Font-Romeù - Au pays des Notres-Dames

Font-Romeù - Au pays des Notres-Dames
Revue des Deux Mondes6e période, tome 47 (p. 329-362).
FONT-ROMEU

AU PAYS DES NOTRES-DAMES

Il y a, par le monde, des coins de terre privilégiés qui ont un langage tout de suite intelligible pour l’âme, — qui sont naturellement religieux. D’eux-mêmes, ils appellent sur leurs hauteurs la consécration du temple ou du bois sacré. Ce sont des lieux de passage vers qui s’achemine instinctivement le pèlerin, l’étranger, le peregrinus, l’homme errant de tous les siècles. Ils se ressemblent tous, ces « passages » par où se déverse l’éternel flot humain, poussé par la même renaissante inquiétude et le même perpétuel désir de butin, butin de rapine et de guerre, ou butin de beauté et de paix spirituelle. Ce sont d’étroits couloirs pierreux, ou bien de larges avenues où s’étalent les eaux d’un grand fleuve, d’interminables corridors montagneux où s’engouffrent les masses grondantes des vents : Delphes, assise au bord de son ravin, dans cette longue dépression sinueuse qui, par la chaîne du Cithéron et du Parnasse, va de Thèbes, en Béotie, aux plages désolément splendides d’Itéa et du golfe de Corinthe ; — ou bien la vallée du Jourdain, qui, des hautes régions du Liban, jusqu’au gouffre de l’Asphaltite, en passant par Génésareth et Capharnaüm, Jéricho et le Nébo, resserre, entre ses âpres murailles calcaires, toute l’histoire religieuse de l’humanité occidentale ; ou encore la vallée du Nil, étroite bande de terre grasse entre la chaîne libyque et la chaîne arabique, avec le déroulement presque ininterrompu de ses obélisques, de ses temples et de ses colosses de granit.

Jalonnée par les pics les plus ardus du massif pyrénéen, la vallée de Cerdagne s’apparente à ces lieux illustres et vénérables. Dès le premier aspect, quand on la parcourt à la fin de l’été, au moment où les blés et les seigles sont coupés, les foins engrangés, on songe tout de suite à Delphes, à la Phocide, à cette région volcanique toute hérissée de pierrailles, de précipices et de sanctuaires, toute bruissante de torrents et dont l’aridité farouche ne s’adoucit qu’à la lisière des forêts hantées par les dieux, ou au bord des sources miraculeuses. Vue des cols avoisinants, le fond de cette grande cuve granitique n’offre plus, çà et là, que quelques taches d’une verdure presque noire. Le reste est fauve ou ferrugineux. Dans le lointain, muraille géante, toute grise et dentelée, avec, parfois, des reflets lumineux de perle, mauve et blonde, la Sierra de Cadi se déploie contre le ciel, telle une sombre forteresse pélasgique. Les flancs aux pentes abruptes sont modelés doucement comme au pouce, les contours aigus ou déchiquetés des crêtes déchirent l’espace de leurs arêtes vives. On rêve d’un Démiurge complaisant qui aurait façonné ce pays comme une poterie d’Hellade, une coupe ou un plat d’argile, avec ses figures noires se détachant sur la terre rouge ou brune, encore chaude du four. Lorsque midi brûle dans le ciel pâle et que des vapeurs ténues laissent transparaître ces grandes surfaces fauves et nues, toute cette dure matière tourmentée, l’illusion se précise : c’est Delphes, à l’heure de la méridienne, assoupie dans les brumes bleuâtres qui montent de la mer…

Illusion fugitive. De l’hôtel où je suis, entre les torchères de bronze de la terrasse et les bordures de géraniums aux vermillons ardents qui se découpent avec une précision hallucinante sur les profondeurs vaporeuses de l’horizon, j’aperçois des prairies d’une fraîcheur presque septentrionale, des montagnes aux mamelonnements veloutés de végétations et doux à l’œil comme les pétales violets d’une pensée. Par moments, des souffles d’un froid glacial font frissonner. On se rappelle que l’on est très haut, à dix-huit cents mètres environ au-dessus du niveau des deux mers toutes proches. Malgré sa latitude méridionale, cette Cerdagne est, par son climat, une région intermédiaire entre le Nord et le Midi. Elle ouvre un corridor montagneux, à l’aspect rude et brûlé des hauts plateaux espagnols ou africains, et qui se continue sans transition par une vallée plus élevée et plus humide, d’une verdoyance tout alpestre, — la région de Mont-Louis et du col de la Perche, — pour aboutir à la grande beauté classique du Gonflent et des Pyrénées orientales et aux gigantesques et harmonieuses architectures du Canigou, — le Canigou père des plaines fécondes du Roussillon, aux flancs garnis de végétations brillantes et magnifiques, tel un buffet royal tout chargé de fruits et de vins, tout reluisant de vaisselles et de cristaux : montanyas regaladas, comme ils disent ici.

En somme, la Cerdagne est une région méditerranéenne, malgré la rigueur de ses hivers et la fraîcheur un peu vive de ses étés. Pendant la belle saison, il n’y pleut presque jamais. Ce n’est point l’ambiance aquatique des Pyrénées occidentales, où les Hyades chagrines de l’Atlantique déversent sans cesse leurs seaux pleins d’averses et de bruines.

Et ce n’est point non plus le pays désolé qu’on avait cru d’abord, à se laisser prendre le regard par les lignes si nobles des sommets. Ces vastes étendues sont toutes bariolées de cultures, de forêts de pins, de bouquets de peupliers, de hameaux, de villages, de petites villes aux frustes, murailles uniformément grises, aux toits écrasés de larges feuilles d’ardoise, avec la tour carrée de leurs campaniles surmontés d’une pyramide de pierres, — et leurs noms âpres et sonores : Planés, San Pere dels Forcats, Eyna, Bolguer, Odello, Err, Llo, Osseja, Llivia, Hix, Puygcerda… Celle-ci est la première ville espagnole de ces marches, l’antique capitale de la vallée cerdane coupée en deux tronçons, depuis Louis XIV, par la nouvelle frontière. Du haut de sa butte, visible de tous les points de la plaine, serrée autour du clocher trapu de son église, Puygcerda domine la Cerdagne entière. A elle seule, elle suffit à donner une teinte espagnole et romantique à cette région montagneuse presque aussi éloignée de Madrid qu’elle l’est de Paris.

Quand on a une fois erré à travers ses rues aux maisons tout de guingois avec leurs balcons affaissés, à travers ses ruelles abruptes, sillonnées de ruisseaux, d’immondices, ces bizarres petites ruelles qui sentent à la fois l’ordure et le chocolat, on ne peut plus l’oublier, tant la physionomie en est rude et singulière. C’est là qu’on voit pendre aux devantures de petits magasins farouches et négligés comme des contrebandiers, les botas nationales, les gourdes en peau de bique aux tétines de bois d’olivier, et, à défaut des baratines de laine écarlate tombées en désuétude, les bérets de l’Andorre, les belles blouses catalanes aux plis nombreux et toutes luisantes de reflets et les tailloles à franges rouges et jaunes, et les harnais tout fleuris de pompons, de verroteries et d’applications de cuivre. Les mandolines enrubannées y voisinent avec des pâtisseries et des confiseries de couleur véhémente… Et, le soir, au crépuscule, devant ce décor semi-rustique et l’étrange silhouette de la Sierra de Cadi, quand un coup de brise un peu fort passe sur la bulle et fait relever les collets des manteaux, on se remémore les vieilles « guitares » du temps de Victor Hugo :


Gaslibelza, l’homme à la carabine,
            Chantait ainsi :
« Quelqu’un n’a-t-il pas vu Doña Sabine,
            Quelqu’un d’ici ?…

Allez danser, villageois ! La nuit gagne
            Le mont Falou.
Le vent qui souffle à travers la montagne
            Me rendra fou…
            M’a rendu fou ! »


et l’on part, au tintement de grelots imaginaires, vers l’éternel Pays des aventures picaresques et des amours violentes et passionnées…

Mais cette impression, ce n’est qu’une minute dans ce grandiose paysage. C’est comme le détail anecdotique dans une épopée. Même sous la splendeur triomphante de la méridienne, les choses humaines se perdent au milieu de cette immensité. Le soir, et le matin à l’aube, on ne perçoit plus que les belles lignes de la terre, les profils simplifiés des sierras, toute cette matière figée en une prodigieuse géométrie. Car, dans cette Cerdagne un peu frigide, la ligne règne et domine sur la couleur. Pas de ces couchers de soleil féeriques comme il s’en voit sur le Nil, ou aux approches des régions sahariennes. L’heure crépusculaire est fugace, austère et sobre en ses tonalités. Un peu de rose sur les épaules des montagnes toujours neigeuses, dont les contours s’effacent doucement dans la blancheur mate du ciel. C’est le laticlave à bordure de pourpre que José-Maria de Heredia évoquait dans le fameux sonnet de Sabinula… Et puis tout sombre dans des gris et des bleus d’une délicatesse, d’une richesse infinies, et, au-dessus de ces voiles flottants dans l’air froid et pur, le peuple formidable des monts se dresse avec des visages aussi singuliers, aussi connus du regard et aussi troublants que celui du Sphinx colossal de Memphis. Quand on essaie de traduire son émotion devant ces visages de pierre, il faut bien en revenir à la comparaison de Taine pour qui ces montagnes figuraient une assemblée de patriarches : « Elles sont là, rangées en amphithéâtre, comme un conseil d’êtres immobiles et éternels. » Ces géantes à l’ossature de granit, ce sont les amphictyons de la Planète. Seulement, ici, elles ne sont pas rangées en amphithéâtre, mais échelonnées le long de la vallée, comme les pyramides égyptiennes au bord de leur fleuve. Elles forment un défilé continu depuis la Sierra de Cadi et le Puygmal jusqu’au Canigou, en passant par le Carlit, le Pic d’Eyne, le Pic de Fenestrelle, le Cambre d’Ase, le col de Balaguer. Dans cette limpidité, cette immensité de l’horizon, avec leurs figures arrêtées et immuables, elles vous arrachent à la sensation de l’écoulement sans fin des choses, et elles vous imposent la vision aristotélicienne d’un monde de beauté et d’harmonie réalisé en des formes parfaites et définitives. Elles vous introduisent en une haute et sereine région, région de pureté, de paix inaltérable, où la vie spirituelle s’exalte. Près d’elles, on sent son cœur battre plus vite, l’esprit s’alléger, les sens devenir plus aigus et plus subtils. On perçoit, dans ce calme, dans cette sérénité infinie, comme des Présences tutélaires et bienfaisantes. Le lien avec le mystère se renoue. On écoute l’éternelle suggestion religieuse qui tombe de ces sommets.


