôt son successeur ?

Napoléon se dépitait de l’impuissance de ses efforts pour engager le roi. Il sentait que la paix continentale, et, avec la paix, les destinées de l’Europe dépendaient du parti qu’embrasserait ce prince. Aussi avait-il décidé, dans le secret de sa pensée, qu’il lui appartiendrait tôt ou tard, dût-il, pour l’obtenir, le violenter. Après tout, il avait peine à s’expliquer la répugnance du roi à s’associer à sa fortune. Ne l’avait-il pas largement rétribué dans le partage des indemnités germaniques ? Il pouvait l’élever encore. Frédéric II avait beaucoup fait pour la grandeur de son pays. Napoléon, par les seuls bienfaits de son alliance, pouvait compléter l’œuvre de ce grand homme. Que la Prusse s’attachât sincèrement, sans réserve, à notre fortune, qu’elle s’associât à tous nos périls comme à toutes nos gloires, et nous récompenserions largement ses services. N’était-ce donc pas une perspective digne de séduire et de passionner un peuple ambitieux et guerrier que celle de ravir à l’Autriche le sceptre impérial, de s’agrandir de toutes les possessions allemandes de la maison d’Hanovre, de devenir le chef de la patrie et de l’unité germanique, enfin de dicter, de concert avec nous, la loi à l’Europe ? D’ailleurs, une alliance franche et sincère de la Prusse avec la France était la combinaison la plus sûre pour contenir l’ambition de Napoléon. Un allié qui dispose de deux cent mille hommes a le droit de faire ses conditions ; il n’est pas un instrument passif : cette union eût été à la fois pour le chef de la France une force et un frein. Mais le génie hardi et entreprenant de Napoléon, qui venait de ceindre la couronne impériale, effrayait l’esprit circonspect et mesuré de Frédéric-Guillaume. Il lui faisait craindre qu’une fois engagé dans ses liens, il ne fût entraîné bien au-delà du but où il voulait s’arrêter. Au fond, si l’on y réfléchit bien, on se convaincra qu’il était impossible que ces deux hommes, en tous points dissemblables, pussent se comprendre et s’unir étroitement. Le roi était prudent jusqu’à la timidité ; l’audace et la grandeur dans la pensée et dans l’exécution étaient les traits distinctifs du génie de l’empereur. Le premier avait une ambition modeste qui redoutait l’éclat et le bruit ; le second, devenu maître du premier trône du monde par ses grandes actions, ne croyait pas avoir assez fait encore pour justifier son élévation. L’un redoutait la guerre comme le plus affreux des maux, l’autre l’aimait comme un grand artiste aime son art ; il l’aimait aussi comme la source de sa fortune et de la puissance de son pays. Les projets de Frédéric-Guillaume étaient circonscrits dans une sphère un peu étroite, ceux de Napoléon embrassaient le monde. Le roi de Prusse portait dans les affaires d’état les délicatesses de la morale privée. Aux yeux du chef de la France, la moralité d’un souverain était dans le but plutôt que dans les moyens. Aux profondes dissemblances qui séparaient ces deux princes, ajoutons encore les préventions de la noblesse prussienne et l’influence personnelle de la reine.

À Berlin, comme dans toutes les cours, Napoléon avait de nombreux ennemis qui ne pouvaient lui pardonner d’avoir mis son épée et son génie au service de cette terrible révolution qui avait abattu le trône légitime et l’ancienne noblesse, fait trembler tous les rois et les castes nobiliaires de la vieille Europe. Quant à la reine, elle avait sur l’esprit de son époux tout l’ascendant que donne un caractère plein de graces et de douceur, uni aux charmes d’une beauté touchante. Elle craignait de le voir sortir de ses habitudes privées, et sans se demander si sur le trône un monarque peut trouver la vie paisible qui n’est que le partage des destinées obscures, elle croyait que le roi pouvait concilier ce qu’il se devait à lui-même et à ses ancêtres avec son amour pour la paix. En lui conseillant de ne point se livrer à la France, elle ne songeait pas seulement à le fixer près d’elle ; elle travaillait aussi en secret pour les intérêts de la Russie ; elle ne restait point étrangère aux intrigues de la politique. Dans l’entrevue de Memel, la reine et l’empereur Alexandre se plurent mutuellement, et la galanterie du czar tourna au profit de sa politique. À dater de ce moment, toutes les prédilections de la reine furent pour la cour de Saint-Pétersbourg. Une correspondance suivie s’établit entre les souverains de Prusse et de Russie, et la reine y prit personnellement une part très active.

La France n’ayant pu réussir à former une solide alliance avec la Prusse, une nouvelle guerre continentale était inévitable. Elle éclata au mois de septembre 1805. Il n’est pas vrai qu’elle ait été provoquée par la réunion de Gênes, de Parme et de Plaisance, au territoire français. La réunion de Gênes eut lieu le 3 juin 1805, et le 11 avril de la même année, l’Angleterre, la Russie et l’Autriche avaient arrêté les bases de la troisième coalition. Le but avoué de la ligue était de nous déposséder de l’Italie ; le but réel et secret était de nous dépouiller de toutes nos conquêtes, de celles qui pouvaient être imputées à notre ambition aussi bien que des plus légitimes, de nous refouler enfin dans les limites de l’ancienne monarchie. En mettant sur sa tête la vieille couronne des rois lombards, et en s’emparant de Gênes, Napoléon ne fit que relever le gant qui lui était jeté par ses ennemis. Au moment de s’arracher des rivages de l’Océan et d’aller combattre sur le Danube les Autrichiens, il voulut tenter un dernier effort pour entraîner Frédéric-Guillaume : il lui proposa, avec son alliance, la cession définitive du Hanovre.

M. de Hardenberg, qui avait un esprit élevé et hardi, accueillit ce projet comme une grande et forte pensée dont la réalisation complèterait l’organisation territoriale de la Prusse ; mais le roi, qui désirait ardemment le Hanovre, reculait devant les scrupules de sa conscience et les dangers d’une rupture avec l’Angleterre et la Russie. « Puis-je, demanda-t-il à M. de Hardenberg, sans manquer aux règles de la morale, sans perdre en Europe l’estime de gens de bien, sans être noté dans l’histoire comme un prince sans foi, me départir, pour avoir le Hanovre, du caractère que j’ai maintenu jusqu’ici ? » Le roi se peint tout entier dans ces paroles. Son ministre lui répondit que la morale d’un souverain n’était pas celle d’un particulier, qu’il s’agissait là de l’opération la plus propre à conserver le rang de sa monarchie. Le roi, à demi convaincu, consentit à traiter d’une alliance sur la base de l’incorporation du Hanovre à la Prusse. Cette fois l’empereur croyait l’avoir enfin engagé sans retour, et il lui avait envoyé Duroc pour lui dire son dernier mot et signer le traité (3 septembre). C’était encore une illusion. À peine le roi eut-il fait quelques pas dans les voies d’une alliance, que la peur le saisit et le fit reculer. Il rompit les négociations commencées et déclara que sa résolution était de rester neutre.

Tandis que Napoléon remuait tous les ressorts de sa politique pour l’attirer à lui, l’Angleterre et la Russie ne se donnaient pas moins de mouvement pour l’associer à la coalition. Elles lui reprochaient de se laisser retenir, pour des intérêts mesquins, dans un système d’immobilité qui, disaient-elles, discréditait sa puissance. Le Nord devait s’arranger pour présenter à la France un front impénétrable. C’était le seul moyen de contenir dans ses bornes cette turbulente puissance ; autrement, elle les franchirait toutes sous le chef audacieux qu’elle avait mis à sa tête. La Prusse, la première dans l’ordre des envahissemens, serait aussi la première entraînée dans le débordement général. Mais les mêmes motifs qu’avait Frédéric-Guillaume pour ne pas offenser la Russie, il les avait pour ne pas blesser la France. Il avait le faible de vouloir être l’ami de tout le monde, moyen infaillible de ne contenter personne. La cour, mue par les passions de la reine, avait fait son choix : ses sympathies et ses vœux étaient pour la Russie ; mais l’armée n’avait point encore de préférence décidée. Un sentiment presque unique dominait dans ses rangs, c’était la crainte de tomber dans le mépris de l’Europe. Entourée de tous côtés d’armées belligérantes, son inactivité lui pesait. Elle en rougissait comme d’une attitude humiliante, blâmait le système du roi et voulait se battre, moins pour faire triompher un des deux partis que pour prendre sur les champs de bataille sa part de périls et de gloire.

Dans l’état de fermentation singulière où étaient les esprits, tout dépendait du moindre incident. La violation du territoire d’Anspach par Bernadotte décida la crise et la décida contre nous. Au fond, cette infraction à la neutralité du margraviat était loin d’avoir un caractère outrageant pour la Prusse. Isolé au milieu du vaste champ de bataille dans lequel allaient se heurter la France, l’Autriche et la Russie, il était impossible que ce petit pays pût se soustraire aux incursions de leurs armées. La Prusse en avait accordé le libre passage en 1796 aux puissances en guerre. Avant que Bernadotte le traversât, les Bavarois, dans leur retraite de Munich sur Wurtzbourg, avaient les premiers forcé le passage, et ils avaient été suivis par un corps autrichien. C’était donc comme un pays ouvert à tout le monde. Lorsque l’ordre avait été envoyé au prince de Ponte-Corvo de passer par Anspach, l’empereur négociait son alliance avec la Prusse et croyait qu’elle allait être signée. Enfin, il faut le dire, il avait pris la mesure du roi et savait tout ce qu’il pouvait oser. Cependant Frédéric-Guillaume, en apprenant que nos troupes avaient violé le territoire de son margraviat, entra dans un violent accès de colère. Son premier mouvement fut de rompre avec la France. À la cour, dans l’armée, dans les salons de la noblesse, il n’y eut qu’un cri, cri de fureur et de guerre contre nous. L’opinion, qui, la veille encore, était peu favorable à la Russie, prit la France pour objet de sa haine. On ne parlait que de se venger du honteux affront que nous venions d’infliger à l’honneur de la Prusse. L’occasion était belle pour entraîner le roi, qui ne cessait de répéter depuis quelque temps qu’il se déclarerait contre le premier qui attenterait à sa neutralité. Les ministres d’Angleterre, de Russie et de Vienne s’agitent, l’entourent et le somment de tenir sa parole. La reine est alors à la tête du mouvement guerrier. Des exprès sont envoyés en toute hâte à l’empereur Alexandre, qui avait écrit au roi pour lui demander une entrevue et qui attendait sa réponse à Pulawi. On l’instruit de l’incident d’Anspach ; on lui dit que le moment est venu de s’emparer de Frédéric-Guillaume, et on le presse d’arriver sans délai à Berlin. Alexandre quitte aussitôt Pulawi et tombe à l’improviste au milieu de la famille royale de Prusse. Le roi, pressé, subjugué par les passions vraies ou factices qui s’agitent avec fureur pour l’entraîner, ne peut plus résister au torrent : il se laisse arracher la convention de Potsdam (3 octobre 1805). Une scène nocturne et théâtrale est préparée à dessein dans les caveaux de Potsdam, où reposent les cendres de Frédéric II. L’empereur de Russie, le roi et la reine s’y rendent dans la nuit du 3 au 4 octobre : Alexandre, saisi d’une émotion profonde, baise le cercueil du grand homme, et les souverains se séparent après s’être juré foi et amitié sur la tombe de Frédéric.

Le traité de Potsdam n’était point une alliance proprement dite, mais une simple promesse d’alliance dont l’exécution dépendait de l’acceptation ou du refus par Napoléon des bases de pacification que devait lui soumettre le comte d’Haugwitz. Un terme de rigueur, le 15 décembre 1805, avait été fixé pour l’acceptation ou le rejet des propositions.

Tout porte à penser que les conditions dont était porteur le comte d’Haugwitz n’avaient point la précision d’un ultimatum, qu’une grande latitude lui avait été laissée à cet égard, et que ses propositions devaient varier selon que la fortune de l’empereur aurait grandi ou baissé dans l’intervalle. On savait à Berlin que les grands coups seraient portés avant le 15 décembre. Napoléon serait vainqueur ou vaincu. Dans le premier cas, le comte d’Haugwitz irait le complimenter ; dans le second, il lui dicterait la loi.

