Fogazzaro (Émile Faguet)

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Fogazzaro (Émile Faguet)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 275-294).
FOGAZZARO

C’était un catholique convaincu, ardent, fervent ; avec une âme luthérienne ; avec une imagination amoureuse et romanesque ; avec un goût très vif pour la réalité amusante et même comique.

Certes, il est complexe ; c’est pour cela qu’il est très intéressant. Les hommes complexes, dans la proportion de quatre-vingt-dix-neuf sur cent, ne réussissent qu’à être incohérens ; le centième, on ne sait trop pourquoi, par un don intérieur de faire plus ou moins bien concerter ses richesses divergentes, est un homme de génie ou de grand talent. Fogazzaro a été un homme de grand talent.

Il était catholique inébranlable, catholique, et c’en est la marque, jusqu’à l’humilité, jusqu’à la soumission, jusqu’à l’abdication. Il Santo condamné à Rome et cette condamnation pleinement acceptée par Fogazzaro le prouvent avec éclat. Ce jour-là, Fogazzaro a été sûr d’être catholique. Les catholiques qui n’ont pas eu un livre condamné à Rome ne sont pas absolument sûrs d’être catholiques, puisqu’ils ne le sont pas de la manière dont ils recevraient cette condamnation.

Il le fut toujours, depuis son enfance, — pendant laquelle il fut élevé, détail qui a son importance, par un prêtre très pieux et très humaniste, — jusqu’à son dernier soupir. Dans Il Santo lui-même, œuvre de scandale, je le dis sans ironie, encore qu’œuvre admirable, « le Saint » porte-parole de l’auteur, « le Saint, » qui est ce que l’auteur voudrait être, dit très précisément : « L’Eglise est le trésor inépuisable de la vérité divine ; l’Eglise ne meurt pas ; l’Eglise ne vieillit pas ; l’Église a dans son cœur le Christ vivant mieux qu’elle ne l’a sur les lèvres ; l’Eglise est un laboratoire de vérité sans cesse en action et Dieu ordonne que vous restiez dans l’Église, que, dans l’Eglise, vous soyez des sources d’eau vive… Quelle est donc votre foi si vous parlez de sortir de l’Eglise parce que vous êtes choqués de certaines doctrines émanées de ses chefs, par certains décrets des congrégations romaines, par certaines visées du gouvernement d’un pontife ? Quels fils êtes-vous donc si vous parlez de renier votre mère parce qu’elle ne s’habille pas à votre guise ? Un vêtement change-t-il le sein maternel ? »

Notez encore que, selon « le Saint, » il ne suffit pas de croire ce que l’Église croit ; il faut encore pratiquer comme elle exige qu’on pratique : « Que chacun de vous accomplisse les devoirs du culte, ainsi que l’Église l’ordonne, selon une stricte justice et avec une parfaite obéissance. » Et enfin l’obéissance absolue aux décisions de l’autorité romaine est un des articles du credo du Saint. « Toute réforme doit être proposée par l’initiative individuelle ; elle ne doit être faite que par l’autorité. » Le crime spirituel, c’est la séparation. Personne n’a été plus profondément, plus essentiellement catholique que Fogazzaro.

Avec cela il avait une âme luthérienne, ou, si vous préférez la langue de Spencer, il avait une âme de luthérianisme. Il ne voulait de réforme du catholicisme que faite par le chef du catholicisme, mais il était affamé de réformes. Il ne voulait que l’Eglise se réformant elle-même ; mais il désirait passionnément qu’elle se réformât. Il a vécu dans l’attente et dans le souhait continu d’un Concile de Trente, et il a passé sa vie à le provoquer. Il ne voulait rien changer au dogme ; mais, le dogme excepté, il me semble bien qu’il voulait changer tout. La discipline est mauvaise ; l’esprit pratique est mauvais ; la morale est relâchée, les mœurs sont altérées, l’intelligence générale n’est pas au niveau de la civilisation actuelle, de telle sorte que l’Église n’est ni primitive, ni moderne et par conséquent ne peut pas avoir force d’action et n’est plus qu’un levain éventé. Il n’en dit pas moins. Inconsciemment, mais tout à fait, aux injures près, il a l’esprit de Luther et prend position de Luther.

Inconsciemment encore, il parle un langage absolument luthérien, lorsque, quelquefois, oubliant son soumissionisme et son subordinationisme catholique, il verse proprement dans le sens propre. Benedetto, qui est « le Saint » et qui est l’auteur, ne nous conseille pas, comme Fénelon, d’être « le petit enfant » dans le giron et dans les bras de l’Église ; il nous conseille de « nous replier sur nous-même pour nous y entretenir intimement avec le Seigneur dont la présence y est sensible. » Il nous conseille de nous fier individuellement à notre foi individuelle. Il nous dit en propres termes : « Si vous vous êtes adressés à moi, c’est que vous saviez d’une façon inconsciente que l’Église n’est pas la hiérarchie seule, qu’elle est l’universelle assemblée des fidèles… Vous le saviez d’une façon inconsciente ; car, si ce n’eût pas été d’une façon inconsciente, vous n’auriez pas dit : l’Église contrecarre ceci, l’Église étouffe cela ; l’Église est en train de dépérir ; l’Église a le Christ sur les lèvres et ne l’a pas dans le cœur… Du fond de tout cœur chrétien peut jaillir l’eau vive de la source même, de la vérité même. » — Nous voilà ici en plein sens propre, en pleine pensée luthérienne.

Il va plus loin et, à quoi n’a pas pu penser Luther, il veut, tout préoccupé de Darwinisme, accommoder, je ne veux pas dire, quoique j’y songe, assujettir l’Église à la science, il veut une Église qui évolue sans cesse et, de ce qu’il a cru prouver que la Genèse est en pleine concordance avec l’Evolution, il va à conclure que, suivant le même mouvement, l’Église doit évoluer avec la Science et avec l’Humanité conduite par la Science. Un plaisant dirait : « Puisque la Science a prouvé que la Genèse était d’accord avec la doctrine évolutionniste, M. Fogazzaro pense que l’Église doit rendre à la Science sa politesse en se conformant à la Science. » Ne soyons pas si plaisant et disons simplement qu’une conciliation entre l’Église et la Science et un progressisme continu de l’Église en accord avec la Science ou du moins en considération de la Science, a été le rêve éternel de Fogazzaro, également passionné pour l’Église, passionné pour la Science et passionné pour le progrès.

