P. Ollendorff (p. 263-300).
Deuxième partie


V


Les idées fixes ont la ténacité rongeuse des maladies incurables. Une fois entrées en une âme, elles la dévorent, ne lui laissent plus la liberté de songer à rien, de s’intéresser à rien, de prendre goût à la moindre chose. La comtesse, quoi qu’elle fît, chez elle ou ailleurs, seule ou entourée de monde, ne pouvait plus rejeter d’elle cette réflexion qui l’avait saisie en revenant côte à côte avec sa fille : « Était-il possible qu’Olivier, en les revoyant presque chaque jour, n’eût pas sans cesse à l’esprit l’obsession de les comparer ? »

Certes il devait le faire malgré lui, sans cesse, hanté lui-même par cette ressemblance inoubliable un seul instant, qu’accentuait encore l’imitation naguère cherchée des gestes et de la parole. Chaque fois qu’il entrait, elle songeait aussitôt à ce rapprochement, elle le lisait dans son regard, le devinait, et le commentait dans son cœur et dans sa tête. Alors elle était torturée par le besoin de se cacher, de disparaître, de ne plus se montrer à lui près de sa fille.

Elle souffrait d’ailleurs de toutes les façons, ne se sentant plus chez elle dans sa maison. Ce froissement de dépossession qu’elle avait eu, un soir, quand tous les yeux regardaient Annette sous son portrait, continuait, s’accentuait, l’exaspérait parfois. Elle se reprochait sans cesse ce besoin intime de délivrance, cette envie inavouable de faire sortir sa fille de chez elle, comme un hôte gênant et tenace, et elle y travaillait avec une adresse inconsciente, ressaisie par le besoin de lutter pour garder encore, malgré tout, l’homme qu’elle aimait.

Ne pouvant trop hâter le mariage d’Annette que leur deuil récent retardait encore un peu, elle avait peur, une peur confuse et forte, qu’un événement quelconque fît tomber ce projet, et elle cherchait, presque malgré elle, à faire naître dans le cœur de sa fille de la tendresse pour le marquis.

Toute la diplomatie rusée qu’elle avait employée depuis si longtemps afin de conserver Olivier prenait chez elle une forme nouvelle, plus affinée, plus secrète, et s’exerçait à faire se plaire les deux jeunes gens, sans que les deux hommes se rencontrassent.

Comme le peintre, tenu par des habitudes de travail, ne déjeunait jamais dehors et ne donnait d’ordinaire que ses soirées à ses amis, elle invita souvent le marquis à déjeuner. Il arrivait, répandant autour de lui l’animation d’une promenade à cheval, une sorte de souffle d’air matinal. Et il parlait avec gaieté de toutes les choses mondaines qui semblent flotter chaque jour sur le réveil automnal du Paris hippique et brillant dans les allées du bois. Annette s’amusait à l’écouter, prenait goût à ces préoccupations du jour qu’il lui apportait ainsi, toutes fraîches et comme vernies de chic. Une intimité juvénile s’établissait entre eux, une affectueuse camaraderie qu’un goût commun et passionné pour les chevaux resserrait naturellement. Quand il était parti, la comtesse et le comte faisaient adroitement son éloge, disaient de lui ce qu’il fallait dire pour que la jeune fille comprît qu’il dépendait uniquement d’elle de l’épouser s’il lui plaisait.

Elle l’avait compris très vite d’ailleurs, et, raisonnant avec candeur, jugeait tout simple de prendre pour mari ce beau garçon qui lui donnerait, entre autres satisfactions, celle qu’elle préférait à toutes de galoper chaque matin à côté de lui, sur un pur sang.

Ils se trouvèrent fiancés un jour, tout naturellement, après une poignée de main et un sourire, et on parla de ce mariage comme d’une chose depuis longtemps décidée. Alors le marquis commença à apporter des cadeaux. La duchesse traitait Annette comme sa propre fille. Donc toute cette affaire avait été chauffée par un accord commun sur un petit feu d’intimité, pendant les heures calmes du jour, et le marquis, ayant en outre beaucoup d’autres occupations, de relations, de servitudes et de devoirs, venait rarement dans la soirée.

C’était le tour d’Olivier. Il dînait régulièrement chaque semaine chez ses amis, et continuait aussi à apparaître à l’improviste pour leur demander une tasse de thé entre dix heures et minuit.

Dès son entrée, la comtesse l’épiait, mordue par le désir de savoir ce qui se passait dans son cœur. Il n’avait pas un regard, pas un geste qu’elle n’interprétât aussitôt, et elle était torturée par cette pensée : « Il est impossible qu’il ne l’aime pas en nous voyant l’une auprès de l’autre. »

Lui aussi, il apportait des cadeaux. Il ne se passait point de semaine sans qu’il apparût portant à la main deux petits paquets, dont il offrait l’un à la mère, l’autre à la fille ; et la comtesse, ouvrant les boîtes qui contenaient souvent des objets précieux, avait des serrements de cœur. Elle la connaissait bien, cette envie de donner que, femme, elle n’avait jamais pu satisfaire, cette envie d’apporter quelque chose, de faire plaisir, d’acheter pour quelqu’un, de trouver chez les marchands le bibelot qui plaira.

Jadis déjà le peintre avait traversé cette crise et elle l’avait vu bien des fois entrer, avec ce même sourire, ce même geste, un petit paquet dans la main. Puis cela s’était calmé, et maintenant cela recommençait. Pour qui ? Elle n’avait point de doute ! Ce n’était pas pour elle !

Il semblait fatigué, maigri. Elle en conclut qu’il souffrait. Elle comparait ses entrées, ses airs, ses allures avec l’attitude du marquis que la grâce d’Annette commençait à émouvoir aussi. Ce n’était point la même chose : M. de Farandal était épris, Olivier Bertin aimait ! Elle le croyait du moins pendant ses heures de torture, puis, pendant ses minutes d’apaisement, elle espérait encore s’être trompée.

Oh ! souvent elle faillit l’interroger quand elle se trouvait seule avec lui, le prier, le supplier de lui parler, d’avouer tout, de ne lui rien cacher. Elle préférait savoir et pleurer sous la certitude, plutôt que de souffrir ainsi sous le doute, et de ne pouvoir lire en ce cœur fermé où elle sentait grandir un autre amour.

