Fontaine aux Perles/5. Maison déchue
Martel demeura comme accablé sous le coup de cette révélation navrante. — Il croyait savoir, avant cela. Il savait. — L’insulte lui avait annoncé sa honte. Dans ses querelles de régiment, on lui avait jeté à la face des outrages cruels ; cela si souvent, que son épée, lasse de se laver dans le sang, s’était brisée…
Mais il voulait douter encore. — On espère si longtemps quand il s’agit d’infamie et qu’on a le cœur d’un chevalier !
Il revenait avec un vague espoir de trouver le malheur au lieu de la honte annoncée, et de reconnaitre que, parmi tant d’accusations, il y avait au moins quelques calomnies.
Martel était le quatrième fils d’Alain Guern, chevalier, marquis de Carhoat, seigneur de Lezennec, de Ploumer, de Kerpont, du Halloz, etc., député de la noblesse aux états de Bretagne pour le cercle de Morlaix.
Martel avait toujours été étranger à Rennes. — À l’époque où son père vint aux états, il se trouvait à l’académie de Brest, poursuivant son éducation de gentilhomme et se préparant au métier des armes, qu’il devait suivre ainsi que ses trois frères aînés.
Laure de Carhoat, sa sœur, moins âgée que lui d’un an, était élevée dans un couvent de cette même ville de Brest.
Le reste de la famille de Carhoat, composé du marquis, des trois frères aînés, arrivés déjà à l’âge de jeune homme, et d’un enfant nommé René dont la naissance avait causé la mort de sa mère, vint se fixer dans le pays de Rennes.
À cette époque, on pouvait dire déjà que Carhoat était une maison déchue. — Les Guern aux siècles précédents avaient été de très-grands seigneurs.
Du temps de l’indépendance, ils avaient tenu l’état qui convenait à des alliés de la maison souveraine. — Leur écusson s’écartelait des macles de Rohan et des besans de Rieux.
Mais, à dater de la réunion consentie par la duchesse Anne, leur importance avait décru sans cesse. — Tandis que d’autres familles, les Rohan par exemple, cette race dont la fierté sut toujours fléchir, prospéraient sur le terrain nouveau de la cour, les Carhoat, Bretons de la vieille roche, durs et droits comme leur épée, se roidissaient contre les envahissements du pouvoir royal, et soutenaient, infatigables, les privilèges de la province.
Ce n’était pas le moyen de faire son chemin. — À ce jeu, moururent ou s’amoindrirent les plus belles races bretonnes : les juveigneurs de Vitré, Avaugour, descendants de Porhoët, Poulduc, Rieux, Talhoët, et tant d’autres.
Alain Guern, marquis de Carhoat, était un esprit faible et entêté, ambitieux, sans avoir les qualités qui font de l’ambition une vertu, prodigue, brouillon, brave comme tout gentilhomme breton, mais d’une bravoure irféfléchie et de soldat. — À l’époque où il fut nommé député aux états de Bretagne, il possédait encore le château de Carhoat, entre Morlaix et les montagnes d’Arrez, et vingt mille livres de revenu.
Au bout de deux ans, il avait vendu son château. Les vingt mille livres de revenu s’en allèrent, on peut deviner comme…
Il prétendait marcher de pair avec les plus riches. Ses amis de plaisirs étaient le marquis Coetquen-Combourg, président des réunions de la noblesse, l’intendant royal de l’impôt, dont la fortune se comptait par millions de livres, le lieutenant de roi qui, en l’absence du gouverneur, était le personnage le plus important de la province, et M. de Presmes qui possédait six manoirs dans le pays de Rennes.
Quand il eut mangé toute sa fortune, il emprunta, et, comme ses amis, à part l’intendant royal, étaient aussi généreux qu’opulents, cette ressource lui dura fort longtemps. — Elle n’était pas encore épuisée, tant s’en faut, lorsqu’arriva de Quimper un gentilhomme bas-breton, entre deux âges, qui devint aussitôt son plus intime compagnon.