Pourtant ce val de silence et de recueillement fut, aux siècles passés, un des plus troublés de la chrétienté occidentale, un des plus bruyants du tumulte des armes. Rien de surprenant : la Cerdagne est un « passage. » De tout temps, le soldat et le marchand en ont pris le chemin. Pendant des millénaires, les gens de guerre ont atrocement foulé cette marche du Sud, comme ils ont foulé nos marches de l’Est, notre Lorraine et notre Champagne. Pour ne pas remonter au-delà de l’ère chrétienne, ç’a été d’abord l’invasion des Goths, puis celle, beaucoup plus meurtrière, des Arabes. Après cela, les comtes carolingiens, sous prétexte d’y rétablir l’ordre, s’y livrèrent à de sanglantes rivalités. Le pillage et la dévastation accompagnaient partout ces roitelets pyrénéens. Puis ce fut la longue compétition de la France et de l’Espagne dont les maisons régnantes s’acharnèrent pendant des siècles sur ce pauvre pays. La trace de ces luttes et de ces invasions y est encore visible. En aucune de nos provinces peut-être la race n’est plus mélangée, quoique le Cerdan offre un type moral et même physique vigoureusement caractérisé. Mais, sous la physionomie locale créée lentement par les siècles, on saisit tout de suite les diversités de sang et d’origine…

Au temps des invasions vandales, des réfugiés africains fidèles à la foi catholique vinrent chercher ici un asile, comme d’ailleurs sur toutes les côtes et dans toutes les îles de la Méditerranée. Ils y firent un long séjour, avec les reliques de leurs saints, les archives de leurs églises, les écrits de leurs docteurs et de leurs polémistes. C’est ainsi que le corps de saint Augustin fut transporté en Sardaigne par les chrétiens d’Hippone. D’autres avaient pris la route de Barcelone et de la région pyrénéenne. Beaucoup moururent en exil, et certainement ils y laissèrent une descendance. Ceux de leurs fils qui avaient conservé le culte de la terre des ancêtres n’y rentrèrent que cent ans plus tard, sous la domination byzantine, lorsque Justinien eut décidément chassé les usurpateurs barbares. Pieusement ils y rapportèrent les ossements de leurs morts et ils les ensevelirent à l’ombre des basiliques africaines reconstruites. Quelque temps avant la dernière invasion germanique, au printemps de 1914, à Madaure, dans les ruines d’une église récemment exhumée, j’avais la joie de déchiffrer les épitaphes de quelques-uns de ces morts ramenés d’outre-mer : « In exsilio, pro fide catholica defuncti. » Chez nous aussi, il faudra bientôt ramener les morts d’exil.

Sûrement la Cerdagne a gardé le souvenir de ces réfugiés africains. Non seulement ils y ont introduit quelques gouttes de sang maure ou numide, mais, sur les monuments les plus anciens, l’influence de leur passage est peut-être encore discernable.

A l’église d’Hix, la première capitale du comté cerdan, à deux pas de Puygcerda, les mascarons qui soutiennent la corniche d’une abside romane reproduisent tous les traits ethniques du Berbère : les modèles ont été certainement des Africains ou des descendants d’Africains. L’un de ces mascarons est même coiffé du cache col que les Arabes d’aujourd’hui portent encore sous leurs turbans. Il est possible cependant que ces modèles aient été non pas des réfugiés, chrétiens du Ve et du VIe siècle, mais bien des Sarrasins du VIIe et du VIIIe. En tout cas, il parait difficile de ne pas voir un vestige ou une imitation de l’architecture chrétienne d’Afrique dans cette curieuse petite chapelle de Planés, qui a fait verser des torrents d’encre aux archéologues des Pyrénées orientales. Ils ont voulu y reconnaître un tombeau musulman, une sorte de sépulture maraboutique. Certains même ont tenu à préciser : pour ceux-là, ce serait le tombeau de Munaza, le chef arabe rebelle, qui fut tué dans une ville cerdane par Gedhis, le lieutenant de l’émir Abd-er-Rhaman. Mais la disposition de cette chapelle s’apparente d’une manière saisissante à celle d’une foule d’édicules en forme de trèfle à trois feuilles, qui environnent les basiliques africaines. Elles abritaient en général un baptistère, ou la memoria d’un martyr. Autour du sarcophage du saint, les pieuses gens aimaient à se faire enterrer, et ainsi ces chapelles tréflées devenaient de véritables annexes des nécropoles voisines.

Cette disposition architecturale était-elle strictement africaine ? On en peut retrouver l’équivalent dans un certain nombre de sanctuaires de l’Europe méridionale. Mais nulle part elle n’est plus fréquente qu’en Afrique, — et, si l’on tient compte des circonstances historiques, si l’on se rappelle qu’au temps des invasions vandales, les Africains fugitifs avaient coutume d’emporter les ossements de leurs martyrs et de leurs saints, on n’estimera pas trop invraisemblable qu’ils aient élevé cet édicule sur ce plateau perdu de la Cerdagne, loin de tout monastère et de toute basilique. Il va sans dire qu’il a dû être restauré et remanié maintes fois depuis sa fondation.

Ce qu’il y a de sûr, en tout cas, c’est que le flot mauresque s’est copieusement répandu sur les régions avoisinantes pendant les invasions du VIIe et du VIIIe siècle. Des infiltrations en Cerdagne sont plus que probables. Du moins est-il certain qu’à cette même époque et encore longtemps après, un grand nombre de réfugiés espagnols, refoulés de la Péninsule par les Arabes, s’y sont établis. Puis vinrent les hommes du Nord, Languedociens et Francs, qui délivrèrent la Septimanie de l’occupation musulmane : l’inondation septentrionale après celle du Midi. Commencée par les Goths, elle se perpétua pendant de longs siècles, et les traces n’en sont pas moins reconnaissables que celles de l’autre. Il y a ici, éparpillées dans les églises et les chapelles de la Cerdagne, une véritable tribu de Vierges dites carolingiennes. Ce sont des statues de bois peint, d’une dimension et d’une forme à peu près identiques. Invariablement, elles représentent la Vierge Marie assise sur les coussins d’une cathèdre et tenant sur ses genoux un Enfant Jésus qui bénit ou qui offre un fruit dans le creux de sa main. A côté des madones du XVIIe et du XVIIIe siècle, qui montrent souvent des figures rubicondes de robustes matrones catalanes, celles de la tribu carolingienne ont un type nordique des plus accentués. Nous nous imaginons difficilement aujourd’hui ce que pouvait être une physionomie wisigothe. Peut-être que les antiques Vierges de la Cerdagne nous ont conservé les traits des reines et des comtesses barbares du haut moyen âge. Ainsi, Notre-Dame d’Eyne a le visage aux joues pleines, les sourcils roux, les yeux bridés et long fendus, le diadème écrasé, de facture lourde, et primitive, que nous attribuons non pas seulement aux épouses des Pépin et des Charles Martel, mais aux Galswinthe et aux Brunehilde des temps mérovingiens.

La plus extraordinaire et la plus révélatrice peut-être de ces madones, c’est celle qui existe encore dans l’église d’Odello, à côté de la Vierge miraculeuse et habillée à l’espagnole qui surmonte le tabernacle du maitre-autel. Celle-là, qui est en bois doré et peint, sans habillement d’aucune sorte, occupe le centre d’un retable dans la chapelle de gauche. La Mère et l’Enfant sont d’une laideur impressionnante, laquelle ne tient pas certainement à la maladresse de l’ouvrier, mais qui semble trahir un réalisme scrupuleux et comme un excès de conscience et d’application dans le rendu. La longue figure plate, au menton exagéré, de la Mère, la grossièreté de tous les traits, le rachitisme de l’Enfant, son front bas et déprimé, l’expression de crétinisme qui rend presque douloureux ce pauvre petit visage, tout cela est peut-être de l’histoire : ce seraient, traduits par un art naïf et impitoyable, les stigmates physiques de ces races royales de conquérants si vite abâtardies, si vite corrompues par la facile vie méridionale.

Je voudrais qu’on les gardât pieusement, ces Vierges. Cette tribu, éparse dans des églises qui tombent en ruine, devrait être, je ne dis pas réunie dans un musée, mais soigneusement cataloguée pour l’édification et l’enseignement des archéologues et des historiens, de tous ceux qui s’intéressent à la vie religieuse du passé. Qu’on aille les visiter dans leurs chapelles restaurées. Costumées à la moderne, elles sont encore capables d’exciter la piété des foules. Mais il faut qu’elles restent là, dans leur barbarie et leur rusticité natives, près du col pyrénéen dont elles ont défendu l’entrée contre l’assaut de l’Infidèle, près du castel démantelé, dont elles ont puni ou récompensé les durs seigneurs. Ainsi elles sont des témoins tragiques de l’histoire. Elles racontent les vicissitudes de la province : la mêlée des peuples dans cette Cerdagne si longuement disputée, les féroces ambitions aux prises et finalement la paix achetée au prix de tant de luttes et de sang versé.


Comme à notre Lorraine, la paix fut donnée à la Cerdagne par la monarchie française. Nos marches du Sud furent constituées à peu près au même moment que nos marches du Nord et de l’Est. Elles sont l’œuvre de ce Louis XIV, que des historiens, pénétrés malgré eux des jalousies et des rancunes germaniques, ont accusé de mégalomanie, et dont le nom résume le persévérant et pénible effort des quelques ouvriers de génie qui, avec lui et avant lui, ont préparé et fait la France.

