L’Année terrible/Flux et Reflux
II
Il tombe. Est-ce fini ? Non, cela recommence.
On se passe de peuple à peuple la démence ;
Ce que la France fit, le Teuton le refait.
Sur l’enclume, où Forbach naguère triomphait,
L’Allemagne, ouvrier géant dont l’esprit flotte,
Forge un tyran avec les tronçons d’un despote.
Est-ce donc qu’on ne peut sortir de l’empereur ?
César traître est chassé par César en fureur ;
Je tiens peu, si l’un vient, à ce que l’autre parte,
Si l’an gagne Guillaume en perdant Bonaparte,
Et si, prenant son vol à l’heure où l’autre fuit,
L’oiseau de proie arrive après l’oiseau de nuit.
Deuil ! honte ! Est-ce fini ? Non, cela recommence.
La tempête reprend avec plus d’inclémence ;
Et les événements deviennent monstrueux.
Lequel des deux serpents est le plus tortueux ?
Lequel des deux dragons fait la plus fauve entrée ?
Et lequel est Thyeste ? et lequel est Atrée ?
L’invasion s’en va, le fratricide suit.
La victoire devant la conscience fuit
Et se cache, de peur que le ciel ne la voie.
L’énigme qu’il faudrait sonder, on la foudroie ;
Mais que voulez-vous donc, sages pareils aux fous,
Que l’avenir devienne et qu’il fasse de vous,
Si vous ne lui montrez que haine, et si vous n’êtes
Bons qu’à le recevoir à coups de bayonnettes ?
L’utopie est livrée au juge martial.
La faim, la pauvreté, l’obscur loup social
Mordant avec le pain la main qui le présente,
L’ignorance féroce, idiote, innocente,
Les misérables noirs, sinistrement moqueurs,
Et la nuit des esprits d’où naît la nuit des cœurs,
Tout est là devant nous, douleurs, familles blêmes ;
Et nous avons recours, contre tous ces problèmes,
Au sombre apaisement que sait faire la mort.
Mais ces hommes qu’on tue ont tué ; c’est le sort
Qui leur rend coup pour coup, et, sanglants, les supprime…
Est-ce qu’on remédie au crime par le crime ?
Est-ce que l’assassin doit être assassiné ?
Vers l’auguste idéal, d’aurore illuminé,
Vers le bonheur, la vie en fleurs, l’éden candide,
Qu’on nous mène, et nous prenons pour guide
Méduse, glaive au poing, l’œil en feu, le sein nu !
Hélas, le cimetière est un puits inconnu ;
Ce qu’on y jette tombe en des cavités sombres ;
Ce sont des ossements qu’on ajoute aux décombres ;
Morne ensemencement d’où la mort renaîtra.
Des questions où nul encor ne pénétra
Pressent de tous côtés notre lugubre sphère ;
Et je ne pense pas qu’on se tire d’affaire
Par l’élargissement tragique du tombeau.
*
Le pauvre a le haillon, le riche a le lambeau,
Rien d’entier pour personne ; et sur tous l’ombre infâme.
L’amour dans aucun cœur, l’azur dans aucune âme ;
Hélas ! partout frisson, colère, enfer, cachot ;
Mais c’est si ténébreux que cela vient d’en haut.
L’esprit, sous ce nuage où tout semble se taire,
Sent l’incubation énorme d’un mystère.
Le fatal travail noir blanchira par degré.
Ce que nous rencontrons, c’est l’obstacle ignoré.
Les récifs montrent l’un après l’autre leurs têtes,
Car les événements ont leur cap des Tempêtes.
Derrière est la clarté. Ces flux et ces reflux,
Ces recommencements, ces combats, sont voulus.
Au-dessus de la haine immense, quelqu’un aime.
Ayons foi. Ce n’est pas sans quelque but suprême
Que sans cesse, en ce gouffre où rêvent les sondeurs,
Un prodigieux vent soufflant des profondeurs,
A travers l’âpre nuit, pousse, emporte et ramène
Sur tout l’écueil divin toute la mer humaine.