Éditions de l’Arbre (p. 79-83).


CHAPITRE VIII


J’avais naguère rencontré Armande quand sa famille était le but de nos sorties du dimanche. Elle était empâtée et ventrue et paraissait destinée à n’être jamais belle. Je m’étais trompé. De cette chrysalide informe était sortie une femme d’une beauté envoûtante. Au repos elle eût pu inspirer un grand amour romantique ; mais dès qu’on l’entendait parler et rire on s’apercevait qu’elle n’avait rien d’une femme de 1830. Elle était enjouée, moqueuse, cruelle dans ses réparties.

En la voyant, j’eus la sensation de l’avoir aimée déjà puis perdue. Et s’il se fût agi d’une femme que j’avais connue et quittée, j’eus compris que mon sentiment en une seule entrevue eût pris cette ampleur. Mais c’était une inconnue ou presque.

Il entrait dans la composition de sa beauté, un éclat des formes qui n’était pas entièrement attribuable à la régularité des traits, à la texture de la peau ou à la proportion des membres, mais plutôt à la vivacité qui caractérisait ses mouvements, au charme puissant qui émanait d’elle.

Elle avait des bras et des jambes d’enfant, dont on sait qu’ils ne changeront plus, mais qui gardent la beauté des membres dans la mue. J’étais ébloui par la saillie des épaules, par les menues attaches des genoux et des poignets. Elle donnait au premier abord une impression de fragilité, comme si elle allait se ternir ou s’effriter sous les doigts. Mais le cou, qu’un étroit col d’alpaca bordait, rassurait aussitôt sur sa consistance. Dans le visage, où s’alliaient la délicatesse et la santé longtemps attendue, le nez dont la tendance à devenir aquilin avait été corrigé par une hérédité moins aristocratique, et la bouche discrètement charnue, avaient été portés à leur perfection.

Elle s’avança près du piano, dans le salon aux tentures bleues, que prolongeait la salle à manger. Au mur de cette seconde pièce, au-dessus d’un bahut de chêne, un grand miroir la reflétait dans la pénombre. C’était comme la présence immobile, derrière la glace, d’une évocation féminine d’une époque désuète qui nous écoutait. Des mots tendres se formaient dans sa gorge, bombaient un instant sa lèvre supérieure, puis s’élançaient dans l’air. Je la voyais de profil, son cahier à la main et la tête tournée vers le piano. Elle ne voulait pas avoir l’air de chanter pour Bonneville et pour moi. Il la pria de reprendre un extrait d’Orphée. Sur la dernière note, elle se tourna vers nous.

— Je pourrais continuer toute la nuit, dit-elle.

— Je pourrais vous entendre toujours, répondis-je.

Elle chanta une églogue. Je songeais à Watteau et il me semblait la voir, la pénombre et le miroir aidant, au temps des fêtes galantes.

Je ne trouvai qu’un remerciement banal. Bonneville répétait :

— C’est magnifique, vraiment magnifique.

— Vous ne pouvez pas changer de mot, dit-elle.

J’étais si ému, si troublé, les sentiments se pressaient si violents en mon âme qu’aucune parole humaine, me semblait-il, n’aurait pu les rendre.

Quelques instants plus tôt, j’étais indifférent. Et tout à coup, cette jeune fille aux membres imparfaits, aux épaules encore informes, avait remué au fond de moi des braises ardentes. Un instant, j’avais désiré la chair ivoire de sa gorge, la vacuité interrogatrice de ses prunelles grises. Des confidences me revenaient à la mémoire : « Je ne pouvais pas savoir que je vous plaisais… Je croyais que vous ne me voyiez pas. »


Je fis porter des chrysanthèmes à Armande. Je brûlais de la revoir, de lui avouer mon sentiment. Déjà, dans mes rêves, je me voyais admis auprès d’elle à toute heure ; je devenais son amant. Je chassais aussitôt cette pensée comme indigne d’elle et de moi. Mais à chaque reprise, mon rêve allait un peu plus loin. Je m’étais défendu contre l’idée de la prochaine rencontre, puis des premiers baisers, puis des rendez-vous. Je n’imaginais pas qu’elle pût m’avoir reçu par curiosité.

Sa réponse se fit attendre deux jours. Elle arriva enfin : deux lignes polies sur une carte. Ma désillusion fut atroce.

À cause d’elle et parce qu’il était le seul qui put m’en parler, je ne quittais plus Bonneville. J’allais, vers cinq heures, le rencontrer au journal. Les bureaux de l’unique quotidien de Fontile occupaient en partie un immeuble de pierre situé en face de la gare dont il était séparé par un mouvant rideau de peupliers. Derrière l’immeuble, une voie ferrée s’engageait dans une ruelle pour desservir une fabrique, puis enfonçait son arc entre deux rangées d’ormes vers le cœur de la ville. Le quartier m’était familier. À l’époque où le bitume avait remplacé le macadam de ses rues, alors que je portais la culotte, cette partie de la ville, la plus éloignée de la rivière, avait assumé définitivement un visage crasseux.