L’esprit de vertige et d’erreur semblait s’être emparé de la cour de Berlin et la pousser dans une voie de perdition. Comment ses hommes d’état n’avaient-ils pas compris qu’au point où en était arrivée la lutte entre la France et les grandes monarchies de l’Europe, Napoléon ne pouvait pas rester dans l’incertitude sur les dispositions de la Prusse, qu’il avait déjà trop d’ennemis pour lui permettre d’en grossir le nombre, qu’après avoir vainement épuisé pendant quatre ans toutes les ressources de sa politique pour s’en faire un allié, il fallait qu’au moins il pût être assuré qu’elle resterait neutre ; que si elle avait le malheur de tremper dans les projets de la coalition, il ne lui laisserait le choix qu’entre ces deux partis, expier sa faute en se livrant à lui sans partage, ou entrer en guerre. La convention de Potsdam était une énorme faute, parce que, lorsqu’elle fut signée, la Prusse avait laissé échapper l’occasion d’agir avec succès. Ulm était sur le point de capituler ; Vienne allait nous ouvrir ses portes : l’Autriche, vaincue et découverte, ne pouvait plus être sauvée que par les Russes, qui arrivaient à marches forcées du fond de la Moravie. Cependant tout n’était pas encore désespéré. Le fatal traité de Potsdam une fois signé, il ne fallait pas perdre un jour, un moment ; il fallait marcher sur le Danube, forcer l’empereur à lâcher sa proie et à se retourner. Le salut de la Prusse était dans la rapidité de ses coups. En un cas si critique, les demi-mesures ne faisaient qu’aggraver la première faute et la rendre irréparable. Il n’y avait plus à se ménager des voies de réconciliation avec Napoléon : la Prusse s’était trop compromise pour en espérer jamais un pardon sincère. Au lieu d’adopter cette politique forte et hardie, le roi aima mieux temporiser, et se jeta, par ses fausses mesures, dans les serres de son ennemi.

Le comte d’Haugwitz arriva dans le camp de l’empereur trois jours avant la bataille d’Austerlitz. D’après les instructions de sa cour, il eût été alors mal habile à lui de remplir sa mission, comme à Napoléon de l’écouter. D’un commun accord, les explications furent ajournées. Ce qui fait que la victoire d’Austerlitz est une si grande page de la vie de l’empereur, c’est qu’il mit pour enjeu, sur ce champ de bataille, sa fortune et celle de la France. S’il avait été vaincu, il eût été perdu : cent mille Prussiens lui fermaient sa retraite sur le Rhin. En triomphant des Russes et des Autrichiens, il triomphait aussi de la Prusse, qui n’avait plus qu’à se faire pardonner, à force d’humilité, ses dernières fautes. On sait le mot de l’empereur au comte d’Haugwitz, qui vint mêler ses félicitations à celles de nos alliés : « C’est un compliment dont la fortune a changé l’adresse. » Le traité de Presbourg (26 décembre 1805), qui enleva à l’Autriche Venise, le Tyrol et les îles Illyriennes, fut le prix de la victoire d’Austerlitz.

La prudence et la situation commandaient à Napoléon de prendre, vis-à-vis de la Prusse, un parti décisif. Son ressentiment contre cette puissance était extrême, et déjà commençait à naître dans son ame cette haine que nous verrons bientôt éclater terrible et implacable. Il avait désiré avec passion son alliance, parce que cette alliance était la seule combinaison capable de prévenir entre la France et les monarchies du continent une lutte qui ne pouvait se terminer que par la ruine de la première ou des autres. Au lieu de cette alliée qu’il eût voulu trouver en elle, il rencontrait un ennemi d’intention en attendant qu’elle le fût de fait. Quelle attitude allait-il prendre vis-à-vis de cette cour faible et passionnée, qui n’avait su embrasser franchement aucun parti, pas même celui de la neutralité ? Marcher contre elle et la subjuguer était une résolution extrême dont les conséquences politiques l’effrayaient, quoi qu’en aient pu dire ses ennemis. Il y avait un autre parti conseillé par une politique généreuse et habile : c’était de lui pardonner tous ses torts et de lui offrir de nouveau notre alliance. Mais le roi, qui répugnait à tous engagemens décisifs, le roi qui était poursuivi par les obsessions de nos ennemis jusque dans ses plus chères intimités, consentirait-il à former ces nœuds dans lesquels nous avions vainement essayé pendant si long-temps de l’engager ? N’opposerait-il pas à nos instances nouvelles cette force d’inertie dont il ne s’était départi qu’une seule fois et en faveur de la coalition ? L’empereur ne vit d’autre moyen de l’obtenir qu’en s’emparant de lui violemment. Le 12 décembre, de retour à Schœnbrunn, il fait venir le comte d’Haugwitz, et après lui avoir reproché en langage dur et amer les torts et l’ingratitude de sa cour, il lui donne à choisir entre la guerre ou l’alliance, l’alliance franche, sans réserve, cimentée par l’incorporation du Hanovre à la monarchie prussienne. Le comte d’Haugwitz n’hésita pas, et signa l’alliance le 15 décembre, le jour même où la Prusse avait promis à la Russie et à l’Autriche de se déclarer pour elles. En vertu de ce traité, la France transportait tous ses droits sur le Hanovre à la Prusse, qui, en retour, cédait à la France le margraviat d’Anspach, la principauté de Neuchâtel, ainsi que Wesel, la principauté de Berg et le duché de Clèves. La Bavière s’engagerait à donner à la Prusse un territoire de vingt mille ames pour compenser le margraviat d’Anspach. Par les cessions exigées, la Prusse perdait quatre cent mille sujets, et par l’acquisition du Hanovre, elle en recevait un million.

Si Frédéric-Guillaume a fait une faute irréparable en signant la convention de Potsdam, Napoléon nous semble en avoir commis une autre presque aussi grave en lui imposant le traité du 15 décembre. Le but principal qu’il poursuivait dans ses victoires sur le continent était le rétablissement de la paix avec l’Angleterre. Or, il savait bien que la première condition qu’elle y mettrait serait la restitution du Hanovre. Pourquoi, dès-lors, faire de l’incorporation de cet électorat à la Prusse une base d’alliance qui devait disparaître aux premières négociations sérieuses qui s’ouvriraient entre les cabinets de Paris et de Londres ? Pourquoi, surtout, exiger qu’en retour d’une possession d’un prix inestimable sans doute pour la Prusse, mais dont l’acquisition devait rencontrer des obstacles presque insurmontables, le roi cédât d’une manière définitive des pays qui lui appartenaient à des titres incontestables et reconnus par toute l’Europe ? Pardonner à un ennemi en langage superbe et menaçant est une vengeance plus qu’un acte de clémence. Il n’y a que les partis francs et complets qui atteignent leur but. L’empereur voulait se montrer généreux envers la Prusse ; il ne fallait pas l’être à demi, et lui dire : Je vous pardonne, mais je vous humilie.

Si, au lieu de lui imposer avec l’alliance des sacrifices qui pouvaient rester un jour sans compensation, l’empereur eût fermé les yeux sur ses torts et lui eût proposé, dans les formes les plus amicales, sans coup d’éclat, de s’unir à lui et d’accepter purement et simplement le Hanovre ; si, prévoyant le cas où l’Angleterre exigerait absolument la restitution de l’électorat, il eût pris l’engagement formel d’en procurer à son allié l’équivalent ; si, enfin, il n’avait pas insisté pour qu’il passât brusquement, sans les transitions que lui imposait le sentiment de sa dignité, des bras de la Russie dans les siens, il est possible que Frédéric-Guillaume, dont l’ame était noble et délicate, eût été touché de tant d’égards et se fût attaché sincèrement à sa fortune. L’alliance qu’il n’avait osé signer, lorsque l’Autriche et la Russie marchaient contre nous, il l’eût probablement acceptée comme un bienfait du vainqueur d’Ulm et d’Austerlitz. S’il s’y était refusé, il valait mieux encore lui laisser l’entière responsabilité de ses fautes et des malheurs qu’elles devaient entraîner, que de lui montrer le joug avant de l’avoir vaincu.

Lorsque le traité du 15 décembre eut été rendu public, l’opinion se déchaîna de nouveau avec fureur contre l’empereur et le comte d’Haugwitz. La cour, la noblesse, l’armée, crièrent que la Prusse, déjà insultée à Anspach, était aujourd’hui immolée aux caprices de la France. On ne voulut point considérer le mal que l’empereur irrité aurait pu lui faire ; on ne sentit que la honte d’une alliance dictée à la pointe de l’épée. Quant à Frédéric Guillaume, il avait un sentiment très délicat de sa dignité, et, comme tous les hommes faibles, ce qu’il craignait le plus au monde, c’était qu’on eût l’air de le violenter. Dans cette pénible crise, il fit cause commune avec la cour et l’armée, et par cette nouvelle faute, qui cette fois n’était que trop motivée par les exigences hautaines de la France, il se perdit sans retour. Après la convention de Potsdam, la victoire d’Austerlitz et le traité du 15 décembre, il n’y avait pour Frédéric-Guillaume que deux partis à prendre : feindre d’accepter l’alliance et se concerter ensuite secrètement avec la Russie et l’Angleterre (c’était le système du baron de Hardenberg), ou bien rompre franchement avec ces deux puissances, embrasser hautement, sans arrière-pensée, le système français, prendre le Hanovre pour ne plus s’en dessaisir, dévouer toutes ses forces à son puissant allié, et mériter, par son ardeur à le servir, l’oubli de ses derniers torts. Ce système était celui du comte d’Haugwitz. La conscience délicate et timide du roi reculait également devant ces deux extrémités.

Il commença par supprimer dans l’acte du 15 décembre l’article 1er , qui stipulait l’alliance offensive et défensive, et qui était en quelque sorte tout le traité. Il refusa ensuite d’échanger les domaines héréditaires de sa maison contre une possession qui appartenait au roi d’Angleterre, et demanda que la France commençât par obtenir la renonciation de sa majesté britannique à l’électorat. Le comte d’Haugwitz fut encore chargé d’aller défendre à Paris les changemens qu’on voulait faire subir au traité du 15 décembre.

À la nouvelle que le roi avait complètement défiguré son ouvrage, Napoléon ne put maîtriser un mouvement de dédain et de colère. Sa première pensée fut de renvoyer sans l’écouter le négociateur prussien. Cependant, sur ses instances, il consentit à renouer les négociations ; mais, à dater de ce moment, tout espoir de se rattacher Frédéric-Guillaume fut détruit dans son esprit, et il le regarda comme un ennemi secret qu’il faudrait tôt ou tard abattre. Toute confiance, tous ménagemens cessèrent de sa part ; il avait le secret de sa faiblesse, et il en abusa.

Le roi avait demandé que la convention du 15 décembre fût annulée. Ce traité fut remplacé par un autre, celui du 15 février 1806, qui consacrait les mêmes stipulations que le premier, avec un accroissement de charges et une diminution d’avantages pour la Prusse. Ainsi, par l’acte du 15 décembre, la Bavière devait céder à la Prusse vingt mille ames de population : cette clause fut supprimée. Par l’article 4 du nouveau traité, le roi s’engagea à fermer jusqu’à la paix, au commerce et à la navigation des Anglais, les embouchures de l’Elbe et du Weser. Le traité du 15 décembre n’avait pas dit un mot de cette disposition. Le ministre de France eut ordre de déclarer à Berlin que nos troupes n’évacueraient l’Allemagne que lorsque le roi aurait ratifié le nouveau traité. Entouré de corps français qui menaçaient d’envahir son territoire, Frédéric-Guillaume fléchit sous la volonté qui l’accablait, et ratifia le traité du 15 février.