Ecoutez-le, ayant lu un livre de philosophie religieuse et de philosophie scientifique de l’Américain Joseph Le Conte : « Je me rappelle encore avec quelle émotion et quelle surprise, tout jeune encore, j’ai senti que… il n’y avait pas antagonisme entre Évolution et Création. Non seulement il n’y avait pas antagonisme ; mais l’image du Créateur se rapprochait de moi ; elle grandissait prodigieusement dans mon esprit ; j’en éprouvais pour lui un respect nouveau et en même temps un effroi semblable à celui que l’on éprouve en appliquant l’œil à l’oculaire d’un télescope et en découvrant tout à coup dans le miroir, tout proche et énorme, l’astre que tout à l’heure on regardait, œil nu, dans le ciel. »

Avec de pareilles originalités et de pareilles audaces dans la pensée, il n’est pas étonnant qu’à un moment donné, ingénument, tout pénétré d’une naïveté qui charme en même temps qu’elle fait sourire, Fogazzaro ait écrit cette page où l’on voit face à face « le Saint » et un pape, le pape le plus étrange du monde, qui se fait tout petit devant « le Saint, » qui s’humilie devant lui, qui lui fait ses excuses, qui lui dit : « Toi, tu n’as à t’entendre qu’avec Dieu seul ; mais moi, j’ai de plus à m’entendre avec les hommes que le Seigneur a placés près de moi, pour que, assisté de leurs avis, je me gouverne selon la charité et selon la prudence… Vois ceci, par exemple, Jésus a payé le tribut à l’Etat et moi, non comme Pontife, mais comme citoyen, je payerais volontiers mon tribut d’hommages dans ce palais dont tu as vu les lumières [le Quirinal, le palais du roi d’Italie] si je ne craignais d’offenser par là soixante sur cent de mes écoliers… Il en serait de même si je faisais ôter de l’Index certains livres, si j’appelais dans le Sacré Collège certains hommes qui ont la réputation de n’être pas strictement orthodoxes… Et puis, je suis vieux, je suis fatigué, je suis malade… Prie pour moi ; prie le Seigneur de me donner la lumière. » Le Pape demandant la bénédiction de M. Fogazzaro, car au fond, c’est cela, il n’est pas très merveilleux que cela ait paru à Rome d’un catholicisme peu révérencieux ; mais quoi ? je vous dis que Fogazzaro est une âme délicieusement candide qui, forte de la sincérité et de l’ardeur de sa foi catholique, est protestante sans s’en douter et sans scrupule et n’a jamais rêvé, en toute droiture et en toute ardeur catholique, que de convertir le chef du catholicisme au protestantisme.

Et pourquoi non, et après tout, c’était son droit. Seulement, il aurait dû, ce semble, étant donné le double tour d’esprit que nous venons d’analyser sommairement, être un philosophe religieux, exposant sa doctrine, la précisant, ce dont peut-être elle avait besoin, fondant, malgré lui, — c’est précisément ce qui serait arrivé, — une religion qui eût été le Christianisme libre, ou le Christianisme philosophique, ou le Christianisme scientifique et écrivant une suite ininterrompue de Discorsi. Et en effet, ce qui a beaucoup compromis sa propagande philosophique, je trouve un mélange, au point de vue littéraire très agréable, au point de vue intellectuel assez fâcheux, dans presque toutes ses œuvres, de choses religieuses et de choses d’amour ; je trouve toujours trop de dissertations religieuses dans ses romans romanesques et trop de dames dans ses romans religieux, et cet ambigu, comme disaient nos pères, est très loin de m’ennuyer, mais très loin aussi de me donner l’édification que l’auteur en attend.

C’est que, et voilà le troisième trait, Fogazzaro était amoureux ou, si vous voulez, amoureux de l’amour et romanesque jusqu’au fond de l’âme. Sa première œuvre, Miranda, œuvre absolument d’imagination, est exclusivement, — ou du moins il n’y a que cela qui en soit bon, — le journal d’une jeune fille amoureuse qui attend que l’aimé revienne, qui se consume en l’attendant et qui meurt quand, trop tard, il est revenu. Et c’est charmant ; c’est tendre, pur, élevé, ardemment mélancolique, et cela fait songer « à quelque ange pensif de candeur allemande, » et cela ne va pas à plus de prétention que de toucher le cœur et que de jeter dans l’esprit cette pensée : « L’absence est le plus grand des maux, mais pas pour vous cruel… » Et c’est de quoi l’auteur, à trente ans déjà sonnés, se contentait, sans que de cela je le blâme.

Et venait Malombra, le plus romanesque des romans romanesques, et qui rappelle étonnamment les premiers romans de Cherbuliez, le Comte Kostia par exemple. Vieux château sinistre où il s’est passé des choses effroyables ; vieux seigneur bizarre et inquiétant, jeune fille fantasque et énigmatique, encore que ravissante et ensorcelante ; en réplique avec la fille fantasque, une nouvelle Miranda, mais plus ferme, plus sûre de sa volonté et de son bon sens, droite, loyale, aimante et passionnée pour le devoir ; et la jeune fille fantasque fait mourir son oncle de frayeur et de désespoir, tue le jeune homme voluptueux et faible qui hésitait entre elle et l’autre jeune fille et se noie elle-même très volontairement et très passionnément, dans le lac romantique.

Et je partage le faible de Fogazzaro pour cette œuvre « touffue, » dit-il (non pas trop en vérité), dramatique, pleine d’incidens curieux et émouvans, pleine de rêves et d’une imagination qui, après tout, sait très bien ce qu’elle fait et où elle va ; car ce roman ultra-romanesque est parfaitement bien composé.

