Fontaine aux Perles/25. La mèche

Fontaine aux Perles
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 181-190).
XXV
LA MÈCHE


René, le dernier des fils du marquis de Carhoat, n’ignorait plus rien des hontes de sa famille. La conversation qu’il avait eue avec son frère Martel avait confirmé les soupçons conçus par lui la nuit précédente dans le souterrain. — Il ne savait point le monde, et ces choses ne le blessaient pas au point de vue du respect humain ; mais il y avait en lui un haut et pur instinct d’honneur. Pendant bien longtemps, il avait respecté son père et chéri ses frères de toute la force de son cœur. Ces révélations l’accablèrent. Il passa tout le jour à errer dans la forêt, pensif et morne.

Le souvenir de Bleuette, tant aimée, vint parfois à la traverse de sa peine, mais ce souvenir ne le consolait point, parce que Bleuette était la fiancée de Hervé Gastel.

Il s’agenouilla plus d’une fois aux carrefours, demandant à Dieu le pardon de son père et de ses frères, demandant pitié pour sa sœur qu’il devinait malheureuse encore plus que coupable.

La nuit venue, il ne voulut point rentrer à la ferme de Marlet, parce qu’il lui répugnait de refuser à ceux qu’il avait tant chéris les caresses accoutumées.

Il savait le chemin des salles souterraines. Il monta sur le roc, poussa la pierre qui bascula autour de son pivot, et descendit l’escalier humide que nous l’avons vu franchir le matin.

Là il s’étendit sur sa couche de la veille. — Fatigué de pleurer et de se désoler, il s’endormit.

Il y avait plusieurs heures déjà que durait son sommeil, lorsqu’il fut éveillé par un bruit soudain. Des voix et des pas se faisaient entendre dans le couloir qui communiquait avec la ferme de Marlet.

René se leva en sursaut et n’eut que le temps de se coller à la muraille, derrière un des vêtements suspendus. La vieille Noton Renard entra, tenant à la main une résine. — Un homme était derrière elle, qui lui parlait impérieusement et la poussait en avant.

La pauvre vieille avait sur son visage ridé de la compassion et de la terreur.

— Puisque je vous dis, murmurait-elle, — que notre monsieur ne veut pas qu’on ouvre cette porte !…

— Eh bien, elle est ouverte, répondit son interlocuteur, — le plus fort est fait ! Avancez, avancez, ma respectable dame… mon fardeau me fatigue, et il me tarde de m’en débarrasser.

Celui qui prononçait ces paroles se montra en ce moment au bout du couloir. Petit René le reconnut d’un seul coup d’œil.

C’était le personnage qu’il avait vu l’avant-veille, attablé dans la salle voisine avec son père et ses frères.

Cet homme portait entre ses bras une femme évanouie dont Petit René, dans le premier moment, ne put point apercevoir le visage.

M. le chevalier de Briant regarda tout autour de lui et avisa l’espèce de couche que venait de quitter le dernier des Carhoat.

— Pardieu ! s’écria-t-il, voilà qui se trouve à merveille !… Madame de Kérizat sera là comme dans son lit.

Il déposa Lucienne sur les vêtements amoncelés et se tourna vers Noton Renard.

— Allons, ma bonne dame, allons ! lui dit-il, — occupons-nous du souper, s’il vous plaît !… MM. mes amis vont revenir, et je suis sûr qu’ils auront un appétit d’enfer !…

— Mais cette jeune demoiselle a perdu connaissance, objecta Noton Renard. — Nous ne pouvons l’abandonner ainsi !…

— Ne vous inquiétez pas, ma bonne dame ! répliqua le chevalier, — je suis un peu médecin, et je réponds qu’un petit évanouissement de temps en temps ne fait point de mal aux jeunes filles… Allons, leste ! à la cuisine !…

Il poussa la vieille Noton, qui tourna un œil de regret vers Lucienne évanouie, et sortit avec répugnance. Le chevalier la suivit. — René entendit la lourde porte de la ferme tourner sur ses gonds grinçants puis retomber.

Presque au même instant un grand bruit se fit à l’intérieur de la ferme. Des voix tumultueuses se croisèrent, comme si plusieurs hommes arrivaient à la fois.

Petit René sortit doucement de sa cachette, et vint s’agenouiller près de la femme évanouie.