Cette paix française ne fut pas subie sans résistance par les Cerdans. Seulement, elle eut le mérite de durer plus de cent ans et d’être bienfaisante. C’est pourquoi elle sut se faire accepter. Les Cerdans, qui, d’ailleurs, n’avaient aucune raison d’être Espagnols, devinrent d’excellents Français, — et c’est justice. L’unité nationale ne se conçoit que si elle crée une sécurité et une prospérité plus grandes. Du jour où ses inconvénients remportent sur les avantages qu’elle procure, elle est sérieusement compromise : le régionalisme et le socialisme apparaissent, avec leurs revendications de classes ou de provinces.

Incontestablement, la Cerdagne prospéra au cours du XVIIIe et même du XIXe siècle. Pendant cette longue période de repos, les habitants du pays, satisfaits d’exploiter en toute tranquillité leurs petits champs ou leurs petits commerces, se replièrent en quelque sorte sur eux-mêmes, s’enfoncèrent jalousement dans leurs vieilles mœurs, leurs vieux usages et leurs vieilles idées. L’étranger qui, si souvent, y avait apporté la ruine, fut tenu plus que jamais en suspicion.

La vallée, ayant cessé d’être un lieu de passage, se ferma de plus en plus. L’accès en est d’ailleurs difficile, surtout en hiver, lorsque la neige obstrue les cols, efface les routes, recouvre tout de son immense blancheur. Mais les routes sont relativement récentes. Pendant longtemps, les indigènes durent se contenter de simples pistes tracées aux flancs des montagnes. La Cerdagne était le pays béni des muletiers et des contrebandiers. Jusqu’à ces dernières années, on y voyageait en diligence. Il fallait coucher en route et se lever de grand matin. Quand on quittait le chemin de fer à Prades et qu’on avait la prétention de se faire conduire en voiture jusqu’à la frontière espagnole ou quelque petit trou estival, on devait soutenir de véritables luttes contre la rapacité des voituriers qui, à toutes les supplications de l’étranger, répondaient avec un beau dédain :

— Pour vous porter à Bourg-Madame, ça sera tant !… Et ça sera tant pour vous porter à Mont-Louis !…

Les frais de « portage » s’élevaient à des sommes exorbitantes.

Maintenant, une ligne de tramways électriques, qui appartient à la Compagnie du Midi, sillonne toute la vallée et aboutit à la butte de Puygcerda.

Si cette ligne a été construite, il sied d’en attribuer l’initiative, du moins pour la meilleure part, à l’actuel député de Pradès, M. Emmanuel Brousse, qui, depuis bientôt un quart de siècle, s’efforce, comme on dit, de « mettre en valeur » les cantons les plus pittoresques de son arrondissement, cette Cerdagne française, à laquelle, dès 1896, il consacrait un charmant livre tout plein de bonnes choses et de bonne humeur, tout égayé et tout succulent de couleur et de saveur locales. Depuis, il n’a pas cessé de travailler pour y attirer les touristes, multipliant les voies d’accès, appelant la création d’hôtels et d’établissements thermaux, en somme tâchant à refaire de la Cerdagne le « passage » qu’elle fut autrefois. Mais, en dépit de cette modernisation intense et systématique, la vallée n’a rien perdu de sa couleur, ni les habitants de leur particularisme soupçonneux. D’abord, ils assistèrent avec défiance à cette nouvelle invasion pacifique, au défilé des porteurs de kodaks et d’alpenstocks, à la ruée effarante et vertigineuse des automobiles. Maintenant ils y sont habitués, mais ils ne se mêlent point aux envahisseurs. Ils ont à peine l’idée que ces étrangers sont matière exploitable. Continuant à vivre de leur vie séculaire, ils fauchent leurs foins ou leurs seigles, piochent leurs pommes de terre, sans daigner lever la tête à l’approche du foraster, aussi indifférents à son existence que la génisse qui, là-bas, pâture dans les sentes de la montagne. Ah ! ils n’ont rien de la servilité de certains pays d’hôtels. Ils ne ressemblent pas du tout à leurs populations domestiquées. C’est une belle race fière et obstinée dans ses traditions, ne cherchant pas le contact avec les choses et les gens du dehors, aimant au contraire à s’isoler. En hiver, ils restent des mois entiers sous la neige, sans sortir de leurs rudes maisons en pierres grises et aux toits d’ardoises, quelquefois complètement coupés du monde extérieur, livrés à toutes les influences de la terre et du milieu atavique. Et c’est pourquoi ce pays de Cerdagne, comme d’ailleurs toute la Catalogne, est si profondément, si naturellement régionaliste. En devenant Français, ils n’ont rien abdiqué de l’âme ancestrale. Comme en Lorraine encore et dans tous les pays frontières qui ont été longtemps foulés par l’ennemi, ils ont ici un esprit volontiers combatif, un esprit fait de patience et de résistance acharnée. Avant tout, ce sont des « mainteneurs » opiniâtres de leur passé. Et c’est peut-être aussi pourquoi en aucune province française les explorateurs du passé, archéologues et historiens locaux, ne sont plus nombreux qu’en Roussillon et en Catalogne. Qu’on feuillette seulement la Bibliographie roussillonnaise, rédigée par Mme Pierre Vidal et Joseph Calmette, on sera émerveillé de l’abondance et de la variété de cette littérature régionale. La moindre jarre, la plus humble cuvette baptismale, la plus modeste pierre incisée ou gravée a été l’objet d’études minutieuses, touchantes à force de piété patriotique. Il est certain que, sur cette terre ardente, dans ce soleil et cette passion contenue, mais toujours frémissante, sur cette vieille terre si chargée d’histoire, les débris les plus insignifiants en apparence ont une vertu étrangement nostalgique et évocatrice. Ainsi s’explique sans doute l’attraction que la Catalogne, comme l’Espagne et tous les pays fermés, restés fidèles à leurs vieilles mœurs, exercent sur l’étranger. Plus ils veulent ignorer les gens du dehors, plus ceux-ci sont enragés à les connaître et à les approcher. C’est le charme et la séduction de la Gitane qui repoussent et qui attirent tout ensemble.

Même parmi les archéologues et les historiens qui se sont occupés du Roussillon et de la Cerdagne, un bon nombre est venu du dehors. Pour être des Catalans d’adoption, leur patriotisme local n’en est pas moins fervent que celui des indigènes. L’actuel évêque de Perpignan, Mgr de Carsalade du Pont, en offrirait un bel exemple. Originaire de la Gascogne, cet aimable et éminent prélat, érudit et lettré, archéologue et artiste, a fait restaurer sur son pic sauvage la vieille abbaye seigneuriale de Saint-Martin du Canigou. Il a écrit sur ses prédécesseurs et sur l’histoire religieuse de son diocèse de pénétrantes monographies et il est enfin un des plus zélés conservateurs des antiquités de la province. Pareillement encore, M. Pierre Vidal, le savant bibliothécaire de Perpignan. Auteur de nombreuses études sur toutes les époques de l’histoire roussillonnaise, voyageur, historien et conteur exquis, il n’est, pour les purs Catalans, qu’un simple Gavatche, un métèque de l’autre côté des Corbières. C’est, en effet, un Languedocien, qui fut, au lycée de Carcassonne, le condisciple du maréchal Joffre.

Mais le trait commun de tous ces érudits, c’est le culte pieux du passé et des origines de la province. Croyants et libres penseurs se réunissent pour sauver de l’oubli les moindres parcelles de la tradition, les moindres reliques de l’art provincial. Même chose dans le peuple. Ici, il n’existe point de haines religieuses. Si l’on ne peut pas dire que la foi soit très vive ni très épurée chez tous ces paysans qui assistent aux offices ou qui suivent les processions, ils montrent un grand attachement pour leurs rites et leurs pratiques anciennes, parce que tout cela est catalan. Comme dans les pays dont l’existence fut longtemps menacée, en celui-ci aussi le patriotisme et la religion se confondent.


Une vie religieuse intense anima jadis cette région pyrénéenne. Encore une fois, dans ces montagnes, l’atmosphère est naturellement religieuse. Mais des circonstances historiques particulières ont favorisé en outre ces dispositions naturelles et donné à l’art catalan un essor et un développement que l’on ne constate point ailleurs.

Rien ne le prouve mieux que la floraison extraordinaire de l’architecture romane dans toute cette contrée qui est au pied des monts. On ne le sait pas assez, même dans les milieux archéologiques : il n’y a pour ainsi dire point de village ou de hameau des Pyrénées-Orientales qui ne puisse montrer une vieille église romane ou tout au moins, encastrées dans des constructions plus modernes, des parties authentiques et très anciennes d’architecture romane. Les retables aux précieuses peintures archaïques foisonnent même dans les campagnes les plus reculées. A en juger par le peu qu’il en reste, le mobilier sacré dut y être d’une richesse extraordinaire. Récemment, à l’église d’Hix, comme j’examinais, dans le chœur, un curieux bas-relief représentant, je crois, un épisode de la vie de saint Martin, j’aperçus, négligemment posé sur le rebord de la boiserie, un petit crucifix d’une forme et d’une exécution originales, que seul un antiquaire pourrait dater : il suffisait d’étendre la main pour le prendre. L’église étant constamment ouverte, toutes les raretés qu’elle renferme sont ainsi exposées aux convoitises du premier passant.