Or, et l’aurais-je deviné, je n’ose me flatter à ce point ; mais je suis bien content que Fogazzaro ait fait une préface, lui qui n’en faisait jamais, pour le dire ; c’est dans Malombra que Fogazzaro a mis le plus de son âme et c’est son adolescence et sa jeunesse qu’il a versées là. Par Malombra, éclairée par la préface qu’il y a ajoutée dix-sept ans après l’avoir écrite, nous savons : que, de douze à seize ans, Fogazzaro a été amoureux d’une jeune fille imaginaire « analogue à la sylphide de Chateaubriand, » qu’un peu plus tard, il rencontra l’original de Marina (la jeune fille fantasque de Malombra), qu’il l’aima passionnément et qu’en la complétant, défigurant peut-être, selon son rêve, il en a fait l’héroïne de son roman : « Pas un mot du roman n’existait encore sur le papier et la belle, hautaine, fantasque Marina me hantait déjà ; j’en étais amoureux et rêvais de m’en faire aimer. Elle était pour moi la femme qui ne ressemble à aucune autre, et je l’avais pétrie d’orgueil pour l’inexprimable plaisir de la dompter. Marina… est bien ce voluptueux mélange féminin de bonté, d’étrangeté, de talent et d’orgueil que je recherchais avec ardeur dans ma première jeunesse… Tout ce que j’ai lu depuis sur l’amour tel que le conçoivent certains soi-disant adorateurs de la beauté me paraît bien froid et bien sot en comparaison des ivresses qu’une femme comme Donna Marina aurait pu donner à un amant digne d’elle. Le personnage est donc une conception idéale ayant un noyau de réalité. » Mais, dit l’auteur encore, elle n’a produit dans l’œuvre postérieure aucune femme qui lui ressemblât. Elle « n’a pas eu de filles. » — Tout au contraire Edith, son pendant et sa rivale, la jeune fille sage, forte et maîtresse d’elle-même, est purement de création imaginative et c’est d’elle, avec des lignes moins rigides, que toutes les autres héroïnes de Fogazzaro ont procédé. Elle est née d’une « réaction » contre Marina et contre la séduction de Marina. Elle est née de la conscience, du sentiment religieux et de la peur que Marina et sa destinée a inspirée à l’auteur. « Elle est née de la terreur d’un abîme. » Quoi qu’il en dise, Fogazzaro a souvent mêlé, si l’on me permet de parler ainsi, un peu de Marina à beaucoup d’Edith dans ses créations féminines de plus tard ; mais n’anticipons pas et retenons seulement ceci que Fogazzaro a eu tout à fait, intellectuellement au moins et sentimentalement, l’adolescence et la jeunesse d’un romancier romanesque.

Cela se voit encore et fort bien dans le Mystère du poète, quoique, chronologiquement, devant être placé après Daniel Cortis. Le Mystère du poète est comme le roman de toutes les faiblesses humaines ou du moins de la plupart. Le poète est fatigué d’esprit et de corps et mécontent de lui, car il n’a dû qu’à certaines circonstances de ne pas céder à une passion à la fois coupable et vulgaire. Il rencontre une jeune fille, Violette, qui a aimé et dont l’amour a été repoussé, qui, depuis, s’est fiancée par raison à un homme qu’elle n’aime point. Leurs mélancolies s’amalgament, comme aurait dit Saint-Simon. La jeune fille rompt ses fiançailles et épouse le jeune poète. Mais elle était atteinte au cœur et, le soir même du mariage, elle meurt. Le poète ne se sent point séparé d’elle et c’est là son « mystère. »


Car ils sont revenus et c’est là le mystère.


Il vivra de cette vie que beaucoup connaissent, sans toujours s’en rendre compte, qui a comme ses racines dans la mort et sa fleur aussi dans l’air glacé de la mort.


Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.


Le Mystère du poète, beau comme quelques légendes allemandes, est un roman crépusculaire baigné d’une pâle lumière de Limbes.

Or, si profondément religieux, de quelque sorte qu’il le fût ; et dominé très impérieusement par la passion du poète romanesque et du romancier romanesque et du peintre de l’amour, que va faire Fogazzaro ? Ne se demandera-t-il point si ce n’est pas une chose coupable, en peignant l’amour, d’en jeter et d’en propager l’attrait et l’enchantement dans les âmes ? Fogazzaro n’est pas très éloigné d’être comme un janséniste qui serait dévoré de la passion du théâtre. Ne s’en apercevra-t-il point ? N’aura-t-il pas des scrupules ? Ne se fera-t-il pas des questions sévères et troublantes ? Ces scrupules, et c’est à son honneur. Fogazzaro les a eus, et ces questions, il se les est adressées. Notre regretté Edouard Rod a fait là-dessus, ici même, en 1893, tout un article singulièrement intéressant et même d’un intérêt autobiographique ; car il est très évident qu’Edouard Rod avait lui aussi les mêmes inquiétudes de conscience. Manzoni ayant supprimé de son manuscrit des Fiancés un certain nombre de scènes d’amour et d’autre part ayant laissé un manuscrit, longtemps inédit, où il déclarait qu’il y avait assez d’amour dans le monde pour qu’on fût dispensé de le peindre pour l’exciter et que l’attention du poète devait aller ailleurs et son travail s’appliquera autre chose, Fogazzaro, c’était en 1887, se sentit atteint à la fois comme romancier et comme disciple très évident de Manzoni et sous ce titre : Une opinion de Manzoni, il publia un véritable examen de conscience. Il s’y demande si l’homme religieux ou même le simple moraliste a le droit de peindre les passions de l’amour et par conséquent de les répandre. Il n’ôte aucune force à la terrible récrimination de Manzoni ; il l’expose dans toute son ampleur ; et puis, peu à peu, avec une rigueur de logique que généralement on trouve surtout dans les sophismes, il fait observer que l’amour très élevé, très pur, s’associant à l’idée de l’éternité, que « l’amour qui grandit quand l’espèce n’y a plus d’intérêt, quand l’un des deux amans a été emporté par la mort » est si peu dépravant qu’au contraire il irait plutôt directement contre ces passions que l’on accuse les poètes d’entretenir au cœur des hommes. Cela vaut ce que l’on voudra que cela vaille comme argumentation. Mais, comme signe, c’est très frappant. Cela a été écrit après Miranda, après Malombra, après Daniel Cortis, après le Mystère du poète. Comme apologie, cela vise tous ces romans et s’applique à eux ; mais, comme signe d’état de conscience, cela indique, surtout si l’on tient compte de l’accent, du ton, profondément sérieux, profondément grave et ému, que Fogazzaro aura toujours et de plus en plus ces scrupules et ces angoisses et ce combat intérieur, et même qu’il les a toujours eus, depuis la première heure ou presque depuis la première heure et, sinon peut-être avant Miranda, du moins depuis Malombra où déjà, à la romantique Marina était opposée la sévère et charmante catholique Edith, convertissant son père, balançant Marina dans le cœur du jeune rêveur voluptueux, etc.

