Foules et Sectes au point de vue criminel

Foules et Sectes au point de vue criminel
Revue des Deux Mondes3e période, tome 120 (p. 349-387).
FOULES ET SECTES
AU POINT DE VUE CRIMINEL

Jusqu’à nos jours, pendant toute la durée, de cette crise d’individualisme qui, depuis le dernier siècle, a sévi partout, en politique et en économie politique comme en morale et en droit, comme en religion même, le délit passait pour ce qu’il y avait de plus essentiellement individuel au monde ; et, parmi les criminalistes, la notion du délit indivis, pour ainsi dire, s’était perdue, comme aussi bien, parmi les théologiens eux-mêmes, l’idée du péché collectif, sinon tout à fait celle du péché héréditaire. Quand les attentats de conspirateurs, quand les exploits d’une bande de brigands forçaient à reconnaîtra l’existence de crimes commis collectivement, on se hâtait de résoudre cette nébuleuse criminelle en délits individuels distincts dont elle était réputée n’être que la somme. Mais, à présent, la réaction sociologique ou socialiste contre cette grande illusion égocentrique, doit naturellement ramener l’attention sur le côté social des actes que l’individu s’attribue à tort. Aussi s’est-on occupé avec curiosité de la criminalité des sectes, — au sujet de laquelle rien n’égale en profondeur les travaux de M. Taine sur la psychologie des jacobins — Et, plus récemment, de la criminalité des foules. Ce sont là deux espèces très différentes d’un même genre, le délit de groupe ; et il ne sera pas inutile, ni inopportun, de les étudier ensemble.


I.

La difficulté n’est pas de trouver des crimes collectifs, mais de découvrir des crimes qui ne le soient pas, qui n’impliquent à aucun degré la complicité du milieu. C’est au point qu’on pourrait se demander s’il y a des crimes vraiment individuels, de même qu’on s’est demandé s’il y a des œuvres de génie qui ne soient pas une œuvre collective. Analysez l’état d’âme du malfaiteur le plus farouche et le plus solitaire, au moment de son action ; ou aussi bien l’état d’âme de l’inventeur le plus sauvage, à l’heure de sa découverte ; et retranchez-en tout ce qui, dans la formation de cet état fiévreux, revient à des influences d’éducation, de camaraderie, d’apprentissage, d’accidens biographiques ; qu’en restera-t-il ? Bien peu de chose ; quelque chose pourtant, et quelque chose d’essentiel, qui n’a nul besoin de s’isoler pour être soi. Au contraire, ce je ne sais quoi, qui est tout le je individuel, a besoin de se mêler au dehors pour prendre conscience de lui-même et se fortifier ; il se nourrit de ce qui l’altère. C’est par de multiples actions de contact avec les personnes étrangères qu’il se déploie en se les appropriant, dans la mesure très variable où il lui est donné de se les approprier plutôt que de s’assimiler à quelqu’une d’entre elles. Du reste, même en s’asservissant, il demeure soi le plus souvent et sa servitude est sienne. Par où l’on voit que Rousseau tournait le dos à la réalité quand, pour réaliser le plus haut point possible d’autonomie individuelle, il jugeait nécessaire un régime de solitude prolongée depuis la première enfance, — de solitude incomplète d’ailleurs, de solitude à deux, du Maître et du Disciple, tout à fait hypnotisante pour ce dernier. Son Émile est la personnification même et la réfutation par l’absurde de l’individualisme propre à son temps. Si la solitude est féconde, et même seule vraiment féconde, c’est quand elle alterne avec une vie intense de relations, d’expériences et de lectures, dont elle est la méditation.

Malgré tout, il est permis d’appeler individuels les crimes, comme en général les actes quelconques, exécutés par une seule personne en vertu d’influences vagues, lointaines et confuses d’autrui, d’un autrui indéfini et indéterminé ; et on peut réserver l’épithète de collectifs aux actes produits par la collaboration immédiate et directe d’un nombre limité et précis de co-exécutans.

Certainement, il y a, en ce sens, des œuvres de génie individuelles ; ou plutôt, en ce sens, il n’y a rien que d’individuel en fait de génie. Car, chose remarquable, tandis que, moralement, les collectivités sont susceptibles des deux excès contraires, de l’extrême criminalité ou même parfois de l’extrême héroïsme, il n’en est pas de même intellectuellement ; et, s’il leur appartient de descendre à des profondeurs de folie ou d’imbécillité inconnues à l’individu pris à part, il leur est interdit de s’élever au déploiement suprême de l’intelligence et de l’imagination créatrice. Elles peuvent, dans l’ordre moral, choir très bas ou monter très haut ; dans l’ordre intellectuel, elles ne peuvent que tomber très bas. S’il y a des forfaits collectifs, dont l’individu seul serait incapable, assassinats et pillages par bandes armées, incendies révolutionnaires, septembrisades, Saint-Barthélémy, épidémies de vénalité, etc., il y a aussi des héroïsmes collectifs où l’individu s’élève au-dessus de lui-même, charges de cuirassiers légendaires, révoltes patriotiques, épidémies de martyre, nuit du 4 août, etc. Mais, aux démences et aux idioties collectives, dont nous citerons des exemples, y a-t-il des actes de génie collectifs qu’on puisse opposer ?

Non. On ne peut répondre oui qu’en adoptant sans preuve l’hypothèse banale et gratuite suivant laquelle les langues et les religions, œuvres géniales à coup sûr, auraient été la création spontanée et inconsciente des masses, et, qui plus est, non des masses organisées, mais des multitudes incohérentes. Ce n’est pas le lieu de discuter cette solution trop commode d’un problème capital. Laissons de côté ce qui s’est passé dans la pré-histoire. Depuis les temps historiques, quelle est l’invention, la découverte, l’initiative vraie, qui soit due à cet être impersonnel, le public ? Dira-t-on : les révolutions ? Pas même. Ce que les révolutions ont eu de purement destructeur, le public peut le revendiquer, en partie du moins ; mais qu’est-ce qu’elles ont fondé et réellement innové qui n’ait été conçu et prémédité avant ou après elles par des hommes supérieurs, tels que Luther, Rousseau, Voltaire, Napoléon ? Qu’on me cite une armée, la mieux composée soit-elle, d’où ait jailli spontanément un plan de campagne admirable, voire passable ; qu’on me cite même un conseil de guerre qui, pour la conception, je ne dis pas pour la discussion, d’une manœuvre militaire, ait valu le cerveau du plus médiocre général en chef. A-t-on jamais vu un chef-d’œuvre de l’art, en peinture, en sculpture, en architecture aussi et en épopée, imaginé et exécuté par l’inspiration collective de dix, de cent poètes ou artistes ? On a rêvé cela de l’Iliade, a une certaine époque de mauvaise métaphysique : on en rit maintenant. Tout ce qui est génial est individuel, même en fait de crime. Ce n’est jamais une foule criminelle, ni une association de malfaiteurs, qui invente un nouveau procédé d’assassinat ou de vol ; c’est une suite d’assassins ou de voleurs de génie qui ont élevé l’art de tuer ou de piller le prochain à son point de perfection actuel.

À quoi tient le contraste signalé ? Pourquoi le grand déploiement de l’intelligence est-il refusé aux groupes sociaux, tandis que le grand et puissant déploiement de la volonté, de la vertu même, leur est accessible ? C’est que l’acte de vertu le plus héroïque est quelque chose de très simple en soi, et ne diffère de l’acte de moralité ordinaire que par le degré ; or, précisément, la puissance d’unisson qui est dans les rassemblemens humains, où les émotions et les opinions se renforcent rapidement par leur contact multipliant, est, par excellence, outrancière. Mais l’œuvre de génie ou de talent est toujours compliquée, et diffère en nature, non en degré seulement, d’un acte d’intelligence vulgaire. Il ne s’agit plus, comme ici, de percevoir et de se souvenir pêle-mêle, conformément à un type connu, mais de faire avec des perceptions et des images connues des combinaisons nouvelles. Or, à première vue, il semble bien que dix, cent, mille têtes réunies soient plus aptes qu’une seule à embrasser tous les côtés d’une question complexe ; et c’est là une illusion aussi persistante, aussi séduisante, que profonde. De tout temps les peuples, naïvement imbus de ce préjugé ont, dans leurs jours troublés, attendu d’assemblées religieuses ou politiques le soulagement de leurs maux. Au moyen âge les conciles ; dans l’ère moderne, les états Généraux, les parlemens : voilà les panacées réclamées par les multitudes malades. La superstition du jury est née d’une erreur pareille, toujours trompée et toujours renaissante. En réalité, ce ne sont jamais de simples réunions de personnes, ce sont plutôt des corporations, telles que certains grands ordres religieux ou certaines grandes enrégimentations civiles ou militaires, qui ont répondu, parfois, aux besoins des peuples ; encore doit-on observer que, sous leur forme corporative même, les collectivités se montrent impuissantes à créer du nouveau. Il en est ainsi quelle que soit l’habileté du mécanisme social où les individus sont engrenés et enrégimentés.

Car est-il possible qu’il égale en complication à la fois et en élasticité de structure l’organisme cérébral, cette incomparable armée de cellules nerveuses que chacun de nous porte dans sa tête ?

Aussi longtemps, donc, qu’un cerveau bien fait l’emportera en fonctionnement rapide et sûr, en absorption et élaboration prompte d’élémens multiples, en solidarité intime d’innombrables agens, sur le Parlement le mieux constitué, il sera tout à fait puéril, quoique vraisemblable a priori et excusable, de compter sur des émeutes ou sur des corps délibérans, plutôt que sur un homme, pour tirer un pays d’un pas difficile. En fait, toutes les fois qu’une nation traverse une de ces périodes où ce n’est pas seulement de grands entraînemens de cœur, mais de grandes capacités d’esprit qu’elle a un besoin impérieux, la nécessité d’un gouvernement personnel s’impose, sous forme républicaine ou monarchique ou sous couleur parlementaire. On a protesté souvent contre cette nécessité, qui a fait l’effet d’une survivance, et dont on a vainement cherché la cause : peut-être sa raison cachée est-elle implicitement donnée par les considérations précédentes.

Elles peuvent servir aussi à préciser en quoi consiste la responsabilité des meneurs relativement aux actes commis par les groupes qu’ils dirigent. Une assemblée ou une association, une foule ou une secte, n’a d’autre idée que celle qu’on lui souffle, et cette idée, cette indication plus ou moins intelligente d’un but à poursuivre, d’un moyen à employer, a beau se propager du cerveau d’un seul dans le cerveau de tous, elle reste la même ; le souffleur est donc responsable de ses effets directs. Mais l’émotion jointe à cette idée, et qui se propage avec elle, ne reste pas la même en se propageant, elle s’intensifie par une sorte de progression mathématique, et ce qui était désir modéré ou opinion hésitante chez l’auteur de cette propagation, chez le premier inspirateur d’un soupçon, par exemple, hasardé contre une catégorie de citoyens, devient promptement passion et conviction, haine et fanatisme dans la masse fermentescible où ce germe est tombé. L’intensité de l’émotion qui meut celle-ci et la porte aux derniers excès, en bien ou en mal, est donc en grande partie son œuvre propre, l’effet du mutuel échauffement de ces âmes en contact par leur mutuel reflet ; et il serait aussi injuste d’imputer à son directeur quelconque tous les crimes où cette surexcitation l’entraîne que de lui attribuer l’entier mérite des grandes œuvres de délivrance patriotique, des grands actes d( dévouement, suscités par la même fièvre. Aux chefs d’une bande ou d’une émeute, donc, on peut demander compte toujours de l’astuce et de l’habileté dont elle a fait preuve dans l’exécution de ses massacres, de ses pillages, de ses incendies mais non toujours de la violence et de l’étendue des maux causés par ses contagions criminelles. Il faut faire honneur au général seul de ses plans de campagne, mais non de la bravoure de ses soldats. Je ne dis pas que cette distinction suffise à simplifier tous les problèmes de responsabilité soulevés par notre sujet, mais je dis qu’il convient d’y avoir égard pour chercher à les résoudre,


II

Au point de vue intellectuel, comme à d’autres points de vue, il y a des différences notables à établir entre les diverses formes de groupemens sociaux. Ne comptons pas celles qui consistent en un simple rapprochement matériel. Des passans dans une rue populeuse, des voyageurs réunis, entassés même, sur un paquebot, dans un wagon, autour d’une table d’hôte, silencieux ou sans conversation générale entre eux, sont groupés physiquement, non socialement. J’en dirai autant des paysans agglomérés sur un champ de foire, aussi longtemps qu’ils se borneront à conclure des marchés entre eux, à poursuivre séparément leurs buts distincts, quoique semblables, sans nulle coopération à une même action commune. Tout ce qu’on peut dire de ces gens-là, c’est qu’ils portent en eux la virtualité d’un groupement social, dans la mesure où des ressemblances de langue, de nationalité, de culte, de classe, d’éducation, toutes d’origine sociale, c’est-à-dire toutes causées par une diffusion imitative à partir d’un premier inventeur anonyme ou connu, les prédisposent à s’associer plus ou moins étroitement, si l’occasion l’exige. Qu’une explosion de dynamite ait lieu dans la rue, que le vaisseau menace de sombrer, le train de dérailler, qu’un incendie éclate dans l’hôtel, qu’une calomnie contre un prétendu accapareur se répande dans le champ de foire, aussitôt ces individus associables deviendront associés dans la poursuite d’une même fin sous l’empire d’une même émotion.