Ailleurs, si l’église est fermée, elle est dans un état d’abandon lamentable. Les boiseries des retables moisissent à l’humidité, les peintures s’écaillent, les statues de bois s’écornent et se pourrissent, certaines parties des édifices se lézardent et menacent de s’écrouler, quand elles ne sont pas totalement en ruine. Le service des monuments historiques aurait fort à faire ici, s’il n’était occupé en ce moment dans les régions envahies, où il ne suffit pas à la tâche. Pour conjurer le désastre, il faudrait une conspiration amicale du clergé et du gouvernement. Des deux côtés, on dresserait l’inventaire des richesses d’art ou des curiosités qui, par miracle, ont survécu aux rapines et aux destructions. On les replacerait dans leur cadre antique, restauré par une science exacte et scrupuleuse. Ces églises romanes des Pyrénées-Orientales deviendraient ainsi de véritables musées sacrés. En attirant de plus en plus les archéologues, elles les aideraient peut-être à débrouiller le mystère qui enveloppe encore les origines de l’art roman, à retrouver les chaînons qui rattachent l’architecture romane proprement dite à l’architecture chrétienne de l’Afrique du Nord. C’est là un beau rêve que la victoire permettra sans doute de réaliser. Ces églises renaissantes au lendemain de la tourmente, ce serait une des multiples manifestations de la grande résurrection française qui, dans l’ordre matériel, autant que dans l’ordre spirituel, va bouleverser et rénover tous les domaines de la vie nationale.


On remarquera la place prépondérante occupée par la Vierge dans toutes ces églises et ces chapelles délabrées. À Séville ils se plaisent à répéter que l’Andalousie est la « Terre de Marie Très-Sainte, la Tierra de Maria Santisima. » Que dire alors de la Catalogne ? Au XVIIe siècle, un dominicain catalan, le Père Camos, dénombrant les mille trente-trois madones que possédait son pays, tant du côté espagnol que du côté français, l’appelait le « Jardin de Marie. » Rien que dans le Roussillon, on en pourrait fournir une liste abondante et vraiment merveilleuse : Notre-Dame dels Correchs ou des Torrents, dont Mgr de Carsalade vient de faire rouvrir la chapelle, depuis longtemps abandonnée, dans la partie la plus ancienne de la cathédrale de Perpignan, — Notre-Dame de Consolation, à Collioure, — Notre-Dame del Coral, à Prats-de-Mollo, — Notre-Dame de la Victoire, à Thuir, — Notre-Dame del Présèbre ou de la Crèche, à Saint-Michel de Cuxa, — Notre-Dame du Paradis, à Cornella-del-Vercol, — et combien d’autres dont les noms sont tous plus poétiques ou plus sonores les uns que les autres[1] ! Mais le vrai pays des Nôtres-Dames, c’est assurément la petite Cerdagne, qui possède une madone vénérée, fêtée, et, si je puis dire, « pélerinée » dans chacun de ses villages ou presque. De la chambre haute où j’écris, et d’où je domine toute la vallée, j’aperçois les clochers de leurs sanctuaires : à droite, au milieu des pins de la forêt, l’ermitage de Font-Romeù, avec sa madone catalane en grands falbalas de brocart blanc ; en face, dans un repli de la montagne, comme dans la poche d’une verte tunique, les maisons d’Eyne, serrées autour de leur Notre-Dame, au penchant du col presque perpendiculaire qui conduit à une autre Vierge de delà les Monts, la célèbre Notre-Dame de Nuria ; un peu plus bas, Notre-Dame d’Odello ; plus bas encore, Notre-Dame d’Err ; Notre-Dame d’Égat, Notre-Dame des Escaldes ; et, à l’entrée de la vallée, du côté de la France, Notre-Dame de Planés… Mais on ne peut pas les nommer toutes. On ne les connaît même pas toutes. Car il doit y en avoir d’oubliées, d’enterrées dans les recoins sombres de plus d’une sacristie ou d’une chapelle croulante.

Ce pullulement de sanctuaires est dû tout d’abord à des circonstances très spéciales. Lorsque les Francs expulsèrent les Arabes de la Septimanie et les rechassèrent de l’autre côté des Pyrénées, l’exultation de la délivrance secoua tout ce pauvre pays désolé. Ardemment, il se remit à vivre de sa vie chrétienne et nationale d’avant l’invasion. On purifia les églises transformées en mosquées, on releva celles qui avaient été détruites ou incendiées ; on déterra pour les y apporter, les objets du culte, les images pieuses qu’on avait cachées, à l’approche de l’envahisseur. Entre toutes ces images, celle de la Vierge excitait une dévotion particulière, parce que c’est contre elle surtout que s’était acharné le fanatisme musulman. Les « inventions » de madones ensevelies se multiplièrent dans la contrée, et, la plupart du temps, de façon identique. C’est toujours la même naïve histoire : un bouvier qui garde ses vaches dans la montagne et qui finit par remarquer l’obstination avec laquelle un taureau ou un bœuf laboure le sol de ses cornes, à un endroit toujours le même. Les villageois avertis par le bouvier suivent docilement les indications de l’animal. On creuse à l’endroit foulé par le bœuf ou par le taureau, et l’on découvre la statue antique et vénérable : précieux dépôt enterré par les ancêtres, ou présent du ciel ? On ne sait trop. En tout cas, « l’invention » touche au miracle. Pour en remercier la bonne Vierge, comme de sa protection contre les Infidèles, on lui bâtit une chapelle ou un ermitage. A une certaine époque, il y en eut par toute la Cerdagne. Ce furent les églises de la rédemption.

Que ce sentiment de piété et de reconnaissance se soit soutenu pendant tant de siècles, que, jusque dans des hameaux misérables, il se soit traduit par un périodique déploiement de pompes et de cérémonies religieuses, qu’il ait fait éclore par toute la région une foule de sanctuaires décorés avec faste et somptueusement entretenus, — cela ne s’explique guère par la piété et la gratitude des paysans si facilement oublieux du bienfait. Il a fallu pour cela l’influence et l’action persévérante de riches et puissantes abbayes. Dès le règne de Charlemagne, les bénédictins viennent chercher un refuge dans les gorges les plus âpres du Confient, à Saint-André d’Exalada. Plus tard, sous l’énergique impulsion de Cluny, ils s’implantèrent à Saint-Michel de Cuxa et à Saint-Martin du Canigou. Ces deux monastères très anciens perpétuèrent leur existence jusqu’à la Révolution française. A une époque plus récente, un couvent de Dominicains avait été fondé à Puycerda. Ces communautés prospères déversèrent le trop plein de leur opulence sur toutes les petites églises et les petits sanctuaires de la région, dont beaucoup se trouvaient d’ailleurs dans leur mouvance. Partout elles provoquèrent ou elles payèrent de leur bourse des constructions d’églises. Même jusqu’aux approches de l’âge moderne, ce goût de la bâtisse et de la décoration ne cessa point de se manifester. Ces religieux furent non seulement de grands défricheurs de territoires, mais des défricheurs d’âmes, des illuminateurs des esprits et des enchanteurs des yeux. Grâce à eux, grâce à leurs retables, à leurs baldaquins, à leurs fresques, à leurs dorures, à leur statuaire exubérante, la plus humble femme de village pouvait trouver dans sa petite église, à côté de l’étable de ses porcs et de toute la misère sordide de sa masure, un lieu de magnificence et de beauté où elle se sentait chez elle, à l’égal des plus grands.

Ainsi se vérifie une fois de plus une règle générale qui ne souffre pour ainsi dire aucune exception : c’est que, partout, les grandes entreprises sont dues à des initiatives individuelles et venues du dehors. Les monuments et les œuvres d’art qui font l’orgueil d’une ville ou d’une province sont rarement des produits indigènes et, plus rarement encore, ils ont été consentis et mis à exécution par les gens du cru. L’esprit local ne produit habituellement que laideur et médiocrité et il est fait de basse envie, de mesquinerie et d’impuissance. Pour que l’indigente Cerdagne s’ouvrît aux merveilles de l’art roman, il fallut que l’esprit conquérant de Cluny pénétrât la contrée. Renonçons à la vieille théorie romantico-germanique de Michelet qui veut voir dans les cathédrales, comme dans les épopées, des produits spontanés du sol, des créations inconscientes de l’âme populaire. Non, les cathédrales furent l’œuvre d’une élite, — un chapitre de moines ou de chanoines, la plupart du temps étrangers, qui avaient à leur tête un homme, — un évêque ou un abbé énergique et intelligent, ayant l’instinct du faste ou de la beauté.


Parmi ces sanctuaires de Cerdagne, le plus célèbre est assurément celui de Font-Romeù. Du moins, c’est le seul qui soit encore vivant, où les foules continuent d’accourir à de certaines dates solennelles de l’année.

Son histoire est celle de tous les autres pèlerinages catalans. Comme à Err, comme à Planés, à Eyne, à Nuria, une madone fut ici « inventée » par un bouvier. Le taureau qui guida le pâtre vers sa découverte figure toujours à côte de la Vierge sur les images pieuses qui la représentent. Mais, chose étrange, cette Vierge miraculeuse n’habite pas le lieu du miracle. Les gens d’Odello, — petit village très ancien, puisque son église remonte pour le moins au XIe siècle, — les gens d’Odello s’en emparèrent, sous prétexte que Font-Romeù se trouve sur leur territoire. La madone dite de « l’Invention » trône sur le maître-autel de leur église paroissiale, au-dessus du tabernacle. Elle appartient à cette étrange tribu de Vierges carolingiennes qui peuple la plupart des églises et chapelles de la région cerdane. Cette Reine de grâce, on ne peut pas dire vraiment qu’elle soit belle. De même que toutes ses sœurs, elle est assise sur une sorte de siège curule semi-circulaire, drapé et garni d’un coussin. Elle a une rude figure de paysanne, avec un gros nez légèrement écrasé et une bouche de travers. L’enfant Jésus a l’air d’un petit Africain crépu, au front bas et aux larges oreilles. Il lève la main pour bénir, avec un geste si farouche qu’il semble plutôt lancer l’anathème. Mais tout cela disparaît sous les plis d’une ample draperie brochée de guirlandes et surchargée d’ex-votos. Cette longue jupe à l’espagnole qui affuble la mère et l’enfant, les couronnes rayonnantes qui chargent leurs têtes, les bouquets qu’on a mis dans leurs mains empêchent qu’on distingue l’attitude et la forme réelles de la statue. Elle en est modernisée et les rudes traits des visages en sont comme adoucis.

C’est cette somptueuse effigie que l’on transporte à date fixe et processionnellement jusqu’à l’ermitage de Font-Romeù, à travers des petits chemins montagneux tout hérissés de cailloux et jalonnés de place en place, par des croix de pierre et des niches rustiques. La chapelle du miracle ne possède qu’un double de la madone de l’Invention.

