Fouché et Napoléon

Fouché et Napoléon
Léonce Pingaud


FOUCHÉ ET NAPOLÉON

De nos jours, l’histoire de la dévolution et de l’Empire se complète pièce à pièce et se rajeunit sous une forme particulièrement neuve et attrayante, la forme biographique. On ne se contente plus de repasser les principales péripéties du grand drame ; on veut connaître les états d’âme successifs des personnages en scène. Mémoires, correspondances originales, documens d’archives, tout ce qui ressuscite l’époque dont les centenaires se succèdent devant nous est accueilli avec faveur et donne lieu à de nombreux et solides travaux. De ces publications diverses, un fait commun se dégage ; c’est que, durant les vingt-cinq années qui encadrent la date initiale du dernier siècle, la grandeur des caractères a été sensiblement inférieure à celle des événemens. A part quelques-uns, frappés avant l’heure ou isolés dans leur intransigeance, les personnages publics d’alors, membres de la Convention ou soldats de la Grande Armée, ont conformé docilement leur conduite aux circonstances, et on est étonné du peu de part qu’ils semblent avoir pris dans leur destinée.

Cette réflexion s’imposera surtout à ceux qui auront contemplé sous ses diverses faces, dans l’ouvrage récent et très abondamment documenté de M. Madelin, Joseph Fouché, le plus mal famé des politiciens d’il y a cent ans, et qui trouveront en lui l’acteur le plus rompu aux métamorphoses dans la perpétuelle et égoïste comédie de sa vie publique. Lorsqu’il quitta l’Oratoire, ce Scapin en carmagnole ne savait guère où diriger ses pas, et toute sa politique ne devait consister qu’à orienter sa marche au milieu de ses contemporains dans tous les sens où il pensait, d’une part assurer sa sécurité et sa fortune matérielle, d’autre part satisfaire sa soit d’activité et d’influence. Aussi, à distance, sa figure se dresse-t-elle sans cesse pour nous là où on ne l’attendait pas, couverte d’un masque, se dissimulant à moitié dans l’ombre ou ne se révélant que de profil. Est-ce bien le même homme qui nous apparaît au milieu des fondateurs de la République en l’an II et, en 1815, parmi les auteurs de la seconde Restauration ?

Jusqu’en 1789, le Breton Fouché, membre laïque d’une congrégation enseignante, n’appartient pas à l’histoire. La Révolution survint, qui le jeta, à l’âge de trente ans, dans la politique militante et violente. A la Convention, il vécut plus que personne en proie au sentiment qui étreignait ou déchaînait ses collègues suivant les circonstances, la peur. Il est évidemment la victime de la Terreur, quand, à quelques jours d’intervalle, il rédige un discours en faveur de Louis XVI, puis, avec phrases à l’appui, le condamne à mort, ou quand, désigné par Robespierre pour la dernière hécatombe, il accomplit avec les montagnards dissidens le coup d’Etat du 9 thermidor. Il devient au contraire l’instrument de cette même puissance mystérieuse, lors de ses missions à Nevers et à « Commune-Affranchie. » Il parodie alors l’apostolat au profit d’une sorte de nihilisme politique et religieux, faisant la guerre non seulement aux nobles, mais aux prêtres, non seulement aux prêtres, mais à la religion sous toutes ses formes visibles. Emule de Chaumette et précurseur de Babeuf, il mit une telle outrance dans l’application des principes jacobins qu’il finit par tourner tout le monde contre lui. En août 1795, on l’exclut de la Convention comme indigne et on le déclara inéligible aux Conseils, alors qu’on y faisait entrer d’office les deux tiers de ses collègues. Sa carrière semblait être finie.

Elle se rouvrit pourtant, et d’une façon insolemment heureuse. Associé par Barras à d’équivoques spéculations sur les fournitures militaires, puis chargé d’une mission diplomatique en Italie (octobre 1798), il appartint dès lors, pendant dix-sept ans, de près ou de loin, à tous les gouvernemens. En dernier lieu, après la seconde chute de l’Empire, il se glissa avec une attitude de médiateur entre la Révolution vaincue et l’ancienne dynastie restaurée. Alors, comblé d’honneurs et de richesses, il se croyait nécessaire à tous. Ressaisi de nouveau par l’opinion vengeresse, précipité du pouvoir, jeté dans l’exil, il expia jusqu’à sa mort, avec ses prétentions récentes, les souvenirs sanglans de son passé. Tous les partis, dont il s’était successivement servi et qui avaient cru un moment l’avoir conquis s’unirent pour infliger, sous des prétextes différens, la même flétrissure à sa mémoire.

Le contraste entre les deux situations et les deux époques suffirait à déterminer la moralité politique du personnage. Ce n’est pourtant ni à l’entrée ni à l’extrémité de sa carrière que Fouché a donné sa vraie mesure ; c’est dans l’intervalle, à ce rang secondaire où il excella à ne servir et à ne trahir qu’à demi, auprès de l’homme le plus puissant de son temps et le plus jaloux de sa puissance, Napoléon. Celui qu’une de ses fidèles amies saluait de ce singulier compliment : « Vous avez l’air d’une fouine, » se tapit et travailla à son gré dans le nid de l’aigle. Il s’imposa à l’Empereur depuis l’heure du premier avènement jusqu’à celle de la catastrophe finale. Le 19 brumaire an VIII, il annonçait un des premiers le Consulat à la population parisienne ; le 22 juin 1815, il arrachait au vaincu de Waterloo sa seconde abdication et le poussait sur la route de Sainte-Hélène.


I

Fouché venait de trouver sa voie lorsque Bonaparte, échappé d’Egypte, reparut en France. Ministre de la police depuis trois mois, il s’occupait déjà moins de protéger les hommes en place que de se ménager un bon accueil auprès de leurs successeurs probables. On le savait plus que sceptique sur la durée du régime directorial, attendant, comme Sieyès, le destructeur de la Constitution et le sauveur de la Révolution : mince personnage en somme, mais avec lequel, vu les circonstances, il fallait traiter. Ses relations avec les diverses coteries du monde officiel le rendaient précieux au fondateur d’un parti nouveau. Il s’était offert aux modérés de l’an V, avant de servir les fructidoriens. Rentré au pouvoir sous l’enseigne jacobine, il venait de faire accepter, par des mesures sans portée contre la réaction, celles dont il accablait ses amis devenus compromettans. On le supposait donc déjà prêt à toutes les besognes, y compris celle qui consiste à déserter son poste et à y introduire l’ennemi. Enfin on le savait maître de la seule force qui représentât dans Paris, avec l’armée, l’ordre public.

Après des pourparlers auxquels se mêla Joséphine, Fouché alla au-devant de Bonaparte ; il l’encouragea tout bas, par des paroles où les promesses démentaient les réticences et, dit-on, par des subsides sur les fonds de son département. Les forces dont il disposait tinrent Paris immobile, tandis que les soldats avaient raison des députés à Saint-Cloud ; puis, le succès assuré, il présenta publiquement le vainqueur comme couvert du « génie de la République, » de cette République qu’il déclarait consolidée à jamais et où il venait tout simplement d’assurer sa situation personnelle pour de longues années. Maintenu dans ses fonctions, Fouché suivit dès lors librement sa vocation et enseigna de haut à la France que la crainte de la police était le commencement de la sagesse, comme ministre du Premier Consul (10 novembre 1799-15 septembre 1802), de l’Empereur (10 juillet 1804-3 juin 1810), du gouvernement des Cent Jours (21 mars-23 juin 1815), et du roi Louis XVIII (9 juillet-24 septembre 1815).

La police générale, telle qu’il la dirigea, n’était pas une invention révolutionnaire. Ses origines nous ramènent à l’ancien régime, mais ne remontent pas plus haut que l’avènement de la monarchie absolue. Elle se personnifie successivement dans le lieutenant criminel de robe courte imaginé par François Ier, dans les intendans de justice, police et finances créés par Richelieu, dans les lieutenans de police institués par Louis XIV. La Reynie, d’Argenson, Sartines, Le Noir, bien que tenus à l’écart des grandes affaires, firent valoir, partout où le silence dans l’action s’imposait, la raison d’Etat contre les lois du royaume et contre ce que la France allait appeler les Droits de l’homme.

On sait comment, en 1789, l’anarchie se déchaîna derrière la Révolution et rendit impuissante l’action des « bons citoyens, » représentés par les gardes nationales. Dès 1792, lorsque Manuel publiait contre les abus du despotisme détruit sa Police dévoilée, cette institution renaissait avec ses pires pratiques, la délation, l’incarcération sans mandats réguliers, l’extension indéfinie du nombre des suspects ; elle se développa et de défensive devint offensive, afin d’habituer les Français de gré ou de force au système politique gréco-romain implanté chez nous par la Convention. Le Comité de sûreté générale poursuivit les ennemis du dedans, pendant que le Comité de salut public veillait à la défense nationale. De même Fouché peuplera le Temple et Vincennes, tandis que Napoléon occupera Schœnbrunn et l’Escurial.