Ce cœur auquel elle tenait plus qu’à sa vie, qu’elle avait surveillé, réchauffé, animé de sa tendresse depuis douze ans, dont elle se croyait sûre, qu’elle avait espéré définitivement acquis, conquis, soumis, passionnément dévoué pour jusqu’à la fin de leurs jours, voilà qu’il lui échappait par une inconcevable, horrible et monstrueuse fatalité. Oui, il s’était refermé tout d’un coup, avec un secret dedans. Elle ne pouvait plus y pénétrer par un mot familier, y pelotonner son affection comme en une retraite fidèle, ouverte pour elle seule. À quoi sert d’aimer, de se donner sans réserve si, brusquement, celui à qui on a offert son être entier et son existence entière, tout, tout ce qu’on avait en ce monde, vous échappe ainsi parce qu’un autre visage lui a plu, et devient alors, en quelques jours, presque un étranger !

Un étranger ! Lui, Olivier ? Il lui parlait comme auparavant avec les mêmes mots, la même voix, le même ton. Et pourtant il y avait quelque chose entre eux, quelque chose d’inexplicable, d’insaisissable, d’invincible, presque rien, ce presque rien qui fait s’éloigner une voile quand le vent tourne.

Il s’éloignait, en effet, il s’éloignait d’elle, un peu plus chaque jour, par tous les regards qu’il jetait sur Annette. Lui-même ne cherchait pas à voir clair en son cœur. Il sentait bien cette fermentation d’amour, cette irrésistible attraction, mais il ne voulait pas comprendre, il se confiait aux événements, aux hasards imprévus de la vie.

Il n’avait plus d’autre souci que celui des dîners et des soirs entre ces deux femmes séparées par leur deuil de tout mouvement mondain. Ne rencontrant chez elles que des figures indifférentes, celle des Corbelle et de Musadieu le plus souvent, il se croyait presque seul avec elles dans le monde, et, comme il ne voyait plus guère la duchesse et le marquis à qui on réservait les matins et le milieu des jours, il les voulait oublier, soupçonnant le mariage remis à une époque indéterminée.

Annette d’ailleurs ne parlait jamais devant lui de M. de Farandal. Était-ce par une sorte de pudeur instinctive, ou peut-être par une de ses secrètes intuitions des cœurs féminins qui leur fait pressentir ce qu’ils ignorent ?

Les semaines suivaient les semaines sans rien changer à cette vie, et l’automne était venu, amenant la rentrée des Chambres plus tôt que de coutume en raison des dangers de la politique.

Le jour de la réouverture, le comte de Guilleroy devait emmener à la séance du Parlement Mme de Mortemain, le marquis et Annette après un déjeuner chez lui. Seule la comtesse, isolée dans son chagrin toujours grandissant, avait déclaré qu’elle resterait au logis.

On était sorti de table, on buvait le café dans le grand salon, on était gai. Le comte, heureux de cette reprise des travaux parlementaires, son seul plaisir, parlait presque avec esprit de la situation présente et des embarras de la République ; le marquis, décidément amoureux, lui répondait avec entrain, en regardant Annette ; et la duchesse était contente presque également de l’émotion de son neveu et de la détresse du gouvernement. L’air du salon était chaud de cette première chaleur concentrée des calorifères rallumés, chaleur d’étoffes, de tapis, de murs, où s’évapore hâtivement le parfum des fleurs asphyxiées. Il y avait, dans cette pièce close où le café aussi répandait son arôme, quelque chose d’intime, de familial et de satisfait, quand la porte en fut ouverte devant Olivier Bertin.

Il s’arrêta sur le seuil tellement surpris qu’il hésitait à entrer, surpris comme un mari trompé qui voit le crime de sa femme. Une colère confuse et une telle émotion le suffoquaient qu’il reconnut son cœur vermoulu d’amour. Tout ce qu’on lui avait caché et tout ce qu’il s’était caché lui-même lui apparut en apercevant le marquis installé dans la maison, comme un fiancé !

Il pénétra, dans un sursaut d’exaspération, tout ce qu’il ne voulait pas savoir et tout ce qu’on n’osait point lui dire. Il ne se demanda point pourquoi on lui avait dissimulé tous ces apprêts du mariage ? Il le devina ; et ses yeux, devenus durs, rencontrèrent ceux de la comtesse qui rougissait. Ils se comprirent.

Quand il se fut assis, on se tut quelques instants, sa présence inattendue ayant paralysé l’essor des esprits, puis la duchesse se mit à lui parler ; et il répondit d’une voix brève, d’un timbre étrange, changé subitement.

Il regardait autour de lui ces gens qui se remettaient à causer et il se disait : « Ils m’ont joué. Ils me le paieront. » Il en voulait surtout à la comtesse et à Annette, dont il pénétrait soudain l’innocente dissimulation.

Le comte, regardant alors la pendule, s’écria :

— Oh ! oh ! il est temps de partir.

Puis se tournant vers le peintre :

— Nous allons à l’ouverture de la session parlementaire. Ma femme seule reste ici. Voulez-vous nous accompagner ; vous me feriez grand plaisir ?

Olivier répondit sèchement :

— Non, merci. Votre Chambre ne me tente pas.

Annette alors s’approcha de lui, et prenant son air enjoué :

— Oh ! venez donc, cher maître. Je suis sûr que vous nous amuserez beaucoup plus que les députés.

— Non, vraiment. Vous vous amuserez bien sans moi.

Le devinant mécontent et chagrin, elle insista, pour se montrer gentille.

— Si, venez, monsieur le peintre. Je vous assure que, moi, je ne peux pas me passer de vous.

Quelques mots lui échappèrent si vivement qu’il ne put ni les arrêter dans sa bouche ni modifier leur accent.

— Bah ! Vous vous passez de moi comme tout le monde.

Elle s’exclama, un peu surprise du ton :

— Allons, bon ! Voilà qu’il recommence à ne plus me tutoyer.

Il eut sur les lèvres un de ces sourires crispés qui montrent tout le mal d’une âme et avec un petit salut :

— Il faudra bien que j’en prenne l’habitude, un jour ou l’autre.