Ce gentilhomme se nommait M. de Kérizat. — C’était bien le plus aimable vivant que l’on pût voir.
Il était fort bel homme, spirituel on ne peut plus, fat autant qu’il faut l’être auprès de certaines femmes, galante lame et ferme sur la hanche, vert diseur, conteur audacieux, heureux, joyeux, précieux, capricieux, et sachant accoupler, comme pas un, les rois et les as au noble jeu de lansquenet.
Ce charmant mortel prenait dans les poches de Carhoat l’argent que lui prêtaient Coetquen, Presmes et le lieutenant de roi. — Ce qui n’empêchait point le même homme ravissant de puiser directement dans les poches du lieutenant de roi, de Coetquen et de Presmes.
Martel, presque enfant encore et sans cesse éloigné de sa famille, ne savait rien de toutes ces choses. Il suivait ses études à Brest et réunissait toutes ses affctions sur sa sœur Laure qui était une enfant douce et fière, et belle comme un ange.
En sortant, lui de l’académie, elle de son couvent, ils vinrent à Rennes. C’était en un moment où il n’y avait point d’états ; M. de Kérizat était à Quimper.
Martel resta un an auprès de son père et ne s’aperçut de rien, parce que, dès les premiers jours, il avait vu Lucienne de Presmes et qu’il était amoureux.
Ce furent des heures bien douces.
Martel avait auprès de Lucienne un avocat adroit et dévoué, la jolie Bleuette de Fontaine aux Perles. — Et il n’avait pas besoin d’avocat.
Lucienne et lui se voyaient tous les jours ; Lucienne avait seize ans ; Martel achevait sa dix-huitième année. — Ils s’aimèrent.
Un beau jour, Martel apprit vaguement quelle était la situation de son père. Il s’était cru riche jusque-là : il se découvrit pauvre.
Pour la première fois, il se rendit compte de la distance énorme qui était entre lui et mademoiselle de Presmes, l’une des plus riches héritières du pays de Rennes. — Ses trois frères aines, arrivés à l’âge d’homme, se vautraient dans la paresse et menaient, sur des degrés inférieurs de l’échelle sociale, la même vie que leur père.
Martel ne savait rien du monde, qu’il voyait à travers les faux enseignements du collège et les illusions romanesques de l’amour.
Il vint un soir dans le parc de Presmes, où Bleuette et Lucienne l’attendaient.
Il dit à Lucienne :
— Mademoiselle, je viens d’apprendre que je suis pauvre… vous êtes bien riche, et pourtant je vous aime… Je pars ce soir pour Paris… je vais offrir au roi mon épée, comme il convient à un gentilhomme… Attendez-moi quatre ans, Lucienne, je vous en prie… Dans quatre ans, je vous le promets sur l’honneur, je reviendrai riche et grand et digne de vous. — M’attendrez-vous, Lucienne ?
Les deux jeunes filles voulurent se récrier, mais Martel se mit à genoux, et répéta :
— Lucienne, m’attendrez-vous ?
— Je vous attendrai, murmura bien bas mademoiselle de Presmes.
Martel lui baisa la main et s’enfuit.
Jamais tant de joie n’avait été dans son cœur.
Les deux jeunes filles restèrent seules, émues. — Les grands yeux noirs de Bleuette étaient pleins de larmes.
— Comme il m’aime ! dit Lucienne ; — il reviendra colonel…
— Oh ! ce n’est pas assez ! s’écria Bleuette : — il reviendra général !…
Lucienne n’avait garde de la contredire.
Elles prolongèrent longtemps leur promenade sous les grands arbres du parc. Avant de se séparer, la nuit venue, elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre en mêlant de douces larmes avec de jeunes sourires.
Et toutes deux répétèrent :
— Il reviendra général !
Et Martel revenait sans titre, sans grade, avec un uniforme usé qu’il n’avait plus le droit de porter ! et il trouvait au retour la distance qui le séparait de Lucienne transformée en un profond abîme qu’avait creusé le déshonneur !
Il était parti enfant, il revenait homme.