Lors de l’avènement du Directoire, les gouvernails s’aperçurent bien vite que les mœurs de correspondaient toujours guère aux institutions ; la Terreur détruite, ils voulaient cependant la maintenir sans relever son appareil sanglant : ils créèrent, à côté du ministère tout administratif de l’Intérieur, le ministère de la Police générale (2 janvier 1796), chargé de faire la guerre aux citoyens qui regrettaient le passé comme à ceux qui invoquaient l’appui de l’étranger. Ils n’en tirèrent guère parti, soit parce qu’ils lui donnèrent comme représentais des hommes notoirement au-dessous de leur tâche, soit parce qu’ils opérèrent eux-mêmes, avec la complicité des généraux, la vaste razzia policière du 18 fructidor. L’institution n’acquit son utilité et (pardon du mot) son prestige qu’entre les mains de Fouché, au service de la république consulaire ou impériale.

Sous le régime napoléonien, le ministère de la Police empiéta peu à peu sur les attributions de tous les autres. En 1816, à la veille de sa disparition définitive, Chateaubriand, qui avait eu maille à partir avec lui du temps de l’Empire, le définissait « un monstre né dans la fange révolutionnaire de l’accouplement de l’anarchie et du despotisme ; » puis, faisant surgir derrière son ennemi Decazes, pour l’accabler sous le poids d’une comparaison outrageante, l’ombre de Fouché : « Qu’est-ce qu’un ministre sous un despote ? C’est un homme qui reçoit un ordre, qui le fait exécuter juste ou injuste et qui, dispensé de toute idée, ne connaît que l’arbitraire, n’emploie que la force. »

Chateaubriand ne voyait et ne présentait plus qu’un côté des choses. Le ministre de la Police sous Napoléon est bien le major général de l’armée chargée de maintenir la paix publique ; il dirige, concurremment avec le ministre de l’Intérieur, le département des opposans ou de ceux soupçonnés de l’être ; mais il tient aussi, à la tête de la section occulte de l’état-major impérial, un poste de combat contre l’étranger, et son importance à cet égard suffit à rendre plausible sa suppression en 1802, lors du retour de la paix générale. Son rétablissement suit également de près la reprise des hostilités avec l’Angleterre et, dès lors, il devient une succursale active des ministères de la Guerre et des Affaires étrangères. Ses principaux agens, commissaires ou directeurs généraux, occupent les villes rapprochées des frontières ou récemment annexées ; ceux qui surveillent les ports de la Manche sont de vrais éclaireurs d’avant-garde. De Paris, le ministre transmet quelquefois les volontés de l’Empereur aux rois vassaux, il menace ceux qui manifestent des velléités d’indépendance, il fournit une garde à ceux pour qui la captivité a suivi la déchéance. Il fait espionner les ambassadeurs accrédités auprès de son maître, saisir et déchiffrer au passage leurs correspondances. A l’occasion du blocus continental, il doit fournir des informations régulières sur la situation de l’industrie et du commerce. Une campagne s’ouvre-t-elle ? Il lui faut poursuivre et diriger sur l’année les conscrits réfractaires, recevoir et surveiller les prisonniers. On l’emploie spécialement aux besognes peu loyales, qui impliquent l’arbitraire et exigent le secret, à celle par exemple de fabriquer du faux papier-monnaie afin de ruiner l’ennemi. De plus, il doit soutenir l’opinion publique par des pamphlets, des caricatures contre les Anglais, par des dithyrambes, des chansons, des cantates en l’honneur des vainqueurs du continent, souffler, sans être vu et selon l’heure, l’enthousiasme ou la haine.

L’organisation de la police, avec ses rouages et son personnel variés, ne devint complète que sous le second ministère de Fouché. Les auxiliaires immédiats du ministre, membres de son Conseil privé, étaient quatre conseillers d’Etat d’un d’eux exerçant les fonctions de préfet de police à Paris), entre lesquels se partageait la surveillance de l’Empire, comme jadis entre les quatre secrétaires d’Etat l’administration du royaume. Cette hiérarchie se continuait par les préfets des départemens et les maires des villes principales, assistés çà et là de commissaires généraux. Les uns et les autres disposaient, sans parler des agens subalternes, de la gendarmerie et, en cas graves, de la troupe de ligne. De plus, le roi de ce monde bigarré et équivoque avait son secret, tout comme Louis XV, car il entretenait à côté de la police officielle une police occulte, occupée à surveiller les opposans timides, à prévenir, à supposer parfois les projets ou les velléités de complots. Elle se personnifie pour nous en Desmarest, prêtre défroqué, franc-maçon, mari d’une protestante neuchâteloise. Cet homme, ami de la nature et botaniste à ses heures, se montrait particulièrement redoutable, dans ses tête-à-tête avec les prévenus, par l’art avec lequel il savait les transformer en coupables. La légende contemporaine le fait descendre dans les cachots déguisé sous ses anciens habits, afin de surprendre, par un abus sacrilège de la confession, les secrets de ses prisonniers. Plus justement encore que son chef, il eût pu dire à l’Empereur : « Dans toute conspiration tramée par deux individus, il y en aura au moins un qui sera dans ma confidence. »

Sous cette direction, le personnel de la police offrait une image assez exacte de la société d’alors. Toutes les classes, tous les partis s’y étaient laissé attribuer une place. Les amis et collègues de Fouché de Nantes furent naturellement les plus empressés à profiter de son changement d’état. On trouve autour de lui des survivans des Comités de la Convention : La Vicomterie, qui espionne pour le successeur de ces rois dont il a compté les crimes dans un volumineux pamphlet ; Barère, aujourd’hui encore un peu plus bas que Fouché dans l’opinion des hommes, faute de leur en avoir imposé longtemps comme lui, et réduit au rôle de délateur officieux et de pamphlétaire soldé. De simples comparses du monde jacobin se sont joints à eux : Real, l’ex-accusateur public : Mengaud, qui a « surveillé » les Suisses sous le Directoire ; Chépy, l’égorgeur de Septembre, dont les sinistres exploits ont fourni matière à un gros volume.

Parmi les hommes d’ancien régime, la police impériale recruta ceux que la Révolution avait ruinés, déclassés, mis à la merci du pouvoir ; mais les préférés du ministre furent encore les oratoriens rendus à la vie civile. Gaillard, son plus intime confident, celui auquel il confia ses papiers en partant pour l’exil, sortait de leurs rangs. Les lettrés à gages composent un autre groupe. Sceptiques, sauf à l’endroit de leurs petits talens, écrivains de second ordre comme Lemontey ou Lacretelle jeune, soi-disant poètes comme Esménard, ils travaillent à diriger l’esprit public, c’est-à-dire à plier l’opinion populaire dans le sens de la pensée souveraine ; ils frappent d’interdit ou mutilent les œuvres de leurs confrères, vivans ou morts. On regrette de rencontrer un moment dans cette compagnie le grave Daunou, guerroyant de la plume, contre le pape et le tsar, pour la plus grande gloire de Napoléon.

Que dire du personnel de la police secrète ? On rencontre là des domestiques et de grandes dames, des nobles tarés à côté d’échappés des clubs, les uns payés « à la pièce, » les autres pourvus d’appointemens fixes. Sur ces listes, la malignité publique inscrivit, un peu au hasard, des noms plus ou moins illustres, plus ou moins recommandables. Il serait souvent ici aussi téméraire de citer que de nier. Le ministre qui a employé à la dérobée ces auxiliaires de rencontre les a fait oublier autant qu’il a pu. Ses affidés, lorsqu’ils s’appellent Mehée ou Montgaillard, l’accusent presque autant que ses victimes.

Placé au gouvernail de cette redoutable machine, Fouché lui donnait son mouvement quotidien, de cette main de fer gantée de velours dont parlait déjà Mazarin. Les plus ardens depuis à rappeler ses méfaits passés paraissaient alors les plus disposés à les oublier. Il en imposait à tous par son intelligence ouverte, son esprit délié, sa puissance et sa méthode de travail, surtout par les aptitudes acquises au cours des diverses éducations que sa vie antérieure lui avait données. La première, la plus profondément imprimée en lui, venait de l’Oratoire. En 1793, quand il faisait tomber le couperet, il croyait encore « tenir la férule. » Passant de la classe au club, comme s’il eût continué à imposer la marche en rang et le silence, il traita les hommes ainsi qu’il avait traité ses élèves ; il professa de plus belle, à l’instar du pédant en chaire, le dédain des idées d’autrui, la haine de la discussion libre. Sous l’habit brodé du ministre, il demeurait un représentant en mission permanente, chargé par délégation de la tutelle de tous les Français, fauteurs ou victimes de la Révolution.