Malgré cela, Font-Romeù est le vrai centre religieux de la contrée. Son nom veut dire, en catalan, la Fontaine du Pèlerin. Du moins est-ce ainsi qu’on le traduit d’habitude. Mais peut-être ce nom de « Romeù » est-il celui du bouvier qui trouva la statue. Romeù, c’était, au moyen âge, le terme générique par lequel on désignait tout pèlerin de Rome, comme chez les musulmans, le mot hadji désigne tout pèlerin de la Mecque. Puis ce mot finit par ne plus rien signifier, par devenir un simple nom de famille. Le gardeur de bœufs qui « inventa » la madone était-il allé réellement à Rome ou à Saint-Jacques de Compostelle, ou bien s’appelait-il « Romeù » comme « le gars de la plaine » qui composa la chanson du « Pardal, » ce chant national des Catalans ?…


Sachez que la chanson fut composée
Par un gars de la plaine,
Nommé Gentil Romeù.


Quoi qu’il en soit, cet endroit privilégié était marqué de toute éternité pour devenir la « Fontaine du Pèlerin. » Une source, une prairie, les ombrages d’une forêt, il n’en faut pas davantage, sur ces hauts lieux, pour fixer les errants. Tels sont les simples attributs de tout pèlerinage. C’est presque toujours une oasis de fraîcheur et de verdure dans quelque désert aride et stérile. Celui-ci est éminemment un lieu de repos pour l’esprit aussi bien que pour les sens. Dès la plus haute antiquité, les paysans d’Odello l’appelaient la Calma, c’est-à-dire l’endroit où les troupeaux se reposent, où les vaches se couchent pendant les ardeurs de la méridienne : un vallon paisible, ruisselant d’eaux courantes et jaillissantes comme perdu dans la grande forêt de pins qui recouvre toute la montagne.

Ces vastes étendues boisées sont moins une forêt qu’une brousse coupée de pâturages. Pour des yeux du Nord, habitués, par exemple, aux bois de haute futaie, comme on en voit en Lorraine, ce serait une déception que de chercher ici une forêt. Nos chênes lorrains atteignent à une stature, à une vigueur de sève et à une opacité de feuillages que je n’ai retrouvées nulle part ailleurs, même dans la royale forêt de Fontainebleau. Et ainsi pour moi, il n’y a de forêts, à proprement parler, que chez nous. Néanmoins, les pins de Font-Romeù composent d’admirables perspectives bocagères. Les plus vieux d’entre eux sont hauts comme des mâts de navires. Il y en a une véritable armée, le long de la route de Mont-Louis, qui escalade les pentes abruptes de l’Ermitage. Tout droits, le fût dépouillé et maculé çà et là de mousses blanchâtres, pareilles à des stalactites de cire, ils ont l’air d’une procession géante, une procession de cierges de Pâques, qu’à, avec une hâte joyeuse, au rythme d’une musique de jubilation, s’élancerait, en bondissant, vers la fontaine et le sanctuaire.

Ces aspects grandioses sont rares. D’habitude, ce qui s’offre aux regards ce sont d’immenses pelouses arrondies et environnées de massifs de pins, de fourrés de lentisques, pareilles aux pelouses d’un parc. L’herbe drue et moelleuse est arrosée par une infinité de petites rigoles souterraines. Le sol élastique cède sous les pas. Dans les creux, dissimulés sous les touffes des ajoncs, s’élargissent des trous d’eau que les gens du pays appellent des « mouillères. »

Plus loin, des nappes dormantes resplendissent, des mares, des étangs, des lacs en miniature. Tout près de l’Ermitage dort un « Lac noir, » hanté par des fées malfaisantes qui sont la terreur des bergers. Mais ces paysages un peu sombres ou austères sont encore une exception. Le caractère de toute cette forêt est bucolique et souriant. Des troupeaux de vaches et de cavales y évoluent du matin au soir, sous des essaims de mouches bourdonnantes. L’immense pâturage s’étend devant les bêtes ivres d’espace comme un festin interminable. La prairie regorgeante, sans cesse imbibée d’eau, est un grand tapis vert ramage de jaune et de violet, où le menu peuple des fleurs champêtres foisonne avec une luxuriance extraordinaire : les campanules mauves, les scabieuses, les pieds-d’alouette et les minettes d’or tachetées de roux comme le plumage des rouges-gorges et les folles graminées, et les anis ’aux ombelles neigeuses. De loin en loin, dominant les herbages et toute cette charmante flore pastorale, surgissent d’énormes amoncellements de roches, visibles de tous les points de la vallée, comme des postes de vigie. Du haut de ces rochers, on reprend le grand sens du paysage. Les montagnes éternelles réapparaissent sous les neiges étincelantes de leurs glaciers, l’espace se déploie à perte de vue, un air vivifiant dilate la poitrine.

Car ce lieu de repos est peut-être plus encore un lieu salubre, une terre de guérison. L’inscription gravée, à l’Ermitage, au-dessus de la fontaine virginale, ne ment pas : FONS SALUTIS MARIA. La madone rustique de Font-Romeù est véritablement une fontaine de santé. Près d’elle, dans cet air si pur et si léger, de vrais miracles s’accomplissent : les podagres se mettent à marcher, les rhumatisants ne sentent plus leurs articulations douloureuses, les phtisiques ouvrent leurs poumons cicatrisés aux odeurs résineuses de la forêt, les insomnieux retrouvent le sommeil…

Comment d’ailleurs en serait-il autrement, sur ces montagnes sans cesse balayées par les grands vents du ciel ? Presque continuellement le vent souffle, palpite, se lamente, se déchaîne, tel un grondement d’orgue dans les nues. Les herbes de la vallée ondulent, les champs d’orge et de seigle se gonflent, comme la houle marine au creux des golfes et dans les anfractuosités des promontoires. À l’infini, sous les escadrons de brouillards qui accouvent du fond de l’horizon, c’est le désert mouvant des grandes eaux. On se souvient que la Vierge de Font-Romeù n’est pas seulement la Dame de la Prairie, mais aussi l’Étoile de la mer.


À cette Dame du haut lieu, un oratoire fut de bonne heure construit à l’endroit même où le berger d’Odello avait découvert sa statue ensevelie. On remania cet oratoire, on le restaura et on l’agrandit pendant la première moitié de ce XVIIIe siècle, qui, pour toute la France, a été la grande époque de prospérité, celle qui recueillit les bienfaits du règne de Louis XIV.

La nouvelle chapelle recouvre la fontaine miraculeuse et le pan de rocher où l’image fut découverte, et ainsi l’eau salutaire, qui jaillit sous une arcature pratiquée dans l’épaisseur d’un des murs latéraux, traverse toute l’étendue du sanctuaire et semble sourdre des pieds de la Vierge. L’extérieur en est des plus simples Sans le modeste portail qui décore l’entrée principale, ce serait une maison de paysan, aux murs gris et rugueux et au toit d ‘ardoise, comme celles que l’on voit dans toute la vallée cerdane. Seul un petit campanile trapu, dressé au chevet de l’église, signale de loin ce lieu de prière.

Quand on y pénètre par la grande porte, on est aussitôt frappé des inégalités de niveau à l’intérieur de cette bâtisse composite. C’est ce qui arrive dans tous les sanctuaires qui enclosent un lieu miraculeux, dont la piété des constructeurs a voulu respecter les dispositions naturelles. Le type classique de ce genre d’édifices est l’église du Saint-Sépulcre, à Jérusalem. Ici, il y a au moins quatre niveaux différents. D’abord un vestibule exigu, puis des marches qui conduisent à la nef proprement dite. Devant la rusticité de ce petit temple, on songe tout de suite à une crèche de Bethléem, à une grange obscure, où l’on distingue, dans la pénombre, des amoncellements de gerbes, et où scintillent confusément les pailles d’or des épis. Tout au fond de cette bâtisse champêtre, rayonne comme une splendeur barbare qui trouble et qui attire. Entre les murailles complètement tapissées d’ex-votos, on s’avance vers ce paradoxal flamboiement de dorures. C’est un retable du plus fougueux style espagnol, du « churriguéresque » le plus épanoui et le plus triomphant. Il écrase complètement le maître-autel de ses superpositions de colonnes, de corniches, d’entablements et de frontons.

Dès que l’œil s’est un peu habitué à l’éclairage avare du chœur, on démêle, dans cette confusion, au milieu de ces bouillonnements et de ces boursouflements d’or, tout un peuple de statues à la fois maniérées et naïves, — et d’abord celles des saints, protecteurs de la contrée, saint Martin, saint Sébastien, saint Jean-Baptiste, — puis les figures allégoriques de la Foi et de l’Espérance, et enfin un tourbillon d’angelots, comme suspendus aux frises, ou assis sur le rebord des pilastres et des consoles, balançant dans le vide leurs petits pieds potelés et embouchant des trompettes, ou encore des séraphins qui brandissent des torches ou qui jouent du violoncelle. Au centre, dans une niche découpée à jour, qui surmonté le tabernacle, surgit la blancheur d’une statue de marbre. Elle ne détonne pas trop parmi tous ces ors. C’est une vierge moderne, due à un sculpteur cerdan qui eut, même à Paris, son heure de célébrité, Alexandre Oliva, de Saiilagouse. L’œuvre, un peu froide et d’une correction trop classique, a cependant de la grandeur et même une certaine grâce sévère, en particulier un heureux infléchissement de hanches, la Vierge ayant l’air de reculer et comme de s’effacer devant l’Enfant divin qu’elle porte dans ses bras. En haut, dans un triangle doré, Dieu le Père se penche comme par l’ouverture d’une lucarne, montrant sa barbe blanche et tendant sa main bénissante.