Par habitude, la vieille Noton avait mis une résine dans le bois fendu fixé à la muraille, et l’avait allumée.

Petit René put reconnaître Lucienne.

De l’autre côté de la porte, Laurent, Prégent et Philippe, blasphémaient à l’envi, harassés de fatigue et tout meurtris de contusions. Rien qu’ils n’eussent reçu dans la lutte aucune blessure grave, ils avaient été fort maltraités et devaient garder longtemps le souvenir de cette soirée.

Le vieux Carhoat entrait en ce moment, sombre et taciturne.

Sur son visage pâle, il y avait une longue trace rouge.

Le coutelas d’un des piqueurs de Presmes lui avait fait cette blessure.

Il traînait derrière lui le prisonnier, qu’il tenait par le collet.

Derrière encore venait Francin Renard, qui perdait son sang par de nombreuses blessures, et qui s’appuyait, chancelant, au montant de la porte.

La vieille Noton ne l’apercevait point. Elle s’avança vers M. de Carhoat et lui dit :

— Notre monsieur, mademoiselle Laure est arrivée ce soir et se repose sur le lit du petit M. René.

— Ah ! fit le vieillard, … et René ?

— Il n’est pas revenu, répondit Noton qui secoua tristement sa tête grise.

— Ah ! fit encore le vieillard. Sa figure était morne et ses yeux égarés. — Sers-nous à boire, dit-il.

M. le chevalier de Briant était déjà assis sur l’un des bancs, et avait ses deux coudes sur la table.

En entrant, les trois frères lui avaient jeté des regards irrités. — Le marquis de Carhoat s’avança dans l’intérieur de la chambre d’un pas lent et lourd.

— Marche !… dit-il à son prisonnier.

Celui-ci passa devant. Il portait, comme nous l’avons dit, l’uniforme de soldat du roi. Un large chapeau de paysan lui couvrait le visage, et il croisait ses bras sur sa poitrine.

Il vint se mettre debout auprès de la table, et demeura immobile.

Derrière lui, entra Francin Renard qui ne pouvait plus se soutenir.

Il avait au-dessus de la tempe une large blessure, et sa chemise rougie à diverses places de sa poitrine indiquait d’autres plaies que l’on ne voyait pas.

Il fit quelques pas chancelants à l’intérieur de la chambre ; le sang ruisselait autour de lui. — Puis, il perdit l’équilibre et s’affaissa contre la muraille en poussant un gémissement sourd.

Sa femme Noton s’élança vers lui, épouvantée, et tâcha de le relever. Mais ses mains rencontraient partout une humidité tiède ; elle retomba sur ses genoux, brisée.

— À boire ! à boire ! répéta le vieux Carhoat d’un ton dur et impérieux.

Noton tardait à obéir, parce qu’elle ne pouvait pas…

Francin Renard, mourant, fit un effort pour parler :

— Allons, la femme ! murmura-t-il d’une voix épuisée, — laisse-moi tranquille… j’ai mon compte… va chercher à boire à nos messieurs.

Sa tête, qui s’était redressée à demi, retomba et choqua la pierre de la muraille. — Les Carhoat répétèrent tous ensemble :

— À boire ! à boire ! — Noton se leva, presque folle, et alluma une résine pour descendre à la cave. — Les trois frères prirent place à table.

Le vieux marquis se tourna vers son captif :

— Qui es-tu ? lui dit-il d’une voix rude. Le prisonnier ne répondit point.

Les trois jeunes gens, alors, se prirent à le considérer curieusement.

— Qui es-tu ? répéta le vieux Carhoat avec colère.

Et comme l’autre ne répondait point encore, le vieillard lui arracha violemment son chapeau de paysan. — Les trois frères poussèrent à la fois un cri de surprise. — Le vieillard porta la main à ses yeux et fit un pas en arrière.

— Ah ! bah !… grommela Kérizat, — c’est mon petit compagnon de voyage !… Que diable est-il allé faire dans cette bagarre ?…

Les Carhoat, cependant, ne revenaient point de leur surprise.

Philippe retrouva le premier la parole.

Il se leva et vint vers le garde-française auquel il tendit la main.

— Bonjour, mon frère Martel, dit-il. — Les mains de Martel restèrent croisées sur sa poitrine ; son regard baissé se clouait au sol.