Qu’il ait assumé ainsi une lourde responsabilité, le jugement de l’histoire sur son compte le dit assez haut ; elle s’allège pourtant, si elle laisse découvrir au-dessus de lui le souverain ne cessant de le stimuler, de lui notifier les mesures à prendre, de lui désigner les têtes à frapper. Au début de son règne réparateur, Bonaparte attribuait sans hésitation à la justice la mission de corriger les erreurs de la police. Le temps, l’exercice du pouvoir atténuèrent, puis anéantirent ses scrupules. Comme, dès le premier jour, il estimait toute influence ne venant pas du gouvernement un crime en politique, il fut promptement amené à mettre les mesures préventives et arbitraires sur la même ligne que les lois. Une fois l’usage des « voies extraordinaires » introduit, l’abus suivit de près, au point de faire dire à l’ex-conventionnel Treilhard, devant Napoléon, ce mot qu’on croirait extrait d’une remontrance des vieux Parlemens : « Quand il y a trop de police, il n’y a pas assez de justice. » Qu’on parcoure les nombreuses lettres de l’Empereur à Fouché, jadis prudemment écartées du recueil de la correspondance officielle et publiées depuis par M. Lecestre ; c’est bien leur auteur qui, en dépit de certaines déclarations où son esprit de modération intelligente reprend parfois le dessus, a érigé son bon plaisir en force de loi et assumé la principale responsabilité. Au cours de ses campagnes, les bulletins sortis de l’hôtel de la police, recueil de « nouvelles à la main, » de révélations moitié politiques, moitié scandaleuses, se mêlaient sur sa table aux rapports et aux correspondances militaires. Non moins attentif aux informations de Fouché qu’à celles de Berthier, il expédiait, d’un mot rapide, à Paris, des ordres d’emprisonnement, d’exil, d’exécutions sommaires. Heureusement le ministre crut expédient, en certaines circonstances, d’éluder les mesures prescrites ou d’en restreindre la portée ; car, selon le mot de Mme de Staël, il avait pour système de faire le moins de mal possible et tirait de ses lumières ce que d’autres puisent dans leur conscience.


II

Fouché ministre de l’Empire paraît s’être inspiré tout simplement de la formule politique du Directoire : Ni royalisme ni anarchie. Il s’appliqua en effet à asseoir et à équilibrer le nouveau pouvoir entre le péril de droite et le péril de gauche ; mais il ne combattit guère que le premier, car, sans le croire redoutable dans le présent, il le trouvait représenté par une faction irréconciliable. Du second, il se préoccupait peu, les adversaires qu’il rencontrait de ce côté lui semblant, par son propre exemple, des précurseurs plus ou moins consciens d’un régime démocratique et autoritaire. Une pensée lui demeurait commune avec les derniers jacobins, c’est qu’au-dessus de la liberté subsistait la Révolution, c’est-à-dire un ensemble d’institutions, de conquêtes si l’on veut, dont Napoléon avait pris ostensiblement la garde. L’obéissance de tous, muette ou explicite, à l’Empire s’expliquait par leur crainte instinctive du retour de l’ancienne dynastie. Ils supportaient comme un pis-aller le nivellement sous une épée victorieuse des rois, et l’égalité dans la soumission leur semblait une liberté remplaçant toutes les autres.

Les premier actes du ministre de la Police, après le 18 brumaire, accusent son zèle pour provoquer et rendre justifiables les adhésions des vieux républicains au régime nouveau. En désignant pour la déportation trente-quatre réfractaires de son parti, il ne donnait qu’une satisfaction platonique au parti vainqueur, car les soi-disant déportés restèrent simplement en surveillance sur le sol français. Depuis, les généraux qui trahissaient plus ou moins témérairement leurs regrets pour l’ancien régime républicain éprouvèrent les effets de sa protection. Lorsqu’en 1802, il dut découvrir et poursuivra les organisateurs du complot militaire de Rennes, il sut oublier, jusque dans sa correspondance avec le préfet d’Ille-et-Vilaine, le principal conspirateur, Bernadotte. Plus tard, il décida Moreau exilé en Amérique à disparaître sans bruit et empêcha de sévir contre ses complices. Quant aux « anarchistes, » ils lui semblaient avec raison des isolés, partant des adversaires inoffensifs et, de ce côté, il évitait de punir des démonstrations à huis clos et des regrets sans portée. Lui arrivait-il de menacer par ordre les ci-devant conventionnels, comme le jour où il dut faire comprendre à M.-J. Chénier que ses incartades poétiques le mettaient sous le coup d’une arrestation, il savait faire en sorte de n’être pas obligé d’aller plus loin. Les seuls qu’il estimât dangereux étaient les convertis au royalisme. Delahaye, incarcéré à deux reprises, puis relâché sans avoir été même interrogé, connut à cet égard ses véritables sentimens.

L’affaire de la première conspiration Malet (1808) montre bien et l’attitude de Fouché vis-à-vis des hommes de gauche et les obstacles mis autour de lui à son indulgence. Dubois, le préfet de police de la Seine, ne lui pardonnait pas d’occuper une place à laquelle il s’était cru destiné et, en sa qualité d’ex-procureur, il accusait sa faiblesse systématique envers les jacobins. Il crut avoir fait un coup de maître en découvrant sans lui une vaste machination destinée à rétablir la « souveraineté nationale. » D’après une dénonciation isolée, il fit arrêter tout un groupe d’anciens députés et de généraux en disgrâce. Ce n’étaient, excepté Malet, que des individus sans valeur et sans influence, dont un obscur séide de Robespierre, Démaillot, avait réchauffé les ressentimens ; il est vrai qu’ils escomptaient l’adhésion de certains personnages civils ou militaires, Garât, Sieyès, Lanjuinais, Masséna. D’après l’un des conjurés, il fallait ajouter à ces noms celui du ministre de la Police lui-même. Sur cet aveu, Dubois rédigea un rapport qui tournait en acte d’accusation contre son chef immédiat. Fouché surpris, mais non déconcerté, présenta un contre-rapport. Cambacérès examina par-dessous main l’attaque et la défense ; bref, ministre et préfet demeurèrent en place. Les « républicains » payèrent pour tous, puisqu’on les oublia en prison. Malet ne devait sortir de captivité que pour tenter l’audacieuse entreprise où il succomba en 1812.

Si maintenant nous regardons du côté des « hommes d’autrefois, » Fouché nous apparaît tout autre. Ici, son indulgence, si fréquente qu’elle soit, constitue toujours une faveur personnelle. De même qu’il voyait dans les jacobins des amis quand même, il voyait dans les nobles et les prêtres des ralliés, c’est-à-dire des suspects quand même.

Lors du Concordat, il n’avait pas assisté sans appréhension à la rentrée du clergé dans la vie publique. S’il n’en était plus à traiter la religion comme un fléau, il s’en tenait pour elle à cette estime dédaigneuse qui la fait accepter comme auxiliaire de l’Etat et instrument de règne. Les prêtres constitutionnels, parmi lesquels il comptait des amis, suffisaient à sa conception essentiellement politique et utilitaire de l’action religieuse sur le peuple. Il entrait donc à cet égard dans les vues intimes du Premier Consul et, pour son compte, il interpréta le Concordat dans un sens rigoureux à l’égard des anciens réfractaires, favorable à l’égard des anciens assermentés. On a souvent cité sa circulaire ironique et hautaine aux évêques : « Il y a plus d’un rapport entre vos fonctions et les miennes… » C’était devancer les comparaisons audacieuses de Napoléon : « Je suis théologien autant et plus qu’eux… Un archevêque, c’est un bon préfet de police. » Il lui convenait de ne pas distinguer entre l’apostolat et l’intolérance, là où il croyait saisir la moindre trace d’hostilité aux hommes et aux lois de la dévolution, témoin le silence imposé à l’abbé Frayssinous à Paris et aux missionnaires en province.

Résigné à la liberté des cultes, il ne l’était nullement, en ce qui concernait l’Eglise, aux autres libertés dérivées de la Déclaration des Droits, mais demeurées suspectes aux premiers fondateurs de l’Etat moderne. Il déniait au clergé le droit d’association et celui d’enseignement, en d’autres termes, la faculté d’entretenir des congrégations régulières à côté des prêtres séculiers et de participer à l’éducation de la jeunesse. Il avait publié, en 1793, certaines Réflexions où, le premier parmi les jacobins, il affirmait que « seule, l’instruction publique organisée sur la base du monopole, inspirée de l’esprit révolutionnaire et nettement philosophe, peut contre-balancer l’odieuse influence de la religion. » Le souple personnage qu’il était n’a point sans doute exposé sa théorie aussi crûment devant l’homme qui inscrivait « les préceptes de la religion catholique » parmi les lois fondamentales de son Université ; mais, dans la pratique, il y restreignit de son mieux l’influence des ministres de cette religion. Les vieilles rancunes de l’oratorien se réveillaient en lui, mêlées aux passions révolutionnaires, lorsqu’il signalait au gouvernement les collèges fondés par les Pères de la Foi, lorsqu’il le dissuadait d’agréger ces successeurs déguisés des jésuites à l’enseignement public, lorsqu’il obtenait enfin contre eux un arrêté de dispersion et envoyait leur chef, le P. Varin, en surveillance étroite à Besançon. Les partisans de l’éducation athée ont pu trouver depuis, dans ses écrits et dans ses actes, des leçons et des exemples utiles.

