Fondements de la métaphysique des mœurs (trad. Barni)/Troisième section/d


Comment un impératif catégorique est-il possible ?


L’être raisonnable se place comme intelligence dans le monde intelligible, et ce n’est que comme cause efficiente, appartenant à ce monde, qu’il nomme sa causalité une volonté. D’un autre côté, il a conscience de faire aussi partie du monde sensible ; c’est dans ce monde qu’ont lieu ses actions, comme purs

phénomènes de cette causalité, mais leur possibilité ne peut être expliquée par cette causalité, que nous ne connais sons pas, et nous sommes forcés de les considérer, en tant qu’elles appartiennent au monde sensible, comme déterminées par d’autres phénomènes, c’est-à-dire par des désirs et des inclinations. Si donc j’étais simplement membre du monde intelligible, toutes mes actions seraient parfaitement conformes au principe de l’autonomie de la volonté pure ; et, si je n’appartenais qu’au monde sensible, elles seraient entièrement conformes à la loi naturelle des désirs et des inclinations, et, par conséquent, à l’hétéronomie de la nature. (Dans le premier cas, elles reposeraient sur le principe suprême de la moralité ; dans le second, sur celui du bonheur.) Mais, comme le monde intelligible contient le fondement du monde sensible, et partant aussi de ses lois, qu’ainsi il fournit immédiatement à ma volonté (qui appartient au monde intelligible) sa législation, et que c’est de cette manière qu’on le doit concevoir comme tel, si, d’un autre côté, je dois me considérer comme un être appartenant au monde sensible, je n’en dois pas moins, comme intelligence, me reconnaître soumis à la loi du monde intelligible, c’est à-dire à la raison, qui renferme cette loi dans l’idée de la liberté, et, par conséquent, à l’autonomie de la volonté, et c’est pourquoi les lois du monde intelligible doivent être considérées par moi comme des impératifs, et les actions conformes à ce principe comme des devoirs.

Et c’est ainsi que les impératifs catégoriques sont possibles. L’idée de la liberté me fait membre d’un monde intelligible ; si je n’appartenais qu’à ce monde, toutes mes actions seraient toujours conformes à l’autonomie de la volonté ; mais, comme je me vois en même temps membre du monde sensible, je dis seulement qu’elles doivent être conformes à ce principe. Ce devoir *[1] catégorique suppose une proposition synthétique a priori, où à l’idée de ma volonté, affectée par des désirs sensibles, s’ajoute celle de cette même volonté, appartenant au monde intelligible, pure et pratique par elle-même, et contenant la condition suprême imposée à la première par la raison. A peu près comme aux intuitions du monde sensible s’ajoutent les concepts de l’entendement, qui ne signifient rien par eux-mêmes qu’une forme de lois **[2] en général, mais par là rendent possibles des propositions synthétiques a priori, sur lesquelles repose toute la connaissance de la nature.

L’usage pratique que le commun des hommes fait de la raison confirme l’exactitude de cette déduction. Il n’y a personne, pas même le scélérat le plus consommé, pour peu qu’il soit habitué à faire usage de sa raison, qui, lorsqu’on lui propose des exemples de loyauté dans les desseins, de persévérance dans la pratique des bonnes maximes, de sympathie et de bienveillance universelle (en y joignant même le spectacle des grands sacrifices que coûtent ces vertus), ne souhaite aussi par lui-même ces qualités. Ses inclinations et ses penchante l’empêchent de suivre ces exemples, mais il n’en souhaite pas moins d’être libre d’un joug qui lui pèse à lui-même. Il prouve donc par là qu’il se transporte en idée, par une volonté libre des attaches de la sensibilité, dans un ordre de choses bien différent de celui de ses désirs ou du champ de la sensibilité, car, en formant un tel souhait, il ne peut songer à la satisfaction de quelqu’un de ses désirs, ou de quelqu’une de ses inclinations réelles ou imaginaires (puisqu’il ôterait par là toute sa supériorité à l’idée qui lui arrache ce souhait), mais seulement à la valeur intérieure qu’il ajouterait à sa personne. Il croit être cette meilleure personne, lorsqu’il se place au point de vue d’un membre de ce monde intelligible, auquel il se voit involontairement soumis par l’idée de la liberté, c’est-à dire de l’indépendance de toutes les causes déterminantes du monde sensible, et dans lequel il a conscience d’une bonne volonté, qui, de son propre aveu, est, pour la mauvaise volonté qu’il manifeste, en tant que membre du monde sensible, une loi dont il reconnaît l’autorité, tout en la violant. Ainsi, comme membre d’un monde intelligible, il veut nécessairement ce qu’il doit moralement, et il ne distingue le devoir du vouloir, qu’autant qu’il se considère comme faisant partie du monde sensible.


Notes de Kant modifier

  1. * Sollen.
  2. ** gesetzliche Form.


Notes du traducteur modifier