Et donc voilà Fogazzaro depuis ses commencemens, depuis sa jeunesse, au moins depuis sa trentième année : un catholique-protestant, extrêmement soucieux de morale et passionné de morale et né si romanesque qu’il ne peut pas s’empêcher d’écrire des romans. Conflit. D’un conflit semblable est née chez Tolstoï, à telle date, la résolution de ne plus écrire de romans et de renier ceux qu’il avait écrits et de condamner toute littérature romanesque et, presque, toute littérature. D’un conflit semblable est née chez Rousseau la résolution d’écrire des romans, mais très vertueux, très moralisans, ou qu’il jugeait tels, et qu’il vantait comme l’étant, tout en disant qu’ils ne l’étaient point, parce qu’il n’était pas incapable de contradiction. De ce conflit vint chez Fogazzaro non seulement la résolution, mais le goût, d’écrire des romans très vertueux, très purs, très élevés, très passionnés pourtant, et catholiques et anticléricaux.

Et cela lui fait une originalité très piquante et très savoureuse. Et cela lui donne plusieurs aspects. Tantôt il paraît un Ferdinand Fabre italien, obsédé du monde ecclésiastique et ne pouvant peindre que le monde ecclésiastique, satiriquement presque toujours, avec addition de quelques « bons prêtres » comme repoussoirs ou comme concession.

Tantôt il paraît un poète de la passion et de la passion profonde, mettant un homme pour toute sa vie en adoration et en possession d’une femme ou une femme pour toute sa vie en adoration et en possession d’un homme ; Italien à la Stendhal, Italien de 1810, chez qui l’amour est la respiration même et qui ne vit qu’en lui et pour lui ; si tant est que cet Italien ait jamais existé ; mais il est possible.

Tantôt enfin il apparaît comme le poète même du devoir, ne peignant jamais les passions que pour les faire vaincre par le devoir, par la passion du devoir, par la passion de l’estime de soi et de l’estime de l’autre, par la vertu énergique et ardente, s’enivrant d’elle-même ; et ne peignant les passions très vivement et ne les montrant extrêmement fortes et extrêmement brûlantes que pour montrer d’autant plus la vertu capable de tout surmonter, capable de tous les efforts, de toutes les victoires et de tous les triomphes.

Et je préviens que c’est ce dernier aspect qui est l’aspect définitif de Fogazzaro ; mais sans cependant qu’aucun des autres ait jamais disparu, se soit, même à demi, effacé.

Ainsi sont nées ces très belles œuvres, toujours un peu pareilles les unes aux autres, mais chacune en soi très variée, ce qui suffit : Daniel Cortis, Petit monde d’autrefois, Petit monde d’aujourd’hui, le Saint, Leila.

Daniel Cortis… mais je le réserve, comme étant pour moi le chef-d’œuvre, comme à la fois résumant Fogazzaro et le montrant sur son sommet, et comme celui qui aurait dû être écrit le dernier, si Némésis permettait que notre vie littéraire et intellectuelle fût une ascension.

Le Petit monde d’autrefois est une peinture de l’Italie à la veille de 1859. Ces Lombards et ces Vénitiens sont certainement dignes de devenir ce qu’ils désirent être, des citoyens. Ils sont bons, probes, de sentimens élevés ; mais ils sont faibles, ou plutôt intermittens ; ils ont des accès d’abandonnement et des crises de vertu. Franco voudrait bien au fond, — mais où est le fond ? — enfin il voudrait bien, le plus souvent, cultiver ses fleurs chéries, faire de la musique et ramer doucement sur son lac ; cela ne l’empêche pas d’être un peu conspirateur, à ses momens, de respirer l’Italie libre, et enfin, quand sonne l’heure, de donner de sa personne à Palestro et à Magenta. Très religieux, plus que sa femme, nous reviendrons là-dessus, très patriote, très idéaliste et perdant l’héritage plantureux de sa grand’mère plutôt que de perdre sa dignité, mais nonchalant, voluptueux et artiste ; le portrait, et qui est fait, comme par sympathie pour le modèle, avec une apparente nonchalance qui est du meilleur goût, est un des mieux venus de toute l’œuvre de Fogazzaro. Il doit être vrai ; après tout, il ne m’importe point ; il est charmant, captivant à souhait.

Pierre Maironi du Petit monde d’aujourd’hui est le fils de Franco. Il y paraît, un peu, point beaucoup. Pierre Maironi est encore sensible aux attraits de la volupté ; mais il a hérité surtout les sentimens religieux de son père. Le sentiment religieux est devenu chez lui… beaucoup de choses, mais particulièrement, mais singulièrement, la soif de la pureté. Or cette aspiration combattue par une sensualité latente fait la beauté tragique de ce roman le plus troublant et peut-être aussi le plus trouble qu’ait écrit Fogazzaro. Pierre a épousé sa cousine Elise ; très peu de temps après son mariage, elle est devenu folle, incurablement croit-on. Pierre est aimé d’une jeune femme très distinguée et de très grand cœur, Jeanne, qui vit séparée de son mari, mais qui est mariée. L’horreur du double adultère et la passion qui semble légitimée par le haut mérite de la femme aimée se partagent et déchirent le cœur de Pierre, et aussi celui de Jeanne. Ils sont sauvés par le retour d’Elise à la raison et par sa mort. Elise a retrouvé la conscience d’elle-même, elle a appelé à elle Pierre juste au moment où les fatalités de la passion allaient faire faiblir Pierre et Jeanne ; et elle est morte entre les bras de Pierre en lui demandant pardon de ne l’avoir pas, autrefois, bien compris et bien aimé. Cette mort fait, ou consomme, dans l’âme de Pierre une révolution morale. Il part, il disparaît ; personne ne sait ce qu’il est devenu.