Comme, à l’encontre du chef de l’Etat, il estimait le terrorisme une simple maladie de peau et la chouannerie une affection intérieure, Fouché concentrait sur les royalistes plus ou moins déguisés son attention et son hostilité ; et en effet leur foi politique s’adressait à des idoles vivantes, tandis que celle des révolutionnaires reposait sur des abstractions dont il fallait chercher la représentation bien loin dans l’histoire. L’affaire de la machine infernale vint à point pour accréditer en haut lieu son opinion. Bonaparte, au premier moment, avait attribué l’attentat aux jacobins et telle était l’indignation que le ministre voyait alors soulevée contre ses amis qu’il crut devoir désigner plusieurs d’entre eux pour la déportation sans jugement ; cependant il poursuivait son enquête particulière et, finalement, mettait la main sur les vrais coupables, aventuriers échappés du refuge royaliste de Londres. Après avoir restreint autant que possible les radiations individuelles d’émigrés, il provoqua bien l’amnistie générale de l’an X, mais il en fit régler les conditions de manière à laisser au gouvernement et à lui-même, avec le mérite de la générosité, toutes les armes nécessaires.

Cela fait, il se montra implacable envers les impénitens hypocrites dans leur adhésion ou obstinés dans leurs menées. Leurs agences extérieures et intérieures, celle de Bayreuth et celle de Bordeaux, furent disloquées et dissoutes, les régions du Midi purgées de leurs émissaires ; enfin, des bouches de la Loire à celles de la Seine, Fouché traqua sans merci les derniers chouans, avant-garde ou arrière-garde, comme on voudra, des Anglais en terre française, ceux qui, faute de pouvoir prendre des villes, arrêtaient les courriers et enlevaient les caisses publiques. Il n’est guère d’année où il n’offre à Napoléon le sang de quelque chef plus ou moins réputé. Quant à leurs complices secrets, il les exclut systématiquement des fonctions publiques de tout ordre. Aux irréconciliables restés à l’étranger il ferme les ports de la Manche. Bien mieux, il sait se créer des intelligences jusque dans l’entourage des princes. On a raconté qu’un jour, en 1815, il osa rappeler à Blacas, en présence de Louis XVIII, les rapports qu’il avait reçus de lui. Il attire enfin, à l’occasion, sur le sol français les imprudens dans des pièges et des guet-apens qui leur coûtent la liberté, parfois la vie. Contre les amis des Comtes de Provence et d’Artois, les libéraux constitutionnels, les nouveaux Français indociles, la police, sous sa direction, employa deux armes extra-légales qui s’en prenaient l’une aux corps, l’autre aux intelligences : la prison d’Etat, la censure.

Par prison d’Etat, il faut entendre la réclusion arbitraire, caractérisée, sous sa forme la plus grave, par la détention dans une forteresse, sous sa forme la plus douce, par la mise en surveillance dans une résidence distincte du domicile. Ceux dont on suspectait le passé ou dont on incriminait les relations, dont on avait surpris une parole imprudente, jusqu’à un geste irrespectueux, pouvaient être éloignés, pour un temps indéterminé, à 30, 40 ou 100 lieues de Paris. On vit certains salons ainsi vidés par la dispersion de leurs habitués, comme jadis les palais de justice, quand des lettres de cachet envoyaient les membres opposans des Parlemens à tous les bouts du royaume. Mme d’Escars, surprise par un de ses invités alors que, dans un mouvement de dépit, elle jetait au feu le bulletin d’Austerlitz, fit malgré elle le voyage des îles Sainte-Marguerite ; plusieurs autres dames partirent le même jour qu’elle. On multipliait ainsi le nombre des sujets de Sa Majesté transplantés pour avoir troublé l’atmosphère de silence respectueux où les pouvoirs publics entendaient vivre : individus présumés coupables, mais qu’on n’osait traduire, faute de preuves, devant les tribunaux civils ou militaires ; accusés acquittés régulièrement ou condamnés arrivés au terme de leur peine qu’on persistait à garder sous les verrous. La volonté qui a déterminé ces détentions reste seule maîtresse d’en fixer le terme. Napoléon dit à peu près littéralement de Palafox ce que Louis XIV a dit du Masque de fer : « Il faudra que personne ne sache ce que cet homme sera devenu. »

Envers les personnes, le régime impérial continua donc, avec moins d’exaltation dans la violence, le régime républicain. Envers les idées, il revint à l’étroite compression des anciennes monarchies absolues. Dès janvier 1800, Fouché, qui se prenait à rejeter sur la licence de la presse les excès de la Révolution, faisait disparaître à Paris 60 journaux sur 73 ; depuis, il s’ingénia à rendre l’existence difficile à ceux, toujours plus rares, qui survécurent. Le traitement qu’il infligea aux Débats donne la mesure de ses sentimens envers tous ; il leur imposa un sous-titre, un censeur attaché à leur rédaction, des collaborateurs à sa dévotion, l’acquittement de pensions prélevées sur leurs bénéfices. Au théâtre, ses censeurs se préoccupaient de prévenir les manifestations irrévérencieuses du parterre en supprimant toute phrase susceptible de se prêter à des allusions, en écartant d’emblée certains sujets ou certains personnages. Les pièces anciennes n’étaient pas épargnées. Lemontey biffe soixante vers çà et là dans Athalie, sauf à substituer, si des raccords sont nécessaires, ses hémistiches à ceux de Racine. Dans le même ordre d’idées, Fouché poursuit les livres relatifs à l’histoire moderne de la France et à la maison de Bourbon ; il arrête à la frontière les Considérations sur la France, de Joseph de Maistre ; à la veille de sa chute, il met l’interdit sur la Partie de chasse d’Henri IV, par Collé. Il fait pis que supprimer les témoignages dangereux, il les falsifie. Le comte de Vauban, emprisonné au Temple, est trouvé porteur d’un manuscrit plus ou moins complet où il a raconté la guerre de Vendée avec une franchise parfois amère pour ses compagnons d’armes. Avec ou sans son consentement, une main officieuse y accentue par des retouches partielles la note hostile aux royalistes, et l’ouvrage interpolé paraît sous le nom de Vauban, sans que l’auteur responsable ose élever la moindre protestation.

Ainsi, jusqu’en 1810, la liberté individuelle, la liberté de la presse, légalement garanties, subirent, au nom du salut public, des violations répétées, inspirées par Napoléon, consommées par Fouché. Les deux commissions sénatoriales chargées de veiller officiellement sur l’une et l’autre ne reçurent aucune plainte, ne firent entendre aucune réclamation. A lui seul, le ministre se chargea d’apporter quelque tempérament à l’arbitraire. Il laissait, sans le dire, celui-ci rompre insensiblement son ban, celui-là s’échapper de sa prison, cet autre rentrer clandestinement en France. De ces faveurs adroitement conférées et cachées, il faisait valoir le mérite auprès de qui de droit et accaparait le bénéfice. Par cette conduite il conquit et garda ses entrées au faubourg Saint-Germain, jusque dans les salons inaccessibles à quiconque n’était pas . On imaginera bien qu’il y tendait l’oreille plus qu’il n’y déliait sa langue et qu’on ne le croyait qu’à moitié lorsqu’il disait : « Quand vous aurez du mal à dire de l’Empereur et du gouvernement, attendez que je sois chez vous. Mon arrivée fait fuir les mouchards. » Il se laissait hanter par les revenans, sauf à les maintenir étroitement dans le monde des ombres.

Comment expliquer la constance, l’apparente cordialité de ces rapports qui, à distance, surprennent, scandalisent même ? Redouté à raison de ses fonctions, Fouché, à première vue, n’attirait guère. Le front vaste, signe d’intelligence, le menton lourd, signe de volonté, en imposaient peut-être, mais les joues blêmes, encadrées de cheveux incolores et plats, le sourire intermittent et énigmatique, les yeux gris enfoncés sous des paupières rouges et plissées, le regard fuyant, ne plongeant qu’à la dérobée par un trait aigu et furtif dans le regard et l’âme d’autrui, la parole brève et saccadée, un ton de scepticisme et de légèreté appliqué aux sujets les plus graves, tout cet extérieur ne le recommandait guère. En revanche, l’esprit animait sa conversation, le désir d’obliger se trahissait dans son langage autant que celui de se faire valoir. Il semblait sans cesse excuser les actes que lui imposait la raison d’Etat par des actes d’indulgence intéressée et, avec toutes sortes de précautions, entretenait parmi les habitans du noble faubourg l’aigreur et la défiance contre le gouvernement. Il se créait ainsi des sympathies parmi ceux qui laissaient croire à leur soumission, sympathies dont quelques-unes, vu leur durée, doivent être tenues pour sincères.