Ce n’était là que le prélude d’autres humiliations. Le baron de Hardenberg, ministre des affaires étrangères, était devenu dans le cabinet de Berlin, depuis la violation du territoire d’Anspach, le chef du parti opposé à la France. L’empereur exigea qu’il fût éloigné des affaires. La république batave venait d’être formée en monarchie, et ce nouveau trône avait été donné à Louis Bonaparte. L’empereur n’en fit l’objet d’aucune communication confidentielle à Frédéric-Guillaume. Il en était de même pour les affaires d’Allemagne. Le bruit se répandait partout que la France était au moment de renverser l’ancienne constitution germanique, et le roi ne fut point consulté, lui la seconde personne de l’empire, sur un aussi grand changement. En vertu du traité du 16 février, la Prusse avait cédé à la France les duchés de Clèves et de Berg, qui avaient été érigés en principautés en faveur de Murat. Des détachemens français occupèrent les territoires d’Elten, d’Essen et de Werden, comme s’ils faisaient partie du duché de Clèves ; le gouvernement prussien réclama contre cette occupation, alléguant que ces trois abbayes n’appartenaient point au duché de Clèves, et qu’elles ne lui avaient été réunies qu’administrativement. L’empereur ne tint nul compte de ces réclamations et continua de retenir ces territoires.

Ces procédés dédaigneux et violens semblaient calculés pour pousser le roi à des mesures extrêmes et le forcer à la guerre. Il était plongé dans la douleur et l’abattement, lorsqu’un retour inespéré de confiance et d’amitié de la part de la France vint l’arracher à ses sombres préoccupations. Napoléon s’effrayait à l’idée de détruire la Prusse ; il voulut tenter encore un effort pour se la rattacher et lui ouvrit une dernière voie de salut. Il s’appliqua, par des marques expressives d’égards et d’amitié, à effacer les traces de ses dernières offenses. En lui annonçant la dissolution de l’empire germanique et l’établissement de la confédération du Rhin, il offrit au roi de rallier autour de lui tous les états qui se trouveraient placés dans sa sphère d’action, et d’en composer une nouvelle fédération dont il serait le chef (22 juillet). Il alla même jusqu’à lui proposer de faire entrer dans sa maison la couronne impériale. Des négociations très actives étaient alors ouvertes entre la France et l’Angleterre. M. de Laforêt, notre ministre à Berlin, eut ordre de confier au cabinet prussien que probablement ces négociations seraient rompues ; que l’Angleterre proposait, comme condition sine quâ non, la restitution du Hanovre ; que l’empereur n’y consentirait jamais ; que ce n’était que par une guerre vigoureuse que l’Angleterre pouvait être amenée à faire des propositions plus raisonnables ; que la Prusse devait donc s’y préparer avec activité et énergie, et, dans ce but, concerter ses opérations avec la France.

Ces procédés bienveillans comblèrent de joie Frédéric-Guillaume. Il se crut sauvé, et, dans l’élan de sa joie, il exprima sa gratitude en termes trop vifs peut-être. Il s’occupa sans délai d’organiser en fédération tout le nord de l’Allemagne, et proposa à tous les princes de la maison de Saxe, à la Hesse, au Mecklenbourg, au Danemark lui-même, d’en faire partie. La confiance semblait rétablie entre la Prusse et la France, lorsque l’ardeur de la première pour la confédération du nord se refroidit tout à coup. Pressée de s’expliquer sur les mesures qu’elle devait prendre contre l’Angleterre, elle eut recours à des expédiens dilatoires. Il était visible que le roi reculait encore, et que, soit par crainte de se mettre en guerre ouverte avec l’Angleterre et la Russie, soit qu’il eût pris des engagemens secrets avec l’empereur Alexandre, il avait le dessein de se soustraire aux obligations du traité du 15 février. De toutes parts s’élevaient des voix accusatrices qui lui reprochaient la prise de possession du Hanovre comme un acte de lâcheté et de cupidité, son alliance avec la France comme l’indice qu’il était d’accord avec Napoléon pour démolir pièce à pièce avec lui tous les trônes de l’Europe. L’Angleterre ne se bornait pas à des plaintes. Aussitôt qu’elle avait connu l’adhésion de la Prusse au traité du 15 février et l’entrée de ses troupes dans l’électorat, elle lui avait déclaré la guerre ; elle avait mis l’embargo sur ses navires et jeté la perturbation et la ruine dans son commerce maritime.

Quelque connaissance qu’eût l’empereur Napoléon de l’éloignement de Frédéric-Guillaume pour toute résolution forte, dans cette circonstance, il attribua à une autre cause son immobilité. Il crut qu’il était d’intelligence avec Alexandre, et que la partie était définitivement liée entre les deux souverains. Sous l’influence de ce soupçon, il résolut de se mettre en mesure, et il distribua ses corps d’armée de manière à ce qu’au premier ordre ils fussent prêts à fondre sur la Prusse et à l’écraser. C’est aussi ce qui le détermina à proposer à la Saxe et à la Hesse, qui étaient comprises dans la circonscription de la Prusse, de ne point céder à ses instances et de se rattacher à la confédération du Rhin. En apprenant tous ces faits, le roi retomba dans ses angoisses habituelles ; ses dernières espérances s’évanouirent, et il crut que l’empereur était décidé à lui faire la guerre. C’est ainsi qu’égarées par de mutuelles défiances et par un inconcevable enchaînement de fautes, la France et la Prusse allaient fondre l’une sur l’autre, quand tous leurs intérêts leur conseillaient de rester unies. Un dernier incident détermina la rupture. Le cabinet de Paris avait entamé deux négociations séparées, l’une avec la Russie, l’autre avec l’Angleterre. La première avait abouti au traité du 30 juillet, signé par M. d’Oubrill et envoyé aussitôt à l’empereur Alexandre pour être ratifié. La seconde n’avait été suivie d’aucun résultat pacifique. Au début de la négociation, l’Angleterre avait exigé, comme une condition de rigueur, la restitution du Hanovre. L’empereur devait s’y attendre. Comme il avait un extrême désir de faire la paix, il céda, sauf à indemniser la Prusse. Lorsque le gouvernement anglais eut perdu l’espoir de faire la paix, il eut la lâcheté de livrer au cabinet de Berlin le secret des négociations sur le Hanovre. En apprenant que l’empereur, qui l’avait forcé à s’emparer malgré lui de l’électorat, voulait le lui reprendre pour le restituer à l’Angleterre, sans s’être préalablement concerté avec lui, le roi fut saisi d’une violente douleur, et n’écoutant que son ressentiment, il se prépara à la guerre. Bientôt la fatale nouvelle fut rendue publique. L’opinion s’exalta, et de toutes parts on courut aux armes.

Les marques de dédain dont Napoléon avait récemment accablé la Prusse avaient porté jusqu’au dernier degré d’irritation l’esprit de l’armée. Toute remplie des souvenirs glorieux du règne de Frédéric II, elle s’exagérait sa force ; elle ne parlait qu’avec mépris des armées de l’Autriche et de la Russie ; elle se croyait appelée à venger les défaites d’Ulm et d’Austerlitz, et à humilier l’orgueil de celui qui avait abaissé tant de couronnes. La cour et la jeune noblesse partageaient l’ivresse de cet orgueil. S’arrachant à ses habitudes féminines, la reine donnait l’impulsion aux sentimens guerriers, et poussait le roi à prévenir l’invasion des Français en se jetant audacieusement au milieu de leurs corps épars en Franconie. Cependant la Prusse, n’ayant pas saisi, en 1805, l’occasion favorable de faire la guerre à la France, la prudence lui commandait de combiner son plan d’opérations avec les Russes, de manière à éviter la faute qu’avait faite l’Autriche dans la dernière guerre, et à ne point se trouver seule aux prises avec les armées de Napoléon. Mais le roi, dominé par l’opinion, n’avait pas la force d’en modérer l’impétueuse ardeur : il était entraîné. La rupture des négociations entre l’Angleterre et la France avait déterminé l’empereur Alexandre à refuser sa ratification au traité du 20 juillet. Dans cet état de choses, il était impossible que Napoléon ne posât pas à Frédéric-Guillaume cette double alternative : l’alliance complète, sans réserve, avec le libre passage de son territoire pour aller combattre les Russes, ou la guerre.

La Prusse lui épargna l’embarras de lui tenir un pareil langage. Elle prit l’initiative des hostilités (9 septembre 1806) et se jeta dans cette lutte inégale avec l’imprévoyance de la présomption. Au premier choc, elle fut vaincue et renversée. Sa belle et valeureuse armée vint se briser à Iéna contre nos redoutables phalanges, et une fois dissoute, elle ne put se rallier nulle part. Tout son territoire devint la proie du vainqueur. Napoléon, maître de toute la monarchie prussienne, pouvait encore se montrer généreux et clément. La Prusse était à terre, vaincue, anéantie ; il pouvait lui tendre la main, la relever, lui rendre tous ses états, y ajouter le Hanovre et ne lui demander, pour prix de tant de bienfaits, que son alliance. Un procédé si grand, si nouveau, eût touché l’ame de Frédéric-Guillaume. Il est certain que ce parti s’est offert à l’empereur comme un des systèmes qu’il pouvait adopter après la journée d’Iéna ; mais le caractère timide et compassé du roi ne lui inspirait plus de confiance : il désespérait de lui. Il était convaincu que sa reconnaissance n’irait jamais jusqu’à lui assurer la coopération de ses armées. Quant à la cour et à l’armée, il s’en défiait plus encore ; il pensait que jamais elles ne nous pardonneraient l’affront d’Iéna et qu’elles subiraient notre alliance, non comme un bienfait, mais comme un joug. L’idée de relever la monarchie prussienne fut donc écartée, et l’empereur marcha sur le Niémen avec la pensée de relever la Pologne ou de conquérir l’alliance de la Russie. Le rétablissement de la Pologne était une œuvre immense qui ne pouvait s’accomplir dans une seule campagne. Les combats de Pulstuck et d’Eylau nous causèrent des pertes énormes. L’Autriche n’attendait qu’un revers de nos armées pour entrer en Silésie et nous prendre à revers. L’empereur jugea prudent d’ajourner la restauration de la Pologne et de terminer la guerre. Il ne vainquit à Friedland que pour obtenir l’alliance de la Russie. Elle fut signée à Tilsitt le 7 juillet 1807. Cette alliance était tout à la fois maritime et continentale ; elle avait un double but : forcer l’Angleterre à la paix en fermant à son pavillon et à ses produits tous les ports et tous les marchés de l’Europe, et empêcher la guerre d’éclater de nouveau sur le continent. Cette alliance ne fut point un caprice de la pensée de Napoléon, une combinaison fortuite amenée par la victoire de Friedland et l’entrevue des deux empereurs ; c’était, au contraire, la réalisation d’un plan profondément médité.

La Prusse fut la grande victime immolée à Tilsitt. Elle perdit tout ce qu’elle possédait sur la rive gauche de l’Elbe, ainsi que les provinces qui avaient appartenu autrefois à la Pologne, et qui, érigées en duché de Varsovie, furent cédées au roi de Saxe. Ce duché devint la première base d’une nouvelle Pologne. Des possessions prussiennes situées en-deçà de l’Elbe, l’empereur fit le royaume de Westphalie qu’il donna à son frère Jérôme. Avant la guerre de 1806, la population de la Prusse était de dix millions d’ames ; elle fut réduite, par le traité de Tilsitt, à six millions. L’empereur ne se contenta pas de désorganiser sa puissance territoriale ; il l’écrasa sous le poids de ses contributions de guerre. Il lui interdit la faculté d’avoir une armée de plus de quarante-deux mille hommes ; il l’engréna dans son système continental ; il prolongea l’occupation militaire de son territoire et de ses principales places fortes ; enfin il disposa de ses routes pour le transport de ses magasins et de ses troupes.