Au commencement du XVIIIe siècle, un autre artiste local, Joseph Sanyer, de Prades, a décoré le retable de toute une série de panneaux sculptés, lesquels manifestent la même furie de mouvements, le même style à la fois naïf, maniéré et compliqué que tout l’ensemble de l’œuvre. Ces panneaux racontent, en trois parties, l’histoire du miracle du Font-Romeù : l’invention de la statue par le taureau et par le berger ; puis l’annonce du prodige à la paroisse d’Odello, et enfin le clergé et le peuple du village se rendant en procession vers le rocher où resplendit l’image sainte. Les autres compositions sont peut-être moins originales, mais elles ne sont pas sans mérite. Elles traitent, d’une manière très personnelle, les sujets traditionnels de l’Annonciation, de l’Adoration des bergers, de la rencontre d’Elisabeth et de l’Adoration des mages. Toutes ces figures, tous ces cartouches, tous ces médaillons, toutes ces coquilles sont environnées d’une végétation touffue aux tiges robustement élancées et contournées. Les colonnes torses, dont les spirales dorées semblent imiter les volutes des encensoirs, s’enguirlandent de ceps de vigne chargés de pampres et de grappes. La folle richesse de ce rococo éperdu, outre qu’il ne manque pas de style, ne parait nullement déplacée dans cette chapelle de paysans montagnards. C’est un luxe naïf, exprimant à merveille l’idée que les imaginations rustiques se font de l’habitation des grands de la terre et même des grandeurs célestes.

Ces paysans de la Cerdagne ont eu, en effet, l’intention de loger, à Font-Romeù, une très grande dame, — de lui offrir, dans leurs montagnes, une sorte de villégiature d’été. C’est la touchante impression qu’on a tout de suite, lorsqu’on monte à la petite chapelle aménagée au-dessus du chœur, derrière le retable du maître-autel, et qu’on appelle, en catalan, el camaril de la Vierge : « le petit salon » ou « le boudoir » de la Vierge.

On accède à cette chambre haute par un double escalier de porphyre, — le marbre rouge si commun dans cette région pyrénéenne et dont on s’étonne que les architectes du pays ne fassent pas un plus fréquent usage. Un étroit palier au sommet des marches, — et l’on se trouve dans une chambrette carrée surmontée d’une sorte de coupole à quadruple arête que termine une lanterne octogone. C’est bien le boudoir pieux qu’on attendait sur la foi de ce mot galant de camaril : l’oratoire d’une grande dame qui est venue faire retraite à la campagne. Ainsi du moins l’a compris le goût toujours un peu frivole de ce XVIIIe siècle qui a présidé à la décoration de ces aimables lambris. Ce ne sont que coquilles et médaillons, torsades, volutes et guirlandes. Le parquet ciré dessine une étoile en son milieu, les boiseries sont peintes de couleurs éclatantes. Malheureusement, ces boiseries ont été barbouillées, au cours du dernier siècle, par un badigeonneur qui a effacé les délicates compositions de ses prédécesseurs sous de gros bouquets de roses rouges et de coquelicots, » comme on voit en Suisse ou au bord des lacs italiens, dans de vieilles villas romantiques.

Aux quatre angles s’étalent des coquilles énormes et dorées. Dorés aussi les reliefs ornementaux des portes, dont les chambranles sont encadrés de feuillages aux tiges flexueuses. Enfin, les médaillons d’un rococo flamboyant, qui couronnent chacune des deux portes, étalent, dans une bordure d’or, de jolis bas-reliefs polychromes traités par Sanyer, le sculpteur de Prades, avec beaucoup de mouvement et de fantaisie : la Présentation au Temple, la Fuite en Égypte, où l’on remarque tout de suite le geste peu classique d’un saint Joseph remplissant un gobelet à un tuyau qui émerge du rocher.

Sous les coquilles des encoignures, occupant chacun leur piédestal, se démènent quatre grands diables d’anges, qui ont l’air de laquais de maison princière, avec leurs lèvres bien rasées, leur teint « de bisques nourri, » leurs yeux à fleur de tête, les-fossettes roses de leurs genoux et de leurs bras dodus. Tous quatre sont musiciens. Sans doute, on les a engagés exprès pour divertir la maîtresse du logis en lui jouant ses morceaux de prédilection. Le premier tient un violon, le second un violoncelle, le troisième une flûte, et, quant au dernier, il embouche un instrument bizarre qui ressemble fort à un hautbois. Le plus étonnant, ce sont peut-être leurs robes, — des robes dorées, — aux doublures de soie, émaillées de fleurettes comme un corsage à la Pompadour ou comme le justaucorps d’un petit-maître de l’Œil-de-bœuf : ces beaux serviteurs sont tout habillés de printemps.

Dans le fond du camaril, un autel en forme de nacelle, d’une décoration plus austère, fait oublier un instant tous ces colifichets. Au-dessus, entre une Vierge et un saint Jean, d’expression et d’attitude un peu théâtrales, un Christ espagnol, comme il y en a dans toutes les églises de la Cerdagne et du Roussillon, — un supplicié décharné, saignant et tragique, avec une jupe de dentelle, amidonnée et tuyautée, qu’attache sur la hanche une cocarde de velours agrémentée de paillons et de brillants… » En face, environnée d’une grille, entre des rangées de cierges et des gerbes de fleurs, trône la maîtresse du lieu, la Remplaçante de la Vierge miraculeuse (l’authentique statue de l’Invention restant à l’église d’Odello), — simple poupée de bois au visage légèrement noirci par la fumée des cires. Elle se dresse, l’Enfant Jésus au bras, au milieu d’une Chandeleur perpétuelle, avec son diadème d’argent et son nimbe constellé, son voile de mousseline traînant, son manteau de soie bleu pâle, et sa longue robe de brocart blanc, brochée de feuillages et de guirlandes, largement étalée comme celle d’une Notre-Dame de Luxembourg. Mais, plus que cette Vierge antique et pieusement vénérée, une autre, placée au-dessus, dans un cartouche à volutes couronné d’extravagants héliotropes, attire les regards profanes. C’est une Vierge du XVIIIe siècle, dans la pose d’une Esther de tragédie, — les bras tendus, les paumes ouvertes, les yeux noyés d’extase. Elle est drapée dans un ample manteau d’or à la doublure, ramagée de fleurettes printanières comme les robes des quatre anges musiciens. Elle est charmante. Cette Vierge si gracieuse et si joliment habillée est la vraie Dame du camaril.


Devant ce rutilement de dorures et d’enluminures et tout cet étalage de magnificences en bois peint, la pauvreté presque monacale de la nef fait un contraste saisissant : une longue rangée de bancs et de chaises rustiques, une tribune aux solives apparentes, dont le plancher mal joint cède sous les pas et qui ressemble au balcon branlant d’un chalet montagnard, des murs blanchis a la chaux et qui seraient complètement nus sans l’extraordinaire végétation de béquilles, de menus objets en cire et d’écriteaux votifs qui les recouvrent du haut en bas jusqu’à la naissance de la voûte. Ici, l’âme populaire règne sans conteste. Aux pieds de la grande dame en atours qui trône là-haut dans son camaril, elle parle son simple langage par les inscriptions de ces ex-votos foisonnants.

Pour les curieux d’histoire locale comme pour les âmes religieuses, ces témoignages naïfs de la piété des foules offrent un intérêt passionnant. Ce n’est pas qu’ils soient très anciens. Les plus vieux ne remontent pas au-delà du XVIIe siècle. Mais ils reproduisent des usages et des formes traditionnelles qui datent de la plus haute antiquité. Depuis les temps païens, ces petits tableaux de bois qui racontent un accident ou une guérison miraculeuse ont été suspendus aux murailles des églises et des temples. A Font-Romeù, ils forment deux grandes catégories : ceux qui rappellent simplement le vœu de guérison adressé à la bonne Vierge et ceux qui s’efforcent de portraiturer l’horrible catastrophe à laquelle on n’échappa que par son intercession. Pour les premiers, un type uniforme s’imposait, lequel n’admettait pour ainsi dire aucune variante. Le « vœu » doit être fait au lit par le malade et gisant, ou bien par une autre personne agenouillée à son chevet et qui parle en son lieu et place. Le lit doit être un lit à courtines, ou bien à baldaquin, le lit du moyen âge, celui qu’on voit dans toutes les Nativités des primitifs italiens, autour duquel s’activent les bonnes femmes venues pour les caquets de l’accouchée. Il est interdit au peintre de rien changer à la forme de ce lit moyenâgeux, lequel est fidèlement reproduit jusqu’en plein XIXe siècle. Presque toujours, il est d’un beau vermillon.

Les seules blancheurs qui tranchent dans tout ce rouge sont les draps, les piles d’oreillers, les traversins, les bonnets de coton ou les béguins qui encadrent les faces débonnaires des gisants, — le tout dessiné et représenté avec une exactitude scrupuleuse. D’autres fois, quand le malade a échappé à une mort certaine, il est figuré à genoux devant son propre cercueil. Celle qui l’en a tiré, la bonne dame de font-Romeù, est peinte à l’autre extrémité du tableau. Flanquée du taureau « inventeur » de son image, elle sourit bénignement au milieu des nuées.

La seconde catégorie, celle des accidents, attentats et cala-strophes, est forcément plus libre en son inspiration, et elle est aussi plus suggestive, plus documentaire. On y retrouve les coutumes anciens du pays. A côté des habits français qui distinguent les personnes de la classe noble ou aisée, on reconnaît ceux des montagnards et des villageois de la Cerdagne et de la Plaine. Il y a des justaucorps Louis XIV, des fanchons à la comtesse de Pimbesche ou d’Escarbagnas, mais aussi les culottes à boucles, les vestes courtes, les baratines rouges des paysans catalans. Les laboureurs sont engoncés dans des espèces de blouses ou de souquenilles, brunes et bourrues comme des robes de capucins. Les femmes ont le mouchoir flottant sur les épaules ou noué sous le menton, ainsi qu’elles le portent encore aujourd’hui dans toute la contrée.