Jusque dans l’Eglise, il compta des amis, d’autant plus qu’avec sa tendance à incliner du côté opposé à celui où penchait le pouvoir, il ménagea les prêtres lorsque Napoléon se mit à les poursuivre. Ce n’est pas une démarche sans portée que celle du cardinal de Belloy visitant la famille Fouché et passant, la main levée, devant la femme et les enfans du ci-devant conventionnel agenouillés devant lui. Ce n’est pas un mot ordinaire que celui de l’archevêque Lecoz l’appelant l’« homme de la Providence. » Ce n’est pas enfin un geste banal que celui de Maury lui envoyant de Rome sa bénédiction en 1815. Les femmes, comme les prêtres, subissaient sa fascination. Mme de Custine, dont le mari avait péri sous la Terreur, la princesse de Vaudémont, née Montmorency, firent de lui à certains égards leur directeur de conscience politique et lui demeurèrent fidèles même après sa dernière chute. Les Luynes, les Polignac, les Rivière, les Narbonne, les Bourmont, cultivèrent avec succès sa bienveillance.

Où Fouché nous apparaît sous son jour le moins fâcheux, c’est dans ses tentatives de médiation entre la toute-puissance ombrageuse de l’Empereur et l’indépendance des écrivains. Il s’estime libéral, en accordant proprio motu à Chateaubriand la permission de se censurer lui-même, de rayer de sa main les passages supposés dangereux de son livre des Martyrs, avant la publication. Il est vrai qu’il vient de supprimer le Mercure pour avoir laissé passer un article de lui et qu’il va faire fusiller son cousin Armand à la plaine de Grenelle. Mme de Staël fut également conviée à la reconnaissance ; on sait qu’elle passa dix ans à ruser avec les arrêtés qui lui interdisaient le séjour de Paris et la vue du ruisseau de la rue du Bac. La seule fois où elle parvint à les éluder, ce fut lorsqu’elle put, grâce à la tolérance du ministre, s’établir à Acosta, chez les Castellane, et y travailler à peu près tranquillement à la composition de sa Corinne.

Les relations de Fouché et de Charles Nodier, alors à ses débuts, sont également intéressantes. En 1802, une satire lyrique anonyme intitulée la Napoléone se répandit dans le public et réjouit les adversaires secrets du régime. On en rechercha inutilement l’auteur jusqu’au jour où un petit jeune homme venu récemment de sa province, nommé Nodier, jugea intéressant pour sa réputation et en somme peu dangereux pour lui d’en revendiquer la responsabilité. Il fut arrêté de ce fait ; mais Fouché, se rappelant avoir connu son père à l’Oratoire, relâcha bientôt l’imprudent poète, à charge de racheter ses rimes séditieuses par d’autres conformes à la pensée du gouvernement. Pour prix de sa libération, Nodier composa sa Prophétie contre Albion, où le tyran Sylla, flétri dans la Napoléone, était changé en Scipion destructeur de Cartilage, héros et vengeur de sa patrie. Dix ans après, le ministre et l’écrivain se retrouvaient pendant quelques semaines en Illyrie, le second journaliste au service du premier. Qui sait s’ils ne se sont pas encore revus en 1815, émules alors de zèle dans leur foi royaliste ? En tout cas, Nodier, bien plus tard, a payé à Fouché, en quelques pages plus attrayantes de forme que dignes de foi, sa double dette de gratitude.


III

Pendant quelques années, Fouché put se croire, concurremment avec le prince archichancelier, le second personnage de l’Empire. On le voit, tout en gardant son titre et ses émolumens sénatoriaux, entrer au Conseil privé et au Conseil des affaires ecclésiastiques, être décoré du grand aigle de la Légion (sans parler des chamarrures de la franc-maçonnerie officielle), devenir comte de l’Empire et duc d’Otrante. Le petit oratorien aux gages mensuels de 120 livres possédait alors, du fruit de ses divers traitemens et de ses spéculations personnelles, une fortune qu’on a évaluée à 14 millions ; il recevait entre autres 3 000 francs par jour de la caisse des jeux. Propriétaire, autant dire seigneur des châteaux de Pontcarré et de Ferrières, il tirait d’importans revenus de ses terres en Westphalie, en Provence et en Italie. Les hommes des partis les plus divers vantaient ses vertus privées et lui accordaient leur confiance. Un contemporain affirme avoir vu réunis dans son antichambre l’ancien contrôleur général Calonne et Parère, le porte-paroles de la Montagne conventionnelle. Il tenait sous son influence ce que M. Madelin appelle les trois faubourgs : le faubourg Antoine, refuge des derniers jacobins ; le faubourg Saint-Germain, repeuplé par les émigrés rentrés ; le faubourg Saint-Honoré, centre du monde officiel ; mieux que cela, les Tuileries elles-mêmes. Napoléon le subissait, tout en se flattant de le dominer. S’il lui dissimulait les secrets de l’Etat, il le laissait entrer assez avant dans ses affaires particulières et celles de sa famille. Il le disait intrigant, n’osant le croire infidèle ; car l’instrument était, comme on l’a dit, empoisonné, également dangereux à employer et à laisser inactif.

Malgré tout, Fouché ne pouvait manquer d’ennemis, et sa carrière ministérielle fut pleine de vicissitudes. Sur son propre terrain, il avait des concurrens, les chefs des contre-polices préposées à la sûreté du souverain : Bourrienne, le secrétaire intime ; Moncey, le premier inspecteur de la gendarmerie ; Junot, le gouverneur de Paris ; Savary, le commandant des gendarmes d’élite ; Duroc, le grand maréchal du palais. Il sentait ensuite percer autour de lui l’hostilité des autres ministres, irrités de ses empiétemens inattendus, et cependant inévitables, sur leurs fonctions. Enfin, malgré la confiance qu’il inspirait, il dut compter avec les circonstances, avec les courans passagers d’opinion auxquels Napoléon lui-même était contraint de céder. Deux fois il fut mis à l’écart, aux deux momens les plus brillans du Consulat et de l’Empire.

Sa première disparition date de 1802 et coïncide avec deux actes importans : le Concordat et l’amnistie des émigrés, qui marquèrent une évolution sensible du gouvernement vers les idées conservatrices et les institutions d’autrefois. En même temps, se posait la question du Consulat à vie ; l’ex-conventionnel, jaloux de donner un gage à ses anciens amis, fit si bien que le Sénat consulté se crut généreux en n’offrant à Bonaparte qu’une prolongation de pouvoir pour dix ans. Le Premier Consul, décidé à passer outre, fit payer à Fouché cette manifestation intempestive. Sous prétexte que la paix d’Amiens rendait le ministère de la Police désormais inutile, il le supprima et relégua le ministre au Sénat, en ajoutant d’ailleurs à cette sinécure l’octroi d’une riche sénatorerie et la promesse d’être rétabli dans sa fonction, si celle-ci redevenait nécessaire.

On eut alors la malencontreuse idée de confier la direction suprême de la police au grand juge : mesure aussi étrange, disaient les méchantes langues, que le serait l’inspection des mauvais lieux mise entre les mains de l’archevêque de Paris. Régnier fit en effet assez piètre figure sous sa simarre, quand il descendit en personne dans le cachot de Pichegru. Cependant Fouché continuait à faire parvenir aux Tuileries ses bulletins, bien payés, qui accusaient à chaque page la négligence ou l’impéritie de son successeur ; peut-être est-ce lui qui, par ses renseignemens sur tel ou tel opposant suspect, donna l’éveil au Consul sur la grande conjuration de 1804. En tout cas, il profita des fautes commises, au milieu de cette crise, par Régnier et Real ; il se tint habilement en dehors de l’affaire du Duc d’Enghien, qu’il aurait même qualifiée d’un mot bien connu : « C’est pis qu’un crime, c’est une faute. » Aussi, lorsque le Consulat à vie se transforma en Empire héréditaire, sa rentrée en scène parut inévitable. Il s’était laissé mettre à l’écart dans la crainte d’être entraîné par la réaction ; il fit de nouveau souhaiter ses services, dès que Bonaparte eut donné aux révolutionnaires le gage par excellence, la vie d’un Bourbon.

Avec ses anciens collègues de la Convention, Fouché prépara et dirigea la nouvelle évolution du régime. Sur sa proposition, le Sénat vote l’adresse demandant des institutions qui assurent l’existence du gouvernement au-delà de la vie de son chef. Au Conseil privé, où la question se débat en présence du principal intéressé, il est le seul avec Régnier à ne pas solliciter en retour quelques garanties pour les libertés publiques ; il lui suffit d’inspirer à M.-J. Chénier la tragédie allégorique de Cyrus, où quelques remontrances discrètes se noient au milieu des adulations. Puis ce sont Treilhard, qui présente au Tribunat le sénatus-consulte créant la quatrième dynastie, Cambacérès qui salue le premier Bonaparte des titres de Sire et de Majesté, David qui traduit sur la toile les splendeurs du sacre, Alquier qui de loin adhère à l’institution impériale comme au développement logique de la dévolution. Si Berlier et Carnot protestent plus ou moins haut contre l’hérédité et pour la liberté, le premier n’en reste pas moins en place et le second ne tarde pas à accepter une pension. Etait-ce donc moins la royauté que le roi que la Convention avait entendu frapper le 22 septembre 1792 ?