Le monde lui avait dit ça et là ses désespérants secrets…
Son amour n’était plus qu’une souffrance. — Et quand venaient, à la traverse, quelques heures d’espérance passionnée, c’était une fièvre qui, calmée bientôt, le rejetait au plus profond de ses découragements amers.
Au commencement de l’entretien, Bleuette avait déjà fait luire au dedans de lui un de ces fugitifs éclairs de joie. Il était jeune, ses illusions perdues ne demandaient qu’à revenir et savaient encore le chemin de son âme.
Le nom prononcé de Lucienne fit battre doucement son cœur et lui rendit pour un instant quelqu’un de ces rêves aimés où il croyait autrefois lire l’avenir.
Mais que d’amertume après ce bonheur de quelques minutes ! Bleuette venait de lui dire une page de l’histoire de sa famille. — Et quelle bouche plus amie pouvait adoucir mieux ce que ces révélations avaient de cruel ?…
Bleuette aimait Martel de toute la tendresse dévouée qu’elle portait à mademoiselle de Presmes. — Bleuette aimait Laure comme une sœur, sa bouche qui s’ouvrait pour accuser aurait voulu défendre.
Aussi chacune de ses paroles tombait sur le cœur de Martel comme un poids glacé. — Il n’y avait plus ni espoir, ni doute, mais il voulait savoir encore et davantage, savoir tout et faire exact le bilan de son malheur…
Après un silence, pendant lequel Bleuette cherchait un moyen de mettre fin à ce douloureux interrogatoire, Martel reprit :
— On m’a dit autre chose encore… je vous prie de ne me rien cacher, Bleuette.
— Martel, je vous en supplie, répliqua la jeune fille, laissons ce sujet qui nous fait tant souffrir tous les deux… Croyez-moi, Laure avait un noble cœur… Elle doit être bien malheureuse !
Martel avait des larmes plein l’âme ; mais son émotion se voilait sous les apparences d’une froideur austère.
— C’est un service que j’impose à votre amitié dévouée, Bleuette, dit-il ; je sais que cela vous attriste, car vous êtes bonne et vous aimiez ma sœur… : mais je vous le répète, ces choses, en passant par toute autre bouche que la vôtre me tueraient.
Il s’arrêta et poursuivit en redoublant de calme :
— Vous en étiez à me dire que M. le marquis de Carhoat et ses trois fils aînés avaient assisté en silence à la honte de leur fille et de leur sœur.
— Oh ! s’écria Bleuette vivement, René le pauvre enfant n’eût pas fait cela, Martel !… Il vous ressemble de cœur comme de visage… ; mais il ne sait rien. Qui donc aurait la cruauté de mettre des larmes parmi ses enfantines rêveries ? Il aime ses frères qu’il croit bons… Il adore son vieux père, dont la rudesse s’adoucit à ses sourires… Il va seul, — seul toujours, par les grands bois, rêvant à des choses qui sont trop belles pour être de ce monde… espérant des bonheurs qu’il ne trouvera qu’au ciel, — et priant Dieu sous les hautes voûtes de la forêt, avec les fleurs parfumées et les oiseaux chanteurs, qui envoient vers le ciel leurs chants et leurs parfums.
— Que Dieu protège le cher enfant ! murmura Martel. — Parlez-moi de ma sœur, Bleuette.
La jeune fille prit une pose résignée. Elle n’espéra plus donner le change à l’idée fixe de Martel.
— C’est bien vrai, poursuivit-elle ; messieurs de Carhoat ne croisèrent point l’épée contre Kérizat… On vit même en ce temps, — plusieurs fois, — le marquis se promener sur la place du Palais avec le séducteur de sa fille… Ce fut au point que chacun espérait voir M. de Kérizat réparer sa faute et donner son nom à Laure. Comment expliquer autrement ces entrevues pacifiques avec le père de sa victime ?…
« Mais des mois s’écoulèrent. — Kérizat partit de Rennes un jour, laissant Laure dans le bel hôtel qu’il lui avait loué dans la rue Saint-Georges, le centre des nobles demeures… Laure ne fut point triste ; on la vit s’entourer de tout ce que Rennes renferme de jeunes seigneurs… Malestroit, Montbourcher, Coëtlogon, Goulaine et Rohan, s’attelèrent à l’envie à son char… Son luxe déborda… Nous pleurions, Lucienne et moi, Martel, ét nous nous disions qu’il fallait que Dieu eût mis un voile de démence sur la belle fierté de son âme !… »
Bleuette s’interrompit. Sa poitrine se soulevait oppressée. Les fraîches couleurs de sa joue rose avaient pâli.