Philippe, indécis, tourna les yeux du côté de ses frères, qui avaient le rouge au front et gardaient le silence. — Ils se sentaient devant le seul juge qu’ils redoutassent en ce monde. — Philippe regagna sa place sans mot dire.

— Diable, diable ! pensait Kérizat à part lui ; — voilà un Carhoat que je ne connaissais pas !… Et moi qui ai été lui parler de la Topaze l’autre soir !…

— Monsieur, dit le vieux marquis en s’adressant à Martel, — pourquoi avez-vous quitté votre régiment et qui vous amène parmi nous ?

— J’ai quitté mon régiment, répondit le jeune soldat d’une voix sourde et lente, — parce que la honte du nom de Carhoat est venue jusqu’à Paris… et parce que cet uniforme, que je n’ai plus le droit de porter, ne va bien qu’à des hommes pouvant parler sans crainte d’honneur et de loyauté !…

— Et vous venez nous reprocher nos fautes ?… demanda le vieillard d’un air sombre.

— Je viens les laver avec vous, répondit Martel, qui se redressa soudain et dont le noble visage rayonna tout à coup de fierté. — Mais prenez place, monsieur mon père… nous parlerons de cela tout à l’heure et en présence de ma sœur, qui, d’après ce que je viens d’entendre, se trouve dans votre maison.

— Qu’on fasse venir Laure ! dit le marquis en s’asseyant vis-à-vis de ses trois fils.

Noton rentrait avec des pots couronnés de mousse pétillante et des flacons bouchés. Elle mit le tout sur la table et courut chercher Laure.

Mademoiselle de Carhoat parut bientôt sur le seuil de la chambre qui servait de retraite à René. Elle était pâle comme une statue de marbre, et ses magnifiques cheveux blonds tombaient en boucles éparses le long de ses joues décolorées.

Martel la regarda, et son cœur se serra douloureusement. — Elle était admirablement belle, et tant de noblesse brillait encore sur son front désolé ! La compassion l’emporta dans l’âme de Martel sur son courroux austère. Il fit pour Laure ce qu’il avait refusé à Philippe. — Il s’avança à sa rencontre et la salua du nom de sœur.

Laure s’assit auprès de lui. Elle se trouvait en face de M. le chevalier de Briant.

La vieille Noton, profitant de ce moment de répit ; s’était élancée vers Francin Renard, qui agonisait dans un coin.

Les convives étaient maintenant tous rangés autour de la table. Il régnait entre eux un silence glacé. Le chevalier lui-même, qui ne tarissait guère en ces occasions, n’osait prendre la parole. Quelque chose de solennel était dans l’air.

La lumière des résines, placées aux deux côtés de la table, éclairait vivement les visages et projetait des lueurs douteuses jusqu’aux parois noircies de la salle.

Dans un coin on apercevait vaguement le groupe formé par Noton Renard et son mari, qui se mourait. — Çà et là, sur le chêne noir des vieilles armoires, les serrures et les gonds en cuivre poli jetaient une étincelle à l’œil.

Le feu s’éteignait sous le manteau de l’immense cheminée.

— Buvons ! dit le vieux Carhoat.

Les verres s’emplirent et se vidèrent, mais il n’y eut point de santé portée.

Quelques secondes de silence suivirent, et Martel se tourna vers le vieux marquis.

— Monsieur mon père, dit-il, ceci est une assemblée de famille. Nous allons traiter la plus grave de toutes les questions. M’est-il permis de demander le nom de cet étranger, et de savoir à quel titre il peut demeurer parmi nous ?

Depuis que Laure était assise, elle fixait sur le chevalier son regard perçant et froid. — Le chevalier perdait sous ce regard sa hardiesse ordinaire. Il baissait les yeux et se sentait mal à l’aise.

À la question de Martel, il tressaillit comme s’il eût entendu une menace de mort à son oreille. Les quatre Carhoat ne se pressaient point de répondre.

Ce fut Laure qui prit la parole.

— Cet homme a nom : M. le chevalier de Kérizat, répondit-elle avec lenteur.

Les sourcils de Martel se froncèrent violemment. Une force invincible le souleva, et il fut sur le point de s’élancer contre cet ennemi que sa haine appelait depuis si longtemps. — Mais il se contint, et un sourire amer vint à sa lèvre.