— Pourquoi ça ?

— Parce que vous vous marierez et que votre mari, quel qu’il soit, aurait le droit de trouver déplacé ce tutoiement dans ma bouche.

La comtesse s’empressa de dire :

— Il sera temps alors d’y songer. Mais j’espère qu’Annette n’épousera pas un homme assez susceptible pour se formaliser de cette familiarité de vieil ami.

Le comte criait :

— Allons, allons, en route ! Nous allons nous mettre en retard !

Et ceux qui devaient l’accompagner, s’étant levés, sortirent avec lui après les poignées de main d’usage et les baisers que la duchesse, la comtesse et sa fille échangeaient à toute rencontre comme à toute séparation.

Ils restèrent seuls, Elle et Lui, debout derrière les tentures de la porte refermée.

— Asseyez-vous, mon ami, dit-elle doucement.

Mais lui, presque violent :

— Non, merci, je m’en vais aussi.

Elle murmura, suppliante :

— Oh ! pourquoi ?

— Parce que ce n’est pas mon heure, paraît-il. Je vous demande pardon d’être venu sans prévenir.

— Olivier, qu’avez-vous ?

— Rien. Je regrette seulement d’avoir troublé une partie de plaisir organisée.

Elle lui saisit la main.

— Que voulez-vous dire ? C’était le moment de leur départ puisqu’ils assistent à l’ouverture de la session. Moi, je restais. Vous avez été, au contraire, tout à fait inspiré en venant aujourd’hui où je suis seule.

Il ricana.

— Inspiré, oui, j’ai été inspiré !

Elle lui prit les deux poignets, et, le regardant au fond des yeux, elle murmura à voix très basse :

— Avouez-moi que vous l’aimez ?

Il dégagea ses mains, ne pouvant plus maîtriser son impatience.

— Mais vous êtes folle avec cette idée !

Elle le ressaisit par les bras, et, les doigts crispés sur ses manches, le suppliant :

— Olivier ! avouez ! avouez ! j’aime mieux savoir, j’en suis certaine, mais j’aime mieux savoir ! J’aime mieux !… Oh ! vous ne comprenez pas ce qu’est devenue ma vie !

Il haussa les épaules.

— Que voulez-vous que j’y fasse ? Est-ce ma faute si vous perdez la tête ?

Elle le tenait, l’attirant vers l’autre salon, celui du fond, où on ne les entendrait pas. Elle le traînait par l’étoffe de sa jaquette, cramponnée à lui, haletante. Quand elle l’eut amené jusqu’au petit divan rond, elle le força à s’y laisser tomber, et puis s’assit auprès de lui.

— Olivier, mon ami, mon seul ami, je vous en prie, dites-moi que vous l’aimez. Je le sais, je le sens à tout ce que vous faites, je n’en puis douter, j’en meurs, mais je veux le savoir de votre bouche !

Comme il se débattait encore, elle s’affaissa à genoux contre ses pieds. Sa voix râlait.

— Oh ! mon ami, mon ami, mon seul ami, est-ce vrai que vous l’aimez ?

Il s’écria, en essayant de la relever :

— Mais non, mais non ! Je vous jure que non !

Elle tendit la main vers sa bouche et la colla dessus pour la fermer, balbutiant :

— Oh ! ne mentez pas. Je souffre trop !

Puis laissant tomber sa tête sur les genoux de cet homme, elle sanglota.

Il ne voyait plus que sa nuque, un gros tas de cheveux blonds où se mêlaient beaucoup de cheveux blancs, et il fut traversé par une immense pitié, par une immense douleur.

Saisissant à pleins doigts cette lourde chevelure, il la redressa violemment, relevant vers lui deux yeux éperdus dont les larmes ruisselaient. Et puis sur ces yeux pleins d’eau, il jeta ses lèvres coup sur coup en répétant :

— Any ! Any ! ma chère, ma chère Any !

Alors, elle, essayant de sourire, et parlant avec cette voix hésitante des enfants que le chagrin suffoque :

— Oh ! mon ami, dites-moi seulement que vous m’aimez encore un peu, moi ?

Il se remit à l’embrasser.

— Oui, je vous aime, ma chère Any !

Elle se releva, se rassit auprès de lui, reprit ses mains, le regarda, et tendrement :

— Voilà si longtemps que nous nous aimons. Ça ne devrait pas finir ainsi.

Il demanda, en la serrant contre lui :

— Pourquoi cela finirait-il ?

— Parce que je suis vieille et qu’Annette ressemble trop à ce que j’étais quand vous m’avez connue ?

Ce fut lui alors qui ferma du bout de sa main cette bouche douloureuse, en disant :

— Encore ! Je vous en prie, n’en parlez plus. Je vous jure que vous vous trompez !

Elle répéta :

— Pourvu que vous m’aimiez un peu seulement, moi !

Il redit :

— Oui, je vous aime !

Puis ils demeurèrent longtemps sans parler, les mains dans les mains, très émus et très tristes.

Enfin, elle interrompit ce silence en murmurant :

— Oh ! les heures qui me restent à vivre ne seront pas gaies.

— Je m’efforcerai de vous les rendre douces.

L’ombre de ces ciels nuageux qui précède de deux heures le crépuscule se répandait dans le salon, les ensevelissait peu à peu sous le gris brumeux des soirs d’automne.

La pendule sonna.

— Il y a déjà longtemps que nous sommes ici, dit-elle. Vous devriez vous en aller, car on pourrait venir, et nous ne sommes pas calmes !

Il se leva, l’étreignit, baisant comme autrefois sa bouche entr’ouverte, puis ils retraversèrent les deux salons en se tenant le bras, comme des époux.

— Adieu, mon ami.

— Adieu, mon amie.

Et la portière retomba sur lui !

Il descendit l’escalier, tourna vers la Madeleine, se mit à marcher sans savoir ce qu’il faisait, étourdi comme après un coup, les jambes faibles, le cœur chaud et palpitant ainsi qu’une loque brûlante secouée en sa poitrine. Pendant deux heures, ou trois heures, ou peut-être quatre, il alla devant lui, dans une sorte d’hébétement moral et d’anéantissement physique qui lui laissaient tout juste la force de mettre un pied devant l’autre. Puis il rentra chez lui pour réfléchir.

