CHAPITRE XIX


Nous voici retombé de nouveau dans nos perplexités. ― Nous étions parvenu à découvrir l’origine de la richesse de Fortunio ; nous nous étions procuré des renseignements assez satisfaisants sur la façon dont il avait été élevé, ses habitudes de vivre, sa morale et sa philosophie ; malgré toute son habileté à ne pas se laisser prendre et sa souplesse de Protée pour se dérober aux curieux, nous étions venu à bout de lui mettre la main sur le collet et de pénétrer dans une de ses retraites, ― peut-être même dans son terrier principal ; et voilà que toutes nos peines sont perdues ; ― il faut nous remettre en quête et flairer sur tout les pavés la trace de ce nouveau mystère.

Quelle scélérate idée a poussé ce damné Fortunio à prononcer dans le lit, à côté de Musidora, un nom aussi incongru que celui de Soudja-Sari ?

Il est évident que nos lectrices voudront savoir ce que c’est que Soudja-Sari. ― Soudja-Sari la Javanaise ! ― Est-ce une maîtresse que Fortunio a eue dans les Indes, la femme à qui est adressé le pantoum malais trouvé dans le portefeuille volé et traduit par le rajah marchand de dattes ?

Il nous est impossible de décider cette question importante ; — c’est pour la première fois que nous entendons le nom de Soudja-Sari ; elle nous est aussi inconnue que le grand khan de Tartarie, et nous avouons que ce souvenir de Fortunio est tout à fait déplacé.

N’a-t-il pas Musidora, une ravissante créature, une perle sans pareille, dont l’âme, régénérée par l’amour, est aussi charmante que l’enveloppe ; le suprême effort de la nature pour prouver sa puissance, tout ce qu’on peut imaginer de suave, de délicat, de parfait et d’achevé ?

N’est-ce pas assez pour un roman, et devons-nous favoriser à ce point le libertinage de notre héros, que de lui accorder deux maîtresses à la fois ? Il voudrait mieux donner six amants à Musidora que deux maîtresses à Fortunio. Les femmes nous le pardonneraient plus facilement, Dieu sait pourquoi.

Nous ferons tous nos efforts pour contenter la curiosité de nos lectrices.

Soudja-Sari n’est pas une ancienne maîtresse de Fortunio, puisqu’il vient de dire qu’il l’ira voir demain. Où l’ira-t-il voir ?… Je ne pense pas que ce soit à Java ; et, quand même Fortunio possèderait le bâton d’Abaris, il ne pourrait faire ce voyage du soir ou lendemain, et il a promis à Musidora de se montrer avec elle, en grande loge, à l’Opéra, à la prochaine représentation. ― Ainsi Soudja-Sari est donc à Paris ou dans la banlieue.

Mais dans quel endroit ? Est-ce cité Bergère, où logent les houris, ou dans le faubourg Saint-Germain ? à Saint-Maur ou à Auteuil ? Hic jacet lepus ; c’est là que gît le lièvre.

Nous nous bornerons à dire que Soudja-Sari signifie : œil plein de langueur, suivant l’usage oriental, qui donne aux femmes des noms tirés de leurs qualités physiques.

Grâce à la traduction de ce nom significatif que nous devons à l’obligeance d’un membre de la Société asiatique très fort sur le javan, le malais et autres patois indiens, nous savons que Soudja-Sari est une belle à l’œil voluptueux, au regard velouté et chargé de rêverie.

Qui l’emportera, des yeux de jais de Soudja-Sari ou des prunelles d’aigue-marine de Musidora ?