Il est devenu « le Saint. » Dans Il Santo, Pierre Maironi et Jeanne reparaissent, Pierre Maironi sous l’habit villageois d’un jardinier de couvent ; il s’appelle Benedetto, mais pour toute la population des alentours, il s’appelle le Saint. Malgré lui, contre son gré, sa réputation de sainteté se répand par toute l’Italie ; malgré lui, contre son gré, il fait des miracles, ou la voix publique proclame qu’il en a fait ; malgré lui, contre son gré, il devient réformateur, tant qu’il se trouve un jour tête à tête et face à face avec le Souverain Pontife et, avec un singulier mélange, très bien observé, d’humilité énergiquement voulue et d’orgueil involontaire, lui fait la leçon. Persécuté par l’autorité ecclésiastique et plus encore par l’autorité civile qui n’aimera jamais les saints, c’est-à-dire les hommes qui prennent une autorité individuelle sur les foules et c’est-à-dire qui n’aimera jamais le pouvoir spirituel ; épuisé d’ailleurs par ses rigueurs ascétiques, Benedetto s’en va mourant. Jeanne l’a cherché, suivi, poursuivi, dans toute sa carrière d’apôtre, rencontré une fois, vécu dans son ombre ou plutôt dans la lumière émanant de lui, toujours. Elle le retrouve au lit de mort, le console ou plutôt le vénère et l’adore, et, elle, incroyante jusqu’alors, a le temps de lui dire : « Je crois, » avant qu’il ferme les yeux. Il meurt ayant sur la bouche le crucifix qu’a baisé Jeanne. Le mélange, certes réduit à son minimum ; mais enfin le mélange de volupté humaine et d’amour divin persiste jusqu’à la dernière page.

Cette trilogie, — Petit monde d’autrefois, Petit monde d’aujourd’hui, le Saint, — d’abord a une grandeur d’évolution, de maîtrise, aussi, des vastes sujets, qui est très intéressante ; ensuite on y saisit bien quelques-unes au moins des idées dominantes, des idées maîtresses de Fogazzaro. D’abord l’idée d’ascension, qui lui est si chère, en sociologie, en psychologie, en morale, en philosophie de l’histoire, dans tous les ordres de la connaissance. Il y a une ascension très marquée, très voulue sans doute, et, si elle ne l’a pas été, elle n’en est que plus significative, dans cette trilogie. Franco est un hésitant, quoique plein de foi, mais « la foi qui n’agit pas est-ce une foi sincère ? » Franco est un indécis ou tout au moins un intermittent. Son fils Pierre est un chrétien ardent et un idéaliste ardent, qui n’a pas encore rompu tous les attachemens de la terre et du monde ; c’est un Polyeucte avant l’acte IV. Pierre devenu Benedetto est un saint et un martyr qui brise les idoles et qui est écrasé sous leurs débris. Nul doute que Fogazzaro n’ait vu là le symbole de la « marche à l’étoile » de l’humanité tout entière.

Autre idée : la fécondité de la mort. C’est la mort de sa petite fille très chérie, qui fait du nonchalant Franco un homme énergique et stoïque prêt à se jeter aux combats et à mourir pour la délivrance et pour la régénération de sa patrie. C’est la mort de sa femme qui fait de Pierre Maironi un parfait chrétien prêt à devenir un saint, un apôtre et un martyr. C’est la mort de Pierre Maironi devenu Benedetto qui convertit l’inconvertissable jusque-là Jeanne Dessales. Il y avait quelque chose déjà de cette idée, mais plus confusément, dans le Mystère du poète et même dans Malombra et même dans Miranda. Fogazzaro n’a pas été le « sombre amant de la mort, » comme Léopardi, mais il a été le respectueux et pensif disciple de cette donneuse de grandes leçons.

Remarquez encore quelque chose de très particulier à Fogazzaro et que je ne m’explique guère, ce pourquoi j’en donnerai sans doute plusieurs explications. Dans ces trois romans, presque dans tous, du reste, non pas peut-être aux yeux de tous les lecteurs, mais certainement au jugement de Fogazzaro, les hommes sont supérieurs aux femmes, et les femmes pâlissent à côté d’eux. Franco est, déjà, un très bel idéaliste, Franco est religieux, Franco a une idée, au moins, très juste et très haute de la vertu pure. Sa femme, — et que Fogazzaro insiste sur ce point ! — n’a que l’idée et le sentiment de la justice. Elle les a très fort ; mais elle ne pousse pas plus loin. Les discords entre elle et Franco viennent de là. Les reproches, justes du reste, le plus souvent, que fait Louise à Franco partent toujours de cette idée et s’appuient toujours sur ce sentiment. Un peu plus, — car il serait injuste s’il poussait jusque-là et l’auteur ne veut pas qu’il soit injuste, — un peu plus, Franco dirait à Louise : « Si vous n’avez pas une justice plus abondante que celle des Pharisiens… » Et il est vrai que Louise, dans son âme correcte, loyale et pure du reste, a quelque chose d’un peu pharisaïque.

De même Jeanne Dessales, dans la pensée de l’auteur, est constamment très au-dessous de Pierre Maironi-Benedetto. Elle l’aime passionnément et résiste obstinément à recevoir son influence religieuse. Ce n’est qu’au bout de cinq ou six ans, si je calcule bien, et ce n’est que devant Benedetto mourant qu’elle se convertit de la libre pensée au catholicisme. Je ne vois dans toute l’œuvre de Fogazzaro que l’Edith de Malombra qui soit supérieure intellectuellement et moralement (et dans la pensée de l’auteur) à l’homme placé en face d’elle dans le tableau. Je n’en vois qu’une qui soit présentée comme l’égale de l’homme placé en face d’elle, c’est l’Hélène de Daniel Cortis ; et Malombra et Daniel Cortis sont antérieurs à la trilogie.