— Ah ! c’est là M. de Kérizat !… dit-il en saluant. — Je reconnais son droit à rester parmi nous… Et ce qui va se passer le regarde autant que personne.

— Je ne vous comprends pas, monsieur, dit le chevalier qui surmonta son trouble et releva ses yeux sur Martel.

— Vous n’avez pas besoin de comprendre, répondit celui-ci.

Les trois aînés de Carhoat écoutaient inquiets et curieux. Le marquis, calme et grave, se recueillait en lui-même et sentait plus pesant à son front le fardeau de sa honte, au contact de ce jeune honneur.

Laure semblait être changée en statue. La fièvre de sa douleur était passée : il ne restait que le désespoir. — Elle était frappée au cœur.

En quittant la maison de M. le chevalier de Talhoët, un mouvement irréfléchi l’avait poussée vers la demeure de son père, où elle était entrée comme en un dernier asile.

Peut-être, du fond de son malheur, eût-elle adressé des paroles de reproche à son père et à ses frères, qui ne l’avaient ni défendue ni vengée. Mais elle se taisait devant le calme sévère de Martel, parce qu’elle sentait que sa voix serait faible auprès de la voix de ce frère resté pur. Il y avait en elle un instinct qui devinait l’heure du châtiment.

Elle n’adressait à Kérizat, qui venait de tuer son bel amour, ni plaintes ni reproches. Martel était là. C’était l’épée de Carhoat qui sortait enfin du fourreau.

— Mon Dieu ! dit Prégent, qui avait peine à respirer dans cette grave atmosphère, — nous avons fait de notre mieux ce soir et nous avons le droit de souper gaiement… Martel n’est pas si méchant qu’il veut s’en donner l’air… C’est lui, je le reconnais bien à présent, qui m’a ouvert la porte de la prison où m’avait claquemuré le vieux de Presmes… Allons, notre frère le soldat, si nous avions des châteaux, nous ne ferions pas ce diable de métier qui paraît vous mettre en colère !…

— D’ailleurs, reste à savoir, dit Philippe qui gardait rancune de l’accueil reçu, — si M. notre jeune frère est, à l’exclusion de ses aînés, le gardien unique et naturel de l’honneur de Carhoat.

— Plût à Dieu que l’honneur de Carhoat fut encore à garder, répliqua Martel. — Je vous prie de m’écouter, messieurs, et je demande au besoin à M. notre père qu’il vous ordonne de prêter attention.

Le marquis fit un geste. Les trois frères se turent. Ils se dédommagèrent de ce silence en faisant circuler la bouteille le plus fréquemment possible et en vidant leurs verres sans relâche.

Le vieux marquis lui-même buvait avec une sorte d’emportement.

Il cherchait à s’étourdir, parce que la présence de Martel réveillait en lui ces idées oubliées de fierté qui étaient son plus cruel supplice.

— Nous étions de bien grands seigneurs autrefois, dit Martel. — Il n’y avait point de nom en Bretagne qui fût au-dessus du nom de Carhoat… Je vous le demande, monsieur mon père, si, du temps de notre jeunesse, un Carhoat eût pris du service dans les gardes du roi de France, n’eût-il pas été entouré d’affection et d’estime, avant même d’avoir fait ses preuves de vaillance ?…

Le marquis baissa les yeux et fit un geste équivoque. — Il but à plein verre.

— Aujourd’hui, reprit Martel, Carhoat a été insulté parmi les gardes du roi, bien qu’il eût prouvé qu’il savait tenir son épée… Carhoat n’a pu trouver un ami entre tous les soldats de France… On lui a jeté avec mépris au visage les noms de son père, de ses frères, de sa sœur.

La paupière de Laure battit et une larme glissa sur sa joue.

— Mordieu ! s’écria Laurent, — ce mignon est-il revenu de Paris tout exprès pour nous insulter ?

Le chevalier de Briant ne buvait guère et ne parlait point. Il était brave, une rapière à la main, — mais en ce moment il avait peur !

La brusque apostrophe de Laurent dérida quelque peu son front et sembla lui rendre quelque liberté d’esprit. — Il regarda les trois frères comme s’il se fût attendu à les voir se révolter contre cette austère semonce de leur cadet.