Alors naîtra spontanément ce premier degré de l’association que nous appelons la foule. Par une série de degrés intermédiaires, on s’élève de cet agrégat rudimentaire, fugace et amorphe, à cette foule organisée, hiérarchisée, durable et régulière, qu’on peut appeler la corporation, au sens le plus large du mot. L’expression la plus intense de la corporation religieuse, c’est le monastère ; de la corporation laïque, c’est le régiment ou l’atelier. L’expression la plus vaste des deux, c’est l’Église ou l’État, Ou plutôt faisons remarquer que les Églises et les États, les religions et les nations, tendent toujours, dans leur période de croissance robuste, à réaliser le type corporatif, monastique ou régimentaire, sans jamais y parvenir tout à fait, fort heureusement ; leur vie historique se passe à osciller d’un type à l’autre, à donner l’idée tour à tour d’une grande foule, comme les États Barbares, ou d’une grande corporation, comme la France de saint Louis. Il en était de même de ce qu’on appelait les corporations sous l’ancien régime : elles étaient bien moins des corporations en temps ordinaire que des fédérations d’ateliers, petites corporations bien réelles celles-là, et, chacune à part, autoritairement régies par un patron. Mais, quand un danger commun faisait converger vers un même but, tel que le gain d’un procès, tous les ouvriers d’une même branche d’industrie, de même qu’en temps de guerre tous les citoyens d’une nation, le lien fédératif aussitôt se resserrait, et une personnalité gouvernante s’y faisait jour. Dans l’intervalle de ces collaborations unanimes, l’association se réduisait, entre les ateliers fédérés, à la poursuite d’un certain idéal esthétique ou économique, de même que, dans l’intervalle des guerres, la préoccupation d’un certain idéal patriotique est toute la vie nationale des citoyens. — Une nation moderne, sous l’action prolongée des idées égalitaires, tend à redevenir une grande foule complexe, plus ou moins dirigée par des meneurs nationaux ou locaux. Mais le besoin d’ordre hiérarchique est tellement impérieux dans ces sociétés agrandies que, chose remarquable, à mesure qu’elles se démocratisent, elles sont forcées parfois de se militariser de plus en plus, de fortifier, de perfectionner, d’étendre cette corporation essentiellement hiérarchique et aristocratique, l’armée, — sans parler de l’administration, cette autre armée toujours croissante, La nation devient ainsi peu à peu une armée immense, et, par là, peut-être, elle se prépare, quand la période belliqueuse sera close, à revêtir sous forme pacifique, industrielle, scientifique, artistique, la forme corporative, à devenir un immense atelier.

Entre les deux pôles extrêmes que je viens d’indiquer, peuvent se placer certains groupes temporaires, mais recrutés suivant une règle fixe ou soumis à un règlement sommaire, tels que le jury, ou même certaines réunions habituelles de plaisir, un salon littéraire du XVIIIe siècle, la cour de Versailles, un auditoire de théâtre, qui, malgré la légèreté de leur but ou de leur intérêt commun, acceptent une étiquette rigoureuse, une hiérarchie fixe de places différentes, ou enfin certaines réunions scientifiques ou littéraires, les académies, qui sont plutôt des collections de talens co-échangistes que des faisceaux de collaborateurs. — Parmi les variétés de l’espèce-corporation, citons les conspirations et les sectes, si souvent criminelles. — Les assemblées parlementaires méritent une place à part : ce sont bien plutôt des foules, mais des foules complexes et contradictoires, des foules doubles pour ainsi dire, — comme on dit des monstres doubles, — où une majorité tumultueuse est combattue par une ou plusieurs minorités coalisées, et où, par suite et par bonheur, le mal de l’unanimité, ce grand danger des foules, est en partie neutralisé.

Mais, foule ou corporation, toutes les espèces d’association véritable ont ce caractère identique et permanent d’être produites, d’être conduites plus ou moins par un chef, apparent ou caché ; caché assez souvent quand il s’agit des foules, toujours apparent et frappant les yeux dans le cas des corporations. Dès le moment où un amas d’hommes se met à vibrer d’un même frisson, s’anime et marche à son but, on peut affirmer qu’un inspirateur ou un meneur quelconque, ou un groupe de meneurs ou d’inspirateurs parmi lesquels un seul est le ferment actif, lui a insufflé son âme, soudainement grandissante, déformée, monstrueuse, et dont lui-même est parfois le premier surpris, le premier épouvanté. De même que tout atelier a son directeur, tout couvent son supérieur, tout régiment son général, toute assemblée son président ou plutôt toute fraction d’assemblée son leader, pareillement tout salon animé a son coryphée de conversation, toute émeute son chef, toute cour son roi ou son prince ou son principicule, toute claque son chef de claque… Si un auditoire de théâtre mérite jusqu’à un certain point d’être regardé comme formant une sorte d’association, c’est quand il applaudit, parce qu’il suit, en le répercutant, l’impulsion d’un applaudissement initial, et, quand il écoute, parce qu’il subit la suggestion de l’auteur exprimée par la bouche de l’acteur qui parle. Partout, donc, visible ou non, règne ici la distinction du meneur et des menés, si importante en matière de responsabilité. Ce n’est pas à dire que les volontés de tous se soient annihilées devant celle d’un seul : celle-ci, — suggérée d’ailleurs, elle aussi, écho de voix extérieures ou antérieures dont elle n’est que la condensation originale, — a dû, pour s’imposer aux autres, leur faire des concessions, et les flatter pour les conduire. C’est le cas de l’orateur qui n’a garde de négliger les précautions oratoires, de l’auteur dramatique qui doit toujours se plier aux préjugés et aux goûts changeans de ses auditeurs, du leader qui doit ménager son parti, d’un Louis XIV même qui a des égards forcés pour ses courtisans.

Seulement, cela doit être entendu diversement, suivant qu’il s’agit des réunions spontanées ou des réunions organisées. Dans celles-ci, une volonté, pour être dominante, doit naître conforme, dans une certaine mesure, aux tendances, aux traditions des volontés dominées ; mais, une fois née, elle s’exécute avec une fidélité d’autant plus parfaite que l’organisation du corps est plus savante. Dans les foules, une volonté impérative n’a pas à se conformer à des traditions qui n’y existent pas, elle peut même être obéie malgré son faible accord avec les tendances de la majorité ; mais, conforme ou non, elle est toujours mal exécutée et s’altère en s’imposant. On peut affirmer que toutes les formes de l’association humaine se distinguent : 1° par la manière dont une pensée ou une volonté, entre mille, y devient dirigeante, par les conditions du concours de pensées et de volontés d’où elle sort victorieuse ; 2° par la plus ou moins grande facilité qui y est offerte à la propagation de la pensée, de la volonté dirigeante. Ce qu’on appelle l’émancipation démocratique tend à rendre accessible à tous le concours dont il s’agit, limité d’abord à certaines catégories de personnes, graduellement étendues ; mais tous les perfectionnemens de l’organisation sociale, sous forme démocratique ou aristocratique, n’importe, ont pour effet de permettre à un dessein réfléchi, cohérent, individuel, d’entrer plus pur, moins altéré, et plus profondément, par des voies plus sûres et plus courtes, dans le cerveau de tous les associés. Un chef d’émeutes ne dispose jamais complètement de ses hommes, un général presque toujours ; la direction du premier, lente et tortueuse, se réfracte en mille déviations, celle du second va vite et tout droit.


III.

On a cependant contesté, et avec force[1], que, pour les foules au moins, le rôle des meneurs eût l’universalité et l’importance que nous lui prêtons. Il y a, en effet, des foules sans conducteur apparent. La famine sévit dans une région, de tous côtés des masses affamées s’y soulèvent, demandant du pain ; point de chef ici, ce semble, l’unanimité spontanée en tient lieu. Regardez-y de près pourtant. Tous ces soulèvemens n’ont pas éclaté ensemble ; ils se sont suivis comme une traînée de poudre, à partir d’une première étincelle. Une première émeute a eu lieu quelque part, dans une localité plus souffrante ou plus effervescente que les autres, plus travaillée par des agitateurs connus ou occultes, qui ont donné le signal de la révolte. Puis, dans des localités voisines, l’élan a été imité, et les nouveaux agitateurs ont eu moins à faire, grâce à leurs prédécesseurs ; et ainsi, de proche en proche, s’est prolongée l’action de ceux-ci, par imitation de foule à foule, avec une force croissante qui affaiblit d’autant l’utilité des directeurs locaux ; jusqu’à ce qu’enfin, surtout quand le cyclone populaire s’est élargi bien au delà des limites où il a eu sa raison d’être, de la région où le pain a manqué, nulle direction ne s’aperçoive. Chose étrange, — étrange du moins pour qui méconnaît la puissance de l’entraînement imitatif, — la spontanéité des soulèvemens alors devient d’autant plus complète qu’elle est moins motivée. C’est ce qu’oublie d’observer un écrivain italien qui nous oppose à tort l’agitation du haut Milanais en 1889. Au cours de cette série de petites émeutes rurales, il a vu s’en produire plusieurs presque spontanément, ce qui l’étonné d’ailleurs, car il convient que la cause affichée de cette agitation ne suffisait point à la justifier : les griefs invoqués contre les propriétaires à propos des baux n’avaient rien de bien sérieux, et, si l’année avait été mauvaise, l’importation d’une nouvelle industrie avait compensé en partie le déficit des récoltes. Comment croire, dans ces conditions, que ces paysans italiens se soient soulevés d’eux-mêmes, sans nulle excitation du dehors ou du dedans, ou plutôt du dehors et du dedans à la fois ? C’est au premier de ces mouvemens qu’il eût fallu remonter pour se convaincre que le mécontentement populaire, local et partiel avant de s’être répandu et généralisé, n’est pas né tout seul, qu’il y a eu là, comme partout en cas d’incendie, des incendiaires, colportant de ferme en ferme, d’auberge en auberge, la calomnie, la colère, la haine. Ce sont eux qui ont donné à l’irritation sourde fomentée par eux cette formule précise : « Les propriétaires refusent de diminuer leurs baux ; pour les y contraindre, il faut leur faire peur. » Le moyen est tout indiqué : s’attrouper, crier, chanter des refrains menaçans, casser des vitres, piller et incendier. Un agent de désordre n’a pas grand effort à faire, une fois la contagion en marche, pour décider deux ou trois cents paysans ou paysannes, en sortant des vêpres ou de la messe, par exemple, à ce genre de manifestation. Il n’a qu’à lancer une pierre, jeter un cri, entonner le début d’un chant ; aussitôt tout le monde suivra, et on dira ensuite que ce désordre a été tout spontané. Mais il a fallu nécessairement l’initiative de cet homme.

Envisagés d’un même coup d’œil, tous les rassemblemens tumultueux qui procèdent ainsi d’une émeute initiale, et s’enchaînent intimement les uns aux autres, phénomène habituel des crises révolutionnaires, peuvent être considérés comme une seule et même foule. Il y a, de la sorte, des foules complexes, comme en physique des ondes complexes, enchaînemens de groupes d’ondes. Si l’on se place à ce point de vue, on voit qu’il n’est point de foule sans meneurs, et l’on s’aperçoit, en outre, que si, de la première de ces foules composantes à la dernière, le rôle des meneurs secondaires va s’affaiblissant, celui des meneurs primaires va toujours croissant, agrandi à chaque nouveau tumulte ne d’un tumulte précédent par contagion à distance. Les épidémies de grèves en sont la preuve : la première qui éclate, celle pourtant où les griefs invoqués sont le plus sérieux et qui, par suite, devrait être la plus spontanée de toutes, laisse toujours voir se dessiner la personnalité des agitateurs ; les suivantes, quoique parfois sans rime ni raison, — comme j’en ai vu s’ébaucher parmi des ouvriers meuliers du Périgord qui voulaient simplement se mettre à la mode, — ont l’air d’explosions sans mèche ; on dirait qu’elles partent toutes seules comme les mauvais fusils. Je reconnais d’ailleurs qu’ici le nom de meneurs appliqué à de simples brouillons, qui ont, sans le vouloir expressément, avec une demi-inconscience, pressé la gâchette du fusil, est assez impropre. J’emprunte un nouvel exemple au docteur Blanchi : dans un village, à la sortie du mois de Marie, la population — Déjà surexcitée, nous le savons, — aperçoit des agens de police venus pour la surveiller ; leur vue l’exaspère ; des sifflemens se font entendre, puis des cris, puis des chants séditieux, et voilà ces pauvres gens, enfans, vieillards, qui mutuellement s’exaltent. La foule est lancée, et se met, naturellement, à casser des vitres, à détruire tout ce qu’elle peut. — On remarquera en passant ce singulier goût des foules pour les vitres cassées, pour le bruit, pour la destruction puérile : c’est une de leurs ressemblances nombreuses avec les ivrognes, dont le plus grand plaisir, après celui de vider les bouteilles, est de les briser. — Dans cet exemple, le premier qui a sifflé, qui a crié, ne s’est probablement pas rendu compte des excès qu’il allait provoquer. Mais n’oublions pas qu’il s’agit là d’une agitation précédée de beaucoup d’autres qui ont eu leurs agitateurs plus consciens et plus volontaires.

Il arrive aussi, souvent, qu’une foule mise en mouvement par un noyau d’exaltés, les dépasse et les résorbe, et, devenue acéphale, semble n’avoir pas de conducteur. La vérité est qu’elle n’en a plus comme la pâte levée n’a plus de levain.

Enfin, — remarque essentielle, — le rôle de ces conducteurs est d’autant plus grand et distinct que la foule fonctionne avec plus d’ensemble, de suite et d’intelligence, qu’elle est plus près d’être une personne morale, une association organisée.