Avec ces costumes, une foule de scènes locales ont été illustrées par ces peintres de village, des scènes qui ne se produisent guère que dans les régions montagneuses comme celle-ci. C’est, par exemple, le cavalier qui, en passant un gué, est emporté avec sa monture par une crue subite du torrent ; le voyageur qui route dans un précipice, ou qui, dans un sentier hérissé de rochers, est écrasé par un bloc erratique. Ailleurs, un bon ecclésiastique est en train de se promener dans la montagne, son bréviaire à la main, sans voir d’affreux brigands embusqués derrière le rocher, leurs bonnets rouges rejetés sur la nuque et braquant déjà de formidables tromblons. Un bon paysan avertit le bon prêtre du danger, auquel il n’est arraché que par la protection de la Vierge de Font-Romeù. Ailleurs encore, le bon prêtre ramène à des villageois un de leurs moutons qu’ils croyaient perdu. On voit les faces niaises des rustres coiffés de leurs « baratines » qui se pressent sur la porte de leur cabane et qui, de loin, contemplent le prodige. Le plus dramatique de tous ces faits-divers, c’est l’accident arrivé au Père dominicain, don Jacinto Coronas, prieur du couvent de Puygcerda, lequel, étant venu visiter le sanctuaire de Font-Romeù, « tomba d’un balcon élevé de 30 pieds au-dessus du sol et, grâce à l’intercession de la Vierge miraculeuse, se releva sans ressentir aucun mal. » L’Ermitage et le balcon sont peints minutieusement sur l’ex-voto, et le bon Père, tout raide dans sa robe blanche de dominicain, est représenté suspendu entre terre et ciel, les jambes écarquillées et les bras en l’air.

A mesure qu’on avance dans le XIXe siècle, ces scènes deviennent beaucoup moins naïves. Elles trahissent même une pointe de prétention et de vanité bourgeoises. Le lit uniforme et égalitaire des siècles profondément chrétiens et monarchiques est remplacé par toute une variété de lits en bateau du temps de Louis-Philippe, plus ou moins ornés suivant la condition sociale du « votant ; » les murs nus d’autrefois sont tapissés de papier peint et l’on voit, sur des cheminées de marbre, des pendules à sujets, entre deux bouquets sous globe. A partir du dernier tiers du XIXe siècle, la triste décadence s’affirme de plus en plus. Aux peintures sur bois se substituent de vulgaires photographies. Mais ces ex-votos nouveau style sont toujours aussi nombreux que par le passé. La tradition n’est pas interrompue. Et c’est là une chose qui frappe quand on examine de près les murs du sanctuaire. Même aujourd’hui, alors que l’unanimité de la foi n’existe plus, les foules continuent à venir ici. Croyants et incroyants perpétuent la coutume des ancêtres. Ils sont fiers de leur vieille Madone et ils tiennent à lui rendre encore et toujours l’hommage séculaire auquel la piété des morts l’habitua.

J’eus le sentiment particulièrement vif de cette « continuité » catalane, en déchiffrant une inscription funéraire encastrée dans la muraille et à demi dissimulée par les ex-votos. C’est l’épitaphe de Pierre Sunyer, le fils de Joseph, le sculpteur de Prades, l’auteur du grand retable et du camaril. Sans doute le fils, comme le père, avait travaillé à embellir la maison de la Vierge cerdane. Il aura voulu dormir son dernier sommeil à l’ombre tutélaire de la Madone. Et, de cette épitaphe, simple et belle comme celle d’un maître maçon ou d’un maître imagier d’autrefois, mes yeux allaient vers la Vierge blanche du grand retable, l’œuvre du sculpteur Alexandre Oliva, de Saillagouse. Cet artiste, qui ne fut certes pas un dévot, a tenu à travailler, lui aussi, pour la Vierge des ancêtres, comme un bon ouvrier de son pays. Et voici qu’on me raconte ce trait d’un autre sculpteur catalan, Gustave Violet, de thuir, qui a déjà donné de belles œuvres à sa province. Assistant en simple spectateur à une cérémonie de Font-Romeù, que présidait Mgr du Carsalade du Pont, ce passant fut tellement saisi par la majesté des rites et l’austère beauté du visage épiscopal, qu’il voulut faire le buste de son évêque. Je ne sais rien de plus émouvant que cette fidélité des cœurs catalans au vieux sanctuaire de la montagne.


Cet antique ermitage de Font-Romeù ne se compose pas seulement de la chapelle virginale. Celle-ci n’occupe qu’un seul côté d’un grand quadrilatère, dont les autres sont bordés par des corps de bâtiments destinés aux pèlerins et aux voyageurs. Comme le sanctuaire, ils ont été reconstruits et agrandis vers le milieu du XVIIIe siècle. C’est l’ordinaire bâtisse de ce pays, la maison trapue faite de grosses pierres grises entassées et couverte d’ardoises. Sur toute une façade règnent des arcades surbaissées, par où l’on accédait sans doute à des écuries, où le voyageur pressé attachait sa mule ou son cheval, et qui pouvaient même fournir un abri momentané à des visiteurs surpris par l’orage.

En prolongement d’un de ces corps de logis se trouve le bâtiment très modeste, sans aucun signe extérieur, qui abrite la piscine de la Vierge : simple chambre carrée, aux murs tout nus, avec un bassin quadrangulaire, où se déverse l’eau de la source miraculeuse et où l’on descend par quelques marches très étroites. Cela ressemble à tous les lavoirs de village. Seulement, les jeunes filles qui sont ici ont coutume d’y effeuiller des roses et d’y jeter des gerbes de fleurs cueillies dans la prairie ou dans la forêt. En face de la porte d’entrée, une niche toujours enguirlandée, où sourit une Vierge rubiconde, dorée et diadémée. Autour de la niche, en exergue, cette inscription qui serait presque païenne : AQUA BALNEUM SALUTIS, si l’on n’avait ajouté au-dessous : SALUS INFIRMORUM, ORA PRO NOBIS : « Cette eau est un bain salutaire. — Vous qui sauvez les infirmes, priez pour nous ! »

Voilà tout le décor et tout le mobilier. Néanmoins, cette chambrette sans apparence et comme reléguée à l’extrémité des bâtiments est peut-être encore plus visitée que l’oratoire. D’innombrables inscriptions griffonnées sur les murs en témoignent. Ces inscriptions sont quelque chose de fantastique par leur foisonnement, par leur acharnement. Comme une gigantesque toile d’araignée, elles étendent leurs réseaux non seulement sur toutes les parois, où il n’y a pas un pouce resté intact, mais jusqu’à la voûte qu’elles auront bientôt recouverte. Tout le Midi pyrénéen, de Montpellier à Barcelone, a laissé ici sa carte de visite. Les noms catalans surtout fourmillent, des noms catalans des deux côtés des monts. Des signatures espagnoles de Carmens, de Pilars, de Dolorès et de Conchitas, voisinent avec les signatures féminines françaises. Qu’il y ait bien de la badauderie dans ces barbouillages, cela est évident, mais il y a autre chose aussi : le témoignage qu’on est monté à son tour à l’Ermitage, comme avaient fait les pères et les grands-pères. Pas une note discordante, — sauf le paraphe isolé de l’inévitable imbécile, — dans toute cette épigraphie populaire.

A celui qui est curieux de ces manifestations incoercibles de l’âme des foules, deux inscriptions sautent aux yeux parmi ce fourmillement d’écritures quelconques. La première, en castillan, est ainsi conçue : « Souvenir de Ramon Calvet, maçon. 20 juin 1913. J’ai travaillé ici, dans cette sainte maison, et je suis venu de Puycerda : Trabagé aqui en esta Santa Casa, y venido de Puycerda. » L’autre, en français, écrite au crayon par une jeune fille et datée du mois d’août 1914 : « Vierge de Font-Romeù, faites qu’il ne meure pas !… » Les deux beaux cris ! Celui du pauvre maçon, qui, comme un pieux artisan du moyen âge, comme un bon homme de sa province, se glorifie d’avoir travaillé pour la Dame de ce lieu, — et l’autre, si tragique, si douloureux, celui de la petite fiancée de 1914 : « Vierge de Font-Romeù, faites qu’il ne meure pas ! »


Autrefois, ces amples bâtiments de l’Ermitage n’étaient guère habités qu’à l’époque des grandes fêtes solennelles, en temps de pèlerinage. Puis, peu à peu, à mesure que les moyens de communication se multipliaient, la coutume s’établit chez les gens de la plaine de venir ici passer la saison chaude, à l’ombre de l’antique chapelle. Mais, s’il faut en croire les anciens habitués de la maison, les hôtes sédentaires étaient, jusqu’à ces derniers temps, un tout petit troupeau. M. Pierre Vidal, qui veut bien recueillir pour moi ses souvenirs, m’écrit ceci : « C’était le lieu le moins élégant et le moins mondain de la terre… On s’habillait sans recherche, sauf à faire un bout de toilette, le soir, pour aller à la chapelle chanter les goïgs de la vieille madone. Ce pieux devoir accompli, le paborde Agosli fermait les portes et l’on se souhaitait una bona nit, comme gens d’une famille de campagnards. Ordinairement, nous n’étions qu’une demi-douzaine qui demeurions là à poste fixe… »

Eh bien ! mais, les choses n’ont pas tant changé que se le figure ce pèlerin des vieux âges. Certes, la demi-douzaine a été de beaucoup dépassée depuis ces temps héroïques. Mais les hôtes de plus en plus nombreux de l’Ermitage n’ont rien de mondain, au sens profane et déplaisant du mot. Ces hôtes sont toujours plus ou moins des pèlerins. Discrètement, la discipline ecclésiastique se fait toujours sentir. On est dans un couvent à la règle très large, mais enfin dans un couvent. Des soutanes de prêtres et de religieux se mêlent constamment aux costumes des laïques, aux toilettes claires des femmes, aux complets kakis des hommes, aux blouses bleues des paysans qui amènent ici, sur leurs charrettes, le pain, le vin, le fourrage des bêtes. Au réfectoire un crucifix de bois domine les rangées de tables drapées de la simple nappe monacale. A tout instant, des sonneries de cloches convoquent les fidèles aux offices. Les autres, pendant ce temps, jouent aux boules devant l’église.