Le 11 juillet 1804, Fouché, récompensé de son intervention, rentra au ministère de la Police rétabli en sa faveur. Cette fois sa puissance devait durer près de six ans, traversée par des conflits, par des alternatives de faveur et de méfiance qu’il provoqua quelquefois et dont il sut longtemps prévenir les effets. En homme instruit de tout par état, il essayait de dire son mot sur tout. Ses essais d’intervention indiscrète dans les affaires de l’Empereur ou de l’Empire le compromirent plus d’une fois et finirent par le renverser.

En 1807, il voulut jouer au conseiller intime en précipitant l’affaire devenue inévitable depuis le rétablissement de la monarchie héréditaire, c’est-à-dire le divorce de Napoléon. Entre lui et Joséphine les relations dataient de loin, cimentées par des échanges de services où le ministre apportait de l’argent et l’impératrice son influence. Fouché n’en travailla pas moins à assurer, par un second mariage de son maître, la stabilité d’un gouvernement qui le protégeait contre Louis XVI, toujours vivant dans ses frères. Après l’alliance franco-russe de 1807, il prôna l’idée d’une union de famille avec les Romanof, par crainte de voir arriver en France une princesse saxonne ou autrichienne, parente des Bourbons. Il lança des allusions à ce sujet dans les journaux à sa dévotion, présenta à l’Empereur un mémoire soi-disant confidentiel, poussa l’audace jusqu’à demander à Joséphine de provoquer elle-même le divorce. Il fut de ce fait sévèrement admonesté par Napoléon, qui entendait n’agir que de son plein gré et à son heure, mais il resta impuni, car on le conservait pour préparer habilement l’opinion le moment venu.

Sans plus attendre, dès la fin de 1808, Fouché noua une nouvelle intrigue. Il s’agissait pour lui de faire déclarer héritier de l’Empire le roi de Naples Mural, populaire dans l’armée et alors mécontent de n’avoir pas été appelé au trône d’Espagne. Afin de lui créer un parti, il se rapprocha de son ennemi intime, Talleyrand. Les deux compères réconciliés se montrèrent ensemble en public, parlant à l’envi de la nécessité de pacifier l’Europe et de consolider la dynastie. Averti par ses polices particulières, Napoléon quitta subitement l’Espagne le 18 janvier 1809 ; le 22, il montait, exaspéré et fulminant, l’escalier des Tuileries. A sa réception du lendemain, il accablait Talleyrand des plus violens reproches et le destituait de ses fonctions de grand chambellan. Quanta Fouché, s’il fut gourmande, ce fut sans éclat ; mais sa situation était ébranlée, il ne s’y trompait pas et parait d’avance les coups suspendus sur sa tête, témoin l’entretien avec le général de Ségur qu’il provoqua dans la forêt de Fontainebleau, et où il prétendait, le bon apôtre, avoir décidé à deux reprises la ruine des jacobins, en l’an II, lorsqu’il avait fait tomber leur tribun, Robespierre, en l’an VII, lorsqu’il avait réduit à l’inaction leur général, Bernadotte.

L’apologie ne manque pas de saveur dans sa bouche, précédant de quelques semaines l’intrigue, ourdie avec le même Bernadotte, en vue de saisir le gouvernement, au cas d’un interrègne possible. Pendant que Napoléon assurait à Vienne les résultats de la victoire de Wagram, les Anglais avaient envahi la Zélande, menaçaient Anvers et la Belgique. Comment, de Paris, improviser et diriger la défense ? Fouché qui, à ce moment, cumulait les fonctions de ministre de l’Intérieur et de ministre de la Police, prit en fait, au lieu de l’indolent Cambacérès, figure de premier ministre, presque de régent. Il convoqua, à défaut de troupes de ligne, les gardes nationales, lit vibrer dans les proclamations le sentiment patriotique tel qu’il existait quinze ans auparavant : bien plus, il réussit à préposer au commandement un maréchal disgracié de la veille et suspect de tout temps pour ses arrière-pensées républicaines, le prince de Ponte-Corvo. Au bout de quelques semaines, Napoléon vit soudain clair dans son jeu ; après avoir loué son zèle, il l’accusa de troubler les esprits sans motifs, déclara la levée des gardes nationales imprudente et pleine de dangers pour l’avenir. Bernadotte dut céder la place à Bessières, en face d’un ennemi heureusement impuissant à prendre l’offensive. Fouché ne reçut d’autre punition que celle de tancer à huis clos son complice, et encore si celui-ci demandait des explications.

Ainsi l’Empereur paraissait croire encore une fois à ses protestations tardives de loyalisme. Dans ses lettres, il le gourmandait déjà depuis longtemps, d’un ton toujours plus rude, peut-être par crainte toujours plus pressante de sévir : « Vous avez une faiblesse dans votre administration que je ne puis concevoir, » lui écrit-il dès août 1805. Un peu plus tard, à l’occasion de je ne sais quelle proposition hostile au Sénat qu’il a reçue de lui, il le dénonce violemment à l’archichancelier : « Est-il fou ? A qui en veut-il ? Je commence à ne plus rien comprendre à la conduite de ce ministre. » En 1809, les objurgations se multiplient : « Vous ne faites point la police de Paris,… on dirait en vérité qu’à la police, on ne sait pas lire… J’ai reçu de vous un fatras sur le commerce des blés et qui est tout à fait ridicule. » A côté de ces boutades, on en surprend d’autres qui, prises dans leur sens littéral, constituent des hommages tant à la liberté individuelle qu’à la liberté de la presse, mais qui, à les examiner de près, tournent en critiques contre Fouché. Il plaît à l’Empereur de trouver son ministre maladroit, imprudent, mais, comme au fond il ne lui en veut pas d’avoir frappé tel individu ou tel journal, il ne donne aucune sanction à l’expression de son blâme.

Le duc d’Otrante ne discerna pas suffisamment le sens de ces avertissemens et, à la veille de sa seconde chute, il commençait à se croire intangible. Il faut l’entendre, au milieu du désarroi causé parmi les « votans » par la nouvelle du mariage de l’Empereur avec une archiduchesse. Thibaudeau effaré est accouru auprès de lui et lui a exprimé ses craintes : « Qu’importe ? Lui réplique Fouché presque souriant. Marie-Louise sera peut-être aimable et charmante comme sa tante. On a calomnié Marie-Antoinette, on a beaucoup parlé contre elle, nous les premiers. Nous étions au parterre, debout, mécontens, tapageurs. A présent, nous voilà bien assis, aux premières loges : applaudissons ! » Il pouvait se croire en effet bien assis, lorsque, peu après, il était expressément désigné, avec Cambacérès, comme partner au jeu de la nouvelle impératrice. Cette fois c’était bien la monarchie qui ressuscitait, personnifiée dans la nièce et le « neveu » de Louis XVI, et Fouché ne s’y trouvait pas déplacé.

On ne pensait pas de même autour de lui ; son imprudence le perdit. De la police, il entendait s’élever à la diplomatie : faiblesse perfidement encouragée par Talleyrand, à laquelle il cédait en convoitant la succession de l’honnête et médiocre préposé à la politique étrangère, Champagny. Dès le printemps de 1809, il s’abouchait avec l’ambassadeur autrichien Metternich et l’informait sans y paraître de certains desseins surpris en haut lieu, propres à rallumer la guerre continentale. Comment ne s’aperçut-il pas qu’à cette époque, c’était trahir que de faire prêcher, même discrètement, les bienfaits de la paix par la presse à ses ordres ?