Ces rigueurs lui ont été reprochées comme un luxe de violences que ne justifiaient ni les droits de la victoire ni les nécessités de sa politique. Ces reproches nous semblent injustes. Entre le parti de rétablir la Prusse dans son ancienne splendeur et de se l’attacher par la reconnaissance, et celui de la détruire ou du moins de l’affaiblir si profondément qu’elle fût hors d’état de nous nuire, il n’y en avait point d’intermédiaire. Si, à Tilsitt, l’empereur s’était contenté d’écorner son territoire et de diminuer de quelques centaines de mille ames sa population, elle eût agi comme l’Autriche en 1799, en 1805 et en 1809 ; elle eût recomposé en silence le matériel de ses armées, et serait entrée avec passion dans la première coalition. Puisque la Prusse n’avait point voulu devenir notre alliée, il fallait qu’elle fût démembrée. C’était là une des affreuses nécessités de la situation dans laquelle nous nous trouvions alors. Aussi Napoléon, qui mettait autant de hardiesse dans ses conceptions politiques que dans ses entreprises guerrières, et qui acceptait audacieusement toutes les conséquences d’une situation, Napoléon avait juré une haine mortelle à la Prusse. Il ne voulait pas seulement l’affaiblir, il voulait la détruire. Si elle conserva, après le traité de Tilsitt, un reste de puissance, elle le dut uniquement à la protection de la Russie, et, il faut le dire aussi, à l’influence personnelle de la reine, qui avait sérieusement touché le cœur d’Alexandre. Plus Napoléon avait fait de mal à cette puissance, plus il voulait lui en faire, sentant bien qu’après de si cruelles injures il n’y avait plus de réconciliation possible, et qu’elle serait toujours pour la France une implacable ennemie. En 1808, lorsque ses relations avec Alexandre étaient les plus intimes, il ne cessait de lui demander de lui livrer les destinées de la Prusse. Sa pensée était de lui enlever la Silésie pour la donner à la Saxe, et de la réduire aux proportions d’un état de troisième ordre. Alexandre, qui avait empêché sa ruine à Tilsitt, la couvrit encore de son égide en 1808.

Il y avait alors dans le conseil du roi un homme d’une imagination forte et d’un patriotisme ardent. Le baron de Stein, ministre de l’intérieur, conçut le premier l’audacieuse pensée de chercher le salut du pays en dehors de la sphère d’un gouvernement régulier ; c’est dans le moral des masses, dans leurs passions graduellement excitées, qu’il proposa de chercher la force destinée à affranchir un jour la Prusse et l’Allemagne de la domination française. Dans ce but, il fonda une société secrète dont tous les membres devaient s’unir par un même serment, celui de se dévouer à la délivrance de la patrie commune. C’est de cette société et d’une autre fondée par le duc de Brunswick-Oëls, que sortit le fameux Tugend-Bund. Les progrès de cette société furent rapides ; elle ne tarda pas à s’étendre sur toute l’Allemagne. Tous ceux qui, à quelque degré que ce fût, avaient souffert de nos armes, s’empressèrent d’y entrer. Elle embrassait tous les rangs, s’adressait à toutes les fortunes, aux plus humbles comme aux plus brillantes ; de ses sommités, elle touchait presque au trône, tandis que ses profondes racines s’enfonçaient dans les masses obscures mais passionnées des populations. Les plus hauts personnages de la monarchie, la plupart des chefs de l’armée, de la magistrature et de l’administration, des princes du sang même, s’affilièrent au Tugend-Bund. Entre tous se distinguaient le comte de Goltz et Scharnoost, ministres, l’un des affaires étrangères, l’autre de la guerre ; Blücher, commandant de la Poméranie ; les majors Grollmann, Schill, Lectocq et Chazot, l’un gouverneur, l’autre commandant militaire de Berlin ; Delbruck, chargé de l’éducation du prince royal ; Krockberg, Märkel, Rüdiger, Gneisnau, tous officiers-généraux ou conseillers d’état. Mais Stein avait compris que, pour passionner les masses et les disposer à sacrifier leur vie, leur fortune à la patrie, il ne suffisait pas de recourir aux excitations mystiques des sociétés secrètes, qu’il fallait les attacher au gouvernement par le lien des intérêts, et il se jeta hardiment dans la voie des grandes réformes. Par une loi du 9 octobre 1807, il abolit le vasselage et la glèbe, et en général toutes les juridictions héréditaires. Les bourgeois et les paysans eurent le droit, jusqu’alors réservé aux nobles, d’acquérir des biens-fonds ; ils purent acheter les terres de la noblesse, qui obtint à son tour la faculté de se livrer, sans déroger, au commerce et à l’industrie. Une autre loi, datée du 21 juillet 1808, compléta l’émancipation des paysans, en assurant leur sort : tout vassal héréditaire devint propriétaire légal des deux tiers du domaine exploité par lui ; le dernier tiers forma le lot du seigneur. Les fermiers à vie ou à bail limité n’eurent que la moitié ou un tiers de la propriété qu’ils cultivaient.

Stein fit plus encore ; il établit sur une base large et libérale le système des municipalités électives. Les citoyens des villes, sans distinction de naissance et de religion, eurent le droit d’élire leurs magistrats.

Le grand Frédéric avait divisé la nation en trois classes : les nobles, les bourgeois et les paysans ; les places d’officiers dans l’armée étaient exclusivement réservées à la noblesse. Stein et tous les hommes éclairés attribuaient à ces funestes distinctions de classes l’espèce d’indifférence avec laquelle la bourgeoisie et le peuple avaient assisté, en 1806, à la catastrophe de la monarchie. Toutes ces démarcations injurieuses, débris d’un système barbare et offensant pour les droits de l’humanité, furent effacées. Une loi du mois d’août 1808, et une autre de 1809, ouvrirent aux bourgeois et aux paysans la carrière des honneurs militaires ; tous purent arriver, avec du courage et du talent, aux grades les plus élevés. L’organisation de l’armée fut entièrement refondue : le ministre de la guerre Scharnoost emprunta à la France ses principes et son système de recrutement, et s’occupa de donner à la Prusse une armée nationale ; un ordre secret fut envoyé dans toutes les communes, d’exercer la jeunesse aux manœuvres militaires, en la laissant dans ses foyers jusqu’au jour où le gouvernement l’appellerait sous les drapeaux. Par cette combinaison habile, la Prusse trouva le secret d’éluder la stipulation flétrissante du traité de Tilsitt, qui limitait sa force militaire à quarante-deux mille hommes. Les punitions infamantes furent supprimées du code militaire.

Stein était un adversaire trop passionné et trop dangereux de la France pour ne pas donner ombrage à Napoléon. Un ordre venu de Paris enjoignit au roi de Prusse d’écarter de son gouvernement le ministre réformateur. Stein se retira en Russie, mais n’en continua pas moins de préparer, à l’aide des sociétés secrètes, la délivrance de l’Allemagne.

Les nouvelles réformes étaient une véritable révolution dans l’état civil et administratif des Prussiens. Le roi, si timide dans sa politique extérieure, s’identifia tout entier avec les idées hardies du baron de Stein. Il était dirigé dans ses innovations par un mobile qui ne l’abandonna jamais, l’amour de son peuple et un sentiment profond de la justice et des devoirs de la royauté. Quant aux sociétés secrètes, elles lui inspiraient une sorte de terreur. Il s’effrayait de leur tendance et tremblait qu’elles ne le compromissent avant le temps vis-à-vis de la France : il voyait avec jalousie s’élever à côté du trône une puissance nouvelle qui semblait l’éclipser. Aussi ne voulut-il jamais ni encourager le Tugend-Bund ni lui reconnaître une existence légale.

La rigueur avec laquelle Napoléon avait traité la Prusse, la violence exercée sur les princes d’Espagne, et la crainte de devenir, après la soumission de la Péninsule, la proie de la France et de la Russie, déterminèrent l’Autriche à reprendre les armes. Elle avait fait, en 1805, une guerre d’ambition : elle fit, en 1809, une guerre de désespoir. Elle savait bien qu’en se jetant dans cette nouvelle lutte, elle renverserait l’édifice élevé à Tilsitt, dût-elle être ensevelie sous ses ruines. Elle conjura la Prusse d’unir ses efforts aux siens pour sauver l’Allemagne et l’Europe. Ses manœuvres échouèrent devant la volonté arrêtée du roi de ne point aventurer sa couronne dans une nouvelle guerre contre la France ; mais les sectaires du Tugend-Bund n’eurent pas la même modération. À la nouvelle que les Autrichiens étaient entrés en Bavière, tous les esprits s’émurent ; les chefs militaires, Blücher, Gneisnau, Rudiger, organisèrent, malgré les ordres exprès du roi, le soulèvement général de la population. Le major Schill, qui, le 29 avril, quitta Berlin à la tête de son régiment de hussards, donna le signal. L’enthousiasme était extrême et général ; le roi allait être de nouveau entraîné : déjà des ordres avaient été donnés pour le rappel des semestriers, la remonte de la cavalerie et l’armement des places, lorsque la nouvelle de nos victoires d’Abersberg et d’Eckmühl arrêta le mouvement. Tous les complots atteints du même coup avortèrent, et tout rentra dans le silence et l’abattement. À la cour de Kœnigsberg, la consternation fut profonde et mêlée de terreur. L’audace intempestive des sectaires était un crime que peut-être, dans sa méfiance et sa haine, l’empereur Napoléon ne pardonnerait point. Afin d’apaiser ses soupçons, le roi séquestra les biens du duc de Brunswick-Oëls, ordonna la dissolution du Tugend-Bund et en fit saisir les archives. Schill, le grand coupable, fut mis au ban de l’armée, déclaré traître à son pays et condamné à mort ainsi que ses complices. La sentence, comme on peut le croire, ne reçut point son exécution. Schill, d’ailleurs, se fit tuer les armes à la main.

La bataille d’Essling, présentée par nos ennemis comme une défaite complète de la grande armée, ranima les espérances et l’activité du Tugend-Bund. Le cri de guerre retentit de nouveau aux oreilles du roi, et il eut besoin de toute la fermeté que la nature lui avait départie pour réprimer les passions imprudentes qui grondaient autour de lui. Il lui fallut lutter contre la plupart de ses ministres qui demandaient la guerre. « Je ne veux point descendre déshonoré dans la tombe, lui écrivait le général Scharnoost, et je le serais si je ne conseillais à votre majesté de profiter du moment actuel pour faire la guerre à la France. Voulez-vous que l’Autriche victorieuse vous rende vos états comme une aumône, ou que Napoléon désarme vos soldats comme la milice d’une municipalité ? » Blücher, qui semblait n’exister que pour nous chercher des ennemis, type énergique des passions populaires de l’Allemagne à cette époque, caressé et craint tant à la fois par la cour qui lui pardonnait sa fougue de sectaire à cause de son dévouement, Blücher écrivit directement au roi en termes peu mesurés, pour se plaindre de l’occasion perdue, demandant son congé, et aimant mieux, disait-il, aller mourir sous un drapeau étranger que de rester témoin de la chute du trône.

La conduite de Frédéric-Guillaume, pendant la guerre de 1805, fut pleine de timidité et d’irrésolution ; dans celle de 1809, elle ne fut que modérée et prudente. En 1805, sa monarchie était intacte ; il disposait de toutes ses ressources ; la Russie et l’Autriche combattaient sous le même drapeau. Son adhésion à la coalition aurait modifié certainement le cours des évènemens. Dans la guerre actuelle, au contraire, toutes ses ressources étaient épuisées, toutes ses forces organisées ne dépassaient pas cinquante mille hommes ; son matériel de guerre était détruit. Il fallait du temps pour le recréer : chevaux, artillerie, tout lui manquait ; sa population était réduite de moitié ; enfin, et cette circonstance était décisive, la Russie était l’alliée de la France. Sa conduite, en 1809, est donc exempte de tout reproche. La victoire remportée par Napoléon à Wagram, suivie bientôt de l’armistice de Znaïm et de la paix de Vienne (14 octobre 1809), explique et justifie sa neutralité.

Après la guerre d’Autriche, l’empereur Napoléon commença à se relâcher de ses exigences envers la Prusse. Il diminua sa contribution de guerre et consentit à ce que le roi replaçât à la tête de son gouvernement le baron de Hardenberg. Ce ministre, non moins énergique, mais d’une habileté plus pratique que le baron de Stein, poursuivit l’œuvre des réformes que celui-ci avait commencée. Aux taxes partielles et inégales, il substitua une taxe uniforme et proportionnelle qui pesa sur tout le royaume sans distinction de classes. La noblesse, qui avait été jusqu’alors exempte d’impôts, murmura et voulut résister ; mais on la laissa crier, et elle se soumit. Les corporations et les monopoles furent abolis ; les villes et les villages furent délivrés de toutes les entraves qui gênaient autrefois le libre exercice de leur industrie, et chaque citoyen eut le droit de se livrer à toute espèce de commerce et de fabrication.