Les antiques jeux méridionaux se conservent à Font-Romeù. Dieu merci, on n’y connaît ni l’odieux crocket, ni l’insupportable tennis, ébattement des snobs. Aucune pose. Toutes les catégories sociales sont démocratiquement confondues. Il y a des dames de la campagne, plantureuses et cossues, qui arborent fièrement leurs coiffes catalanes, — des coiffes de dentelles dont on sait qu’elles ont coûté très cher, beaucoup plus cher que les vilains chapeaux de la ville, et il y a aussi des étudiantes, futures avocates ou doctoresses, qui viennent, dans cette solitude, repasser les matières de leurs examens. Il y a des artistes, des musiciens, des littérateurs, des médecins, des généraux. C’est un petit coin de fraternité, de bonhomie souriante. Comment expliquer que ce miracle de faire vivre ensemble et cordialement des humains avides, partout ailleurs, de s’entre-déchirer, ne se réalise jamais que dans l’atmosphère apaisante d’un pèlerinage ou d’un monastère ?

Tout ce monde, cependant, ne vit pas en communauté et ne prend point ses repas à la table du réfectoire. Les familles nombreuses trouvent à l’Ermitage de petits appartements, avec cuisines et salles à manger, où l’on peut s’installer à peu près comme chez soi. Mais, pour ces isolés, le grand problème du moment est celui du combustible. Impossible, même au poids de l’or, de trouver à acheter du charbon. Alors on va bravement dans la forêt ramasser du bois mort. Les enfants rentrent de promenade avec leur petit fagot sous le bras. Le père de famille traîne une énorme bûche, qu’il débitera tout à l’heure, manches retroussées, la scie ou la cognée au poing. Ainsi se passe le temps. Les dames, de leur côté, s’éparpillent par groupes dans la prairie. On bavarde, en tricotant ou en brodant de concert. Tout l’herbage est égayé par ces jolis groupes féminins : ce sont les décamérons de la Reine de Navarre. Seulement les peupliers du Gave sont remplacés par les pins de la fontaine miraculeuse. Et, tout alentour, on entend les pépiements des alouettes et les- coups de battoirs sonores des laveuses agenouillées dans leurs baquets, au bord du torrent aux belles ondes…

Pour la plupart de ces hôtes, la grande occupation de la journée c’est encore la madone du lieu. On semble s’évertuer à lui faire « passer le temps, » à elle aussi, à la distraire, à charmer sa villégiature. A toutes les heures du jour, on va lui tenir compagnie dans son oratoire. Il est bien rare, quand on entre au camaril, de ne pas y trouver une bonne femme prosternée devant l’Image sainte, ou égrenant tranquillement son chapelet, entre les quatre anges musiciens. A huit heures, avant de s’aller mettre au lit, on se réunit chez elle pour lui souhaiter le bonsoir. On lui chante ses « goïgs, » ces vieux cantiques catalans qui sont des chants de jubilation sur un rythme tout populaire.

D’autres fois, en plein midi, grande agitation dans la cour de l’Ermitage. C’est un hôte qui s’en va. Il est d’usage qu’il aille faire ses adieux à la maîtresse de maison. On l’entoure, on le suit en cortège jusque dans le sanctuaire, où chacun prend place sur les bancs de la nef ou sur ceux de la tribune. Un prêtre ou une jeune fille ouvre l’harmonium, et l’assistance en chœur entonne le chant d’adieu à la madone, « la despedida a la Verge de Font-Romeù. » Il y a une minute d’émotion. Les yeux se mouillent, les voix tremblent, quelques-uns pleurent. Puis, à la sortie ; on se serre les mains, ou on s’embrasse sur lu seuil. Une dame protestante, de passage ici, a eu sa « despedida » fraternelle. Une autre fois, c’était un commandant de corps d’armée, un soldat illustre, qui s’en retournait au front et que les siens avaient amené là, en attendant l’heure du départ. Avec quel accent on chanta autour de lui le dernier couplet du « goïg » dont les simples vers empruntaient des circonstances une signification pathétique et solennelle, subitement évidente pour tous :


Je veux vous donner ma vie.
Mon esprit et mon cœur, je les laisse
Déposés à Font-Romeù !

La vita os vull donar,
Y esperit y cor les leixo
Posats en Font-Romeù !…


Mais la plus émouvante de ces cérémonies, c’est assurément la grand’messe du dimanche. On y assiste en foule : la chapelle est pleine. Beaucoup doivent rester sur le seuil. De vieux hommes et de très jeunes gens, des jeunes filles, des femmes, voilà toute l’assistance, — la plupart de celles-ci vêtues de noir. Ce pays de richesse et de joie est en deuil comme les autres pays de France. La guerre a durement fauché parmi les frères, les maris, les fiancés de celles qui sont là. Elles commencent par donner un pieux souvenir à ces soldats, par prier pour les vivants et les morts. Si elles pouvaient les oublier, les graves enseignements du prédicateur les leur rappelleraient bientôt. Celui qui parle est un prêtre mobilisé, un dominicain en uniforme, un jésuite professeur de philosophie. Ces lettrés, ces intellectuels, tout en offrant à leur auditoire les hautes idées et les consolations qui lui conviennent, savent trouver aussi les paroles qui touchent les cœurs des humbles… Puis, cette commémoration funèbre achevée, on se retourne aussitôt vers l’antique Auxiliatrice du pays, vers la bonne vieille madone pour laquelle on est venu. On peut dire que tout l’office lui est consacré.

D’un bout à l’autre de la messe, on lui chante les cantiques qu’elle aime, et d’abord ses plus belles hymnes latines, le Salve, regina, le Regina cœli, l’Ave, Maris stella, mais surtout ses vieux chants de jubilation, ces « goïgs, » qui, pour les Catalans, sont de véritables chants nationaux, comme le « Pardal » ou « Montanyas regaladas. »

Dès que les premières notes du cantique résonnent à l’harmonium, il faut voir de quel mouvement l’assistance se lève, de quel élan bondit la première strophe vers le grand retable doré du chœur, où se dresse la blanche statue. On sent que c’est une chose « catalane, » strictement, presque farouchement catalane, qui va s’accomplir, une chose sérieuse, profonde, qui n’intéresse, qui ne peut intéresser que les âmes catalanes. Chez les hommes mûrs surtout, l’émotion est visible : ce sont de durs vignerons de la plaine, des gens de chicane venus de Prades ou de Perpignan, des médecins habitués à manier sans tendresse les misères et les souffrances des corps. Tous chantent à pleine voix, avec fierté, avec allégresse. Les prunelles brillent étrangement. Quelques paupières sont humides. Ils savent que c’est le chant de la Terre et de la Race qui monte sous la voûte du vieux sanctuaire. A travers les ternes expressions de cette poésie populaire, ils retrouvent les aspects éternels de leur pays : « la montagne froide » de Font-Romeù et « la source glacée » qui court dans la prairie voisine :


En una freda montanya
Del terme de Odello,
En la terre de Cerdunya,
Als confins del Rossellô

En une froide montagne
Du territoire d’Odello,
Dans la terre de Cerdagne,
Aux confins du Roussillon…


Ces pauvres vers, qui ne disent rien à l’étranger, évoquent pour les imaginations catalanes toute cette région pyrénéenne, du Canigou au Carlit et à la Sierra de Cadi. Et cette terre adorée des ancêtres s’incarne bénignement en Celle qui, depuis tant de siècles, la protège, en cette « Maria de Font-Romeù » dont les « goïgs » répètent le nom avec une insistance amoureuse… Comme ils l’aiment, leur vieille Madone ! Ils lui donnent de petits noms mignards et affectueux. Ils l’appellent hermosa moreneta, « ma belle vierge brunette. » lis lui crient des mots de passion mystique : Ay ! amoreta mia ! « ah ! petite bien-aimée ! » Et, quand, en une litanie interminable, le refrain passe sur la foule :


Ohiunos, verge sagrada
Maria de Font-Romeù !
 
Ecoutez-nous, Vierge sacrée,
Marie de Font-Romeù !

on croit voir surgir devant tous les yeux, par-dessus toutes les têtes, l’éternelle Pastoure de ces montagnes, la bergère, qui s’en va derrière son troupeau, avec son peloton de laine à la main, son capulet ou son voile noir flottant sur les épaules. Mais, tout de suite, la vision s’achève en un éblouissement : on sait bien que cette « Maria de Font-Romeù, » c’est aussi Marie-du-Ciel.


Et maintenant que j’ai dit pour sa louange tout ce que mon cœur me suggérait, je veux à mon tour, comme tous ceux qui s’en vont, chanter ma « despedida, » mon chant d’adieu à cette Madone rustique de Font-Romeù, à cette Paysanne qui est une si grande Dame, plus grande que toutes les grandes dames du monde. Et je lui dirai : « Bonne Madone, vous m’avez donné trois choses qui sont sans prix : la santé, la paix, la pureté spirituelle, je veux dire cet état de grâce, auquel on n’atteint que quelquefois dans une vie humaine et pour quelques instants, lorsqu’on touche aux cimes, lorsqu’on sent passer sur soi, en un grand souffle terrassant, l’Esprit mystérieux des Présences qui habitent sur ces hauteurs. Je fais vœu de revenir à votre sanctuaire pour y retrouver peut-être quelque chose de cette exaltante influence, et aussi pour y célébrer cette Victoire, si longuement, si fermement attendue, au milieu des douleurs, des déchirements et des larmes, et dont l’aurore commence à resplendir. Jusque-là, comme les pèlerins et les hôtes de ce pays qui s’en retournent, l’âme en repos et le corps allégé, comme ces soldats qui partent, — vers la gloire, vers la mort ? qui sait ? — en tout cas, vers les humbles devoirs dont une vie est faite, — « je laisse ici mon esprit et mon cœur : »

y esperit y cor, les deixo
Posats en Font-Romeù !


LOUIS BERTRAND.

  1. J’emprunte cette nomenclature à l’excellent ouvrage de l’actuel archiprêtre de Thuir, M. le chanoine Émile Roûs, Histoire de Notre-Dame de Font-Romeù, livre de conscience et de foi, écrit avec éloquence et minutie, et qui est un des plus parfaits échantillons de la littérature régionaliste catalane.