On voit donc que, dans tous les cas, malgré l’importance attachée à la nature de ses membres, l’association en définitive vaudra ce que vaudra son chef. Ce qui importe avant tout, c’est la nature de celui-ci ; un peu moins peut-être, il est vrai, pour les foules ; mais ici, en revanche, si un mauvais choix du chef peut ne pas produire des conséquences aussi désastreuses que dans une association corporative, les chances d’un bon choix sont beaucoup moins grandes. Les multitudes, et aussi bien les assemblées, même parlementaires, sont promptes à s’engouer d’un beau parleur, du premier venu qui leur est inconnu ; mais les corps de marchands, les collegia de l’antique Rome, les églises des premiers chrétiens, toutes les corporations quelconques, quand elles élisent leur prieur, leur évêque, leur syndic, ont depuis longtemps mis son caractère à l’épreuve ; ou, si elles le reçoivent tout fait, comme l’armée, c’est des mains d’une autorité intelligente et bien informée. Elles sont moins exposées aux « emballemens », car elles ne vivent pas toujours à l’état rassemblé, mais le plus souvent à l’état dispersé, qui laisse à leurs membres, délivrés de la contrainte des contacts, la disposition de leur raison propre. — En outre, quand le chef d’un corps a été reconnu excellent, il a beau mourir, son action lui survit[2] ; le fondateur d’un ordre religieux, canonisé après sa mort, vit et agit toujours dans le cœur de ses disciples, et à son impulsion s’ajoute celle de tous les abbés et réformateurs qui lui succèdent, et dont le prestige, comme le sien, grandit et s’épure par l’éloignement dans le temps ; tandis que les bons meneurs des foules[3] — Car il y en a de tels, — cessent d’agir dès qu’ils ont disparu, plus promptement oubliés que remplacés. Les foules n’obéissent qu’à des conducteurs vivans et présens, prestigieux corporellement, physiquement, jamais à des fantômes d’idéale perfection, à des mémoires immortalisées. — Comme je viens de l’indiquer en passant, les corporations, dans leur longue existence, souvent plusieurs fois séculaire, présentent une série de meneurs perpétuels, greffes en quelque sorte les uns sur les autres et se rectifiant les uns les autres ; encore une différence avec les foules, où il y a tout au plus un groupe de meneurs temporaires et simultanés, qui se reflètent en s’exagérant. Autant de différences, autant de causes d’infériorité pour les foules.

Il y en a d’autres. Ce ne sont pas seulement les pires meneurs qui risquent d’être choisis ou subis par les multitudes, ce sont encore les pires suggestions, parmi toutes celles qui émanent d’eux. Pourquoi ? Parce que, d’une part, les émotions ou les idées les plus contagieuses sont, naturellement, les plus intenses, comme ce sont les plus grosses cloches, non les mieux timbrées ni les plus justes, dont le son va le plus loin ; et que, d’autre part, les idées les plus intenses sont les plus étroites ou les plus fausses, celles qui frappent les sens, non l’esprit, et les émotions les plus intenses sont les plus égoïstes. Voilà pourquoi, dans une foule, il est plus facile de propager une image puérile qu’une abstraction vraie, une comparaison qu’une raison, la foi en un homme ou la méfiance contre un homme que l’attachement à un principe ou la renonciation à un préjugé ; et pourquoi, le plaisir de dénigrer étant plus vif que le plaisir d’admirer, et le sentiment de la conservation plus fort que le sentiment du devoir, les huées s’y répandent plus facilement encore que les bravos, et les accès de panique y sont plus fréquens que les élans de bravoure.


IV.

Aussi a-t-on eu raison de remarquer, à propos des foules[4], qu’en général elles sont inférieures en intelligence et en moralité à la moyenne de leurs membres. Ici, non seulement le composé social, comme toujours, est dissemblable à ses élémens dont il est le produit ou la combinaison plus que la somme, mais encore, d’habitude, il vaut moins. Mais cela n’est vrai que des foules ou des rassemblemens qui s’en rapprochent. Au contraire, là où règne l’esprit de corps plutôt que l’esprit de foule, il arrive souvent que le composé, où se perpétue le génie d’un grand organisateur, est supérieur à ses élémens actuels. Suivant qu’une troupe d’acteurs est une corporation ou une foule, c’est-à-dire qu’elle est plus ou moins exercée et organisée, ils jouent tous ensemble mieux ou moins bien que séparément quand ils disent des monologues. Dans un corps très discipliné, comme la gendarmerie, d’excellentes règles pour la recherche des malfaiteurs, pour l’audition des témoins, pour la rédaction des procès-verbaux, — Toujours très bien faits, au style près, — se transmettent traditionnellement et soutiennent l’esprit de l’individu appuyé sur une raison supérieure. Si l’on a pu dire avec vérité, d’après un proverbe latin, que les sénateurs sont de bonnes gens et le Sénat une mauvaise bête, j’ai eu cent fois occasion de remarquer que les gendarmes, quoiqu’ils soient en général intelligens, le sont moins que la gendarmerie. Un général me dit avoir fait la même remarque en inspectant ses jeunes soldats. Questionnés séparément sur la manœuvre militaire, il les trouvait tous assez faibles ; mais, une fois rassemblés, il était surpris de les voir manœuvrer avec ensemble et entrain, avec un air d’intelligence collective très supérieure à celle dont ils avaient fait preuve individuellement. De même, le régiment est souvent plus brave, plus généreux, plus moral que le soldat. Sans doute, les corporations, — régimens, ordres religieux, sectes, — vont plus loin que les foules, soit dans le mal, soit dans le bien ; des foules les plus bienfaisantes aux foules les plus criminelles il y a moins loin que des plus grands exploits de nos armées aux pires excès du jacobinisme, ou des sœurs de Saint-Vincent de Paul aux camorristes et aux anarchistes ; et M. Taine, qui nous a peint avec tant de vigueur à la fois les foules criminelles et les sectes criminelles, les jacqueries et les exactions jacobines pendant la Révolution, a montré combien celles-ci ont été plus funestes que celles-là. Mais, tandis que les foules font plus souvent du mal que du bien, les corporations font plus souvent du bien que du mal. Ce n’est pas que, parmi ces dernières aussi, la contagiosité des sensations et des sentimens ne tende à être en rapport avec leur intensité, et que les plus égoïstes ne tendent à y être les plus intenses ; mais cette tendance y est le plus souvent entravée par une sélection et une éducation spéciales, par un noviciat qui se prolonge pendant plusieurs années.

Quand, par hasard, une multitude eu action paraît être meilleure, elle aussi, plus héroïque, plus magnanime, que la moyenne de ceux qui la composent, ou bien cela tient à des circonstances extraordinaires, — par exemple, l’enthousiasme généreux de l’Assemblée nationale pendant la nuit du 4 août, — ou bien (comme dans le même exemple peut-être ?) cette magnanimité n’est qu’apparente et dissimule, aux yeux mêmes des intéressés, l’empire profond d’une terreur cachée. Il y a souvent, chez les foules, l’héroïsme de la peur. D’autres fois, l’action bienfaisante d’une foule n’est que le dernier vestige d’une ancienne corporation. N’est-ce pas le cas des dévoûmens spontanés qui se produisent parfois dans les foules urbaines accourues pour éteindre un grand incendie ? Je dis parfois pour elles, non pour le corps des pompiers, où ces traits admirables sont habituels et journaliers. La multitude qui les entoure, à leur exemple peut-être, piquée d’émulation, se dévoue aussi, rarement, affronte un danger pour sauver une vie. Mais, si l’on observe que ces rassemblemens sont chose traditionnelle, qu’ils ont leur règle et leur usage, qu’on s’y divise les tâches, qu’à droite on fait circuler les seaux pleins, à gauche les seaux vides, que les actions s’y combinent avec un art coutumier bien plutôt que spontané, on sera porté à voir dans ces manifestations de pitié et d’assistance fraternelle un reste survivant de la vie corporative propre aux « communes » du moyen âge.

Est-il nécessaire maintenant d’insister pour démontrer que les hommes en gros, dans les foules, valent moins qu’en détail ? Oui, puisqu’on l’a contesté. Nous serons bref d’ailleurs. À coup sûr, aucun des paysans d’Hautefaye qui ont tué à petit feu M. de Moneys, aucun des émeutiers parisiens qui ont fait noyer l’agent Vicenzini, n’eût été capable, isolément, je ne dis pas d’accomplir, mais de vouloir cet abominable assassinat. La plupart des septembriseurs étaient loin d’être de malhonnêtes gens. Une multitude lancée, même composée en majorité de personnes intelligentes, a toujours quelque chose de puéril et de bestial à la fois ; de puéril par sa mobilité d’humeur, par son brusque passage de la colère à l’éclat de rire, de bestial par sa brutalité. Elle est lâche aussi, même composée d’individus de moyen courage. Si l’adversaire qui lui tient tête, un ingénieur par exemple, vient à être renversé par un croc-en-jambe, son affaire est faite. Piétiner son ennemi à terre est un plaisir qu’elle ne se refuse jamais. — Un exemple de ses caprices. M. Taine nous a cité une bande révolutionnaire qui, prête à massacrer un prétendu accapareur, s’attendrit tout à coup, s’enthousiasme pour lui « et le force à boire et à danser avec elle autour de l’arbre de la Liberté où, un moment auparavant, ils allaient le pendre ». Des traits pareils ont été observés à l’époque de la Commune. Dans la dernière semaine, des prisonniers sont conduits à Versailles où la foule les entoure. Parmi eux, se trouve, dit M. Ludovic Halévy, « une femme jeune, assez belle, les mains liées derrière le dos, enveloppée dans un caban d’officier doublé de drap rouge, les cheveux épars. La foule crie : La colonelle ! la colonelle ! Tête haute, la femme répond à ces clameurs par un sourire de défi. Alors, de toutes parts, c’est un grand cri : «mort ! à mort !… Un vieux monsieur s’écrie : Pas de cruauté, c’est une femme après tout ! La colère de la foule, en une seconde, se retourne contre le vieux monsieur. On l’entoure : c’est un communard ! c’est un incendiaire ! Il est très menacé, mais une voix perçante s’élève, une voix drôlette et gaie de gamin de Paris : Faut pas lui faire de mal, c’est sa demoiselle à ce monsieur ! Alors, brusquement, grand éclat de rire autour du vieux monsieur. Il est sauvé… La foule avait passé, presque dans le même instant, de la plus sérieuse colère à la plus franche gaîté. »

Tout est à noter dans cette observation, autant le début que la fin. On peut être certain, puisqu’il s’agit de Français, que, à la vue de cette jolie amazone bravant ses meurtriers, chacun d’eux, pris à part, n’eût exprimé que de l’admiration pour elle. Rassemblés, ils n’ont éprouvé que de la fureur contre elle ; ils n’ont paru sensibles qu’au froissement de leur amour-propre collectif, exagération de leurs amours-propres particuliers élevés à une très haute puissance, par ce défi courageux. « L’amour-propre irrité, chez le peuple, dit Mme de Staël dans ses Considérations sur la Révolution française, ne ressemble point à nos nuances fugitives : c’est le besoin de donner la mort. » Très juste ; mais, en réalité, ce n’est pas chez les hommes du peuple isolés que les blessures de l’amour-propre ou ses égratignures s’élèvent à cette acuité d’exaspération homicide ; c’est dans les masses populaires. Et ce n’est pas seulement dans celles-ci, c’est dans tout rassemblement même d’hommes instruits et bien élevés. Une assemblée, même la plus parlementaire du monde, insultée par un orateur, donne parfois ce spectacle d’une meurtrière fureur de susceptibilité.

À quel point les foules, et, en général, les collectivités non organisées, non disciplinées, sont plus mobiles, plus oublieuses, plus crédules, plus cruelles, que la plupart de leurs élémens, on a toujours de la peine à se l’imaginer, mais les preuves pullulent. A-t-on seulement songé à remarquer celle-ci ? En octobre 1892, les explosions de dynamite terrorisent Paris ; il semblait qu’il n’y eût rien de plus urgent que de se défendre contre cette menace perpétuelle, et, en effet, quel danger ! Mais, après qu’on a eu culbuté un ministère à cette occasion et voté une nouvelle loi sur la Presse, spécifique dérisoire contre ce fléau, l’affaire du Panama éclate. Dès lors, je veux dire dès le premier jour, quand nul ne pouvait prévoir encore la gravité des révélations prochaines, l’alarme de la veille est oubliée, quoique le péril reste le même, et la curiosité, la malignité publiques surexcitées, bien avant l’indignation publique, ont complètement dissipé la terreur. Ainsi est fait l’esprit collectif : les images s’y succèdent, incohérentes, superposées ou juxtaposées sans lien, comme dans le cerveau de l’homme endormi ou hypnotisé, et chacune à son tour y envahit le champ total de l’attention. Cependant la plupart des esprits individuels qui le composent, qui concourent à former cette grande folle appelée l’Opinion, sont capables de suite et d’ordre dans l’agencement de leurs idées.