On me dira : C’est que Benedetto est un saint, est un surhomme et Pierre Maironi, aussi, déjà, puisqu’il contient en lui le saint qu’il doit devenir. Oui, mais Franco n’est nullement un surhomme, n’est nullement donné comme tel, et Louise est donnée comme inférieure à Franco. Il y a bien, au moins à partir d’un certain moment, à partir, ce me semble, de la maturité de Fogazzaro, conviction que la femme est inférieure à l’homme, conviction au moins et surtout que la femme est moins capable que l’homme de profond sentiment religieux.

Je ne vois pas trop bien la raison de cette conviction. Peut-être y a-t-il une simple raison d’observation et d’expérience : les femmes qu’aura connues Fogazzaro étaient ainsi et l’ont intéressé précisément parce qu’elles étaient ainsi contre son attente. On sait combien l’observation du moraliste et du romancier est incertaine, à cause de ses limites. On a connu vingt personnes, bien, jamais plus ; et c’est de ces vingt personnes qu’on tire les types généraux d’humanité que l’on met dans ses ouvrages. La base est étroite. Et pourtant, c’est de l’observation personnelle qu’il faut tirer ses personnages ; sinon, ils sont abstraits et, en tant qu’abstraits, ils sont communs, ils n’ont pas d’originalité ; mais, s’ils sont tirés de l’observation personnelle, ils ont des chances d’être excentriques ; ou banalité ou paradoxe, l’auteur est toujours entre ce Charybde dangereux et ce Scylla lamentable. Peut-être Fogazzaro n’a guère peint que des femmes passionnées et peu idéalistes parce qu’il n’avait rencontré que des femmes peu idéalistes et passionnées.

Peut-être aussi, très convaincu intimement, et ce dont je ne lui fais aucun reproche, très convaincu intimement, malgré sa modestie, qui fut vraie, qu’il portait en lui la vérité, la haute et féconde vérité, le principe de régénération, s’est-il dit que la haute pensée, philosophique, sociale, religieuse, appartenait à l’homme, que de l’homme devait venir le salut et de l’homme seul et de l’homme affranchi de la femme. Il y a, très évidemment, un peu de Benedetto dans Fogazzaro, et Benedetto ne laisse pas de mépriser un peu la femme. Il ne lui dit pas : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » (ce qui, du reste, si on le prend pour une traduction de l’Evangile, est un violent contresens), mais il lui montre le mot inscrit en grandes lettres sur le mur du couvent : Silentium. En choses de haute spiritualité, Fogazzaro a un peu dit aux femmes : Silentium.

Enfin je ne sais ; mais un certain soin, très évident après Daniel Cortis, de ne jamais donner le plus beau rôle à la femme est une chose, de quelque façon qu’on l’explique, qui est remarquable.

Il faut noter cependant que dans son dernier roman, Leila, que l’on vient de lire ici même, Fogazzaro a donné enfin à une femme, Donna Fedele, le rôle éminent, le rôle de la haute sagesse, du sens droit et sur uni à la générosité, à la charité et au dévouement d’un grand cœur. Donna Fedele me semble être la plus belle création morale de Fogazzaro. Elle restera classique.

Quant au roman lui-même, il reste bien, quoi qu’on en ait dit, dans la ligne générale de la pensée de Fogazzaro. Il n’est pas une rétractation. Plus que jamais et même avec une insistance qui ne me plaît pas outre mesure, il poursuit les « mauvais prêtres » et ceux qui les entourent et qui subissent leur domination ou leur influence. Il est vrai que « le Saint » a disparu ; qu’on ne trouve plus ici le personnage en révolte contre l’Église en faveur de l’Eglise elle-même et réformateur par immense dévouement à l’égard de ceux qui ne veulent être réformés que spontanément. Le grand personnage sympathique, Donna Fedele, est à la fois une croyante et une docile, et il est clair qu’elle ne se pose pas en mère de l’Église ; que seulement, elle fait le bien, dans sa foi et dans sa conscience, sans s’inquiéter de savoir si elle le fait contre le gré et contre les menées de certains ecclésiastiques ambitieux et avides. Il y a là critique des mœurs et non des institutions. Or, c’est ce qu’il me semble que Fogazzaro avait toujours fait, et dans Leila on peut constater discrétion, mais non pas rétractation, ni même recul.

Quant aux jeunes amoureux, jamais Fogazzaro, à mon sens, n’avait montré tant de fraîcheur, tant de jeunesse et tant de sens de la jeunesse. C’est un sens qui manque à beaucoup de romanciers, même de premier ordre. Il y a une psychologie du jeune homme et une psychologie de la jeune fille qu’ils ignorent, au moins en partie. Fogazzaro, qui n’avait jamais montré qu’il y fût très expert, qui avait peint surtout des jeunes gens déjà hommes et des jeunes filles déjà femmes, dans Leila a manifesté une science sûre de la logique passionnelle chez les très jeunes gens et chez les très jeunes filles, de leurs susceptibilités, de leurs soupçons, de leurs défiances, de leurs antipathies mêlées d’inclination et de leurs amours mêlées de résistance, de tout ce qui fait enfin qu’ils ne peuvent pas se comprendre et qu’ils se repoussent tout en se désirant en secret. Et c’est là que les jeunes romanciers peuvent apprendre la théorie du coup de tête, les défiances qui s’évanouissent et dont on se repent, aboutissant à un coup de cœur, et le coup de cœur à un coup de tête d’où résulte naturellement un coup de théâtre. George Sand (après Marivaux) excellait à ces jeux et il est touchant, il est réchauffant, il est cordial que Fogazzaro vieux, attentif à la jeunesse, ou se rappelant la sienne, y ait été maître souriant à son tour, beaucoup plus qu’il ne l’avait été à un âge plus rapproché de la trentaine. Il y a là un renouvellement aimable. Les renouvellemens les plus aimables sont ceux, sans doute, qui sont des rajeunissemens.