Laurent, Prégent et Philippe avaient en effet de la colère sur leurs visages, mais l’expression calme et grave des beaux traits de Martel leur imposait. Ils mettaient leur rage à boire, et la vieille Noton, délaissant malgré elle le pauvre Francin, n’avait que le temps de remplir les pots et de déboucher de nouvelles bouteilles. Les trois frères étaient déjà ivres à moitié.

Quant au marquis, il buvait plus qu’eux. C’était quelque chose d’étrange et d’effrayant que de voir cet homme boire, boire sans cesse avec folie, et garder sur son pâle visage une morne immobilité.

Ses yeux seuls s’animaient lentement ; il les tenait presque constamment baissés ; mais lorsqu’il relevait sa paupière, envoyait une flamme sombre briller au fond de son regard.

— Vous parlez bien, mon fils Martel, dit-il. — Parlez encore… Vous autres, faites silence et buvez !

Le jeune garde-française jeta sur son père un regard indécis. Il ne savait pas si ses paroles étaient vérité ou raillerie.

— Il me souvient, monsieur mon père, reprit-il, — d’une fois où vous nous avez montré, à ma sœur Laure et à moi, tous les immenses domaines que notre famille a perdus… Comme aujourd’hui, vous aviez cherché dans le vin un refuge à votre angoisse… Combien nous trouvâmes de châteaux sur notre route ! — et de manoirs jadis brillants !… et de grandes forêts !… et d’illustres ruines !… mais, en ce temps, nous n’avions perdu que des domaines, que des forêts, que des manoirs !… à l’heure où je parle, monsieur mon père, ne pourrais-je vous rendre les angoisses de cette nuit où, pour la première fois, je vis l’avenir se cacher à moi derrière un sombre voile ?… Au lieu de ces vastes champs, parcourus au galop par nos chevaux, revenez avec moi vers le passé… Que de ruines encore, monsieur de Carhoat !… que de gloire perdue !… que d’honneurs enfuis ! — et que de hontes amassées sur la route !

Philippe frappa violemment son verre contre la table et tâcha de se lever.

— Restez assis ! lui dit le vieux Carhoat d’une voix brève, — et buvez !

Il se tourna vers Martel et reprit :

— Mon fils, vous parlez bien : parlez encore ! — Martel garda un instant le silence. — Puis il redressa son front où brillait une noble beauté.

— Je n’ai plus rien à dire, monsieur mon père, répliqua-t-il d’une voix calme et lente, — sinon que Carhoat a trop vécu.

— Carhoat mourra ! dit le vieillard avec un fier sourire et en rejetant derrière ses épaules les masses blanchies de ses cheveux.

Laure leva ses beaux yeux au ciel, comme pour demander une fin prochaine à son martyre.

Elle aussi souriait. — Ces mots de mort descendaient un son âme navrée comme des paroles d’espoir et de joie.

Une vague terreur se peignait sur les traits du chevalier. — Il ne riait plus : il ne causait plus. — Il ne gardait plus rien de ses façons aimables et légères qui faisaient de lui, la veille encore, un précieux convive.

Les trois aînés de Carhoat arrivaient au dernier degré de l’ivresse, et ne savaient plus guère ce qui se passait autour d’eux.

Le vieux marquis, lui, avait cessé de boire. Il avait jeté son verre loin de lui, et croisait ses bras sur sa poitrine.

— Francin Renard ! dit-il.

— Francin est mort, répondit Noton en pleurant.

Le vieillard se signa et parcourut des yeux les convives.

— Ils sont trop ivres ! murmura-t-il en parlant à ses trois fils aînés, — il faut pourtant qu’il reste ici un homme pour garder Kérizat… car Kérizat doit mourir avec nous !

Il tira son épée et la remit aux mains de Martel étonné :

— Placez-vous auprès de la porte, monsieur mon fils, dit-il, — et si M. le chevalier tente de sortir d’ici, tuez-le.

Martel prit l’épée et se plaça debout auprès de la porte.