Autre exemple : « En mai dernier[5], dit M. Delbœuf, un malheureux Allemand, tout fraîchement débarqué à Liège, se laisse guider par la foule sur le théâtre d’une explosion de dynamite. À un certain moment, quelqu’un dans cette foule, en le voyant courir plus vite que les autres, le prend pour le coupable, le dit à ses voisins, et cette même foule se met en devoir de l’écharper… Cependant, comment était-elle composée ? En somme, de l’élite de la société réunie autour d’un concert. Et l’on a pu entendre des voix de messieurs réclamant un revolver pour tuer à tout hasard un malheureux dont ils ignoraient la nationalité, le le nom et le crime ! — d’ans l’affaire de Courtray, où un futur député s’exerçait à jouer un rôle analogue à celui de Basly et consorts dans les grèves, voyez la bêtise de la foule : elle cherche à écharper les experts. » — Dans un ordre d’idées moins tragique, voici un auditoire de café-concert ; des Parisiens et des Parisiennes de goût raffiné s’y rassemblent. Pris séparément, ils sont dégustateurs de fine musique, de littérature pimentée, mais savoureuse. Réunis, ils ne font leurs délices que de stupides chansons. Mlle Yvette Guilbert a essayé de leur faire accepter des compositions dignes de son talent ; elle y a échoué. Puisqu’il vient d’être question du Panama, on a pu constater avec quelle lenteur et quelle faible habileté cette sorte de juge d’instruction collectif appelé la Commission d’enquête a accompli ses opérations, malgré la réelle capacité de ses membres ; et il est vraisemblable que chacun d’eux, investi seul des mêmes pouvoirs et agissant isolément, eût fait de meilleure besogne. En tout cas, il est manifeste que le jury est encore plus inintelligent que les jurés[6].

Encore un exemple, que j’emprunte aux Mémoires de Gisquet, préfet de police sous Louis-Philippe. En avril 1832, à Paris, au paroxysme de l’épidémie cholérique, « des bruits répandus et propagés dans tout Paris avec la rapidité de l’éclair, attribuèrent au poison les effets de l’épidémie, et firent croire aux masses, toujours impressionnables dans de pareils momens, que des hommes empoisonnaient les alimens, l’eau des fontaines, le vin et autres boissons… En peu d’instans, des rassemblemens immenses se formèrent sur les quais, sur la place de Grève, etc., et jamais peut-être on ne vit à Paris une si effroyable réunion d’individus, exaspérés par cette idée d’empoisonnement et recherchant partout les auteurs de ces crimes imaginaires… » C’était tout simplement un délire collectif de la persécution. « Toute personne munie de bouteilles, de fioles, de paquets d’un petit volume, leur paraissait suspecte ; un simple flacon pouvait devenir une pièce de conviction aux yeux de cette multitude en délire. » Gisquet a parcouru lui-même « ces masses profondes, couvertes de haillons » et, dit-il, « rien ne peut rendre tout ce que leur aspect avait de hideux, l’impression de terreur que causaient les murmures sourds qui se faisaient entendre ». Ces affolés sont devenus facilement des massacreurs. « Un jeune homme, employé au ministère de l’intérieur, fut massacré, rue Saint-Denis, sur le seul soupçon d’avoir voulu jeter du poison dans les brocs d’un marchand de vin… » Quatre massacres eurent lieu dans ces conditions… Scènes analogues à Vaugirard et au faubourg Saint-Antoine.. Ici « deux imprudens fuyaient, poursuivis par des milliers de forcenés qui les accusaient d’avoir donné à des enfans une tartine empoisonnée ». Les deux hommes se cachent à la hâte dans un corps de garde ; mais le poste est dans un instant cerné, menacé et rien n’aurait pu empêcher en ce moment le massacre de ces individus si le commissaire de police et un ancien officier de paix n’avaient eu l’heureuse idée de se partager la tartine aux yeux de la foule. Cette présence d’esprit fit aussitôt succéder l’hilarité à la fureur. » Ces affolemens sont de tous les temps : foules de toute race et de tout climat, foules romaines accusant les chrétiens de l’incendie de Rome ou d’une défaite de légion et les jetant aux bêtes, foules du moyen âge accueillant contre les albigeois, contre les juifs, contre un hérétique quelconque les soupçons les plus absurdes, auxquels leur propagation tient lieu de démonstration, foules allemandes de Munzer sous la Réforme, foules françaises de Jourdan sous la Terreur, c’est toujours le même spectacle. Toutes, « terroristes par peur », comme disait Mme Roland de Robespierre,

Sur l’inconséquence des foules, on me signale ce qui se passe en Orient, dans certains pays infectés par la lèpre. Là, dit le docteur Zambaco-Pacha, « dans la plupart des villages, dès qu’on a soupçonné la lèpre, ou qu’on a accusé à tort quelqu’un de l’avoir, le peuple, sans s’adresser à l’autorité ou tout au moins à un médecin, se constitue illico en jury, et lynche celui qu’il déclare lépreux en le pendant à l’arbre le plus proche ou en le pourchassant brutalement à coups de pierres[7] ». Mais cette même populace fréquente les chapelles des léproseries, « baise les images aux endroits mêmes où les lépreux ont posé leurs lèvres et communie dans les mêmes calices ».

Si mobiles, si inconséquentes, si dépourvues de traditions proprement dites que soient les foules, elles n’en sont pas moins routinières, et en cela aussi elles s’opposent aux corporations qui, dans toute leur période ascendante, sont à la fois traditionnalistes et progressives, progressives parce que traditionnalistes. Il y a quelques années, j’ai eu un spécimen assez singulier de cette routine caractéristique des hommes rassemblés au hasard. C’était dans les salles d’inhalation du Mont-Dore, dans l’ancien établissement. Là, trois ou quatre cents hommes sont entassés dans un espace étroit, au milieu de vapeurs à 40° qui s’échappent du centre de la pièce. On s’ennuie, et, pour se distraire, au lieu de causer comme dans la salle des dames, on cherche à s’agiter ; et l’on se met à tourner processionnellement, en gilet de flanelle, autour de la chaudière centrale. Mais, chose remarquable, tout le monde tourne toujours du même côté, — dans le sens des aiguilles d’une montre, si j’ai bonne mémoire, — jamais en sens inverse. Du moins, cela s’est passé ainsi pendant tout le mois où j’ai subi cette insipide médication. Quelquefois j’ai essayé, au début de la séance, d’opérer un remous, un renversement de cette giration monotone ; je n’ai pu y parvenir. Tous les tourneurs, ou la plupart d’entre eux, se souvenaient d’avoir tourné la veille d’une certaine manière, et, inconsciemment, en vertu de cet instinct d’imitation qui nous suit partout, qui est avec l’instinct de sympathie et de sociabilité en rapport réciproque de cause et d’effet, chacun tendait à suivre fidèlement l’impulsion reçue. — Par ce trait entre parenthèses, on peut mesurer la force sociale du besoin d’imiter. Car, si un acte aussi insignifiant, aussi peu propre à émouvoir l’esprit ou le cœur, que celui du premier baigneur qui a eu l’idée de tourner dans ce sens, a été suggestif à ce point et a développé une tendance collective aussi enracinée, quelle doit être la puissance contagieuse des passions soulevées dans les masses par un chef qui leur souffle des idées de meurtre, de pillage et d’incendie, ou leur promet monts et merveilles ! Le docteur Aubry, qui, dans son intéressant ouvrage sur la Contagion du meurtre, a fort bien étudié les phénomènes de ce dernier ordre, me cite une petite observation faite par lui pendant ses études et qui vient à l’appui de la réflexion précédente. « Dans les amphithéâtres de dissection, m’écrit-il, on travaille beaucoup, mais le travail est de telle nature qu’il n’empêche pas de causer ni de chanter. Un jour, mes camarades et moi, nous fûmes frappés d’un fait psychologique que nous baptisâmes le réflexe musical. Voici en quoi il consistait. Au moment où le silence était aussi complet que possible, si l’un de nous chantait quelques mesures d’un air connu, puis s’arrêtait brusquement, presque aussitôt après, dans un autre coin quelconque de la salle, un étudiant continuait, en travaillant, l’air commencé. Nous avons fréquemment reproduit cette expérience et toujours avec succès. Souvent nous avons questionné notre continuateur, qui était tantôt l’un, tantôt l’autre de nos camarades, et nous avons compris par ses réponses qu’il ne s’était pas aperçu d’avoir suivi une impulsion, continué une chose commencée. N’y a-t-il pas dans cette suggestion, quelquefois inconsciente, quelque chose qui jette un peu de lumière sur ces idées apparues, on ne sait pourquoi ni comment, dans les foules, venues on ne sait d’où et répandues avec une rapidité vertigineuse[8] ? »

Revenons. Le public de théâtre donne lieu à des remarques analogues. S’il est le plus capricieux des publics, il en est aussi le plus moutonnier, et il est aussi difficile de prévoir ses caprices que de réformer ses habitudes. D’abord, ses manières d’exprimer l’approbation ou le blâme sont toujours les mêmes dans un même pays : applaudissemens et sifflets, chez nous. Puis, ce qu’il est habitué à voir sur la scène, il faut qu’on le lui montre toujours, quelque artificiel que cela puisse être ; et ce qu’il est habitué à n’y pas voir, il est dangereux de le lui montrer. Encore est-il à noter qu’un auditoire de théâtre est une foule assise, c’est-à-dire n’est foule qu’à demi. La vraie foule, celle où l’électrisation par le contact atteint son plus haut point de rapidité et d’énergie, est composée de gens debout et, ajoutons, en marche. Mais cette différence n’a pas toujours existé. En 1780 encore. — j’en trouve la preuve dans un article du Mercure de France du 10 juin 1780, — le parterre se tenait debout dans les principaux théâtres, et l’on commençait à peine à parler de le faire asseoir. Il y a lieu de penser que le parterre, en s’asseyant, s’est assagi ; et il en a été de même de l’auditoire politique et judiciaire chez les peuples qui, après avoir eu d’abord des parlemens forains composés de guerriers ou de vieillards debout sous les armes, ont fini par avoir des assemblées closes dans des palais et assises sur des fauteuils ou des chaises curules. Il est probable aussi que ce changement d’attitude adonné à chaque auditeur un peu plus de force pour résister à l’entraînement de ses voisins, un peu plus d’indépendance individuelle. S’asseoir, c’est commencer à s’isoler en soi. Le parterre est devenu, ce semble, moins misonéiste depuis qu’il s’est assis ; c’est seulement à partir de cette époque que la scène française a commencé à s’émanciper. Pourtant, même parmi des spectateurs assis, subsistent les agens de suggestion mutuelle les plus efficaces, surtout la vue. Si les spectateurs ne se voyaient pas entre eux, s’ils assistaient à une représentation comme les détenus des prisons cellulaires entendent la messe, dans de petites boîtes grillées d’où il leur serait impossible de se voir les uns les autres, il n’est point douteux que chacun d’eux, subissant l’action de la pièce et des acteurs pure de tout mélange avec l’action du public, jouirait bien plus pleinement de la libre disposition de son goût propre et que, dans ces salles étranges, on serait beaucoup moins unanime soit à applaudir, soit à siffler. Dans un théâtre, dans un banquet, dans une manifestation populaire quelconque, il est rare que, même en désapprouvant in petto les applaudissemens, les toasts, les vivats, on ose ne pas applaudir aussi, ne pas lever son verre, garder un silence obstiné au milieu de cris enthousiastes. À Lourdes, dans la foule processionnelle et orante des croyans, il y a des sceptiques qui, demain, au souvenir de tout ce qu’ils voient faire aujourd’hui, de ces bras en croix, de ces cris de foi poussés par une voix quelconque et aussitôt répétés par toutes les bouches, de ces baisemens de terre et de ces prosternations en masse sur l’ordre d’un moine, feront des plaisanteries sur tout cela. Mais aujourd’hui ils ne rient point, ils ne protestent point, et, eux aussi, ils baisent la terre ou font semblant et, s’ils ne tiennent pas les bras en croix, en ébauchent le geste… Est-ce peur ? Non ; ces foules pieuses n’ont rien de féroce. Mais on ne veut pas scandaliser. Et cette crainte du scandale, qu’est-ce, au fond, si ce n’est l’importance extraordinaire attribuée par le plus dissident et le plus indépendant des hommes au blâme collectif d’un public composé d’individus dont chaque jugement particulier ne compte pour rien à ses yeux ? D’ailleurs, cela ne suffit pas à expliquer toujours la condescendance habituelle et remarquable de l’incrédule à l’égard des multitudes ferventes où il est noyé. Il faut, je crois, admettre aussi qu’au moment où un frisson d’enthousiasme mystique passe sur elles, il en prend sa petite part et se trouve avoir le cœur traversé d’une foi fugitive. Et, cela admis et démontré pour les foules pieuses, nous devons faire usage de cette remarque pour expliquer ce qui se passe dans les foules criminelles, où souvent un courant de férocité momentanée traverse et dénature un cœur normal.

C’est une banalité, et aussi une exagération, de vanter le « courage civil » aux dépens du courage militaire, qui passe pour être moins rare. Mais ce qu’il y a de vrai dans cette idée banale s’explique par la considération qui précède. Car le courage civil consiste à lutter contre un entraînement populaire, à refouler un courant, à émettre devant une assemblée, devant un conseil, une opinion dissidente, isolée, en opposition avec celle de la majorité, tandis que le courage militaire consiste, en général, à se distinguer dans un combat en subissant au plus haut degré l’impulsion ambiante, en allant plus loin que les autres dans le sens même où l’on est poussé par eux. Quand, par exception, le courage militaire exige lui-même qu’on résiste à un entraînement, quand il s’agit, pour un colonel, de s’opposer à une panique, ou, à l’inverse, de retenir l’élan inconsidéré des troupes, une telle audace est chose plus rare encore, et, avouons-le, plus admirable qu’un discours d’opposition dans une Chambre de députés.