Par ces sages mesures, le roi acquérait chaque jour de nouveaux titres à l’amour de son peuple, et enlevait aux démagogues tout prétexte pour déchaîner les masses contre l’autorité. Le crédit se raffermissait, et le pays attendait avec une résignation triste mais calme les évènemens qui devaient fixer définitivement son sort.

Accablé de malheurs politiques, Frédéric-Guillaume se vit frappé encore dans les plus chères affections de son cœur. La reine, objet de son culte, lui fut enlevée pendant un court voyage qu’elle était allée faire au milieu de sa famille, dans le Mecklenbourg. Elle avait une beauté remarquable, une grace incomparable, et un désir de plaire poussé quelquefois jusqu’à la coquetterie, qui lui donnait une séduction irrésistible. La nation aimait en elle ses qualités personnelles et peut-être plus encore cette fougue présomptueuse avec laquelle elle avait osé braver, en 1806, le chef de la France. Le spectacle des désastres de son pays, désastres dont elle était un des auteurs, l’avait navrée de chagrins et abrégea ses jours. Sa mort causa en Prusse un deuil universel : le roi en fut long-temps inconsolable ; rien ne put combler le vide que fit cette perte cruelle dans son intimité, et depuis aucune femme n’a occupé dans son cœur et dans sa vie la place de la belle reine Louise.

L’empereur Napoléon et l’empereur Alexandre s’étaient partagé à Tilsitt la domination du continent. Leurs pouvoirs se faisaient en quelque sorte équilibre. La mauvaise foi de la Russie dans la guerre de 1809, le traité de Vienne, qui enleva à l’Autriche trois millions six cent mille ames et qui accrut de deux millions le duché de Varsovie malgré les instances de l’empereur Alexandre, rompirent toute harmonie et tout équilibre entre les deux empires, et rendirent une nouvelle lutte entre eux inévitable. La Prusse, placée entre ces deux colosses, ne pouvait rester neutre ; elle n’avait pas non plus la liberté de choisir son allié. Elle ne s’appartenait plus ; elle était la vassale de la France, qui l’avait subjuguée. Si elle avait hésité un moment, elle était perdue, Napoléon marchait sur elle et l’écrasait. Poursuivi par une logique impitoyable, il fut un moment tenté d’anéantir cette monarchie, qui, s’il était vaincu dans sa lutte contre le Nord, pourrait lui fermer sa retraite. La loyauté du roi, l’abnégation avec laquelle il se livra à lui tout entier, le désarmèrent, et la Prusse fut sauvée. Vingt mille Prussiens marchèrent sous nos drapeaux contre les Russes, et se conduisirent sur les champs de bataille en gens d’honneur ; mais lorsque le froid et la disette eurent détruit la plus belle armée des temps modernes, les masques tombèrent, les haines contenues se déchaînèrent, Prussiens et Français se retrouvèrent ennemis. La défection du général York (30 décembre 1812) devint le signal du soulèvement de toute l’Allemagne. La conduite de Frédéric-Guillaume dans ce moment critique n’a pas été jugée comme elle mérite de l’être. Non-seulement il fut étranger à la défection du général York, mais son premier mouvement fut de le désavouer et d’ordonner sa mise en jugement. La terreur que lui inspirait encore la puissance de Napoléon n’était pas la seule cause qui le retenait dans son système ; il était lié à sa politique par des traités, et sa conscience honnête répugnait à passer brusquement, sans ménagemens, du camp français dans celui de la Russie. Il se croyait tenu personnellement à des égards envers l’empereur. Si sa monarchie était debout, s’il régnait encore, il ne le devait qu’à ses protestations réitérées de fidélité. Ce n’est qu’en portant dans l’esprit de Napoléon la conviction qu’il avait affaire à un homme loyal dont le malheur n’avait point dégradé l’ame, que le chef de la France s’était décidé, en 1812, à l’accepter pour allié au lieu de le détrôner. Maintenant que la fortune avait trahi ses armes, et que la main de l’adversité commençait à s’étendre sur lui, fallait-il l’abandonner et le faire repentir d’avoir cru aux sermens du roi de Prusse ? Il y avait dans la manière de sentir de Frédéric-Guillaume une délicatesse qui ne lui permettait pas de se mettre à la tête du mouvement de l’Allemagne, et il était de bonne foi, lorsque, après la défection du général York, il envoya le prince d’Hazfeldt à Napoléon pour protester de sa fidélité. Si ces scrupules n’étaient pas d’un grand politique, ils partaient du moins d’un honnête homme. Il n’avait pas, lui, donné sa fille à l’empereur comme gage de son dévouement : il n’avait donné que sa parole, et c’en était assez pour lui interdire une défection.

Mais bientôt l’impulsion donnée aux populations par la haine du joug étranger et les excitations du Tugend-Bund déconcerta tous les calculs de la prudence ; le soulèvement devint général. La Prusse entière prit les armes et se trouva transformée en un vaste camp. Le roi, encore incertain et effrayé de ce torrent déchaîné, quitta Berlin et se retira à Breslau. Ses scrupules de conscience n’allaient pas jusqu’à l’empêcher de tirer avantage des chances favorables que lui envoyait la fortune. Son projet était de s’interposer entre la France et la Russie comme médiateur armé, de profiter de ce rôle pour régulariser et discipliner le mouvement de son peuple, réorganiser ses armées, et régler, de concert avec l’Autriche, les bases de la pacification européenne. S’il avait un désir ardent de secouer le joug de la France et de recouvrer ses provinces perdues, il n’attachait pas moins de prix à écarter de l’Allemagne le voisinage et la suprématie de la Russie. Il craignait, et cette appréhension était plus vive peut-être encore à Vienne, que le sceptre continental ne passât des mains de Napoléon dans celles d’Alexandre, et que la Pologne tout entière ne tombât sous les lois du czar. Il sentait la nécessité de fortifier sa monarchie sur la Vistule et d’empêcher la Russie de franchir ce fleuve. Ces combinaisons d’un esprit éclairé et modérateur furent emportées dans la grande tourmente de 1813. Ici s’ouvre pour Frédéric-Guillaume une période dans laquelle sa personnalité disparaît, pour ainsi dire, sous la violence des évènemens. Nous voyons la Prusse prendre une part active à toutes les opérations militaires et politiques dirigées contre la France, l’élite de son peuple combattre héroïquement à Lutzen, à Bautzen et à Leipsick, le nom de son souverain figurer dans toutes les grandes transactions de l’Europe à côté de ceux des empereurs de Russie et d’Autriche, et cependant le rôle politique de Frédéric-Guillaume reste subordonné à celui de ses alliés. Il est visiblement maîtrisé par les passions de son peuple et par l’ascendant de la Russie. L’impulsion qui naguère lui venait de Paris lui vient aujourd’hui de Pétersbourg, et la fatalité des circonstances est telle, qu’il ne peut pas plus résister à celle-ci qu’à la première. Le 1er  mars 1813 il s’allie à la Russie par le traité de Kalisch, le 14 juin à l’Angleterre par le traité de Reichenbach ; le 9 septembre, il conclut à Tœplitz une triple alliance avec la Russie et l’Autriche, qui stipulent que les monarchies autrichienne et prussienne seront reconstruites dans les proportions qu’elles avaient avant leurs désastres ; le 1er  mars 1814, il signe encore avec l’Autriche, l’Angleterre et la Russie le traité de Chaumont, qui pose les bases de la nouvelle organisation de l’Europe. Napoléon succombe et abdique, et les souverains qui l’ont vaincu s’assemblent à Vienne pour se partager ses dépouilles.

Ce que Frédéric-Guillaume et M. de Metternich avaient redouté, et ce que, dans leurs sages prévisions, ils eussent voulu prévenir, ne s’était que trop réalisé. La Russie avait exploité à son profit l’exaltation des populations germaniques ; elle s’en était servie comme d’un levier, non pas seulement pour abattre Napoléon, mais pour faire la loi à ses propres alliés. C’est elle qui, au congrès de Vienne, présida en arbitre suprême au partage des territoires devenus la proie des vainqueurs.

La plus importante des questions qui furent agitées à ce congrès fut celle de la reconstruction de la Prusse. Dans le projet de pacification générale que M. de Metternich avait remis au duc de Vicence, à Prague (août 1813), et que l’empereur Napoléon eut le tort d’accepter trop tard, le grand duché de Varsovie était partagé entre la Russie, l’Autriche et la Prusse : la Vistule devenait la limite de la Russie du côté de l’Allemagne. Les évènemens ayant donné à cette dernière puissance une prépondérance écrasante, elle exigea la réunion à ses états de la plus grande partie du duché de Varsovie, qui avait formé dans le second et le troisième partage de la Pologne le lot de la Prusse, en sorte que cette dernière puissance se vit obligée de chercher en Allemagne et sur le Rhin la compensation de ce qu’elle perdait sur la Vistule. Elle demanda que la Saxe entière fût incorporée à son territoire. C’est alors que la France éleva la voix pour sauver une maison dont le crime était de lui être restée fidèle dans ses malheurs comme dans sa prospérité. Elle rallia à son opinion l’Autriche et l’Angleterre, et conclut avec elles le traité d’alliance du 6 janvier 1815, dont le but était moins encore d’empêcher la spoliation de la Saxe que de combattre l’ascendant funeste de la Russie. Les ratifications du traité du 6 janvier n’avaient pas encore été échangées lorsque la nouvelle arriva à Vienne que Napoléon avait quitté l’île d’Elbe, touché terre au golfe Juan, et qu’il marchait sur Paris. La frayeur fit dans cette occasion ce qu’elle fait toujours ; elle mit fin aux dissidences et rallia tous les partis. On ne pensa plus qu’à se concerter sur les moyens de détruire l’ennemi que la fortune ramenait une dernière fois sur le champ de bataille. L’Autriche avait proposé de couper la Saxe en deux, d’en donner une moitié à la Prusse, et de laisser l’autre à Frédéric-Auguste ; la proposition fut acceptée, et l’on marcha contre la France.

La moitié de la Saxe n’ayant pu suffire à couvrir la Prusse de la perte qu’elle avait faite de ses provinces polonaises, on lui adjugea, pour compléter ses indemnités, le grand-duché du Bas-Rhin. Après la chute définitive de Napoléon, le second traité de Paris du 20 novembre 1815 réunit encore à cette monarchie Sarrelouis et le territoire voisin.

Il y avait sans doute de la noblesse à protéger ce vénérable roi de Saxe, qui, pendant tant d’années, avait honoré le trône et le commandement ; mais il est bien évident que le zèle de l’Autriche, de la France et de l’Angleterre s’est ici mépris. Puisqu’on avait résolu de réorganiser le continent sur des bases solides et durables, il ne fallait pas s’arrêter à des intérêts secondaires. Ce n’est point pour la sûreté de la Prusse seulement qu’il fallait la constituer fortement, mais pour la garantie de tout l’Occident. Au lieu d’épuiser leur énergie à défendre la Saxe, les trois puissances auraient dû avoir le courage d’attaquer de front les prétentions de la Russie et de l’empêcher de passer la Vistule. Elles auraient eu l’assentiment de tous les cabinets. Du moment qu’elles lui permettaient de franchir le fleuve et de prendre poste à deux pas de l’Oder, il valait mieux livrer à la Prusse la Saxe entière et laisser à la France les provinces rhénanes. Les deux puissances eussent trouvé dans cette double combinaison, la Prusse, une force de concentration qu’elle n’a pas, et la France, le complément indispensable de son territoire.

La Russie se trouve en état d’offensive contre tous les pays auxquelles elle confine, contre la Prusse, que la Wartha ne couvre pas, contre l’Autriche, découverte sur toute sa ligne du nord, enfin contre la confédération germanique, dont elle n’est plus séparée que par l’Oder. Il fallait que la Russie eût pris sur les autres puissances un ascendant bien dominateur pour qu’elles se résignassent à livrer ainsi sans défense l’Europe, sa civilisation et les arts qui la décorent aux spéculations ambitieuses d’un empire dont la pensée constante est de faire sentir à l’Occident sa suprématie.