Les incidens qui amenèrent sa chute sont bien connus. Au commencement de juin 1810, Napoléon apprit que, de deux côtés, par l’intermédiaire d’un voyageur obscur, Fagan, et du financier Ouvrard, le duc d’Otrante s’était abouché directement avec les Anglais en vue de négociations pour la paix. Son parti fut aussitôt pris ; après avoir consulté pour la forme ses autres ministres, et avec leur acquiescement timide ou silencieux, il releva Fouché de ses fonctions, le nomma gouverneur des États romains. Quelques semaines après, il révoquait cette dernière nomination ; le ministre déchu, qui avait songé un instant à fuir en Amérique les effets possibles de la colère impériale, obtenait comme une grâce de se retirer dans sa sénatorerie d’Aix en Provence. Napoléon lui faisait subir la loi du talion, en le reléguant, loin de Paris, à l’extrémité de l’ancienne France. « Il ne faut faire aucune attention à lui, » écrit-il à son successeur (21 août). Ce dédain transcendant prouve qu’il le craignait encore. Il faut ici entendre une grande dame à demi ralliée, amie de Real et de Fouché, Mme de Chastenay. « On ne saurait croire à quel degré Fouché avait convaincu les esprits de sa capacité merveilleuse, de son immense supériorité, de sa philosophie d’opinion, de son aversion pour les mesures vexatoires, de sa propension pour les classes élevées, de son aversion secrète pour les jacobins d’autrefois, dont il aurait tout à redouter. Il semblait que la puissance personnelle de Fouché balançât celle de l’Empereur… »

Celui que Mme de Chastenay appelait le « monarque de l’opinion » disparut à temps pour n’avoir pas, soit à exécuter, soit à contrecarrer de nouvelles et graves décisions. Napoléon venait de ressusciter officiellement les deux institutions typiques de l’ancien régime : la censure (7 février) et les prisons d’Etat (3 mars). Ces deux décrets, précédés de considérans tant soit peu hypocrites en faveur de la liberté de la presse et de la liberté individuelle, apportaient en somme à l’arbitraire des règles qui limitaient, au profit du bon plaisir de l’Empereur, le bon plaisir du ministre ; ils eussent condamné Fouché à obéir sans apporter, de son autorité propre, des tempéramens à son obéissance. Le duc d’Otrante n’eut pas à supporter cette dernière épreuve, non plus qu’à partager la responsabilité des actes qui, de 1810 à 1814, détachèrent peu à peu le peuple de son héros. Il ne fut pas requis de diriger la conscription des héritières au profit des parvenus, de jeter Mme de Staël sur la route de Russie, de mettre le sac au dos aux séminaristes de Tournay et de Gand. Son successeur Savary prit à la lettre la consigne qui lui fût immédiatement donnée : « Il n’appartient pas à la police de rien changer aux ordres que j’ai pris. » Il se conduisit en grand prévôt des affaires civiles, devant qui tout opposant prenait figure de déserteur ou de réfractaire. Par leur action indépendante, Talleyrand et Fouché dissimulaient un peu le caractère autocratique du régime. Délivré d’eux, Napoléon, entre les ducs de Rovigo et de Bassano, mène au gré de sa fantaisie toute-puissante la police comme les affaires étrangères et succombe ainsi devant la coalition européenne en 1813 et devant l’opinion française en 1814.


IV

Pendant la longue crise politique caractérisée par la chute de l’Empire, les Cent-Jours et les deux Restaurations, à chaque convulsion nouvelle, Fouché reparaît, avec l’attitude d’un empirique complaisant et dangereux. Les fonctions qu’il a exercées lui ayant livré le faible et les secrets de chaque parti, il s’abouche simultanément avec tous, dans l’intérêt de sa propre fortune ; mais, comme il les a tour à tour desservis et flattés, il doit redouter leurs soupçons en même temps que se prêter à leurs avances. Aussi les dix dernières années de sa vie sont-elles un vrai roman d’aventures et de la conclusion de ce roman ressort la preuve des périls auxquels s’expose, lorsqu’il veut se guinder aux grands rôles politiques, un policier, si habile qu’il soit.

Durant trois ans après sa seconde disgrâce, le duc d’Otrante vécut dans la retraite. En juillet 1813, Napoléon, préoccupé des moyens de soustraire ce maître intrigant aux tentations des opposans de l’intérieur, l’appela auprès de lui à Dresde, pour l’expédier ensuite à l’extrême frontière de l’Empire, comme gouverneur des provinces illyriennes. Chassé de ce pays par l’invasion au bout de quelques semaines, Fouché se vit incontinent délégué à Naples, où il était chargé de soutenir la fidélité chancelante de Murat ; peut-être y précipita-t-il sa défection, il rentra en France au moment où l’Empereur livrait en Champagne ses dernières batailles et à Paris alors que le Comte d’Artois venait de prendre pour Louis XVIII possession de la couronne. Cela n’était point fait pour l’inquiéter, car il avait pris de longue date ses précautions. Jamais échappé d’Eglise ne s’est moins conformé à la maxime évangélique : Le lendemain se suffit à soi-même. Il ne cessa de tout prévoir, même les Bourbons, au temps où il s’appliquait à effacer en France les moindres traces de leur souvenir. Dès 1803, il faisait à Louis XVIII, alors à Varsovie, des ouvertures intéressées ; en 1806 il laissait D’Andigné et Suzannet, ses anciens prisonniers, prononcer favorablement son nom à l’oreille d’un royaliste dissident, D’Antraigues. En 1807, il chargeait Perlet, déguisé sous le nom de Bourlac, de dire tout bas à l’hôte d’Hartwell que Fouché lui était tout acquis et qu’un comité royal fonctionnait impunément à Paris. Bien donc d’étonnant à ce qu’il crût devoir, en mémoire de ces mystifications successives, offrir sa collaboration à l’œuvre de la restauration bourbonienne.

Les circonstances l’avaient replacé quelques jours trop tard à portée des événemens. Le prince de Bénévent venait, sans son concours, de conduire et de mener à bien l’intrigue finale. Le duc d’Otrante put tout au plus, dans les couloirs du Sénat, contribuer à sceller dans une formule équivoque la réconciliation de la nation avec l’ancienne dynastie. Depuis quinze ans il redoutait une réaction politique dans l’Empire et le retour des Bourbons. Vaincu par l’une en 1810, il finit par croire opportun de se rallier aux hommes qui la personnifiaient en 1814, pour les attirer à ses propres idées et reprendre sous leur nom la tête des affaires. Aussi, durant cette année 1815 qui vit se succéder en France trois gouvernemens, Fouché, poussant en dehors ou en dedans de leurs remparts branlans aussitôt qu’élevés ses approches et ses contre-approches, épuise, en ce qui le concerne, toutes les chances et toutes les surprises de la fortune. Au milieu de l’imbroglio où il se joue des divers partis, il paie d’audace, il affronte de haut et à fond le sentiment public. « Je n’ai jamais manqué de fidélité à personne, » ose-t-il dire le 12 mars, au lendemain de ses offres à Louis XVIII et à la veille de rentrer au service de Napoléon. Le 29 juin, durant cette semaine qui suivit Waterloo et fut pour lui la semaine capitale, celle des trahisons multiples et intéressées, il écrit : « Croyez bien que dans ma position je ne songe qu’à ma patrie. »

Pendant la première Restauration, il s’était posé en disgracié du régime impérial, effaçant ainsi d’autorité son rôle à une époque antérieure et néfaste. Les Bourbons ne songèrent à lui, au printemps de 1815, que lorsqu’ils sentirent le terrain manquer sous leurs pieds ; pour lui, il se demandait alors, les yeux à demi tournés vers le Duc d’Orléans et le roi de Rome, où prendre un gouvernement propre à satisfaire ses ambitions personnelles en même temps qu’à assurer la paix publique. L’homme de l’île d’Elbe reparut soudain, s’imposa à tous et se laissa imposer Fouché, comme un ancien serviteur et comme un représentant de cette Révolution dont les circonstances le refaisaient l’allié et le protecteur ; il lui rendit ses fonctions à la police.

Aux côtés de l’Empereur constitutionnel, le duc d’Otrante essaya de jouer au premier ministre. Après avoir inutilement sollicité le portefeuille des Affaires étrangères, il entama, comme s’il eût repris l’affaire interrompue par sa disgrâce en 1810, des négociations secrètes avec les puissances coalisées. Plus que son collègue de l’Intérieur, il dirigea les élections et, autant que son collègue de la Guerre, il s’occupa de mettre fin aux troubles de la Vendée. Chez lui, il lui plut d’inventer la police « libérale et positive, » tolérante en particulier aux journaux, d’affecter envers les opposans de toute provenance une courtoisie qui touchait à la faiblesse. Napoléon ignorait ou voulait ignorer cette action souterraine ; on surprend cependant, dans des mots plus ou moins authentiques, ses soupçons et son irritation. Dans une lettre du 29 mai, il reprend vis-à-vis de Fouché son ton d’autrefois : « Il serait bien temps que la police ne laissât pas prêcher la guerre civile impunément. » Évidemment il voyait en lui un ennemi et n’attendait que le succès de la première campagne pour l’abattre. Gourgaud lui fait dire à Sainte-Hélène : « J’avais déjà composé la commission militaire ; c’était celle du Duc d’Enghien. » En dépit de ses menaces après coup, Napoléon n’osa, — et comment l’aurait-il pu, à moins d’abdiquer son rôle nouveau ? — se débarrasser violemment d’un homme qu’il sentait, comme dit je ne sais quel personnage du théâtre romantique, « marcher dans son mur. » Ce fut Fouché qui, après Waterloo, grandissant soudain par la défaite des armées et le désarroi des pouvoirs publics, devint le vrai chef du gouvernement. Son action fut courte, mais décisive. Quelques semaines s’écoulèrent, pendant lesquelles ce « Judas au triple visage » tint l’interrègne entre l’Empereur et le Roi. « Lui seul, écrit Quinet, agit, et chacune de ses actions est un piège. On le prend dans ses embûches, il en rit et l’on en rit avec lui… Tous sont troublés ou désespérés, lui seul est inaccessible au deuil. Il est heureux, il triomphe dans l’universelle ruine. » De l’homme qu’il a servi dix ans il prononce une hypocrite oraison funèbre devant la Chambre des représentai et, quelques heures après, il interdit les honneurs du Moniteur à sa dernière proclamation militaire ; on le surprend disant à Davout : « Qu’il parte, qu’il s’éloigne ; sinon, j’irai l’arrêter moi-même ! » On a beau, à la tribune, dénoncer sa main perfide et parricide, réclamer pour lui parmi les soldats le peloton d’exécution ; il pousse d’une main l’Empereur déchu et, derrière lui, la pâle ombre de Napoléon II loin de la France ; de l’autre, il attire vers Paris les armées anglaise et prussienne, il les traverse pour aller au-devant de Louis XVIII. Ainsi, comme Talleyrand en 1814, il relevait un trône et pensait s’être suffisamment racheté de son passé par le service qu’il venait de rendre aux Bourbons.