Donc il aimait cette petite fille ! Il comprenait maintenant tout ce qu’il avait éprouvé près d’elle depuis la promenade au parc Monceau quand il retrouva dans sa bouche l’appel d’une voix à peine reconnue, de la voix qui jadis avait éveillé son cœur, puis tout ce recommencement lent, irrésistible, d’un amour mal éteint, pas encore refroidi, qu’il s’obstinait à ne point s’avouer.

Qu’allait-il faire ? Mais que pouvait-il faire ? Lorsqu’elle serait mariée, il éviterait de la voir souvent, voilà tout. En attendant, il continuerait à retourner dans la maison, afin qu’on ne se doutât de rien, et il cacherait son secret à tout le monde.

Il dîna chez lui, ce qui ne lui arrivait jamais. Puis il fit chauffer le grand poêle de son atelier, car la nuit s’annonçait glaciale. Il ordonna même d’allumer le lustre comme s’il eût redouté les coins obscurs, et il s’enferma. Quelle émotion bizarre, profonde, physique, affreusement triste l’étreignait ! Il la sentait dans sa gorge, dans sa poitrine, dans tous ses muscles amollis, autant que dans son âme défaillante. Les murs de l’appartement l’oppressaient ; toute sa vie tenait là dedans, sa vie d’artiste et sa vie d’homme. Chaque étude peinte accrochée lui rappelait un succès, chaque meuble lui disait un souvenir. Mais succès et souvenirs étaient des choses passées ! Sa vie ? Comme elle lui sembla courte, vide et remplie. Il avait fait des tableaux, encore des tableaux, toujours des tableaux et aimé une femme. Il se rappelait les soirs d’exaltation, après les rendez-vous, dans ce même atelier. Il avait marché des nuits entières, avec de la fièvre plein son être. La joie de l’amour heureux, la joie du succès mondain, l’ivresse unique de la gloire, lui avaient fait savourer des heures inoubliables de triomphe intime.

Il avait aimé une femme, et cette femme l’avait aimé. Par elle il avait reçu ce baptême qui révèle à l’homme le monde mystérieux des émotions et des tendresses. Elle avait ouvert son cœur presque de force, et maintenant il ne le pouvait plus refermer. Un autre amour entrait, malgré lui, par cette brèche ! un autre ou plutôt le même surchauffé par un nouveau visage, le même accru de toute la force que prend, en vieillissant, ce besoin d’adorer. Donc il aimait cette petite fille ! Il n’y avait plus à lutter, à résister, à nier, il l’aimait avec le désespoir de savoir qu’il n’aurait même pas d’elle un peu de pitié, qu’elle ignorerait toujours son atroce tourment, et qu’un autre l’épouserait. À cette pensée sans cesse reparue, impossible à chasser, il était saisi par une envie animale de hurler à la façon des chiens attachés, car il se sentait impuissant, asservi, enchaîné comme eux. De plus en plus nerveux, à mesure qu’il songeait, il allait toujours à grands pas à travers la vaste pièce éclairée comme pour une fête. Ne pouvant enfin tolérer davantage la douleur de cette plaie avivée, il voulut essayer de la calmer par le souvenir de son ancienne tendresse, de la noyer dans l’évocation de sa première et grande passion. Dans le placard où il la gardait, il alla prendre la copie qu’il avait faite autrefois pour lui du portrait de la comtesse, puis il la posa sur son chevalet, et, s’étant assis en face, la contempla. Il essayait de la revoir, de la retrouver vivante, telle qu’il l’avait aimée jadis. Mais c’était toujours Annette qui surgissait sur la toile. La mère avait disparu, s’était évanouie laissant à sa place cette autre figure qui lui ressemblait étrangement. C’était la petite avec ses cheveux un peu plus clairs, son sourire un peu plus gamin, son air un peu plus moqueur, et il sentait bien qu’il appartenait corps et âme à ce jeune être-là, comme il n’avait jamais appartenu à l’autre, comme une barque qui coule appartient aux vagues !

Alors il se releva, et, pour ne plus voir cette apparition, il retourna la peinture ; puis comme il se sentait trempé de tristesse, il alla prendre dans sa chambre, pour le rapporter dans l’atelier, le tiroir de son secrétaire où dormaient toutes les lettres de sa maîtresse. Elles étaient là comme en un lit, les unes sur les autres, formant une couche épaisse de petits papiers minces. Il enfonça ses mains dedans, dans toute cette prose qui parlait d’eux, dans ce bain de leur longue liaison. Il regardait cet étroit cercueil de planches où gisait cette masse d’enveloppes entassées, sur qui son nom, son nom seul, était toujours écrit. Il songeait qu’un amour, que le tendre attachement de deux êtres l’un pour l’autre, que l’histoire de deux cœurs, étaient racontés là dedans, dans ce flot jauni de papiers que tachaient des cachets rouges, et il aspirait, en se penchant dessus, un souffle vieux, l’odeur mélancolique des lettres enfermées.

Il les voulut relire et, fouillant au fond du tiroir, prit une poignée des plus anciennes. À mesure qu’il les ouvrait, des souvenirs en sortaient, précis, qui remuaient son âme. Il en reconnaissait beaucoup qu’il avait portées sur lui pendant des semaines entières, et il retrouvait, tout le long de la petite écriture qui lui disait des phases si douces, les émotions oubliées d’autrefois. Tout à coup il rencontra sous ses doigts un fin mouchoir brodé. Qu’était-ce ? Il chercha quelques instants, puis se souvint ! Un jour, chez lui, elle avait sangloté parce qu’elle était un peu jalouse, et il lui vola, pour le garder, son mouchoir trempé de larmes !

Ah ! les tristes choses ! les tristes choses ! La pauvre femme !

Du fond de ce tiroir, du fond de son passé, toutes ces réminiscences montaient comme une vapeur : ce n’était plus que la vapeur impalpable de la réalité tarie. Il en souffrait pourtant et pleurait sur ces lettres, comme on pleure sur les morts parce qu’ils ne sont plus.