La population de la Prusse était, en 1806, de dix millions d’ames. Elle a été portée, en 1815, à près de douze millions ; elle est aujourd’hui de quatorze millions. Néanmoins ces accroissemens ne sauraient balancer les périls auxquels l’exposent l’invasion de la Russie au cœur de l’Allemagne, et l’espèce de dépendance dans laquelle se trouve ce royaume par sa position géographique.

Ce n’était pas seulement au nom de l’indépendance germanique, mais aussi de la liberté, que les chefs des sociétés secrètes avaient soulevé contre la France les populations de l’Allemagne. Dans l’entraînement de la lutte, les souverains avaient promis à leurs peuples des institutions représentatives, et Frédéric-Guillaume, dominé alors par le Tugend-Bund et le génie de Stein, avait été l’un des premiers à engager sa parole. Mais lorsque, après le rétablissement de la paix, le moment fut venu pour ce prince de tenir sa promesse, il recula devant les difficultés de son exécution. La Prusse était sortie du congrès de Vienne avec une organisation défectueuse. Habitans catholiques du duché du Bas-Rhin, Polonais du duché de Posen, Saxons violemment séparés de leur souverain légitime, Prussiens protestans du Brandebourg, on avait attaché au même sceptre toutes ces populations diverses, et on en avait formé une monarchie bigarrée qui, au défaut d’ensemble et d’unité, joignait celui d’être projetée sur une ligne immense, sans force de cohésion ni frontières militaires à ses deux extrémités. Le duché du Bas-Rhin, dominé par les idées françaises, réclamait la conservation du code Napoléon et du jury et une administration séparée ; la noblesse médiatisée, le rétablissement de ses anciens priviléges ; les vieilles provinces prussiennes, des assemblées provinciales ; les paysans de la Westphalie, l’abolition de la servitude et de la glèbe ; la bourgeoisie enfin et le peuple, une assemblée nationale. Pour que tous ces élémens discordans pussent s’ajuster et fonctionner ensemble, peut-être était-il nécessaire qu’une volonté unique, absolue, intelligente, les dominât tous de sa hauteur et les gouvernât quelque temps, chacun selon sa nature et ses tendances.

En 1815 et dans les années qui suivirent, les dissemblances étaient si tranchées, les prétentions si impérieuses, les esprits si exaltés, que l’on s’explique, sans l’absoudre complètement, les répugnances de Frédéric-Guillaume à leur ouvrir la grande arène parlementaire. Il a craint sans doute qu’une tribune libre ne devînt l’écho passionné de tous les regrets, de toutes les douleurs qu’avaient fait naître dans l’esprit des populations de la Pologne, de la Saxe et des bords du Rhin, la distribution arbitraire de leurs territoires et le mépris de leur nationalité. Sans rétracter sa promesse, il résolut d’en ajourner l’accomplissement. Par décret du 22 mai 1815, une commission devait être formée pour organiser d’abord des états provinciaux, et bientôt après une assemblée centrale des représentans de tout le royaume. Deux années s’écoulèrent avant que cette commission fût nommée, et à la lenteur de ses travaux il était visible qu’il entrait dans les calculs du gouvernement prussien de ne point accorder les institutions qu’il avait promises.

Cependant les populations s’irritaient des lenteurs du roi à s’acquitter de sa parole ; elles croyaient avoir acheté de leur sang, dans les champs de Lutzen et de Leipsick, l’indépendance de l’Allemagne et la liberté politique. Une partie des princes de la confédération, les rois de Bavière, de Wurtemberg et de Saxe, les ducs de Saxe-Weimar et de Bade, fidèles à leurs engagemens, avaient accordé à leurs peuples des constitutions. Le contraste de cette conduite avec celle de Frédéric-Guillaume ajoutait encore, en Prusse, à l’irritation de l’opinion. Exaltée par d’audacieux novateurs, enivrée de ses exploits militaires, la jeunesse des universités s’agitait, complotait et s’affiliait à de nouvelles sociétés secrètes. Au Tugend-Bund, créé en haine de l’étranger, avaient succédé le Burschenschafft et l’Arminia, dirigés contre les gouvernemens établis. Dans les transports de leur exaltation, d’ardens sectaires se portèrent à d’affreux excès. Kotzebue, écrivain aux gages de la Russie, fut désigné comme la première victime qu’il fallait immoler : Sand, son assassin, appartenait à l’université d’Iéna.

Tout ce qui sortait d’une certaine mesure troublait l’esprit de Frédéric-Guillaume. À la vue de ce débordement de passions déchaînées contre son gouvernement, accusé publiquement de mauvaise foi et de trahison, en butte à des conspirations qui menaçaient son trône et sa vie, ce prince mit de côté toute pensée de rivalité, et, se jetant sans réserve dans les bras de l’Autriche, lui offrit de la seconder dans toutes les mesures qu’elle croirait devoir adopter pour combattre et réprimer les nouveaux sectaires. Les deux puissances, en se réunissant, parvinrent bientôt à dominer toute la confédération. Les mesures répressives arrêtées dans le congrès allemand de Carlsbad en 1819, dans les conférences de Vienne en 1820, et transformées ensuite à Francfort en résolutions diétales, enchaînèrent enfin l’esprit de révolution, amenèrent la dissolution de la plupart des sociétés secrètes, et rendirent le repos à l’Allemagne. Malheureusement, les droits des peuples et des souverains en reçurent de graves atteintes. L’indépendance des états secondaires a été étouffée en 1819 et 1820 par l’omnipotence des volontés de l’Autriche et de la Prusse, et si le même accord devait toujours régner entre ces deux puissances dans toutes les questions germaniques, les princes du second ordre ne seraient plus que leurs préfets héréditaires. Les conséquences d’un tel état de choses seraient incalculables.

D’accord avec l’Autriche pour exercer sur la confédération une police dictatoriale, la Prusse s’est de même associée aux décisions arrêtées par cette puissance et la Russie dans les congrès de Troppau, de Laybach et de Vérone. Dans cette phase de sa vie, Frédéric-Guillaume n’a rempli qu’un rôle secondaire et effacé. Sa modération et son excellent jugement contrastaient avec les procédés violens de la sainte-alliance. Il dut souvent souffrir d’être entré dans un système qui n’était pas le sien, et où il ne tenait point un rang digne de sa puissance ; mais il se trouvait lié aux souverains d’Autriche et de Russie par une solidarité de position et d’intérêts dont il lui était difficile de s’affranchir. Les souverains alliés avaient travaillé tous en commun à la pacification et à la réorganisation de l’Europe. L’œuvre qui était sortie de leurs mains était loin d’être un monument de sagesse et d’équité. Sous l’influence maîtrisante du cabinet de Saint-Pétersbourg, la Prusse et l’Autriche avaient été forcées de se montrer cupides et spoliatrices. Des populations dont les titres et les droits auraient dû être respectés, avaient été immolées aux calculs de l’égoïsme et de l’ambition. De là, pour les trois puissances, la nécessité de rester unies pour se garantir contre de légitimes ressentimens. La Prusse avait donc nécessairement sa place marquée dans la sainte-alliance ; mais Frédéric-Guillaume, intimidé par l’exaspération des démocrates allemands, y apporta trop d’abnégation. Sans rompre avec ses alliés, il pouvait conserver une attitude plus ferme et plus digne de ses lumières et de l’élévation de son jugement. Du reste, il ne tarda pas à comprendre qu’il s’était laissé trop engager dans cette voie rétrograde. Aussitôt que la situation intérieure de la Prusse se fut améliorée, que l’arrestation et le jugement des conspirateurs, les restrictions plus sévères imposées au régime des universités, la dissolution des sociétés secrètes eurent ramené le calme dans les esprits, il reprit sa liberté d’action et agit en souverain, décidé à répudier, dans le gouvernement de ses peuples, les principes exclusifs et violens de ses alliés.

Le 5 juin 1823, au moment où succombait la révolution espagnole et où les idées absolutistes semblaient avoir pris possession de tout le continent, Frédéric-Guillaume donna aux provinces de sa monarchie une organisation d’états provinciaux conçue sur des bases assez libérales. Ce n’était point encore là sans doute une représentation nationale ; mais ces assemblées locales en étaient comme le premier degré. Leur effet devait être de préparer graduellement les esprits à une liberté plus générale et plus complète. Une série de mesures financières et administratives qu’il serait trop long d’énumérer fermèrent peu à peu les plaies que la guerre avait faites, et ouvrirent à la Prusse une nouvelle voie de prospérités.

Un édit du 25 septembre 1820 avait complété l’émancipation des paysans westphaliens, aboli les corvées et la glèbe, et réduit les droits seigneuriaux à des redevances annuelles.

Les lois civiles françaises, l’institution du jury et la publicité des débats judiciaires furent maintenues dans les provinces rhénanes, non cependant sans rencontrer de vives résistances dans le sein du gouvernement.

L’armée reçut son organisation définitive, organisation admirable qui, en temps de guerre, transforme la Prusse en un camp et fait de chaque citoyen un soldat, et qui, dans la paix, ne retient sous les armes que le nombre de troupes réclamé par les besoins du service.

Un large système d’éducation publique a été fondé sur la triple base des sciences, de la morale et de la religion. En Prusse, le gouvernement ne se contente pas de protéger l’instruction ; il en fait une loi pour tous ses sujets. Tout habitant qui ne justifie pas d’une fortune suffisante pour élever chez lui ses enfans doit, sous peine d’amende, les envoyer à l’école. Les hautes sciences ont toujours été, comme l’instruction élémentaire, l’objet des encouragemens du pouvoir. Les universités de Berlin et de Breslau furent fondées dans les années qui suivirent la catastrophe de 1806, et comme les ressources de l’état étaient épuisées, le roi vendit ses bijoux pour payer les frais de ces établissemens. L’université de Bonn date de 1814.

Sous l’habile direction du comte de Bernstoff, qui prit en 1822 la direction des affaires étrangères, la politique du cabinet de Berlin reprit un caractère de fermeté et d’indépendance que le prince de Hardenberg, affaibli par l’âge, lui avait laissé perdre ; elle commença à balancer de nouveau en Allemagne l’influence autrichienne.

La formation de la grande association des douanes allemandes, négociée avec tant de suite et d’habileté, a couronné dignement l’œuvre de cette sage politique. Ce système n’a point été inspiré par une pensée d’ambition et de suprématie. La Prusse, en l’établissant, n’a fait que céder aux instances du commerce allemand, qui ne pouvait se développer au milieu des entraves, des tarifs de douanes et des péages qui coupaient en tout sens, comme les cases d’un vaste échiquier, le territoire germanique. L’Allemagne comptait jusqu’à trente-huit tarifs différens. Chaque état s’enveloppant dans ses lignes de douanes, il n’y avait que les grandes puissances comme l’Autriche et la Prusse qui trouvaient dans leurs marchés intérieurs une consommation suffisante pour alimenter la production indigène. Dans les petits états où la consommation était extrêmement limitée, une foule d’industries, qui exigent de grands capitaux pour la fabrication et des marchés pour écouler leurs produits, ne pouvaient exister. Aussi toute l’Allemagne sentait le besoin d’affranchir son commerce intérieur des entraves qui l’étouffaient. Les petits états demandaient que l’on substituât à la multiplicité des tarifs une vaste association commerciale qui n’aurait qu’un seul et même système de douanes ; mais les embarras financiers des grands états, la crainte de voir diminuer leurs revenus, et, ce qui était plus grave, de compromettre des industries indigènes en ouvrant leurs frontières à des produits similaires de qualité supérieure, les déterminèrent pendant long-temps à repousser les doléances du commerce. Enfin les plaintes devinrent si vives, si générales, que les gouvernemens prirent le parti de s’entendre avec leurs voisins et formèrent ces premières associations qui séparèrent l’Allemagne en plusieurs zones commerciales. La Prusse jugea qu’il ne lui était plus possible, à moins de soulever les reproches de toute la confédération, de maintenir la rigueur de ses tarifs. Elle commença aussi à mesurer les avantages politiques qu’elle trouverait à devenir le centre d’un vaste système commercial qui embrasserait tout le nord de l’Allemagne, et elle conclut les 9 et 17 juin 1826, avec plusieurs petits états, des traités qui servirent de base à tous ceux qu’elle a signés depuis.