De tout cela il fut deux fois payé, ainsi qu’il l’espérait d’abord, ainsi qu’il le méritait presque aussitôt après. Ici l’homme habile par excellence manqua de ce tact dont le jeu continu des révolutions finit par dépouiller les esprits les plus avisés. Il se crut le guide nécessaire, alors qu’on allait l’écarter dédaigneusement du chemin où, dans un moment d’orage, il avait pris audacieusement la tête. Que n’imitait-il Barras ! Celui-ci, aussi largement compromis que lui, protégé du moins par le souvenir de son hostilité constante à Bonaparte, voyait les conseillers du roi frapper à sa porte et transmettre ses bons avis aux Tuileries, mais il se gardait de redemander un rôle dans les affaires, qu’on ne lui eût d’ailleurs pas accordé ; l’impunité et les apparences de la considération lui suffisaient. Fouché osa et voulut davantage ; mal lui en prit. Pendant quelques semaines, les royalistes le flattèrent, l’accablèrent des témoignages d’une gratitude trop expansive peut-être pour ne pas lui donner à penser. On le fit encore une fois ministre de la Police ; n’était-ce pas déjà lui faire sentir qu’en dehors d’une certaine sphère, il n’y avait pas de place pour lui ? Les ultras l’imposèrent en quelque sorte au roi et presque aussitôt soulevèrent contre lui l’opinion dominante. Il dut quitter non seulement le ministère, mais la France, avec la vaine compensation d’une mission diplomatique à Dresde, que le coup d’Etat de janvier 1816 contre les régicides fit disparaître.

Depuis lors, Fouché erra ou végéta à l’étranger, condamné à l’inaction, à la déchéance pour le reste de sa vie. Ce vieux sceptique, pour lequel les mots de république, de souveraineté populaire ou parlementaire ne comportaient plus guère de sens, ce potentat déchu, narquois jadis devant les hommes et aujourd’hui exaspéré contre les événemens, en revenait au rêve des constitutionnels de 1790 ou de l’an III, rêve qui reprenait corps, alors que Decazes, son successeur à la Police, parlait de royaliser la nation et de nationaliser le royalisme. Il essaya de lutter contre sa destinée, fatigua de ses doléances les hommes publics en France et en Europe. Rien ne lui faisait voir la contradiction existant entre ses pratiques violemment autoritaires d’autrefois et les doctrines hautement médiatrices dont il avait importuné les oreilles de Louis XVIII, de juillet à septembre 1815. Du moins, parmi les libéraux, il compta des élèves avoués, d’anciens amis, Manuel à la tribune, Jay à la Minerve, et ceux-ci jouèrent selon la formule de ses rapports au roi la fameuse « comédie de quinze ans » qui eut pour dénouement les événemens de 1830. Fouché n’avait pu qu’assister de loin aux premiers actes. La mort le surprit dès 1820, confiné à Trieste, repoussé de partout, importun à tous. Il ne vit venir à lui durant ses derniers jours que quelques membres de la famille Bonaparte, que le sentiment de leurs propres malheurs avait remplis de pitié pour les siens.

S’il concevait très imparfaitement les rapports de la morale et de la politique, le duc d’Otrante possédait du moins une conscience très nette des responsabilités qui l’attendaient devant l’histoire. Tout le long de sa carrière on le surprend tentant de se soustraire au jugement de ses actes passés. Ministre, il réussit à faire effacer son nom de certaines publications sur Lyon en 1793, à supprimer dans les archives de Nantes les pièces dangereuses pour sa réputation. En 1809 et 1810, sous la menace ou le coup de la disgrâce, il trie et brûle en hâte les dossiers pouvant un jour tourner en actes d’accusation contre lui. Sorti du ministère, il s’entête à ne pas rendre à Napoléon les lettres qu’il a reçues de lui. A son lit de mort, il fait anéantir les derniers témoignages écrits de son passage aux affaires qu’il ait gardés. En revanche, en exil, il fatiguait la presse de ses apologies directes ou indirectes, il multipliait, sans se montrer, les publications propres à rappeler à la France ses talens et ses services. Il laissait s’échapper de son cabinet les notes sur lesquelles, après sa mort, on devait composer ses Mémoires ; car, malgré ses intentions formellement exprimées de rédiger son autobiographie, de la faire paraître comme une protestation et une vengeance, il ne semble pas avoir poussé la sérénité dame jusqu’à écrire, à l’exemple de tant d’autres, sous forme de récit, son oraison funèbre.

Du vivant de Fouché, maint témoignage individuel a surgi en sa faveur, mais il en était de ces voix isolées comme des grâces particulières qu’il avait données pour atténuer dans l’opinion la portée de ses rigueurs ; elles acquittaient une dette de reconnaissance sans y joindre le tribut d’un peu d’estime. De même que ces grâces ne changeaient rien à l’esprit de son administration, les témoignages de ses protégés d’un jour se sont perdus dans la clameur générale qui l’a poursuivi depuis sa mort. Chateaubriand, dès 1816, le qualifiait dans sa langue imagée d’ « hyène habillée. » — « Il est difficile de trouver dans toute l’histoire, écrit en 1900 lord Rosebery, un personnage plus répugnant et plus mal famé. » Entre ces deux imprécations s’allonge contre lui, durant tout le siècle, une terrible litanie. L’opinion a jugé et exécuté Fouché sans phrases, sur sa réputation ou plutôt sur les réputations successives qu’il s’est spontanément faites. Elle a laissé en quelque façon sortir de l’histoire de France un nom qu’on ne lit plus qu’au loin, dans un annuaire militaire allemand ou dans un almanach de cour, en Suède.

De notre temps, où les évocateurs du passé expliquent tout et ne qualifient rien, dépouillent les dossiers, mais évitent de formuler des conclusions, la dure sentence rendue par tant de politiques et d’écrivains n’a guère subi d’atténuation. Pour s’en être tenu à la méthode courante, M. Madelin a été accusé d’indulgence inopportune et mal placée. Il paraît, il est vrai, adhérer à l’opinion de Napoléon caractérisée par ce mot : « C’est le seul homme d’État que j’aie eu. » Aux hommes d’Etat véritables on peut faire honneur de grandes conceptions qui excusent à moitié chez eux certains manquemens à la loi morale éternelle. Si l’on applique cette qualification à ceux qui ont ouvertement proclamé la prééminence de la force sur le droit, c’est déjà un hommage malheureux au succès ; ne serait-ce pas fléchir encore davantage que d’en décorer ceux qui, n’osant ou ne pouvant agir au grand jour, ont opposé au droit uniquement l’intrigue et la ruse ? Cette fidélité à certaines idées qui donne aux personnages publics leur physionomie et leur caractère se réduit chez Fouché à la constance dans les instincts révolutionnaires et à un étroit attachement à ses intérêts personnels. Quoi qu’il ait fait, il n’est guère sorti des ténèbres du monde spécial où son habileté sans scrupules se développait à l’aise. Il n’a été à aucun moment de sa carrière l’expression vivante, incontestée, des aspirations de son pays. Il est apparu comme l’âme de la police, ainsi que Talleyrand comme l’âme de la diplomatie ; rien de plus. Au fond, M. Madelin ne pense pas autrement, puisque, à la dernière page de son livre, il en vient à réduire son soi-disant héros au rôle d’ « intrigant de génie » et à le présenter simplement comme « le modèle des politiciens. » Comment eût-il pu conclure autrement, après la longue enquête où il l’a suivi dans la succession de ses costumes et de ses attitudes, de ses perfidies et de ses palinodies ? Le jeune écrivain, en écoutant les témoins à charge et à décharge, en exhumant et en classant toutes les pièces du dossier, n’a fait que confirmer et rendre irréformable le jugement instinctif de la conscience française.


LEONCE PINGAUD.