Mais tout cet ancien amour remué faisait fermenter en lui une ardeur jeune et nouvelle, une sève de tendresse irrésistible qui rappelait dans son souvenir le visage radieux d’Annette. Il avait aimé la mère, dans un élan passionné de servitude volontaire, il commençait à aimer cette petite fille comme un esclave, comme un vieil esclave tremblant à qui on rive des fers qu’il ne brisera plus.

Cela, il le sentait dans le fond de son être, et il en était terrifié.

Il essayait de comprendre comment et pourquoi elle le possédait ainsi ? Il la connaissait si peu ! Elle était à peine une femme dont le cœur et l’âme dormaient encore du sommeil de la jeunesse.

Lui, maintenant, il était presque au bout de sa vie ! Comment donc cette enfant l’avait-elle pris avec quelques sourires et des mèches de cheveux ! Ah ! les sourires, les cheveux de cette petite fillette blonde lui donnaient des envies de tomber à genoux et de se frapper le front par terre !

Sait-on, sait-on jamais pourquoi une figure de femme a tout à coup sur nous la puissance d’un poison ? Il semble qu’on l’a bue avec les yeux, qu’elle est devenue notre pensée et notre chair ! On en est ivre, on en est fou, on vit de cette image absorbée et on voudrait en mourir !

Comme on souffre parfois de ce pouvoir féroce et incompréhensible d’une forme de visage sur le cœur d’un homme !

Olivier Bertin s’était remis à marcher ; la nuit s’avançait ; son poêle s’était éteint. À travers les vitrages, le froid du dehors entrait. Alors il gagna son lit où il continua jusqu’au jour à songer et à souffrir.

Il fut debout de bonne heure, sans savoir pourquoi, ni ce qu’il allait faire, agité par ses nerfs, irrésolu comme une girouette qui tourne.

À force de chercher une distraction pour son esprit, une occupation pour son corps, il se souvint que, ce jour-là même, quelques membres de son cercle se retrouvaient, chaque semaine, au Bain Maure où ils déjeunaient après le massage. Il s’habilla donc rapidement, espérant que l’étuve et la douche le calmeraient, et il sortit.

Dès qu’il eut mis le pied dehors, un froid vif le saisit, ce premier froid crispant de la première gelée qui détruit, en une seule nuit, les derniers restes de l’été.

Tout le long des boulevards, c’était une pluie épaisse de larges feuilles jaunes qui tombaient avec un bruit sec et menu. Elles tombaient, à perte de vue, d’un bout à l’autre des larges avenues entre les façades des maisons, comme si toutes les tiges venaient d’être séparées des branches par le tranchant d’une fine lame de glace. Les chaussées et les trottoirs en étaient déjà couverts, ressemblaient, pour quelques heures, aux allées des forêts au début de l’hiver. Tout ce feuillage mort crépitait sous les pas et s’amassait, par moments, en vagues légères, sous les poussées du vent.

C’était un de ces jours de transition qui sont la fin d’une saison et le commencement d’une autre, qui ont une saveur ou une tristesse spéciale, tristesse d’agonie ou saveur de sève qui renaît.

En franchissant le seuil du Bain Turc, la pensée de la chaleur dont il allait pénétrer sa chair après ce passage dans l’air glacé des rues fit tressaillir le cœur triste d’Olivier d’un frisson de satisfaction. Il se dévêtit avec prestesse, roula autour de sa taille l’écharpe légère qu’un garçon lui tendait et disparut derrière la porte capitonnée ouverte devant lui.

Un souffle chaud, oppressant, qui semblait venir d’un foyer lointain, le fit respirer comme s’il eût manqué d’air en traversant une galerie mauresque, éclairée par deux lanternes orientales. Puis un nègre crépu, vêtu seulement d’une ceinture, le torse luisant, les membres musculeux, s’élança devant lui pour soulever une portière à l’autre extrémité, et Bertin pénétra dans la grande étuve, ronde, élevée, silencieuse, presque mystique comme un temple. Le jour tombait d’en haut, par la coupole et par des trèfles en verres colorés, dans l’immense salle circulaire et dallée, aux murs couverts de faïences décorées à la mode arabe.

Des hommes de tout âge, presque nus, marchaient lentement, à pas graves, sans parler ; d’autres étaient assis sur des banquettes de marbre, les bras croisés ; d’autres causaient à voix basse.

L’air brûlant faisait haleter dès l’entrée. Il y avait là dedans, dans ce cirque étouffant et décoratif, où l’on chauffait de la chair humaine, où circulaient des masseurs noirs et maures aux jambes cuivrées, quelque chose d’antique et de mystérieux.

La première figure aperçue par le peintre fut celle du comte de Landa. Il circulait comme un lutteur romain, fier de son énorme poitrine et de ses gros bras croisés dessus. Habitué des étuves, il s’y croyait sur la scène comme un acteur applaudi, et il y jugeait en expert la musculature discutée de tous les hommes forts de Paris.

— Bonjour, Bertin, dit-il.

Ils se serrèrent la main ; puis Landa reprit :

— Hein, bon temps pour la sudation.

— Oui, magnifique.

— Vous avez vu Rocdiane ? Il est là-bas. J’ai été le prendre au saut du lit. Oh ! regardez-moi cette anatomie !

Un petit monsieur passait, aux jambes cagneuses, aux bras grêles, au flanc maigre, qui fit sourire de dédain ces deux vieux modèles de la vigueur humaine.

Rocdiane venait vers eux, ayant aperçu le peintre.

Ils s’assirent sur une longue table de marbre et se mirent à causer comme dans un salon. Des garçons de service circulaient, offrant à boire. On entendait retentir les claques des masseurs sur la chair nue et le jet subit des douches. Un clapotis d’eau continu, parti de tous les coins du grand amphithéâtre, l’emplissait aussi d’un bruit léger de pluie.

À tout moment un nouveau venu saluait les trois amis, ou s’approchait pour leur serrer la main. C’étaient le gros duc d’Harisson, le petit prince Epilati, le baron Flach et d’autres.

Rocdiane dit tout à coup :

— Tiens, Farandal !

Le marquis entrait, les mains sur les hanches, marchant avec cette aisance des hommes très bien faits que rien ne gêne.

Landa murmura :

— C’est un gladiateur, ce gaillard-là !