En somme, par son caprice routinier, sa docilité révoltée, sa crédulité, son nervosisme, ses brusques sautes de vent psychologiques de la fureur à la tendresse, de l’exaspération à l’éclat de rire, la foule est femme, même quand elle est composée, comme il arrive presque toujours, d’élémens masculins. Fort heureusement pour les femmes, leur genre de vie, qui les renferme dans leur maison, les condamne à un isolement relatif. En tout pays, à toute époque, les réunions d’hommes sont plus fréquentes, plus habituelles, plus nombreuses que les réunions de femmes. À cela tient peut-être en partie l’écart si grand entre la criminalité des deux sexes, au profit du plus faible. La moindre criminalité des campagnes comparées aux villes est un fait qui peut se rattacher à la même cause. Le campagnard vit à l’état de dispersion habituelle. Quand, par hasard, les femmes pratiquent la vie de rassemblement quotidien, — je ne dis pas la vie corporative, sous forme monastique ou autre, — leur dépravation atteint ou dépasse celle de l’homme. Et, pareillement, quand le paysan, les années où la vie est à très bon marché, cultive l’auberge autant que l’ouvrier le café, il devient facilement plus immoral que l’ouvrier et plus redoutable. Karl Marx, dans le Capital (chap. XXV), fait un tableau pittoresque des bandes d’ouvriers agricoles qui, recrutées par un chef « vagabond, noceur, ivrogne, mais entreprenant et doué de savoir-faire », promènent leurs bras dans divers comtés d’Angleterre. « Les vices de ce système, dit-il, sont l’excès de travail imposé aux enfans et aux jeunes gens… et la démoralisation de la troupe ambulante. La paye se fait à l’auberge au milieu de libations copieuses. Titubant, s’appuyant de droite et de gauche sur le bras robuste de quelque virago, le digne chef marche en tête de la colonne, tandis qu’à la queue la jeune troupe folâtre et entonne des chansons moqueuses ou obscènes. Les villages ouverts, souche et réservoir de ces bandes, deviennent des Sodomes et des Gomorrhes… »


V.

Jusqu’ici nous nous sommes plus spécialement occupés des foules ; attachons-nous maintenant davantage aux corporations. Mais d’abord indiquons le rapport que celles-ci ont avec celles-là, et la raison que nous avons eue de les réunir en une même étude. Cette raison est bien simple : d’une part, une foule tend à se reproduire à la première occasion, à se reproduire à intervalles de moins en moins irréguliers, et, en s’épurant chaque fois, à s’organiser corporativement en une sorte de secte ou de parti ; un club commence par être ouvert et public, puis, peu à peu, il se clôt et se resserre ; d’autre part, les meneurs d’une foule sont le plus souvent non des individus isolés, mais des sectaires. Les sectes sont les fermens des foules. Tout ce qu’une foule accomplit de sérieux, de grave, en bien comme en mal, lui est inspiré par une corporation. Quand une multitude accourue pour éteindre un incendie déploie une intelligente activité, c’est quelle est dirigée par un détachement de la corporation des pompiers. Quand un attroupement de grévistes frappe précisément où il faut frapper, détruit ce qu’il faut détruire, — par exemple les outils des ouvriers restés à l’usine — pour atteindre son but, c’est qu’il y a derrière elle, sous elle, un syndicat, une union, une association quelconque[9]. Les foules manifestantes, processions, enterremens à allure triomphale, sont soulevées par des confréries ou des cercles politiques. Les Croisades, ces immenses foules guerrières, ont jailli des ordres monastiques, à la voix d’un Pierre l’Ermite ou d’un saint Bernard. Les levées en masse de 1792 ont été suscitées par des clubs, encadrées et disciplinées par les débris des anciens corps militaires. Les septembrisades, les jacqueries de la Révolution, ces bandes incendiaires ou féroces, sont des éruptions du jacobinisme ; partout, à leur tête, on voit un délégué de la section voisine. Là est le danger des sectes : réduites à leurs propres forces, elles ne seraient presque jamais très malfaisantes ; mais il suffit d’un faible levain de méchanceté pour faire lever une pâte énorme de sottise. Il arrive fréquemment qu’une secte et une foule, séparées l’une de l’autre, seraient incapables de tout crime, mais que leur combinaison devient facilement criminelle.

Les sectes, d’ailleurs, peuvent se passer des foulés pour agir ; c’est le cas de celles qui ont le crime pour but principal ou pour moyen habituel, telles que la maffia sicilienne, la camorra napolitaine, l’anarchisme européen. Comme il a été dit plus haut, les corporations vont plus loin que les foules dans le mal comme dans le bien. Les noms que je viens de citer confirment éloquemment cette vérité. Rien de plus bienfaisant, par exemple, que la Hanse au moyen âge ; rien de plus malfaisant, de nos jours, que la secte anarchique. Ici et là, même force d’expansion, salutaire ou terrible. Née en 1241, la Hanse était devenue, en peu d’années, avec une rapidité de propagation inouïe à cette époque, « la suprême expression de la vie collective, la concentration de toutes les gildes marchandes de l’Europe »[10]. Au XIVe siècle, elle forme une fédération qui comprend plus de quatre-vingts villes et étend ses factoreries de Londres à Novogorod, Elle n’est cependant « fondée que sur le libre consentement des gildes et des villes, elle ne connaît d’autre moyen de discipline que l’exclusion, et si grande est la force corporative que la Hanse exerce néanmoins un ascendant sur toute l’Europe », dans l’intérêt majeur du commerce européen. L’anarchisme s’est propagé aussi rapidement. Vers 1880, le prince Kropotkine, son inventeur, fondait à Genève le Révolté, puis, en 1881, à Lyon, le Droit social, feuilles presque sans lecteurs. En 1882, dit M. l’avocat général Bérard[11], « quelques adeptes à Lausanne ou à Genève, deux ou trois individus isolés à Paris, un ou deux groupes à Lyon avec ramifications à Saint-Etienne, à Villefranche-sur-Saône et à Vienne, en tout une soixantaine, une centaine, si vous voulez, de personnes : c’était alors toute la légion anarchiste ». Dix ans plus tard, le 28 mai 1892, une réunion purement anarchiste a lieu à Paris, approuvant expressément Ravachol et ces complices. Il y avait 3 000 personnes, et de nombreux télégrammes avaient été envoyés de la France et de l’étranger pour s’unir de cœur à l’assemblée. « Les anarchistes sont nombreux, très nombreux, dans la classe ouvrière, » dit le chimiste M. Girard, qui a souvent affaire à eux. D’après M. Jehan-Préval[12], l’anarchisme n’est pas un simple ramassis de brigands, mais « un parti en voie de s’orga- niser, avec un but bien défini et avec l’espoir, assurément fondé, d’entraîner, à sa suite, au fur et à mesure des succès obtenus, la plus grande masse du prolétariat urbain ». Les anarchistes sont appelés par le même écrivain « les chevau-légers du socialisme ». — La propagation du nihilisme en Russie n’a pas été moins rapide. Les grands procès qui l’ont frappé en 1876 et 1877 en sont une preuve[13]. Du reste, le nihilisme et l’anarchisme n’ont de commun que l’emploi des explosifs. L’anarchisme, délire prolétaire, a rêvé de détruire toute une classe sociale ; le nihilisme, conspiration de classes supérieures de Russie, n’a jamais visé que quelques têtes. De là cette puissance extrêmement supérieure de terrorisation qui caractérise le premier ; menace constante et menace pour tous.

Entre les meilleures corporations et les plus criminelles, il y a une autre similitude : les unes comme les autres sont des formes de cette fameuse « lutte pour la vie » dont on a tant abusé ; formule commode qui doit les trois quarts de son succès, comme bien des gens, à sa souplesse seule. En effet, considérons les plus fécondes corporations du moyen âge : « Que l’on prenne, dit M. Prins, les plus anciennes et les plus simples, les gildes d’Abbotsburg, d’Exeter ou de Cambridge, fondées au XIe siècle en Angleterre ; celles du Mans ou de Cambrai fondées en 1070 et 1076 ; celle d’Amicitia dans la ville d’Aire, en Flandre, dont le comte Philippe confirma les statuts en 1188 ; ou que l’on étudie les plus puissantes corporations au temps de leur splendeur, les foulons de Gand, les épiciers de Londres, les pelletiers d’Augsbourg, au XIVe siècle ; c’est toujours l’application d’un même principe : des hommes incertains de l’avenir et menacés dans leurs intérêts cherchent le remède dans la solidarité. Leur histoire est d’ailleurs très simple, c’est la lutte des petits contre les grands. » On en dirait autant des Universités de jadis, grandes corporations intellectuelles, et même des corporations artistiques de la même époque, par exemple de celle des peintres constituée à Gand en 1337 sous le patronage de Saint-Luc. — Mais l’anarchisme, lui aussi, n’est que cela : une lutte contre la société supérieure. Seulement, il faut convenir que sa manière de lutter est toute différente. Pourquoi l’est-elle ? Pourquoi cette même cause, l’ardent désir d’un sort meilleur, a-t-elle poussé les uns à se solidariser dans le travail, les autres à se concerter pour le meurtre ?

Cette question, c’est le problème même des « facteurs du crime » si agité parmi les criminalistes contemporains ; mais c’est ce problème transporté des individus aux groupes, et posé pour les délits collectifs après ne l’avoir été que pour les délits individuels. En se déplaçant de la sorte, il s’éclaire et s’élargit, et offre un moyen de contrôler certaines solutions hâtives auxquelles ces derniers ont donné lieu. Ce n’est pas le moment de nous étendre sur ce contrôle. Par cette comparaison on s’apercevrait aisément que l’influence du climat, de la saison, de la race, des causes physiologiques est ici certaine, mais qu’elle a été fort exagérée. On verrait aussi que la part des causes physiques va décroissant dans les groupes à mesure qu’en s’organisant ils vont ressemblant davantage à un organisme individuel, que, par suite, elle est plus grande dans la formation, dans l’orientation honnête ou délictueuse des foules que dans celle des associations disciplinées : l’été, dans le Midi, pendant le jour, quand il fait beau, il est infiniment plus facile de provoquer des désordres dans la rue que l’hiver, au Nord, la nuit, et sous une pluie battante ; tandis que, dans les périodes de crise politique, il est presque aussi facile d’ourdir une conspiration l’hiver que l’été, au Nord qu’au Midi, la nuit que le jour ou le jour que la nuit, par un temps pluvieux que par un soleil splendide. On verrait au contraire que le « facteur anthropologique » ou, pour parler plus simplement, la composition du groupe, a une importance plus grande dans les associations que dans les rassemblemens : formée sous l’empire d’un sentiment vif et passager, une foule, même composée d’une majorité d’honnêtes gens, peut se laisser facilement entraîner à des sortes de crimes passionnels, à des accès d’aliénation homicide momentanée, pendant qu’une secte, animée d’un sentiment fort et tenace, ne commet que des crimes réfléchis et calculés, toujours conformes à son caractère collectif et fortement empreints du cachet de sa race.

Mais ce ne sont là que des conditions secondaires. La question est de savoir quelles sont les causes qui les mettent en œuvre et à profit. Non seulement il n’y a pas de climat ni de saison qui prédestine au vice ou à la vertu, puisque, sous la même latitude et aux mêmes mois, on voit éclore toutes sortes de forfaits à côté de toutes sortes de sublimités ou de délicatesses morales, mais il n’y a pas même de race qui soit vicieuse ou vertueuse par nature. Chaque race produit à la fois des individus qui semblent voués par une espèce de prédestination organique, les uns aux divers genres de crimes, les autres aux divers genres de courage et de bonté. Seulement la proportion des uns et des autres, à un moment donné, diffère d’une race à une autre race, ou, bien plutôt, d’un peuple à un autre peuple. Mais cette différence n’est pas constante, elle varie jusqu’à se renverser quand les vicissitudes de l’histoire font changer la religion, les lois, les institutions nationales, et baisser ou monter le niveau de la richesse et de la civilisation. L’Ecosse, après avoir été pendant des siècles le pays de l’Europe le plus fertile en meurtres, d’après la statistique, est aujourd’hui le pays de l’Europe le moins meurtrier à population égale. Le nombre proportionnel des Écossais qu’on aurait cru pouvoir qualifier d’homicides-nés a diminué des neuf dixièmes environ en moins d’un siècle. Et si telle est la variabilité numérique de la criminalité dite innée, combien plus variable encore doit être la criminalité acquise ! Comment s’expliquent ces variations ? Pourquoi un plus ou-un moins grand nombre de criminels naissent-ils ou deviennent-ils tels. et dans tel ou tel genre ? C’est là le nœud du problème.


VI

Parmi les associations criminelles, nous pouvons distinguer aussi, si bon nous semble, celles qui sont des criminelles nées ; et même cette expression à ce sujet rencontrera sans nul doute bien moins de contradicteurs que dans son acception habituelle ; car assurément on voit des sectes naître tout exprès pour le brigandage, la rapine, l’assassinat, très différentes en cela de beaucoup d’autres qui, après avoir eu des fins plus nobles, se sont perverties : la maffia et la camorra, par exemple, ont commencé par être des conspirations patriotiques contre un gouvernement étranger. — Mais cette distinction, qui a paru si capitale et a suscité tant de polémiques à propos de la criminalité individuelle, n’a pas la moindre portée dans son application à la criminalité collective. Criminelle de naissance ou criminelle de croissance, une secte qui fait le mal est pareillement haïssable, et les plus dangereuses sont souvent celles qui en grandissant ont dévié de leur principe initial. Si nous cherchons à remonter aux causes qui ont fait naître pour le crime les unes ou qui ont fait tomber les autres, nous trouverons que ce sont les mêmes, à savoir des causes d’ordre psychologique et social. Elles agissent, dans les deux cas, de deux manières différentes et complémentaires : 1° en suggérant à quelqu’un l’idée du crime à commettre ; 2° en propageant cette idée, ainsi que le dessein et la force de l’exécuter. Quand il s’agit du crime individuel, la conception et la résolution, l’idée et l’exécution, sont toujours distinctes et successives, mais se produisent dans un seul et même individu ; c’est la principale différence avec le crime collectif, où divers individus se partagent les taches, où les meneurs et les inspirateurs vrais ne sont jamais les exécuteurs. différence analogue à celle qui sépare la petite industrie de la grande : dans la première, le même artisan est en même temps entrepreneur et ouvrier, il est son propre patron ; dans la seconde, patrons et ouvriers font deux, comme on ne le sait que trop.