Daniel Cortis, que j’ai dit que je réservais pour finir par lui, se place au milieu même de la carrière de Fogazzaro et, quelque puissante impression que laisse Il Santo et qu’il est en possession de faire toujours, me paraît cependant le point culminant de cette belle carrière. Fogazzaro, étant donnés son âme et son esprit, devait un jour écrire le poème de la passion et de la passion du devoir ; il devait, laissant un peu de côté, pour une fois, ses préoccupations religieuses, se plaçant comme en pleine humanité, écrivant et pour les âmes religieuses et pour toute ? les âmes à la fois tendres et pures, écrire le poème de la conscience ; et c’est ce qu’il a fait dans Daniel Cortis.

Dans Daniel Cortis, avec beaucoup de soin, un peu trop peut-être, Fogazzaro a accumulé toutes les excuses de la passion, toutes les raisons que la passion peut presque légitimement se donner pour s’obéir à elle-même et il a conclu pour le devoir et présenté des héros qui concluent pour le devoir et qui l’embrassent avec un emportement de martyrs. Et en même temps il a doué d’une telle vie ses personnages qu’on ne peut l’accuser d’avoir habillé des idées en être humain, et que nous avons la sensation que ces martyrs de la passion et ces héros du devoir ont existé, existent encore et, quelques souffrances qu’ils aient endurées, se trouvent naturels d’être ce qu’ils sont.

L’effet est très grand, l’autorité prise sur nous par les personnages très forte, la pénétration de la leçon morale extraordinaire, la suggestion très puissante et très prolongée.

Daniel Cortis est un homme de trente ans, très intelligent, très droit et très brave, catholique progressiste, — mais cela n’aura pas d’influence sur l’action et pour ainsi dire ne fera partie du roman que pour mémoire, — député au Parlement Italien. Il a eu pour amie d’enfance Hélène, qui s’est mariée depuis et qui a conservé pour Daniel une affection qu’elle croit, qu’ils croient tous deux, fraternelle. Et rien n’est fait avec plus d’art, rien n’est mieux venu, en tout le détail, que cette première partie du roman, où tous les traits d’affection amicale sont pour les deux jeunes gens, très sincères, des traits d’amitié et sont pour nous, si nous sommes attentifs, des traits d’amour. Les plus habiles peintres de l’amitié amoureuse sont restés très loin de cette adresse de peintre, de cette perspicacité de psychologue et de cette sincérité intelligente d’homme qui, très évidemment, ou je serais bien étonné de m’y être trompé, « a passé par là. »

Or, le mari d’Hélène est un bandit. Joueur, écornifleur, escroc, brutal du reste et pour mieux dire simple brute et non pas même brute vernie, il n’est bon absolument qu’à être mis aux galères, s’il y avait une justice dans le royaume. Les circonstances (une maladie de Daniel) rapprochent Daniel d’Hélène. A vivre plus près l’un de l’autre, ils s’aperçoivent qu’ils s’aiment éperdument. Et, aussi attachés au devoir l’un que l’autre, il faudrait dire aussi saintement terrorisés par le devoir l’un que l’autre, ils s’aiment de cet amour (car il faut lui donner ce nom et non seulement c’est l’amour, mais de tous les amours c’est le plus fort) qui lutte désespérément contre le désir et qui a horreur du désir ; de cet amour, comme a dit Rod (qui n’a pas dû écrire cette ligne sans une profonde émotion intime) « qui est beaucoup plus fréquent dans la vie que dans la littérature ; » de cet amour enfin qui est fait de toutes les concordances de deux âmes et furieusement avivé de tous les obstacles que la vie et que la conscience elle-même mettent devant lui.

Et enfin le mari d’Hélène étant devenu impossible en Italie et même en Europe et ne pouvant obtenir qu’on lui épargne le bagne qu’en s’expatriant en Amérique et exigeant dans la lettre la plus grossière du monde, d’ailleurs, qu’Hélène l’y accompagne, d’un commun accord, avec des frémissemens de colère et des sursauts de révolte, Hélène et Daniel conviennent qu’il faut cependant qu’Hélène accompagne son mari. Un mot d’Hélène, un geste de Daniel et Hélène restait ; mais ni Hélène ne dit ce mot, ni Daniel ne fait ce geste ; ils sont d’accord dans l’amour et d’accord dans le devoir et d’accord dans cette conviction qu’au devoir il faut immoler l’amour.

C’est qu’ils sont catholiques, direz-vous. Oui, certes, et Fogazzaro n’a pas omis ce trait ; mais il l’a laissé dans l’ombre ; il a voulu que ce fût surtout parce qu’ils ont la passion de l’estime de soi et la passion de l’estime l’un de l’autre. Que voulez-vous ? Ils sentent que s’ils restaient ils ne s’estimeraient plus et que, s’ils ne s’estimaient plus, ils ne s’aimeraient plus. Et c’est donc leur amour encore, en son essence même, qu’ils serviront dans le naufrage, voulu par eux, de leur amour.

— C’est du Corneille !

— Mon Dieu, tout simplement ; avec une franchise de couleur moderne, qui permet de penser, qui force à penser que l’auteur, heureusement, n’a pas un instant songé à Corneille.

Note en marge : On accueille avec plaisir cette remarque qui s’impose que dans Daniel Cortis non seulement la femme est parfaitement l’égale de l’homme en tant qu’élévation morale ; mais que plutôt elle lui serait supérieure, puisque Hélène en partant pour l’Amérique va certainement à un enfer, tandis que Daniel Cortis en rentrant en Italie, a encore pour se consoler relativement, ou pour « divertissement, » la politique, l’ambition, la gloire peut-être, tous les « deuils éclatans du bonheur. » C’est peut-être parce que dans Daniel Cortis la femme est encore plus héroïque que l’homme, que je trouve Daniel Cortis le chef-d’œuvre de Fogazzaro ; mais en tout cas je ne suis pas fâché que, dans un roman de Fogazzaro considéré généralement comme un chef-d’œuvre, la femme soit encore plus héroïque qu’un homme héroïque.