Rocdiane reprit, se tournant vers Bertin :

— Est-ce vrai qu’il épouse la fille de vos amis ?

— Je le pense, dit le peintre.

Mais cette question, en face de cet homme, en ce moment, en cet endroit, fit passer dans le cœur d’Olivier une affreuse secousse de désespoir et de révolte. L’horreur de toutes les réalités entrevues lui apparut en une seconde avec une telle acuité, qu’il lutta pendant quelques instants contre une envie animale de se jeter sur le marquis.

Puis il se leva.

— Je suis fatigué, dit-il. Je vais tout de suite au massage.

Un Arabe passait.

— Ahmed, es-tu libre ?

— Oui, monsieur Bertin.

Et il partit à pas pressés afin d’éviter la poignée de main de Farandal qui venait lentement en faisant le tour du Hammam.

À peine resta-t-il un quart d’heure dans la grande salle de repos si calme en sa ceinture de cellules où sont les lits, autour d’un parterre de plantes africaines et d’un jet d’eau qui s’égrène au milieu. Il avait l’impression d’être suivi, menacé, que le marquis allait le rejoindre et qu’il devrait, la main tendue, le traiter en ami avec le désir de le tuer.

Et il se retrouva bientôt sur le boulevard couvert de feuilles mortes. Elles ne tombaient plus, les dernières ayant été détachées par une longue rafale. Leur tapis rouge et jaune frémissait, remuait, ondulait d’un trottoir à l’autre sous les poussées plus vives de la brise grandissante.

Tout à coup une sorte de mugissement glissa sur les toits, ce cri de bête de la tempête qui passe, et, en même temps, un souffle furieux de vent qui semblait venir de la Madeleine s’engouffra dans le boulevard.

Les feuilles, toutes les feuilles tombées qui paraissaient l’attendre, se soulevèrent à son approche. Elles couraient devant lui, s’amassant et tourbillonnant, s’enlevant en spirales jusqu’au faîte des maisons. Il les chassait comme un troupeau, un troupeau fou qui s’envolait, qui s’en allait, fuyant vers les barrières de Paris, vers le ciel libre de la banlieue. Et quand le gros nuage de feuilles et de poussière eut disparu sur les hauteurs du quartier Malesherbes, les chaussées et les trottoirs demeurèrent nus, étrangement propres et balayés.

Bertin songeait : « Que vais-je devenir ? Que vais-je faire ? Où vais-je aller ? » Et il retournait chez lui, ne pouvant rien imaginer.

Un kiosque à journaux attira son œil. Il en acheta sept ou huit, espérant qu’il y trouverait à lire peut-être pendant une heure ou deux.

— Je déjeune ici, dit-il en rentrant. Et il monta dans son atelier.

Mais il sentit en s’asseyant qu’il n’y pourrait pas rester, car il avait en tout son corps une agitation de bête enragée.

Les journaux parcourus ne purent distraire une minute son âme, et les faits qu’il lisait lui restaient dans les yeux sans aller jusqu’à sa pensée. Au milieu d’un article qu’il ne cherchait point à comprendre, le mot Guilleroy le fit tressaillir. Il s’agissait de la séance de la Chambre, où le comte avait prononcé quelques paroles.

Son attention, éveillée par cet appel, rencontra ensuite le nom du célèbre ténor Montrosé qui devait donner, vers la fin de décembre, une représentation unique au grand Opéra. Ce serait, disait le journal, une magnifique solennité musicale, car le ténor Montrosé, qui avait quitté Paris depuis six ans, venait de remporter, dans toute l’Europe et en Amérique, des succès sans précédents, et il serait, en outre, accompagné de l’illustre cantatrice suédoise Helsson, qu’on n’avait pas entendue non plus à Paris depuis cinq ans !

Tout à coup Olivier eut l’idée, qui sembla naître au fond de son cœur, de donner à Annette le plaisir de ce spectacle. Puis il songea que le deuil de la comtesse mettrait obstacle à ce projet, et il chercha des combinaisons pour le réaliser quand même. Une seule se présenta. Il fallait prendre une loge sur la scène où l’on était presque invisible, et, si la comtesse néanmoins n’y voulait pas venir, faire accompagner Annette par son père et par la duchesse. En ce cas, c’est à la duchesse qu’il faudrait offrir cette loge. Mais il devrait alors inviter le marquis !

Il hésita et réfléchit longtemps.

Certes, le mariage était décidé, même fixé sans aucun doute. Il devinait la hâte de son amie à terminer cela, il comprenait que, dans les limites les plus courtes, elle donnerait sa fille à Farandal. Il n’y pouvait rien. Il ne pouvait ni empêcher, ni modifier, ni retarder cette affreuse chose ! Puisqu’il fallait la subir, ne valait-il pas mieux essayer de dompter son âme, de cacher sa souffrance, de paraître content, de ne plus se laisser entraîner, comme tout à l’heure, par son emportement.

Oui, il inviterait le marquis, apaisant par là les soupçons de la comtesse et se gardant une porte amie dans l’intérieur du jeune ménage.

Dès qu’il eut déjeuné, il descendit à l’Opéra pour s’assurer la possession d’une des loges cachées derrière le rideau. Elle lui fut promise. Alors il courut chez les Guilleroy.

La comtesse parut presque aussitôt, et, encore tout émue de leur attendrissement de la veille :

— Comme c’est gentil de revenir aujourd’hui ! dit-elle.

Il balbutia.

— Je vous apporte quelque chose.

— Quoi donc ?

— Une loge sur la scène de l’Opéra pour une représentation unique de Helsson et de Montrosé.

— Oh ! mon ami, quel chagrin ! Et mon deuil ?

— Votre deuil est vieux de quatre mois bientôt.

— Je vous assure que je ne peux pas.

— Et Annette ? Songez qu’une occasion pareille ne se représentera peut-être jamais.

— Avec qui irait-elle ?

— Avec son père et la duchesse que je vais inviter. J’ai l’intention aussi d’offrir une place au marquis.

Elle le regarda au fond des yeux tandis qu’une envie folle de l’embrasser lui montait aux lèvres. Elle répéta, ne pouvant en croire ses oreilles :

— Au marquis ?