Or, qu’est-ce qui suggère l’idée du crime ? et je pourrais aussi bien dire l’idée de génie ? Les principes et les besoins, les maximes avouées ou inavouées et les passions cultivées plus ou moins ouvertement, qui règnent dans la société ambiante, je ne dis pas toujours dans la grande société, mais dans la société étroite et d’autant plus dense où l’on est jeté par le sort. Une idée de crime, pas plus qu’une invention géniale, ne jaillit de soi, par génération spontanée. Un crime, — et cela est surtout vrai des crimes collectifs, — se présente toujours comme une déduction hardie, mais guère moins conséquente que hardie le plus souvent, de prémisses posées par les vices traditionnels ou l’immoralité nouvelle, par les préjugés ou le scepticisme d’alentour, comme une excroissance logique en quelque sorte, — et non pas seulement psychologique, — sortie de certains relâchemens de conduite, de certains écarts habituels de parole ou de plume, de certaines lâches complaisances pour le succès, l’or, le pouvoir, de certaines négations sceptiques et inconsidérées, par système ou par genre, qui ont cours même parmi les plus honnêtes gens d’une époque et d’un pays. Dans un milieu féodal, régi par le point d’honneur, l’assassinat par vengeance ; dans un milieu modernisé, envahi par la cupidité voluptueuse, le vol, l’escroquerie, l’homicide cupide, sont les délits dominans. Ajoutons que la forme et les caractères propres du délit sont spécifiés par l’état des connaissances théoriques ou techniques répandues dans ce milieu. Tel qui eût conçu, avant les derniers progrès de la chimie, un empoisonnement par un poison minéral, songera maintenant à empoisonner à l’aide d’un toxique végétal ; tel qui, hier, eût imaginé laborieusement une machine infernale dans le genre de Fieschi, étudiera aujourd’hui une nouvelle cartouche de dynamite à fabriquer, plus maniable et plus pratique, une cartouche de poche. Et cette spécification de procédés est loin d’être indifférente ; car, en enrichissant l’outillage du crime comme celui de l’industrie, le développement des sciences prête au crime une puissance monstrueusement croissante de destruction et rend l’idée et le dessein du crime accessibles à des cœurs plus lâches, plus nombreux, à un cercle toujours agrandi de consciences molles que le maniement, très dangereux, de la machine infernale de Fieschi ou de Cadoudal eût épouvantés et qui ne tremblent pas à la pensée de déposer dans un escalier une marmite à renversement.

Une invention, en général, — car l’idée première d’un crime n’est qu’une espèce, relativement très facile, d’invention, — est une œuvre logique au premier chef ; et voilà pourquoi on a souvent dit avec exagération, mais non sans une part de vérité, que le mérite de l’inventeur se bornait à cueillir un fruit prêt à tomber, La formule newtonienne est déduite logiquement des trois lois de Kepler, elles-mêmes implicitement contenues dans le résultat d’observations astronomiques accumulées depuis Tycho-Brahé et les astronomes chaldéens. La locomotive découlait de la machine à vapeur de Watt et du char antique et de nos besoins accrus de locomotion ; le télégraphe électrique découlait d’une découverte d’Ampère et de nos besoins multipliés de communication. L’inventeur, scientifique, militaire, industriel, criminel, est un logicien à outrance. Ce n’est pas à dire qu’il soit donné à tout le monde de déduire ainsi et que les prémisses élaborées par tous se soient rencontrées d’elles-mêmes dans un cerveau sans nulle participation efficace de celui-ci ; il a été leur carrefour à raison de sa passion caractéristique, cupidité ou curiosité, égoïsme ou dévouement à la vérité, qui a cherché et trouvé les moyens propres à atteindre ses fins. Et, pour opérer cette convergence, pour formuler cette conséquence, audacieusement, en bondissant par-dessus les timidités d’esprit ou les répugnances morales qui retiennent dans un état habituel d’inconséquence inconsciente, soit fâcheuse, soit salutaire, les autres hommes, il a fallu une organisation exceptionnelle, un corps formé par une monade dirigeante des plus fortement trempées, des plus closes en soi et persévérantes en leur être. N’importe, sans l’ensemencement social, il est certain que cette terre féconde du caractère individuel n’eût rien fait germer. Donc, les hommes de génie d’une société lui appartiennent, mais ses criminels aussi ; si elle s’honore à juste titre des uns, elle doit rougir et se repentir des autres ; car elle doit s’imputer à elle-même ceux-ci, quoiqu’elle ait le droit de leur imputer à eux-mêmes leurs actes. Cet assassin tue pour voler parce qu’il entend célébrer partout et par-dessus tout les mérites de l’argent ; ce satyre a entendu dire que le plaisir est le but de la vie ; ce dynamiteur ne fait qu’accomplir ce que conseillent tous les jours des feuilles anarchistes, et celles-ci, qu’ont-elles fait, si ce n’est de tirer les corollaires rigoureux de ces axiomes : la propriété, c’est le vol ; le capital c’est l’ennemi ? Tous entendent rire de la morale, ils sont immoraux pour n’être pas inconséquens. Les classes supérieures, que le crime atteint, ne s’aperçoivent pas que ce sont elles qui en ont émis le principe, quand elles n’en ont pas donné l’exemple.

Jusqu’à des dates assez récentes, on a pu à la rigueur soutenir ce paradoxe, que, si la marée montante du délit attestée depuis trois quarts de siècle par nos statistiques était en elle-même un mal réel, elle n’avait nullement la valeur d’un symptôme ; que la perversité des coquins pouvait monter et même s’étendre constamment, sans qu’il fût le moins du monde prouvé par là que l’honnêteté des honnêtes gens allât s’abaissant. Loin de là, il se pouvait fort bien que la moralisation des masses, cultivées ou incultes, fît de réels progrès pendant que le crime en faisait de son côté. Ces choses ont été dites, et imprimées, par des optimistes on ne peut plus sincères, particulièrement imprégnés de cette infatuation collective qui est propre à notre temps. Mais, depuis les explosions de dynamite et l’affaire du Panama, je ne pense pas que ce langage soit encore de mise. Il y a quelque chose de trop significatif dans la coïncidence de cette épouvante et de ce scandale, l’une révélant les désespérances et les haines d’en bas, l’autre la démoralisation et les égoïsmes d’en haut. Et le tout coïncide trop bien avec les courbes ascendantes de la statistique criminelle. Devant ce spectacle, on serait tenté de comparer notre état social à un vaisseau de guerre avarié dont va sauter la poudrière, si l’on ne songeait à cette portion restée forte et saine de nos nations européennes, leurs années. Et l’on bénirait presque, alors, la nécessité de l’universel armement si elle n’avait malheureusement sa part dans les conditions sociales d’où est née, ou plutôt ressuscitée, sous son effroyable avatar contemporain, l’« idée » anarchique. On ne tourne pas impunément l’esprit d’invention, comme nous l’avons fait depuis plus de vingt ans, vers la découverte de nouveaux explosifs militaires, d’engins formidables tels que les torpilles et les obus de mélinite. À force d’exalter comme de vrais bienfaiteurs de l’humanité les inventeurs de ces monstruosités, on a habitué l’imagination humaine aux horreurs de leurs effets ; et après avoir inventé ces choses contre l’ennemi du dehors, rien n’a paru plus naturel que de s’en servir contre l’ennemi ou le rival du dedans, contre l’étranger intérieur…


VII.

Passons à notre seconde question : l’idée criminelle une fois conçue, pourquoi et comment se répand-elle et s’exécute-t-elle ? Pourquoi et comment trouve-t-elle à s’incarner aujourd’hui en une secte plus ou moins vaste, plus ou moins forte et redoutable, qui la réalise, tandis qu’hier elle n’aurait pas recruté dix adhérens, ou vice versa ? Ici surtout les influences toutes sociales l’emportent sur les prédispositions naturelles ; sans doute, celles-ci sont requises dans une certaine mesure vague, par exemple un penchant prononcé au délire haineux, à la crédulité soupçonneuse ; mais ces aptitudes avortent s’il ne s’y joint, ce qui est essentiel, une préparation des âmes par des conversations ou des lectures, par la fréquentation de clubs, de cafés, qui ont jeté sur elles, en une longue contagion d’imitation lente, la semence d’idées antérieures propres à faire bien accueillir la nouvelle venue. Une idée se choisit ainsi ses hommes parmi ceux que d’autres idées lui ont faits. Car une idée ne se choisit pas seulement, mais se fait toujours ses hommes, comme une âme, — ou, si vous aimez mieux, comme un ovule fécondé, — se fait son corps. Et c’est ce que va faire aussi celle-ci : elle enfonce, elle étend peu à peu ses racines dans le terrain qui lui a été préparé. Du premier qui l’a conçue, elle passe, par impressionnabilité imitative encore, dans un seul catéchumène d’abord, puis dans deux, dans trois, dans dix, dans cent, dans mille.

La première phase de cette embryogénie est l’association à deux ; c’est là le fait élémentaire qu’il convient de bien étudier, car toutes les phases suivantes n’en sont que la répétition. Un jeune savant italien d’avenir, M. Sighele, a consacré un volume à démontrer que, dans toute association à deux, conjugale, amoureuse, amicale, criminelle, il y a toujours un associé qui suggestionne l’autre et le frappe à son empreinte. Et il est bon que cette démonstration ait été faite, si superflue qu’elle puisse paraître. Cela est très certain ; gare au ménage où il n’y a ni meneur ni mené : le divorce n’y est pas loin. Dans tous les couples, quels qu’ils soient, se retrouve, plus ou moins apparente ou effacée, la distinction du suggestionneur et du suggestionné, dont on a tant abusé du reste. Mais, à mesure que l’association s’accroît par l’adjonction de néophytes successifs, cette distinction ne cesse pas de se produire ; ce pluriel, au fond, n’est jamais qu’un grand duel, et, si nombreuse que soit une corporation ou une foule, elle est une sorte de couple aussi, où tantôt chacun est suggestionné par l’ensemble de tous les autres, suggestionneur collectif, y compris le meneur dominant, tantôt le groupe entier par celui-ci. Dans ce dernier cas, la suggestion est restée unilatérale ; dans le premier, elle est devenue en grande partie réciproque ; mais le fait en lui-même n’a pas changé. Il est remarquable que l’un des plus frappans exemples de cette vertu autoritaire inhérente à certains hommes qui s’imposent pour modèle, nous soit fourni par la secte anarchique, fondée cependant, en théorie, sur la suppression radicale du principe d’autorité. S’il y a une société qui dût se passer de chef et de meneur, c’est bien celle-là. Mais il se trouve que, nulle part, ce rôle n’a été joue d’une manière plus brillante ni plus inexplicable, que par le prince Kropotkine d’abord à Genève, puis par ses lieutenans ou sous-lieutenans Cyvoct à Lyon, Ravachol à Paris, Moineaux à Liège, et autres ailleurs. Et qu’est-ce en somme, que la propagande par le fait, préconisée par elle avec trop de succès, si ce n’est la fascination par l’exemple ?

Il y a plusieurs manières d’être meneur, d’être suggestif, impressionnant. En premier lieu, on peut l’être autour de soi ou à distance, distinction importante. Car tel modèle agit à distance qui, de près, serait sans nulle action ou agirait autrement, ce qui n’a jamais lieu en fait d’hypnotisation véritable… par où l’on voit, entre parenthèses, que l’assimilation du phénomène qui nous occupe aux phénomènes hypnotiques ne doit pas être exagérée. — Rousseau, par exemple, lu et relu, a fasciné Robespierre. Rousseau, dirait volontiers M. Sighele, a été l’incube et Robespierre le succube. Mais il est infiniment probable que, s’ils s’étaient personnellement connus, le charme entre eux n’eût pas été long à se rompre. Il en est de même du rapport qui s’établit entre les journalistes et leurs lecteurs, entre un poète, un artiste, et ses admirateurs qui ne le connaissent pas, entre un Karl Marx sibyllin et des milliers de socialistes ou d’anarchistes qui l’ont épelé. L’œuvre est souvent bien plus fascinatrice que l’ouvrier. — En second lieu, de loin ou de près, c’est le degré exceptionnel tantôt de la volonté, l’intelligence restant médiocre, tantôt de l’intelligence ou seulement et surtout de la conviction, malgré la faiblesse relative du caractère, tantôt d’un robuste orgueil et d’une vigoureuse foi en soi-même, dont on s’est fait l’apôtre, tantôt d’une imagination créatrice, qui donne à un homme de l’ascendant sur d’autres hommes. Il ne faut pas confondre ces diverses manières de mener ; et, suivant celle d’entre elles qui prédomine, l’action exercée par le même homme peut être excellente ou funeste. Ces quatre sortes principales d’influences, une volonté de fer, un coup d’œil d’aigle et une foi forte, une imagination puissante, un intraitable orgueil, sont souvent unies chez les primitifs ; et de là sans doute la profondeur de leur idolâtrie pour certains chefs. Mais, au cours de la civilisation, elles se séparent et, sauf certaines exceptions remarquables, — par exemple Napoléon, — divergent de plus en plus, l’intelligence notamment s’affinant aux dépens du caractère qui fléchit ou de la force de croire qui s’émousse. L’avantage est de tendre à mutualiser l’action suggestive, primitivement unilatérale. — En outre, ce n’est pas aux mêmes supériorités que l’efficacité dominante appartient dans l’action de près et dans l’action à distance. Dans celle-ci, c’est la supériorité intellectuelle ou imaginative qui est surtout opérante ; dans celle-là, c’est surtout la force de la décision, même brutale, de la conviction, même fanatique, de l’orgueil, même fou, qui est contagieuse. La civilisation a pour effet, heureusement, d’accroître sans cesse la proportion des actions à distance sur les autres, par l’extension incessante du champ territorial et du nombre des renommées, due à la diffusion du livre et du journal ; et ce n’est pas le moindre service qu’elle nous rend, et qu’elle nous doit on compensation de tant de maux. Mais, dans le cas des foules, c’est l’action de près qui se déploie avec toute son intensité, trouble et impure ; dans le cas des corporations, beaucoup moins et beaucoup mieux, si ce n’est quand il s’agit de ces associations criminelles sans passé et sans avenir que l’empire malfaisant d’un homme suscite et qui meurent après lui.