Et enfin j’ai dit que Fogazzaro avait un goût très vif et très sûr, — est-ce qu’il serait Italien sans cela ? Oui, car il y en a qui ne l’ont point ; mais encore et quoi qu’on dise, est-ce qu’il serait Italien sans cela ? — pour la réalité amusante, divertissante, comique et même bouffonne. Fogazzaro excelle dans le personnage secondaire qui est comique et qui est original. Il entoure ses personnages de premier plan de silhouettes plaisantes et drôles. Vous n’ignorez point que l’on n’est bien romancier que si l’on a cette faculté-là. Sans doute il y a quelques grands romans, La Princesse de Clèves, Manon Lescaut, Adolphe, l’extraordinaire Amour promis, tout récent, d’Emile Clermont, où il n’y a que des personnages principaux. Ce sont des tragédies, d’admirables tragédies. Mais dans le roman qui veut être un drame et c’est-à-dire donner, — un peu, — la sensation de toute la vie, dans Le Sage, dans Balzac, dans Dickens, il y a des silhouettes auprès des portraits, il y a des personnages secondaires auprès des personnages principaux et vivant d’une vie moins ample, moins riche, mais aussi intense que les personnages principaux, comme dans Shakspeare.

Or Fogazzaro abonde en personnages secondaires très vivans, très originaux et qui passent à travers l’action, mêlés et rattachés à l’action et qui nous divertissent et qui nous reposent et qui empêchent l’action d’être rigide et rectiligne et qui par eux-mêmes nous intéressent un instant et qui donnent au roman, je ne dirai pas la ressemblance avec la vie, mais une plus grande ressemblance avec la vie. C’est, dans Malombra, la comtesse Fosca, la mère amoureuse et adoratrice de son fils et qui s’emploie de toute son âme à marier son fils ; c’est, dans le même ouvrage, le vieux seigneur atrabilaire généreux et chimérique ; c’est encore dans la même œuvre, Steinegge, l’aventurier ou « bohème » resté toujours enfant et qui a ce bonheur, à cinquante ans, de retrouver une fille à lui, dont il s’empresse, et c’est ce qu’il y a de mieux à faire, de devenir le fils.

C’est, dans Daniel Cortis, le comte Lao, esclave de son rhumatisme, harcelé par les courans d’air, prisonnier de ses petites commodités et si généreux qu’il est capable de secouer toutes ses terreurs et de s’évader de toutes ses servitudes pour se dévouer quand la charité parle. C’est dans Petit monde d’autrefois le professeur Gibordani, timide, maniaque et amoureux quinquagénaire c’est-à-dire avec la timidité de la seizième année. C’est, dans Petit monde d’aujourd’hui, la marquise Scremin, avec l’œuf qui manque et qu’il s’agit de savoir qui l’a mangé et si c’est le majordome, la cuisinière, la femme de chambre ou le mari.

Et les prêtres, la galerie des prêtres, tous marqués de traits très individuels et qui attirent l’attention et qui fixent impérieusement l’idée qu’on en doit avoir…

Tous ces personnages secondaires, richesse presque surabondante de l’œuvre, sont-ils vrais ? Oui, répond Fogazzaro dans cette préface de Malombra si précieusement documentaire. « A côté de ces créatures idéales [produits de mon imagination] il y a dans Malombra un certain nombre de personnages très réels, qui ont fait souche et dont les fils et petits-fils se promènent dans mon œuvre un peu partout. Ce sont des personnages comiques à la physionomie étrange et aux allures bizarres. En les reproduisant, j’ai fait surtout œuvre d’observation ; car cela a été mon bonheur ou mon malheur, comme on voudra, de rencontrer dès mes premiers pas dans la vie beaucoup d’êtres tout à fait singuliers et d’un comique touchant à l’invraisemblable. Quoique j’aie cherché à les atténuer par-ci, par-là, à leur enlever certains traits d’une bizarrerie poussée à l’excès, j’avoue qu’ils sont encore un peu extraordinaires. Steinegge est l’aîné de ma nombreuse progéniture comique. Je l’ai tiré tout vivant de la réalité… »

Ils sont donc vrais. Sont-ils reproduits avec fidélité ou, quoi qu’en dise Fogazzaro du soin qu’il a pris à les atténuer, sont-ils stylisés cependant dans le sens burlesque et c’est-à-dire inconsciemment exagérés ; ou sont-ils atténués comme il arrive qu’on atténue, en déblayant, ce qui ne fait que plus ressortir les traits aigus, ceux qu’on a laissés tomber n’étant plus là pour fondre l’ensemble et l’adoucir ? Il est possible, et je n’en sais rien. Pour le savoir, il faudrait être franco-italien comme Stendhal et peut-être plus et avoir la connaissance minutieuse de la vie italienne et du « petit monde » italien, et encore avoir autant d’esprit que Goldoni ou Fogazzaro, puisqu’on crée autant les excentriques qu’on les aperçoit et puisque plus on a d’esprit plus on trouve de caractères originaux.

Je ne sais donc pas ; je suis sûr seulement que ces originaux sont en haut relief et sont les plus divertissans du monde.

Cet homme était très richement doué. Ne le mît-on pas très haut dans l’échelle et ne voulût-on pas lui donner le nom de grand romancier, il faudrait encore reconnaître qu’il est un romancier complet, ce qui est une chose extrêmement rare. C’est cela surtout qu’aujourd’hui j’ai voulu mettre en lumière.

Pour ce qui est de la haute probité, de la moralité passionnée, de la ferveur d’idéalisme, du dessein constant d’élever et d’épurer les âmes tout en récréant les esprits, tout le monde a signalé cela chez Fogazzaro, et je n’avais pas à y insister. Je me borne à le rappeler en finissant. Lo sdegno d’ogni vilta, le mépris de toute bassesse, c’est une belle devise de romancier. C’est du reste une belle devise de n’importe qui.


EMILE FAGUET