— Mais oui !

Et elle consentit tout de suite à cet arrangement.

Il reprit d’un air indifférent.

— Avez-vous fixé l’époque de leur mariage ?

— Mon Dieu oui, à peu près. Nous avons des raisons pour le presser beaucoup, d’autant plus qu’il était déjà décidé avant la mort de maman. Vous vous le rappelez ?

— Oui, parfaitement. Et pour quand ?

— Mais, pour le commencement de janvier. Je vous demande pardon de ne vous l’avoir pas annoncé plus tôt.

Annette entrait. Il sentit son cœur sauter dans sa poitrine avec une force de ressort, et toute la tendresse qui le jetait vers elle s’aigrit soudain et fit naître en lui cette sorte de bizarre animosité passionnée que devient l’amour quand la jalousie le fouette.

— Je vous apporte quelque chose, dit-il.

Elle répondit :

— Alors nous en sommes décidément au « vous ».

Il prit un air paternel.

— Écoutez, mon enfant. Je suis au courant de l’événement qui se prépare. Je vous assure que cela sera indispensable dans quelque temps. Vaut mieux tout de suite que plus tard.

Elle haussa les épaules d’un air mécontent, tandis que la comtesse se taisait, le regard au loin et la pensée tendue.

Annette demanda :

— Que m’apportez-vous ?

Il annonça la représentation et les invitations qu’il comptait faire. Elle fut ravie, et, lui sautant au cou avec un élan de gamine, l’embrassa sur les deux joues.

Il se sentit défaillir et comprit, sous le double effleurement léger de cette petite bouche au souffle frais, qu’il ne se guérirait jamais.

La comtesse, crispée, dit à sa fille :

— Tu sais que ton père t’attend.

— Oui, maman, j’y vais.

Elle se sauva, en envoyant encore des baisers du bout des doigts.

Dès qu’elle fut sortie, Olivier demanda :

— Vont-ils voyager ?

— Oui, pendant trois mois.

Et il murmura, malgré lui :

— Tant mieux !

— Nous reprendrons notre ancienne vie, dit la comtesse.

Il balbutia :

— Je l’espère bien.

— En attendant, ne me négligez point.

— Non, mon amie.

L’élan qu’il avait eu la veille en la voyant pleurer, et l’idée qu’il venait d’exprimer d’inviter le marquis à cette représentation de l’Opéra, redonnaient à la comtesse un peu d’espoir.

Il fut court. Une semaine ne s’était point passée qu’elle suivait de nouveau sur la figure de cet homme, avec une attention torturante et jalouse, toutes les étapes de son supplice. Elle n’en pouvait rien ignorer, passant elle-même par toutes les douleurs qu’elle devinait chez lui, et la constante présence d’Annette lui rappelait, à tous les moments du jour, l’impuissance de ses efforts.

Tout l’accablait en même temps, les années et le deuil. Sa coquetterie active, savante, ingénieuse qui, durant toute sa vie, l’avait fait triompher pour lui, se trouvait paralysée par cet uniforme noir qui soulignait sa pâleur et l’altération de ses traits, de même qu’il rendait éblouissante l’adolescence de son enfant. Elle était loin déjà l’époque, si proche cependant, du retour d’Annette à Paris, où elle recherchait avec orgueil des similitudes de toilette qui lui étaient alors favorables. Maintenant, elle avait des envies furieuses d’arracher de son corps ces vêtements de mort qui l’enlaidissaient et la torturaient.

Si elle avait senti à son service toutes les ressources de l’élégance, si elle avait pu choisir et employer des étoffes aux nuances délicates, en harmonie avec son teint, qui auraient donné à son charme agonisant une puissance étudiée, aussi captivante que la grâce inerte de sa fille, elle aurait su, sans doute, demeurer encore la plus séduisante.

Elle connaissait si bien l’action des toilettes enfiévrantes du soir et des molles toilettes sensuelles du matin, du déshabillé troublant gardé pour déjeuner avec les amis intimes et qui laisse à la femme, jusqu’au milieu du jour, une sorte de saveur de son lever, l’impression matérielle et chaude du lit quitté et de la chambre parfumée !

Mais que pouvait-elle tenter sous cette robe sépulcrale, sous cette tenue de forçat, qui la couvrirait pendant une année entière ! Un an ! Elle resterait un an emprisonnée dans ce noir, inactive et vaincue ! Pendant un an, elle se sentirait vieillir jour par jour, heure par heure, minute par minute, sous cette gaine de crêpe ! Que serait-elle dans un an si sa pauvre chair malade continuait à s’altérer ainsi sous les angoisses de son âme ?

Ces idées ne la quittaient plus, lui gâtaient tout ce qu’elle aurait savouré, lui faisaient une douleur de tout ce qui aurait été une joie, ne lui laissaient plus une jouissance intacte, un contentement ni une gaîté. Sans cesse elle frémissait d’un besoin exaspéré de secouer ce poids de misère qui l’écrasait, car sans cette obsession harcelante elle aurait été si heureuse encore, alerte et bien portante ! Elle se sentait une âme vivace et fraîche, un cœur toujours jeune, l’ardeur d’un être qui commence à vivre, un appétit de bonheur insatiable, plus vorace même qu’autrefois, et un besoin d’aimer dévorant.