VIII.

Pour revenir à la secte anarchique, si elle est toute récente et sans passé, ce n’est que sous sa forme actuelle, car, d’un simple coup d’œil jeté sur ses formes antérieures, on s’aperçoit qu’elle est très antique. Le rêve apocalyptique de l’universelle destruction pour le plus grand bien de l’univers n’est point nouveau sous le soleil. Tous les prophètes hébreux ont vécu de cette vision. Après la prise de Jérusalem et la démolition du temple, l’an 70 de notre ère, l’Empire romain vit éclore nombre d’apocalypses variées, juives ou chrétiennes, toutes semblables en ceci, qu’elles prédisaient la ruine complète et soudaine de l’ordre établi, dans le ciel et sur la terre, comme nécessaire prélude à une triomphante résurrection. Rien de plus ordinaire aux époques de cataclysmes, — même de cataclysmes purement physiques, tels qu’une grande éruption du Vésuve ou un grand tremblement de terre, — que cette conception de la fin du monde et du Jugement dernier, quelque démenti qu’elle oppose au prétendu misonéisme des peuples anciens. Ainsi, les anarchistes actuels ne font que reprendre à leur compte le cauchemar des millénaires. Seulement, c’est à raison des péchés du monde, de la non-observation de la Loi, que les fanatiques de Jérusalem voulaient l’extermination générale, et ils étaient convaincus, d’après des Livres infaillibles, qu’elle serait suivie d’une ère de prospérité promise par Dieu même. Ils précisaient les détails de ce règne du Messie. Mais nos anarchistes, quand on leur demande ce qu’ils mettront à la place de la société démolie et rasée, ou ne répondent rien, ou, poussés à bout, parlent vaguement de la « bonne loi naturelle » à restaurer[14]. Ils ne nous montrent point les Livres saints où se lirait l’annonce certaine de leur Messie à eux et de son règne ineffable. Puis, ce n’est point à cause du mal moral, mais uniquement du mal économique et matériel dont souffre le monde, qu’ils ont résolu son épouvantable anéantissement.

Par une parenté plus directe, les anarchistes se rattachent aussi aux régicides de ce siècle ai des siècles antérieurs, malgré la différence apparente des mobiles, d’ordre politique ici, d’ordre social là. À coup sûr, si les auteurs des machines infernales dirigées contre le Premier Consul, Louis-Philippe, Napoléon III, avaient connu la dynamite, c’est cette substance qu’ils auraient choisie pour leurs attentats, comme l’ont fait les adversaires politiques du président de Venezuela, qui, le 2 avril 1892, pendant la guerre civile de cet État, ont dynamité son palais, et, par miracle, ne l’ont pas atteint. Du reste, grâce au suffrage universel, le régicide n’est plus qu’une survivance. Depuis que la souveraineté, jadis concentrée sur une seule tête, s’est morcelée entre des millions de petits souverains, de grands ou petits « bourgeois », ce n’est plus un seul homme ou une seule famille, ce sont des mil- lions d’hommes qu’il faut frapper ou épouvanter pour supprimer l’obstacle majeur à la félicité future. Le régicide a dû, par suite, se transformer en plébicide, c’est-à-dire en anarchisme, et les Fieschi ou les Orsini en Ravachol[15].

Ce sont là des crimes de sectes. Il y a aussi des crimes de foules qui ont avec eux plus d’un trait commun. Tels sont les incendies épidémiques de monastères pendant la Réforme, de châteaux pendant la Révolution. Par ces bandes incendiaires déchaînées au grand jour, comme par nos dynamiteurs dispersés dans l’ombre, éclatait une haine féroce contre des classes encore régnantes, puis, l’habitude prise, une rage maniaque et vaniteuse de destruction. Ces bandes aussi avaient derrière elles des sophistes pour dogmatiser leurs forfaits, comme derrière tout despote, d’après Michelet, il y a un juriste pour justifier ses exactions. Et ces incendies, comme ces explosions, étaient un crime propre, ne salissant point les doigts, épargnant à l’assassin la vue du sang de ses victimes, l’audition de leurs cris déchirans. Il n’y en a pas qui concilie mieux avec la cruauté la plus sauvage la sensibilité nerveuse la plus raffinée.

Cette comparaison montre clairement à quel point une secte criminelle peut être plus redoutable encore qu’une foule criminelle. En revanche, il est visible aussi que la répression a bien plus de prise sur la première que sur la seconde. — Ce qui fait le danger d’une secte, c’est ce qui fait sa force, c’est-à-dire la continuité du progrès dans sa voie. Et la preuve que l’anarchisme est bien une secte, c’est sa persévérance effrayante à se perfectionner dans la préparation et le maniement de ses engins de meurtre. Ses systèmes de mèches et d’allumage ont commencé par être défectueux, ils n’ont pas tardé à être remplacés par d’autres plus parfaits, par la bombe à renversement, qui a été un infernal trait de génie. « Ils étudient avec ardeur maintenant, dit M. Girard, la confection d’une petite boulette de la grosseur d’une noix, qui, jetée le soir à vingt-cinq pas sur un groupe d’individus, tuera certainement l’ennemi visé… et les cinq ou six innocens qui l’entourent. »

Un autre danger des sectes, c’est qu’elles ne se recrutent pas seulement, comme font les foules, parmi des gens plus ou moins semblables entre eux par les instincts naturels ou l’éducation, mais qu’elles appellent et emploient diverses catégories de personnes très différentes entre elles. Qui se ressemble s’assemble, mais qui se complète s’associe, et pour se compléter il faut différer. Qui se ressemble s’assemble est surtout vrai des foules ; qui se complète s’associe est surtout vrai des sectes. Il y a non pas un seul type, mais plusieurs types jacobins, nihilistes, anarchistes. À propos des anarchistes lyonnais de 1882, M. Bérard a été frappé de leur composition des plus variées : « des mystiques rêveurs, des naïfs ignorans, des malfaiteurs de droit commun… sur le même banc, des ouvriers qui avaient lu beaucoup sans bien comprendre ce qu’ils lisaient, faisant le plus étrange amalgame de toutes les doctrines ; de véritables bêtes fauves, dont Ravachol a été depuis le plus bel échantillon ; enfin, les dominant tous, le fils de la plus autocratique des aristocraties, Kropotkine, lequel, de très bonne foi, croyait que la condition des paysans de France pouvait être assimilée à celle des serfs de Russie… », sans parler de véritables fous qui se mêlaient au groupe. — Voilà pour les praticiens du crime sectaire ; quant à ces théoriciens, qui s’en distinguent très nettement et parfois, très sincèrement, les répudient, ils ne sont pas moins multiples et divers ; il y a loin du génie hargneux et hautain qui forge contre le capital de spécieux théorèmes au tribun, comme Lasalle, qui les lance en brûlots, au journaliste qui les vulgarise et les applique et les frappe en menue monnaie fausse. Pourtant le concours de tous ces talens dissemblables et leur rencontre avec les mystiques, les naïfs et les malfaiteurs, dont il vient d’être parlé et qui ont eux-mêmes concouru ensemble, ce double concours et cette rencontre ont été nécessaires pour qu’une bombe de dynamite ait éclaté[16].

Physiquement, ils sont aussi hétérogènes que moralement. Quelques-uns sont des déclassés physiologiques et anatomiques, pour ainsi dire ; nombre d’anarchistes de Lyon paraissent avoir été dans ce cas. En cela ils ne ressemblaient guère à leurs confrères de Liège. Mais aussi faut-il observer que les nombreux attentats commis par ces derniers, dans cette ville, du mois de mars au premier mai 1892, n’ont eu d’autres suites que des destructions matérielles (notamment, dans l’église Saint-Martin, celle de merveilleux vitraux) ; on a eu même des raisons de croire qu’ils n’avaient jamais cherché à tuer ni blesser personne. Quoi qu’il en soit, deux criminalistes distingués, qui ont vu et examiné longtemps en prison ces seize anarchistes liégeois, M. Thiry, professeur de droit pénal à Liège, et M. Prins, inspecteur général des prisons de Belgique, m’ont affirmé, avec un parfait accord, n’avoir point noté chez eux la moindre anomalie physique. L’un et l’autre ont été frappés par « leur air de grande honnêteté ». Tous ces hommes ont paru à M. Thiry irréprochables « au point de vue du travail, de la famille et des mœurs ». L’un d’eux est d’un mysticisme extraordinaire. Plusieurs, la plupart même, « sont fort intelligens ». Ce qui ne les empêche pas d’être d’une grande naïveté, d’après M. Prins. « Ils voulaient, lui ont-ils dit, attirer l’attention du public sur le sort malheureux du peuple en frappant un grand coup. La Commune de Paris avait attiré l’attention sur le sort des ouvriers ; il fallait continuer. » Tous, sauf leur chef Moineaux, se sont, en captivité, repentis de leurs égaremens : ce seul fait dénote l’empire que celui-ci avait sur eux. D’ailleurs, « il est évident, m’écrit encore M. Prins, qu’ils se sont exaltés mutuellement en causant ensemble », ce qui explique leur conversion après leur isolement cellulaire. « J’ai été frappe, ajoute le même observateur, de la physionomie avenante, ouverte, intelligente et sympathique d’un jeune homme, ouvrier armurier. Il m’a raconté qu’il passait, en dehors des heures de travail, tout son temps à lire. Il avait lu, m’a-t-il dit, Montesquieu, Proudhon, Kropotkine, etc. Dans Montesquieu, il avait trouvé la justification du droit à l’insurrection, dans Proudhon il avait lu que la propriété c’est le vol. La Conquête de Paris, du prince Kropotkine, l’avait ému. Vous ne pouvez vous imaginer. Monsieur, m’a-t-il dit, comme c’est beau ! » Combien des cerveaux pareils doivent être suggestibles !

Le portrait que nous fait M. Hugues Le Roux, dans le Matin, des anarchistes parisiens chez lesquels il a déjeuné, s’accorde parfaitement avec les observations de MM. Prins et Thiry. « Je regardais, dit-il, mes hôtes avec curiosité. Ils n’avaient point sur la figure ces terribles asymétries, ces férocités d’alcoolisme qui font si attristantes les photographies de M. Bertillon. C’étaient des gens du peuple, d’une culture au-dessous de la moyenne, tous des travailleurs. » Ils exposent leurs théories, très semblables à celles que deux autres « compagnons » qui se sont rendus aux bureaux du Matin (11 novembre 1892) y ont développées. Ces derniers venaient recueillir des souscriptions pour des soupes-conférences. Le pain du corps et le pain de l’esprit à la fois. Le panem et circenses était peut-être moins dangereux. Toutes ces idées qu’il s’agit de répandre par ces « conférences », nous les connaissons, nous savons leur origine. C’est avec de fausses idées, des déclamations, des théories souvent abstruses, qu’on crée des sectes ; c’est avec des sensations, de fausses sensations parfois, des mensonges pour les yeux, et non pour l’esprit, qu’on soulève les foules. Quand, aux funérailles de César, Antoine veut soulever le peuple de Rome, que fait-il[17] ? Après un pathétique discours, il fait tout à coup dresser et découvrir le cadavre qui jusque-là était resté étendu et voilé ; le cadavre nu et couvert de vingt-trois blessures. « Le peuple croit que César lui-même se lève de sa couche funèbre pour lui demander vengeance. Ils courent à la curie où il a été frappé, ils l’incendient ; ils cherchent les meurtriers, et, trompés par le nom, ils mettent en pièces un tribun du nom de Cinna qu’ils prennent pour Cinna le préteur[18]… » Au lieu de ces sensations hallucinatoires, mettez des sophismes théologiques, métaphysiques, économiques, suivant les temps et les lieux, une secte va naître, — hussites, anabaptistes, jacobins, nihilistes, anarchistes, — plus incendiaire, plus homicide, plus terrible, et beaucoup plus durable, que l’émeute romaine obéissant au cadavre de César.