La révolution de 1830 est venue mettre à une nouvelle épreuve la sagesse de Frédéric-Guillaume. Jamais peut-être, à aucune époque de son règne, ce prince n’eut besoin de plus de sagacité et de modération pour saisir le véritable caractère de cette révolution, calmer les frayeurs qu’elle avait partout excitées, et contenir les passions qui voulaient la combattre. Tout l’édifice européen fut ébranlé dans ses fondemens par la commotion de juillet. Tous les peuples qui avaient été frappés dans leur nationalité par les traités de 1815, comprimés dans leurs libertés intérieures par la sainte-alliance, les Belges, les Polonais, les Italiens, les Allemands eux-mêmes, tressaillirent à ce grand évènement comme à un signal d’affranchissement. Quant à la Prusse, il était impossible qu’elle n’en ressentît pas un mouvement d’effroi.

La révolution belge, fille de celle de juillet, a rompu la chaîne des positions qui soutenaient et flanquaient le grand-duché du Bas-Rhin. Elle a frappé dans sa puissance et sa considération la maison d’Orange, à laquelle le roi de Prusse était attaché par les liens du sang, de l’amitié et des intérêts politiques. Émue au spectacle de ces deux révolutions accomplies si près d’elle, la population du duché du Bas-Rhin manifestait des dispositions inquiétantes. En France, un parti redoutable, exploitant d’universels regrets, appelait la nation aux armes, et demandait la guerre pour effacer la honte des traités de 1815, reconquérir nos limites et révolutionner l’Europe. Sur plusieurs points de l’Allemagne, en Saxe, à Francfort, en Bavière, les passions politiques se réveillaient et menaçaient de nouveau l’existence des gouvernemens. L’insurrection polonaise entretenait l’agitation dans le duché de Posen. L’empereur de Russie usait de tous les moyens d’influence que lui donnaient sur Frédéric-Guillaume sa puissance et ses liens de famille pour lui communiquer ses ressentimens et le pousser à des actes de protection déclarée en faveur du roi de Hollande. L’empereur a toujours entouré l’impératrice de soins et d’égards, et il avait acquis par là un grand ascendant sur le cœur du roi, qui portait à sa fille un extrême attachement. Il était à craindre qu’il n’abusât de cet ascendant. Enfin, dans le sein même de sa famille, le roi trouvait des esprits ardens et passionnés qui partageaient les haines de la cour de Saint-Pétersbourg contre la révolution, ses sympathies pour la maison d’Orange, et qui demandaient la guerre. À la tête de la faction belliqueuse était le prince royal, que l’âge, l’expérience, les conseils de son père ont depuis ramené à des sentimens plus modérés. Le roi ne se laissa point effrayer par les commotions dont la Belgique, l’Allemagne et la Pologne furent le théâtre, ni fasciner par toutes les influences conjurées pour l’entraîner hors des voies pacifiques. Le premier des souverains étrangers, il comprit que les évènemens de juillet n’étaient point une nouvelle phase révolutionnaire, mais le terme, au contraire, de nos longues agitations. Il s’assura que, sans désirer la guerre, nous ne la craignions pas, que nous étions résolus à ne point prendre l’offensive, mais que si l’Europe nous attaquait, nous étions prêts à déchaîner contre elle nos armées et nos principes.

Frédéric-Guillaume n’était point disposé à perdre le repos de ses vieux jours dans une nouvelle lutte contre la France. Une fois, dans ses jeunes années, il avait cédé à l’entraînement des passions guerrières, et il avait compromis son trône et sa monarchie ; le souvenir de cette faute et de ses conséquences était toujours présent à sa pensée, et fortifiait ses inclinations naturellement pacifiques. Il s’attacha au système de paix, comme au seul qui fût capable de préserver le continent d’une subversion totale. Il s’appliqua, comme toujours, à tenir la balance entre les deux forces qui se partagent l’Europe. Il resta fidèle aux principes de l’alliance qui l’unissait depuis vingt-sept ans à l’Autriche et à la Russie. Il s’entendit avec la première pour dicter de nouveau à la diète des résolutions destinées à comprimer en Allemagne l’esprit de révolution. Dans la guerre de Pologne, il servit la cause des Russes avec un dévouement qui eut, il faut le dire, tous les caractères d’une coopération matérielle. Mais en même temps on le vit annoncer, proclamer en toute occasion sa détermination formelle de profiter de la position centrale de ses états pour empêcher qu’on n’attaquât la France. Plus qu’aucun des souverains du continent, il contribua à faire résoudre d’une manière pacifique la question belge. Lorsqu’au mois d’août 1832, la France fit le siége d’Anvers, il en ressentit un vif déplaisir, et il était impossible qu’il en fût autrement ; cependant il ne dévia pas un moment de la ligne qu’il avait adoptée.

Par cette politique ferme, il a déjoué tous les projets de collision, de quelque part qu’ils vinssent, et assuré la paix générale ; ce système n’a pas cessé, depuis 1830, de dominer toutes les modifications de son cabinet. Le roi s’est appliqué avec ce zèle de conciliation, qui a toujours été un des penchans de sa politique, à adoucir l’amertume des sentimens qu’avait fait naître dans les cours de Pétersbourg et de Vienne notre révolution, n’usant de sa haute influence sur ses alliés que pour les modérer, dissiper leurs préventions, et les disposer à une appréciation plus exacte des hommes et des choses.

Lorsque l’affermissement de la monarchie de juillet eut justifié les prévisions de ce prince, il prit vis-à-vis d’elle une attitude pleine de bienveillance et de véritable amitié. Bien loin de partager les méfiances de la Russie contre notre alliance avec l’Angleterre, il l’a vue se consolider avec une satisfaction véritable, comme la combinaison la plus propre à assurer le repos du monde. Dans une occasion récente, quand de graves dissentimens, envenimés par la Russie, furent sur le point de dissoudre cette alliance, Frédéric-Guillaume ne dissimula ni les regrets qu’il en ressentait, ni ses vœux pour que ces nuages disparussent sans retour. Il refusa formellement d’entrer dans le plan d’arrangement des affaires d’Orient, apporté à Londres par M. de Brunow. Ce plan n’avait point à ses yeux le caractère de sagesse et de haute impartialité qui convient à un système de véritable pacification ; il le blâmait hautement comme un contrat passé entre deux puissances ambitieuses, qui ne s’accordaient qu’en se sacrifiant mutuellement l’Égypte et la Turquie. Il s’affligeait sérieusement des tendances de lord Palmerston à se séparer du cabinet de Paris dans la question d’Orient, convaincu que l’alliance de la France et de l’Angleterre était la plus solide garantie de la conservation de l’empire ottoman et de la paix générale.

Les dispositions amicales de Frédéric-Guillaume envers notre gouvernement se sont particulièrement manifestées dans l’accueil qu’il fit à Berlin, en 1836, aux princes français, et dans la négociation du mariage du duc d’Orléans. Il reçut ces princes avec une bonté infinie dégagée de toutes les froideurs de l’étiquette. Il les combla, lui et toute sa famille, d’attentions si empressées, si délicates, qu’il était impossible de n’y pas voir un dessein arrêté d’être agréable à la France. On sait la sensation profonde produite à Berlin par la présence des deux princes. Aux transports avec lesquels la population entière les applaudit, il était visible qu’elle saluait en eux, non pas seulement les fils du roi des Français, mais les jeunes et brillans représentans de la révolution de juillet.

On assure que les penchans militaires du duc d’Orléans effrayaient un peu l’esprit pacifique du roi de Prusse, et qu’il disait souvent, sans doute avec le désir secret qu’une telle parole fût comprise aux Tuileries : Il faut marier ce jeune homme de bonne heure. Il avait pensé d’abord que les vues de la famille royale se portaient sur une archiduchesse d’Autriche ; mais le chef du cabinet français, c’était alors M. Thiers, ayant autorisé M. Bresson à déclarer que le prince n’était point limité dans le choix de son épouse à la maison de Lorraine, et qu’il mettait les convenances personnelles bien au-dessus de celles de la naissance, Frédéric-Guillaume fit savoir à Paris que si le duc d’Orléans consentait à recevoir une épouse de sa main, il avait à lui offrir une princesse accomplie. Cette princesse était la jeune duchesse Hélène de Mecklenbourg. La proposition toucha profondément la famille royale de France ; elle fut acceptée, et Frédéric-Guillaume se chargea, avec une prédilection toute paternelle, de la négociation du mariage. Cette alliance rencontrait quelques oppositions dans le sein de la famille de Mecklenbourg ; il réussit à les vaincre, et le mariage fut conclu. Lorsque la duchesse Hélène passa par Berlin pour aller s’unir en France à l’héritier du trône, le roi la reçut dans ses bras avec une extrême émotion. Sans doute la vue de cette jeune princesse lui rappela de douloureux souvenirs et rouvrit une blessure mal fermée. Lui aussi, dans ses jeunes années, il avait demandé une épouse à la maison de Mecklenbourg, et il avait trouvé dans cette union, brisée trop tôt, un bonheur sans nuages.

Aucune puissance en Europe n’a plus habilement profité que la Prusse de la durée de la paix générale. Ses efforts ont eu surtout pour objet, depuis 1830, de compléter l’œuvre commencée de l’association des douanes allemandes. Sa tâche est aujourd’hui à peu près accomplie ; presque tous les états de la confédération, les deux Hesses, la Bavière, Bade, le Wurtemberg, la Saxe, Francfort, Nassau, sont entrés dans cette vaste union, dont elle est le chef et le protecteur. Son influence morale s’est considérablement étendue et fortifiée à la faveur de ce système. La suprématie que les margraves de Brandebourg avaient cherché à obtenir dans une partie de l’Allemagne par l’assimilation des idées religieuses, le grand Frédéric par l’autorité de son génie et de ses armes, Frédéric-Guillaume III a voulu y arriver, dans ses dernières années, par la fusion des intérêts commerciaux. L’Autriche, qui se voit rejetée en dehors du mouvement matériel et moral de la confédération, assiste avec une jalousie secrète et haineuse aux succès de sa rivale. Sa dignité et sa considération souffrent de cet isolement, et l’accord qui règne entre elle et la Prusse sur les questions de politique générale, n’empêche pas que, dans les affaires d’Allemagne, elles ne se livrent une guerre sourde et incessante. Frédéric-Guillaume semble s’être attaché à prouver à toutes les populations qui font partie de l’union que l’esprit de lumières et de sages réformes n’était point incompatible avec une autorité absolue, et leur avoir montré dans la Prusse non pas seulement le protecteur de leur commerce et de leur industrie, mais comme le centre et le foyer de la véritable patrie allemande. Il ne faut pas cependant s’exagérer les avantages qu’elle peut retirer de son patronage commercial. Quant aux profits matériels, elle est plutôt en perte qu’en gain : ses manufactures soutiennent difficilement la concurrence avec celles de la Saxe, et dans la répartition, entre tous les membres de la ligue, des revenus de la douane, elle a éprouvé une réduction sensible dans ses recettes, tandis que d’autres états ont touché une part proportionnelle beaucoup plus forte que ce qu’ils recevaient autrefois. Les résultats politiques du système sont seuls incontestables ; encore sont-ils limités à la durée de la paix. L’union commerciale allemande est une combinaison essentiellement pacifique et qui ne saurait s’adapter à un état de guerre générale. La paix continentale une fois détruite, tout ce merveilleux mécanisme serait bientôt bouleversé ; ce ne seraient plus les intérêts paisibles du commerce, mais les exigences et les passions de la politique, la crainte, l’ambition, la similitude et la dissemblance des principes de gouvernement qui détermineraient les inimitiés ou les alliances ; tous les états qui, par leurs conditions géographiques, ne font point partie intégrante du système politique de la Prusse, s’en détacheraient forcément, et elle n’aurait plus autour d’elle que les états que la nature a placés dans sa sphère d’action.