— Mais, monsieur mon ami ! murmura le chevalier, quelle mouche vous a piqué, je vous prie ?… Est-ce la rage d’avoir manqué votre coup ?… Nous ne sommes pas si malheureux que vous croyez, et l’attaque de cette nuit…

— Taisez-vous ! interrompit le vieillard…

Kérizat voulut parler encore, mais Philippe et Laurent, qui parmi leur ivresse gardaient contre lui de vagues élans de haine, répétèrent l’ordre de leur père en fichant leurs couteaux dans le chêne épais de la table.

Kérizat pâlit davantage et se tut.

— Mademoiselle de Carhoat, dit le vieillard, — vous avez failli par notre faute, mais il y avait en vous le cœur d’un homme fort… Je crois que vous saurez mourir… Suivez-moi !

Laure se leva, calme et si belle qu’une larme vint au seuil de la paupière du vieillard.

— Je n’ai point failli, murmura-t-elle, — mais je veux bien mourir.

Elle suivit M. de Carhoat, qui ouvrit la petite porte située entre les deux lits, et s’engagea dans le couloir menant aux salles souterraines.

Une sueur froide vint aux tempes de Kérizat ; — bien souvent il avait joué sa vie la rapière à la main, et c’était un homme intrépide, mais il ne sut point supporter l’angoisse terrible de ce moment.

Ses regards effarés firent le tour de la chambre pour chercher une issue ; il se leva par un irrésistible instinct de terreur.

La main de Laurent s’appesantit, lourde, sur son épaule.

— Ah ! ah ! chevalier, dit-il d’une voix avinée, — le vieux Carhoat ne veut pas de cela… Il a son idée… nous allons rire… — Les deux autres frères se prirent à osciller sur leurs bancs et répétèrent avec fatigue :

— Nous allons rire !

On entendit de l’autre côté de la porte du souterrain un bruit sourd, et dont il eût été malaisé de définir la nature… — Quelques instants après, le vieux marquis et mademoiselle de Carhoat reparurent.

La beauté de Laure avait à cette heure un caractère de résignation sublime. Elle avait rejeté en arrière les boucles de ses longs cheveux blonds ; ses yeux noirs souriaient doucement, et il y avait à son front comme une auréole…

Le sang du vieux marquis était remonté à sa joue ; son œil était enflammé, mais ses mouvements étaient hautains et calmes.

— Je vous remercie, ma fille, dit-il à Laure qui se rasseyait.

Puis il reprit en s’adressant à Martel :

— Monsieur mon fils, rendez-moi mon épée.

Martel obéit ; le vieillard poursuivit :

— Vous êtes venu dans ma maison, monsieur mon fils, sans y être attendu et vous y avez parlé en maître… Je suis le marquis de Carhoat, monsieur ! et nul


QUE DIEU GARDE… LE DERNIER DES CARHOAT
FONTAINES-AUX-PERLES

ici, excepté moi, n’a le droit de lever la tête. Vous m’avez offensé : je vous chasse !

— Mais, monsieur… voulut dire Martel.

— Je vous chasse ! répéta le vieillard d’une voix tonnante.

En même temps il saisit Martel à bras le corps, et, usant de sa force supérieure, il le mit hors d’état de faire un mouvement.

— Ouvre la porte, Prégent, dit-il. — Prégent ouvrit la porte.

Le vieillard franchit le seuil, souleva son fils entre ses bras, et l’étreignit contre sa poitrine.

C’était de la fureur, — ou c’était le dernier adieu d’une délirante tendresse.

Martel perdait le souffle.

Le vieillard lui mit au front un baiser furtif et le jeta brisé au plus épais du taillis.

— Que Dieu garde, dit-il avec une émotion profonde, le dernier des Carhoat !

Il rentra dans la maison et referma la porte derrière lui à double tour.

— Allons, enfants, buvons ! s’écria-t-il, rions ! chantons !… Il n’y a plus ici de trouble-fête.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mademoiselle de Presmes avait repris ses sens, grâce aux soins de Petit René.

Quand ses forces furent un peu revenues, l’enfant la releva et guida ses pas chancelants jusqu’à l’issue secrète qui se trouvait au sommet du plateau de Marlet.

Lucienne souffrait. La lassitude et la frayeur arrêtaient sa marche à chaque pas.

L’enfant la soutenait, et lui rendait courage.