Et voilà que toutes les bonnes choses, toutes les choses douces, délicieuses, poétiques, qui embellissent et font chérir l’existence, se retiraient d’elle, parce qu’elle avait vieilli ! C’était fini ! Elle retrouvait pourtant encore en elle ses attendrissements de jeune fille et ses élans passionnés de jeune femme. Rien n’avait vieilli que sa chair, sa misérable peau, cette étoffe des os, peu à peu fanée, rongée comme le drap sur le bois d’un meuble. La hantise de cette décadence était attachée à elle, devenue presque une souffrance physique. L’idée fixe avait fait naître une sensation d’épiderme, la sensation du vieillissement, continue et perceptible comme celle du froid ou de la chaleur. Elle croyait, en effet, sentir, ainsi qu’une vague démangeaison, la marche lente des rides sur son front, l’affaissement du tissu des joues et de la gorge, et la multiplication de ces innombrables petits traits qui fripent la peau fatiguée. Comme un être atteint d’un mal dévorant qu’un constant prurit contraint à se gratter, la perception et la terreur de ce travail abominable et menu du temps rapide lui mirent dans l’âme l’irrésistible besoin de le constater dans les glaces. Elles l’appelaient, l’attiraient, la forçaient à venir, les yeux fixes, voir, revoir, reconnaître sans cesse, toucher du doigt, comme pour s’en mieux assurer, l’usure ineffaçable des ans. Ce fut d’abord une pensée intermittente reparue chaque fois qu’elle apercevait, soit chez elle, soit ailleurs, la surface polie du cristal redoutable. Elle s’arrêtait sur les trottoirs pour se regarder aux devantures des boutiques, accrochée comme par une main à toutes les plaques de verre dont les marchands ornent leurs façades. Cela devint une maladie, une possession. Elle portait dans sa poche une mignonne boîte à poudre de riz en ivoire, grosse comme une noix, dont le couvercle intérieur enfermait un imperceptible miroir, et souvent, tout en marchant, elle la tenait ouverte dans sa main et la levait vers ses yeux.

Quand elle s’asseyait pour lire ou pour écrire, dans le salon aux tapisseries, sa pensée, un instant distraite par cette besogne nouvelle, revenait bientôt à son obsession. Elle luttait, essayait de se distraire, d’avoir d’autres idées, de continuer son travail. C’était en vain ; la piqûre du désir la harcelait, et bientôt sa main, lâchant le livre ou la plume, se tendait par un mouvement irrésistible vers la petite glace à manche de vieil argent qui traînait sur son bureau. Dans le cadre ovale et ciselé son visage entier s’enfermait comme une figure d’autrefois, comme un portrait du dernier siècle, comme un pastel jadis frais que le soleil avait terni. Puis, lorsqu’elle s’était longtemps contemplée, elle reposait, d’un mouvement las, le petit objet sur le meuble et s’efforçait de se remettre à l’œuvre, mais elle n’avait pas lu deux pages ou écrit vingt lignes, que le besoin de se regarder renaissait en elle, invincible et torturant ; et elle tendait de nouveau le bras pour reprendre le miroir.

Elle le maniait maintenant comme un bibelot irritant et familier que la main ne peut quitter, s’en servait à tout moment en recevant ses amis, et s’énervait jusqu’à crier, le haïssait comme un être en le retournant dans ses doigts.

Un jour, exaspérée par cette lutte entre elle et ce morceau de verre, elle le lança contre le mur où il se fendit et s’émietta.

Mais au bout de quelque temps son mari, qui l’avait fait réparer, le lui remit plus clair que jamais. Elle dut le prendre et remercier, résignée à le garder.

Chaque soir aussi et chaque matin enfermée en sa chambre, elle recommençait malgré elle cet examen minutieux et patient de l’odieux et tranquille ravage.

Couchée, elle ne pouvait dormir, rallumait une bougie et demeurait, les yeux ouverts, à songer que les insomnies et le chagrin hâtaient irrémédiablement la besogne horrible du temps qui court. Elle écoutait dans le silence de la nuit le balancier de sa pendule qui semblait murmurer de son tic-tac, monotone et régulier — « ça va, ça va, ça va », et son cœur se crispait dans une telle souffrance que, son drap sur sa bouche, elle gémissait de désespoir.

Autrefois, comme tout le monde, elle avait eu la notion des années qui passent et des changements qu’elles apportent. Comme tout le monde, elle avait dit, elle s’était dit, chaque hiver, chaque printemps ou chaque été : « J’ai beaucoup changé depuis l’an dernier. » Mais toujours belle, d’une beauté un peu différente, elle ne s’en inquiétait pas. Aujourd’hui, tout à coup, au lieu de constater encore paisiblement la marche lente des saisons, elle venait de découvrir et de comprendre la fuite formidable des instants. Elle avait eu la révélation subite de ce glissement de l’heure, de cette course imperceptible, affolante quand on y songe, de ce défilé infini des petites secondes pressées qui grignotent le corps et la vie des hommes.

Après ces nuits misérables, elle trouvait de longues somnolences plus tranquilles, dans la tiédeur des draps, lorsque sa femme de chambre avait ouvert ses rideaux et fait flamber le feu matinal. Elle demeurait lasse, assoupie, ni éveillée ni endormie, dans un engourdissement de pensée qui laissait renaître en elle l’espoir instinctif et providentiel dont s’éclairent et dont vivent jusqu’à leurs derniers jours le cœur et le sourire des hommes.

Chaque matin maintenant, dès qu’elle avait quitté son lit, elle se sentait dominée par un désir puissant de prier Dieu, d’obtenir de lui un peu de soulagement et de consolation.

Elle s’agenouillait alors devant un grand Christ de chêne, cadeau d’Olivier, œuvre rare découverte par lui, et les lèvres closes, implorant avec cette voix de l’âme dont on se parle à soi-même, elle poussait vers le martyr divin une douloureuse supplication. Affolée par le besoin d’être entendue et secourue, naïve en sa détresse comme tous les fidèles à genoux, elle ne pouvait douter qu’il l’écoutât, qu’il fût attentif à sa requête et peut-être touché pour sa peine. Elle ne lui demandait pas de faire pour elle ce que jamais il n’a fait pour personne, de lui laisser jusqu’à sa mort le charme, la fraîcheur et la grâce, elle lui demandait seulement un peu de repos et de répit. Il fallait bien qu’elle vieillît, comme il fallait qu’elle mourût ! Mais pourquoi si vite ? Des femmes restaient belles si tard ? Ne pouvait-il lui accorder d’être une de celles-là ? Comme il serait bon, Celui qui avait aussi tant souffert, s’il lui abandonnait seulement pendant deux ou trois ans encore le reste de séduction qu’il lui fallait pour plaire !

Elle ne lui disait point ces choses, mais elle les gémissait vers Lui, dans la plainte confuse de son âme.

Puis, s’étant relevée, elle s’asseyait devant sa toilette, et, avec une tension de pensée aussi ardente que pour la prière, elle maniait les poudres, les pâtes, les crayons, les houppes et les brosses qui lui refaisaient une beauté de plâtre, quotidienne et fragile.