Tandis que cette puissance fondait l’association des douanes allemandes, elle stimulait, par une foule de créations et d’encouragemens, sa prospérité intérieure. Elle réduisait sa dette de 600,000,000 thalers à 170,000,000. Elle couvrait son territoire de routes et de canaux, rendait ses rivières navigables, creusait des ports, défrichait ses landes, favorisait l’établissement de nombreuses manufactures et parvenait, par ce concours d’efforts, à transformer en terres fertiles les sables arides du Brandebourg. De nombreux traités de commerce conclus avec le Danemark, l’Angleterre, la Suède, les villes anséatiques, Hambourg, Brême et Lubeck, le Brésil, les États-Unis d’Amérique et enfin la Hollande, ouvraient à l’activité industrielle et aux produits de la Prusse et de tous les membres de l’association de nombreux débouchés.

Il est fâcheux qu’une situation si honorable et si prospère ait été altérée par les querelles religieuses qui ont agité les dernières années de la vie du feu roi. Ce prince, en vieillissant, était tombé dans une dévotion fervente et mystique. Il avait une pensée fixe et ardente : c’était de ramener à l’unité du culte, de fondre dans une seule et même église évangélique toutes les sectes dissidentes, les calvinistes, les luthériens et les catholiques. Le zèle religieux servait ici l’intérêt politique. Le roi savait que l’identité de religion entre ses provinces rhénanes et la France était un lien puissant qui tendait à les réunir un jour, et ce lien il voulait le rompre. Cette préoccupation le rendit injuste et persécuteur ; elle le porta à écarter des affaires et des hautes fonctions de l’état tous les catholiques, et à ne confier qu’à des protestans l’administration militaire et civile de ses provinces catholiques. Ces fonctionnaires, presque tous prussiens d’origine, avaient pour instructions secrètes d’étendre et de propager dans la population catholique l’esprit du protestantisme et les doctrines évangéliques dont le roi s’était fait le fondateur et l’apôtre ; ils étaient en quelque sorte les missionnaires du nouveau culte. Le plus puissant moyen dont se servait le gouvernement pour opérer la fusion des idées religieuses était de favoriser les mariages entre les fonctionnaires protestans et les femmes catholiques. De là ses doctrines sur les mariages mixtes, doctrines qui consacrent le principe de la puissance paternelle en matière de religion, tandis que la cour de Rome exige de l’époux catholique l’engagement d’élever ses enfans dans sa religion. De là ses querelles avec l’archevêque de Cologne et les rigueurs exercées contre ce prélat, qui s’était servi des doctrines apostoliques pour arrêter l’envahissement du protestantisme au sein de la population dont il était le pasteur. Le jugement si droit et si calme que Frédéric-Guillaume portait dans les affaires d’état l’abandonnait dans les questions religieuses. Ses arrêtés contre les juifs, marqués d’un cachet de bigotisme étroit, semblent inspirés par l’esprit d’un autre âge. Ses fautes, à cet égard, pouvaient avoir une portée incalculable. Il devait savoir, lui, homme de foi ardente, combien est puissant sur les ames religieuses l’empire des croyances. Il poussait, à son insu, dans les bras de la France, les catholiques du Rhin ; il déterminait ces nombreuses émigrations de luthériens qui, dans les dernières années, aimèrent mieux s’exiler volontairement que de transiger avec le culte de leurs pères. Par la rigueur de ses mesures et le caractère de ses innovations, il avait fini par devenir l’adversaire personnel du saint-siége. Le pape en était troublé comme d’une épreuve nouvelle à laquelle était condamné le catholicisme, et, à l’amertume avec laquelle il s’en exprimait, on eût dit qu’il venait de surgir en Allemagne un nouveau Luther. Il disait en parlant du roi de Prusse : C’est une lutte ouverte entre lui et moi.

Nous avons essayé d’indiquer en traits rapides le caractère politique et le règne de Frédéric-Guillaume ; il nous reste peu de chose à ajouter pour compléter cette esquisse. Ennemi du faste et de l’étiquette, ce prince portait dans sa vie privée cette simplicité pleine de noblesse et de bonhomie qui est habituelle aux princes allemands. Il avait un goût très vif pour les spectacles, et sa plus agréable distraction était de faire jouer des pièces sur le théâtre de la cour par les personnes de son intimité. S’il fallait en croire les réflexions malignes de la cour et de la ville, l’Opéra et les Variétés de Paris auraient été le principal attrait du voyage qu’il fit dans cette capitale en 1825. Ce qu’il préférait à tout, c’étaient les charmes de l’intimité. Afin de remplir le vide qu’avait produit dans sa vie domestique la mort de la reine Louise, il épousa le 9 novembre 1824, par un mariage morganatique, la comtesse Auguste de Harrach, qu’il éleva à la dignité de princesse de Liegnitz et comtesse de Hohenzollern. C’était une jeune et belle personne, d’une douceur infinie et d’une complète abnégation ; elle a charmé la vieillesse du feu roi, sans toutefois lui faire oublier sa première épouse.

Il n’a jamais eu de favoris en titre, et cependant il avait, comme souverain et comme homme, des prédilections décidées. Dans la première partie de son règne, M. Lombard, secrétaire intime de son cabinet, possédait toute sa confiance ; plus tard, il l’a donnée sans partage au prince de Hardenberg, et enfin, dans les dernières années de sa vie, au prince de Wittgenstein. Il gouvernait par lui-même, dans toute l’étendue de ce mot ; ses ministres ne furent jamais que les interprètes plus ou moins habiles de ses volontés. Dans la politique étrangère spécialement, il ne souffrait aucun partage. La terrible leçon d’Iéna lui avait appris à ne suivre, dans la gestion de ces hauts intérêts, que les inspirations de son propre jugement. Le peu de goût qu’il avait montré dans sa jeunesse pour le travail et les affaires avait fait place à une application forte et soutenue, et il remplissait avec une exactitude et un zèle scrupuleux tous les devoirs de la royauté. Aussi, quoique la nature ne l’eût pas doué de facultés éminentes, la longue pratique des affaires en avait fait un des hommes d’état les plus éclairés de l’Europe, et sa voix était toujours écoutée avec un religieux respect dans le conseil des souverains.

Sans doute, dans sa longue et orageuse carrière, il a commis des fautes ; quel homme, si sage et si éclairé qu’il fût, aurait pu se flatter de n’en pas faire au milieu de si terribles vicissitudes ? Comme tous les hommes, il a failli par l’excès de ses qualités, montrant de la faiblesse quand il ne fallait être que modéré, de l’irrésolution lorsqu’une décision prompte et ferme pouvait seule le sauver, une conscience trop scrupuleuse dans un ordre d’idées et de faits auquel ne sauraient s’appliquer les règles de la morale privée. Malgré ses fautes, ou peut-être même à cause de ses fautes, Frédéric-Guillaume III n’en sera pas moins classé par l’histoire au nombre des plus excellens rois qui aient honoré le trône. La Prusse a compté parmi ses souverains des hommes d’un génie plus grand et plus hardi ; elle n’en a pas eu qui ait porté aussi loin que lui l’amour du bien et de la justice. Aucun, si l’on fait la part des circonstances difficiles dans lesquelles l’ont placé ses rapports avec la Russie et l’Autriche, aucun n’a plus fait pour le bonheur de son peuple, pour sa véritable civilisation, n’a porté dans la direction des hautes affaires, sauf les questions religieuses, moins de préjugés étroits. Dès qu’il a jugé le moment venu d’améliorer la législation civile de ses peuples et leur condition sociale, il est entré franchement, sans se laisser arrêter par les murmures de sa noblesse, dans la voie du progrès. Le but auquel tant d’autres pays ne sont arrivés qu’à travers les révolutions, la Prusse l’a atteint, sans luttes intestines, en peu d’années, par la seule volonté de son roi et l’influence de ses hommes d’état. La révolution est aujourd’hui à peu près consommée dans son état civil ; il lui reste à l’accomplir dans son état politique. Si cette monarchie appartient encore par les formes extérieures de son gouvernement au système absolutiste, elle appartient à la nouvelle Europe par les lumières de son peuple, par sa civilisation avancée et par son état social. Des trois grandes monarchies absolues du continent, elle est évidemment la première qui abandonnera les vieux erremens et viendra se rallier aux gouvernemens libres. Puissent ses hommes d’état et le prince qui occupe aujourd’hui le trône comprendre les nécessités du siècle, et acquitter la dette du sang versé dans les champs de Lutzen et de Leipsick ! La Prusse aurait un beau et noble rôle à remplir, celui de chef du parti constitutionnel en Allemagne. N’est-il pas naturel que la maison qui a concouru avec tant d’énergie, au XVIe siècle, au triomphe de la réforme religieuse, prenne sous son patronage la réforme politique ? L’ascendant moral qu’une telle position lui assurerait sur toutes les populations germaniques serait irrésistible. Elle y puiserait une force de cohésion et d’assimilation bien autrement puissante que celle qu’elle espère trouver dans ses alliances commerciales. Groupés autour de cette monarchie et unis par la conformité de leurs institutions et de leurs intérêts matériels, tous les états constitutionnels de la confédération ne formeraient plus qu’un seul système puissant et compact, qui, prenant ses points d’appui dans les gouvernemens représentatifs de l’Europe, opposerait un front impénétrable aux envahissemens du Nord. La France doit faire des vœux ardens pour que la Prusse embrasse hardiment ce système. Rapprochés par la similitude de leurs gouvernemens, ces deux grands états ne tarderaient pas à former entre eux une alliance intime qui leur assurerait, dans les affaires du monde, une suprématie décidée. La Prusse est un monument inachevé, construit sur un plan vicieux. Tant qu’elle n’aura pas acquis, par une meilleure distribution de son territoire, une force de concentration et des frontières militaires au nord et au midi, dont elle est aujourd’hui dépourvue, elle sera mécontente, inquiète, ambitieuse : elle sera tôt ou tard pour l’Europe un élément de troubles. Parvenue par la guerre au point de grandeur incomplète où nous la voyons aujourd’hui, elle cherchera dans la guerre les moyens de consolider sa puissance. Elle ne se reposera que lorsqu’elle aura obtenu toute la consistance d’un état de premier ordre. La France aussi a une organisation territoriale incomplète, et, comme la Prusse, elle ne sera satisfaite et heureuse que lorsqu’elle aura atteint le but de sa légitime ambition, c’est-à-dire ses limites naturelles.

La France et la Prusse unies ensemble seraient assez fortes soit pour garantir la paix du continent, tant qu’elles croiraient de leurs intérêts de la maintenir, soit pour redresser en commun, par les opérations de la politique ou de la guerre, les grandes erreurs du congrès de Vienne. Si Frédéric-Guillaume IV méconnaissait les avantages d’une telle union, s’il était vrai qu’infidèle aux traditions de sagesse et de modération de son père, il s’associât aux combinaisons récemment conçues par la Russie et l’Angleterre, non pour pacifier l’Orient, mais pour y dominer sans partage, nous aurions peine à nous expliquer une si étrange politique, car enfin la Prusse a le même intérêt que la France à ce que la Russie soit contenue sur le Danube ; elle sait que, l’harmonie une fois détruite entre les grandes puissances de l’Occident, Constantinople cesse d’être garantie, et que la paix générale est de nouveau compromise. Le prince qui la gouverne ne peut, sans s’affaiblir dans l’opinion de son peuple, être dupe des protestations de l’empereur Nicolas et de lord Palmerston en faveur de l’intégrité de l’empire ottoman. Il est impossible qu’il ne rende pas justice au gouvernement de la France, qui défend seul aujourd’hui, avec un désintéressement dont on ne lui tient pas assez compte, l’équilibre européen, qui veut, lui, loyalement, sans arrière-pensée, la conservation et l’indépendance de la Turquie, et qui, dans la puissance fondée par Méhémet-Ali, voit le plus solide appui de l’islamisme et de la Porte contre l’ambition de la Russie. C’était le jugement qu’en portait Frédéric-Guillaume III. Aussi nous plaisons-nous à croire que la combinaison à laquelle M. de Brunow a attaché son nom avortera encore une fois ; ni le roi de Prusse ni M. de Metternich ne voudront entrer plus avant dans une voie fatale, qui pourrait replonger l’Europe dans les calamités de la guerre. Si au contraire, frappée d’aveuglement, la Prusse se faisait l’instrument passif des volontés du cabinet de Saint-Pétersbourg, il ne nous resterait plus qu’à la plaindre, car, dans une nouvelle guerre générale, c’est elle que la France rencontrerait la première sur son passage.


Armand Lefebvre.