Ils furent bien longtemps à traverser les taillis et la longue avenue. — Ils arrivèrent enfin à la grille de Presmes, et comme Lucienne remerciait avec effusion son jeune sauveur, René lui baisa la main en disant : — Aimez bien mon frère Martel ! — Puis s’approchant de son oreille, il ajouta tout bas :

— Et vous, qui êtes si riche, mademoiselle, donnez une dot à Bleuette, afin qu’elle épouse celui qu’elle aime, et qu’elle soit bien heureuse…

Une larme se balançait aux cils de sa paupière… — Il s’enfuit.

Lorsqu’il rentra dans le souterrain, la porte de la ferme s’ouvrait, et M. le marquis de Carhoat, suivi de sa fille, s’introduisait dans la salle où étaient les habillements et les munitions.

René les vit rouler vers le couloir un des tonneaux remplis de poudre.

— Mon fils Martel a raison, disait le vieillard, — il faut que Carhoat meure.

Laure répondit :

— Je suis prête, monsieur mon père. — Puis elle ajouta après un silence :

— Mais lui, notre noble Martel, pourquoi subirait-il la peine de nos fautes ?

— Martel ne mourra point, répondit le vieillard. — Ils resteront deux bons cœurs, deux âmes pures, — si René, le pauvre enfant, vit encore, — pour relever le nom de Carhoat. — Il s’arrêta et ajouta tout bas :

— Que nous avons déshonoré !

Le tonneau de poudre était dressé contre la porte de la ferme. Le vieillard y fit un trou, et alla chercher, parmi les objets qui avaient servi trois ans auparavant au siège du château de Presmes, une mèche soufrée qu’il introduisit dans le trou. — Puis il mit le feu à l’extrémité de la mèche.

Laure et lui s’éloignèrent…

René sortit de sa cachette et s’approcha lentement.

Il regarda d’un œil morne la mèche qui brûlait, qui brûlait, et qui allait se raccourcissant toujours. — Ses mains tombaient et se joignaient. Il rêvait…

La mèche brûlait et se raccourcissait.

Un sourire mélancolique vint à la lèvre de l’enfant, qui murmura le nom de Bleuette. — En ce moment des voix rauques s’élevèrent de l’autre côté de la porte : les Carhoat chantaient.

Ils chantaient dans leur langue nationale le gwin hagwad (vin et sang), le chant d’orgie celtique.

Les voix montaient, confuses et avinées, hurlant les vers sanglants de l’hymne barbare.

Petit René regarda la mèche qui était bien courte maintenant, et qui se raccourcissait toujours…

Il s’assit sur la terre et appuya sa tête blonde contre le tonneau de poudre.

Et, tandis que l’orgie hurlait de l’autre côté de la porte, Petit René rappelait à lui, par la pensée, les douces notes du chant de Bleuette…

Et il lui semblait entendre comme en un rêve la belle fille de la forêt prononcer bien tristement :

« En cela les gens du lieu
» Connurent le doigt de Dieu. »

— Bleuette ! ma Bleuette ! murmura-t-il, — tout le bonheur pour vous…

Il souriait un sourire d’ange.

La mèche toucha le trou. La poudre s’enflamma. Le rocher de Marlet se fendit de la base au faîte.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il n’y avait plus qu’un trou noir à la place où s’élevait naguère la ferme de Marlet.

Le rocher s’était affaissé dans la Vanvre qui avait changé son cours. Le choc s’était fait ressentir jusqu’à Presmes et avait jeté bas la ferme de Fontaine aux Perles.

Ce ne fut point le vieux Jean Tual, gruyer de la capitainerie de Liffré, qui la releva, mais bien son gendre, maître Hervé Gastel.

Tout auprès de la ferme relevée, derrière les saules de la fontaine elle-même, on voyait une tombe avec une croix.

Sous la pierre modeste gisaient les seuls corps que l’on eût trouvés après la catastrophe de Marlet.

Les autres cadavres avaient été réduits en pièces ou brûlés.

Auprès de cette tombe, M. le marquis Martel de Carhoat, devenu l’époux de Mademoiselle de Presmes, venait bien souvent s’agenouiller avec Lucienne.

Il y avait sous cette pierre un cœur d’ange et un noble cœur brisé.

La croix portait les noms de René de Garhoat et de Laure…

Bleuette pleurait parfois en lavant son linge à la fontaine.

FIN.