De Karl Marx à Kropotkine, de Kropotkine à Ravachol, la distance est grande ; mais les trois s’enchaînent, — j’en ai regret pour le premier, qui est un économiste hors ligne. De l’indignation, trop souvent justifiée, contre un ordre social jugé injuste et mauvais, on passe fatalement à la colère qui maudit les bénéficiaires de cette injustice, et à la haine qui les tue ; n’y a-t-il pas des gens qui naissent avec le besoin irrésistible de haïr quelque chose ou quelqu’un ? Leur haine, un jour ou l’autre, se fait son objet, qu’elle incarne vite en une tête à frapper par la plume ou par le fer, par la diffamation ou par l’assassinat. Les violens de la presse la désignent aux meurtriers de la rue. Ravachol est le type de l’anarchiste pratiquant, du sicaire désintéressé. Il appartient à la catégorie de ces récidivistes de droit commun que toute secte criminelle compte dans ses rangs. « Beaucoup d’anarchistes, dit Bérard, ont été condamnés pour vol : Bordât, Ravachol, François, l’auteur de l’explosion Véry. » Encore est-il juste d’observer que, même dans les vols et les homicides ordinaires commis par eux, se révèle une trempe rare de volonté ou un mobile à part. Quelle lugubre énergie dans la violation de sépulture avouée par Ravachol ! Si, dans l’assassinat de l’Ermite, il a tué pour voler, peut-être est-il plus vrai de dire qu’il a volé pour tuer, pour fournir aux bons compagnons l’argent nécessaire à l’exécution de leurs sanglans desseins. Ravachol a été, en ce sens, un logicien sinistre : ce vieil ermite est un capitaliste, tout capitaliste est un voleur qui affame et tue l’ouvrier, tuons-le, reprenons notre bien[19] en prenant son or, employons cet or à exterminer les bourreaux du peuple et à détruire tout ce qu’ils ont construit, cathédrales, palais, musées, bibliothèques, mines, usines, chemins de fer, incarnations ou déguisemens multiformes du hideux capital.

Ce caractère de monstrueuse logique est bien plus marqué encore en Ravachol qu’en Fieschi, à qui il ressemble d’ailleurs par plus d’un trait : il y a eu progrès de l’un à l’autre à cet égard comme au point de vue des engins mis en œuvre. Même orgueil théâtral, insensé chez les deux[20] ; même force d’âme. Fieschi, lui aussi, était récidiviste, jadis il avait volé des bestiaux en Corse, sa patrie, et contrefait le sceau de la mairie : peccadilles au demeurant, paraît-il, chez ces insulaires. Mais, dans ce tisserand corse, si la logique est moindre, si, dans cette nature abrupte, tout est moins terriblement cohérent et convergent au but, il y a, en revanche, plus de cette sombre et atroce beauté qui est le rayon à la Rembrandt de ces grands coupables. Il a tout avoué, « afin de ne pas passer pour un menteur »[21]. Il rougirait de mentir, cet ancien faussaire ! Courage et cruauté sont la face et le revers habituels d’une même médaille antique ; comme tant de vieux Romains, il était brave et cruel, et on aurait dit qu’il était cruel par bravoure. Ce mépris de la vie d’autrui, qui fait sacrifier sans sourciller une vingtaine d’indifférens pour atteindre un seul homme, se comprend un peu mieux, s’il ne s’excuse pas, quand il est lié au mépris de la mort. Cet assassin n’était point lâche.

Il nous a laissé de son état d’âme au moment de son attentat une peinture trop vivante pour n’être pas vraie : du reste, il avait, par orgueil, le culte de la véracité aussi bien que le culte de la gratitude. Il est là, dans une chambre, derrière ses vingt-quatre canons ajustés, à l’instant où le roi va passer. Il s’est juré d’accomplir sa fatale résolution, il l’a promis à Pépin et à Morey, il l’accomplira coûte que coûte… Cependant il aperçoit dans la foule M. Ladvocat « son bienfaiteur ». À cette vue il change l’ajustement de ses fusils, car il lui est impossible d’attenter à cette vie, sacrée pour lui. Mais M. Ladvocat disparaît, le roi apparaît, escorté d’un régiment. Nouvelles hésitations : tuer tant de généraux, d’officiers « qui ont gagné leurs grades sur le champ de bataille, en combattant pour le pays, sous les ordres du grand Napoléon, du grand Corse » ! Le cœur va lui manquer, quand il lui vient à l’esprit, dit-il, qu’il a donné sa parole à Pépin et à Morey, et il se dit : « Il vaut mieux mourir — Et même tuer — que de survivre à la honte d’avoir promis, puis de passer pour lâche[22]… » Et il presse la détente. Peut-on dire que de tels hommes, Fieschi et Ravachol même, étaient inévitablement prédestinés au crime ? L’attentat du premier n’a pas été, non plus, une chose simple. Il a fallu, pour le produire, que l’astuce froide et taciturne de Morey, les ressources financières et intellectuelles un peu supérieures de Pépin, se soient combinées avec l’opiniâtre énergie de Fieschi ; et il a fallu aussi que le fanatisme des trois fût excité, chauffé chaque jour par les violences de quelques journalistes, encouragés eux-mêmes par la malignité ou la badauderie de milliers de lecteurs. Supprimez l’un de ces cinq « facteurs » — Le public, les journaux, la conception, l’argent, l’audace, — l’épouvantable explosion n’eût pas eu lieu. À chaque bombe qui éclate donc, — et à chaque scandale financier, parlementaire ou autre, qui émeut l’opinion, — nous pouvons tous faire, plus ou moins, notre meâ culpâ : nous avons tous notre petite part dans les causes mêmes de notre alarme. C’est un peu notre faute à tous si certaines organisations puissantes ont, comme on dit, mal tourné. Sans doute, il ne s’ensuit pas qu’on doive acquitter ces malfaiteurs. Les contagions que nous subissons nous révèlent à autrui, et à nous-mêmes parfois, encore plus qu’elles ne nous entraînent ; elles ne nous absolvent pas. Quand la foule féroce s’acharne au martyr, quelques spectateurs sont fascinés et entraînés par elle, mais d’autres le sont par lui. Dirons-nous que ces derniers, héros par imitation, ne méritent, à raison de cet entraînement, aucune louange ? Ce serait précisément aussi juste que d’épargner toute flétrissure aux premiers, parce qu’ils n’ont eu qu’une férocité de reflet. — Mais laissons, pour le moment, ces délicats problèmes de responsabilité. par les considérations et les documens qui précèdent, nous nous sommes seulement proposé d’étudier un peu la psychologie, la pathologie comparées des foules et des associations criminelles, mais non leur thérapeutique pénale.


G. TARDE.

  1. Au Congrès d’Anthropologie criminelle de Bruxelles, en août 1892, un savant russe nous a fait cette objection, en invoquant des révoltes agraires de son pays, causées par la famine ; plus récemment, un savant italien, le Dr Blanchi, que nous allons citer, nous a objecté des faits analogues. — En revanche, j’apprends, en corrigeant les épreuves de cet article, que la thèse ici développée l’avait été bien antérieurement, en 1882 déjà, par un écrivain russe distingué, M. Mikhailowsky, dans le recueil intitulé Otechestwennia Zapiski.
  2. Malheureusement, cela arrive aussi, quelquefois, quand le chef mérite moins cette survivance ; les partis politiques le prouvent. En France, les boulangistes ont survécu à Boulanger ; au Chili, les balmacédistes à Balmacéda.
  3. Dans une conférence sur la Conciliation industrielle et le rôle des meneurs (Bruxelles, 1892), un ingénieur belge très compétent, M. Weiler, montre le rôle utile que les bons meneurs, à savoir, d’après lui, les « meneurs de la profession » et non les meneurs de profession, peuvent exercer dans les différends entre patrons et ouvriers. Il y fait voir aussi le faible désir qu’éprouvent les ouvriers, dans ces momens critiques, de voir survenir les « messieurs » politiciens. Pourquoi ? Parce qu’ils savent bien que, une fois arrivés, ceux-ci les subjugueront bon gré mal gré. C’est une fascination qu’ils redoutent, mais qu’ils ne subissent pas moins.
  4. Voir notamment à ce sujet le très intéressant écrit de M. Sighele, sur la folla delinquente, dont M. Cherbuliez a entretenu déjà les lecteurs de la Revue.
  5. Journal de Liège, du 12 octobre 1892. Article de M. Delbœuf sur notre rapport au Congrès d’anthropologie criminelle de Bruxelles relatif aux Crimes des foules.
  6. Ici même, M. de Vogüé, avec sa pénétration ordinaire, disait un jour, à propos de l’un de nos derniers ministères : « Ces ministres, dont je me plaisais à constater plus haut la valeur individuelle, ces hommes qui, pour la plupart montrent dans leurs départemens respectifs d’éminentes qualités d’administration, il semble qu’une paralysie foudroyante les frappe quand ils se trouvent réunis autour de la table du Conseil ou-au pied de la tribune, devant une résolution collective à prendre. » À combien de ministères, et de parlemens, et de congrès, cette remarque est applicable !
  7. Voyage chez les lépreux, par le Dr Zambaco-Pacha (Paris, Masson, 1891).
  8. Le Dr Bajenow, aliéniste russe, rapporte un trait qui confirme et amplifie singulièrement l’observation du Dr Aubry. Il y a une dizaine d’années, sur une scène de Moscou, Sarah Bernhardt jouait la Dame aux Camélias. Au 5e acte, au moment le plus dramatique, quand tout le public était suspendu à ses lèvres et qu’on eût entendu une mouche voler, Marguerite Gautier, se mourant de phtisie, s’est mise à tousser. Aussitôt une épidémie de toux a gagné l’auditoire, et, pendant quelques minutes, on n’a pu entendre les paroles de la grande actrice.
  9. Parfois on le conteste, mais à tort, parce que le fait ne peut toujours être judiciairement démontré. Dans son ouvrage, très documenté d’ailleurs et très intéressant, sur les Associations professionnelles en Belgique (Bruxelles, 1891), M. Vanderwelde, l’un des chefs du socialisme belge, blâme un arrêt de la cour d’assises du Hainaut, de juillet 1886, qui a condamné plusieurs membres de l’Union verrière de Charleroi pour provocation aux troubles causés par la grève des ouvriers verriers, en mars de cette même année. Il n’y avait contre eux, nous dit-il, que « d’insuffisantes présomptions ». Mais, quelques lignes plus haut, il vient de nous dire que, longtemps avant la grève, « l’Union verrière se préparait à la lutte : une lutte terrible, une lutte à mort, écrivait son président aux Sociétés d’Angleterre et des États-Unis ». Or, « sur ces entrefaites éclatent les émeutes de mars 1886 : le 25, des milliers de mineurs remontent leurs outils ; le lendemain, cette masse énorme se répand sur le pays, arrête les machines, pille les verreries… anéantit l’établissement Baudoux », en un mot exécute tout le programme de l’Union. Ce sont là des présomptions graves, sinon suffisantes…
  10. J’emprunte ces lignes à M. Prins, criminaliste belge très distingué, qui, dans son livre très instructif sur la Démocratie et le régime parlementaire (2e édition), s’étend longuement sur le régime corporatif, si florissant jadis et subsistant encore dans certaines provinces de son pays.
  11. Les Hommes et les Théories de l’anarchie, par Bérard (Archives de l’Anthropologie criminelle, n° 42).
  12. Anarchie et Nihilisme, par Jehan Préval (2e édition, 1892, Savine, éditeur).
  13. Le Socialisme allemand et le Nihilisme russe, par Bourdeau (1892).
  14. Voir dans le journal, le Matin, des 11, 12 et 13 novembre. 1892, divers articles, et notamment un article de M. Hugues Le Roux, intitulé : « Un déjeuner chez les dynamiteurs. » L’interlocuteur de M. Le Roux lui a exposé son programme : ils veulent forcer la bourgeoisie, par la dynamite, à « faire son examen de conscience » et terroriser pour régner. « Croyez-le, la crainte du jugement dernier a engendré plus de saints que le pur amour. » M. Le Roux lui ayant demandé ce qu’ils construiront après avoir fait table rase de tout, l’anarchiste a balbutié qu’ils obéiraient à la bonne loi naturelle
    . Toujours la vieille chimère du Droit de nature, conçu à la Rousseau.
  15. En 1831, le préfet de police Gisquet (voir ses Mémoires) est instruit « qu’une bande d’individus se proposait d’incendier les tours de Notre-Dame et de faire de cet événement le signal d’un soulèvement de Paris ». À coup sûr, c’étaient là des précurseurs directs de nos anarchistes. Le complot fut près de réussir ; on arrêta les conjurés au moment où déjà une tour commençait à brûler.
  16. Le rapport entre les inspirateurs de la presse et les exécuteurs s’est montré avec évidence à Lyon. En octobre 1882, deux attentats ont eu lieu ; l’un, dans un café, qui, quelques jours auparavant, avait été désigné dans un journal anarchique : il y a eu un mort et plusieurs blessés ; l’autre, près du bureau de recrutement, qui venait d’être pareillement désigné par cette même feuille.
  17. V. Duruy, Histoire des Romains, t, III, p. 430 et suiv.
  18. Au début de la révolution de 1848, le cadavre d’un insurgé, promené la nuit à travers les rues de Paris, a été l’un des principaux agens du soulèvement populaire.
  19. C’est le mot de l’anarchiste Zévaco, devant la cour d’assises de Paris, en octobre 1892 : « Les bourgeois nous tuent par la faim ; volons, tuons, dynamitons ; tous les moyens sont bons pour nous débarrasser de cette pourriture. »
  20. « Si je racontais ce que j’ai fait, disait Ravachol à Caumartin, on verrait mon portrait dans tous les journaux. »
  21. Voir les Mémoires de Gisquet, t. IV.
  22. Il se préoccupait beaucoup de ce qu’on dirait de lui en Corse. Cette préoccupation dominante de la petite société et cet oubli de la grande sont caractéristiques. Ravachol, non plus, ne s’inquiétait que de l’impression produite par ses crimes dans le groupe de ses « compagnons ».