Martel aussi était pâle. Sa prunelle brûlait sous ses cils baissés à demi.
Son corps avait des frémissements de fièvre.
Il souffrait tout ce qu’on peut souffrir, sans tomber écrasé.
Mais il dit avec une tranquillité froide :
— Bleuette, je vous en prie, ne vous arrêtez plus, et que je boive le calice d’un trait…
— Que voulez-vous que je vous apprenne de plus ?… reprit la jeune fille à bout de force elle-même. — Laure était tombée…
Elle fit un effort pour parler, mais le cœur lui manqua.
Martel releva sur elle ses yeux où il y avait un feu sombre.
— Tombée, répéta-t-il d’une voix sourde et haletante. — Vous ne voulez pas me dire jusqu’où… Mais je le sais, je le sais ! On a vu à Rennes ce qui ne s’était jamais vu peut-être dans notre Bretagne… on a vu une fille noble, aiffichée, célébrée, tarifée ! recevoir un surnom d’orgie comme la dernière des courtisanes !… Elle a de merveilleux cheveux blonds, ajouta-t-il, avec un rire amer, — et sa beauté brille comme une pierre précieuse… Ils l’ont appelée Topaze… Par le sang de Dieu ! messieurs, c’est aux chiens et aux chevaux qu’on donne d’autres noms que ceux du baptême !… Ah ! vous avez fait bien profond son lit de fange… Mais vous verrez bien qu’il y a encore une épée dans la maison de Carhoat !
Il s’était levé à ces dernières paroles, et parcourait la chambre à grands pas.
Le gruyer, qui, jusqu’à cette heure, semblait être resté complètement étranger à l’entretien, se leva à son tour.
Il vint se placer en face de Martel, et lui serra la main rudement.
— C’est bien, Carhoat ! dit-il. — Si les gentilshommes vous font défaut, et qu’il vous plaise accepter un second de roture, me voilà !… J’ai été soldat : je peux croiser le fer contre un prince.
Martel lui rendit son étreinte. Il ouvrit la bouche pour le remercier. Mais l’enthousiasme de sa colère tomba comme par magie, et sa tête se pencha sur sa poitrine.
Il serra encore la main de Jean Tual en silence, et retourna s’asseoir auprès de Bleuette.
Le gruyer reprit sa besogne sans mot dire ; mais il fronça ses gros sourcils, et voici ce qu’il pensa :
— Lion est un bon chien, parce que son père était un bon chien…
Martel demeura pendant quelques minutes comme accablé sous le fardeau de son angoisse.
Puis il se redressa et dit à Bleuette :
— Il me reste encore une chose à savoir de votre bouche… On m’a dit que la sœur de Lucienne, en plein bal, dans les salons du lieutenant de roi, a foulé aux pieds Laure de Carhoat, — la Topaze, ajouta-t-il en baissant la voix avec amertume, — et que la Topaze a porté la main sur la sœur de Lucienne…
La jeune fille fut quelques secondes avant de répondre. Elle sentait que c’était là un obstacle de plus entre Martel et mademoiselle de Presmes.
— C’est vrai, dit-elle enfin. — C’était au printemps dernier. Le lieutenant de roi aimait Laure… Profitant de cette passion, Laure osa braver l’interdit qui pesait sur elle et se montrer dans un bal au milieu de ses anciennes compagnes… La comtesse Anne de Landal parla de la faire chasser, et Laure lui mit son gant sur le visage… Ce fut la comtesse Anne qui sortit.