FLORENTINE



— Encore un kilomètre de tiré, s’écrie Vendredeuil, mon camarade, le conducteur du premier demi-attelage.

Et je jette un coup d’œil sur la borne kilométrique qui porte le numéro 16 et que frôlent les roues de la prolonge que nous conduisons à Bir-Kermous.

— C’est le seizième. Plus que huit, je crois ?

— Plus que huit bornes, oui ; ce qui fait douze kilomètres.

— Naturellement.

Vendredeuil flanque un coup de botte à son sous-verge qui tire au renard et me demande, après avoir bâillé comme le crapaud d’un jeu de tonneau :

— Sais-tu pourquoi les kilomètres ont quinze cents mètres en Tunisie ?… Non ?… Je vais te dire. C’est un type de l’Administration qui m’a expliqué ça. Pour faire une route, le Génie militaire commence par prendre la distance d’un endroit à un autre, à vue de nez et en droite ligne. Ainsi, du Kef à Bir-Kermous : vingt-quatre kilomètres. Il fait tailler vingt-quatre bornes et les plante le long du sentier qu’ont tracé les Bicos. Le sentier, avec ses crochets, a bien trente-cinq kilomètres, et tu comprends que si l’on plaçait les bornes à mille mètres l’une de l’autre, il en manquerait pas mal. C’est pour ça qu’on les met à quinze cents mètres, et c’est pour ça que nous en avons encore pour deux heures au moins…

— Si nous trottions un peu ? Vendredeuil hausse les épaules.

— Pour rire. Avec une poussière pareille… D’abord, les canassons sont éreintés ; nous les avons fait assez trotter ce matin. Ce n’est pas de la plume qu’ils ont au cul.

Et Vendredeuil, se retournant sur sa selle, étend le bras vers les sacs de riz et de café dont nous avons chargé la prolonge, il y a trois heures environ, à la Kasbah du Kef.

— Dire qu’il n’y a rien à boire, là dedans. Si seulement le gendarme arrivait…

— Ah ! oui, le gendarme ! Il y met le temps, à nous rattraper… Tu ne le vois pas ?

— Non… Pourvu qu’il apporte à boire, au moins, soupire Vendredeuil en se remettant en selle.

La conversation retombe. Le silence n’est coupé que par le cri continuel du sable mordu par les roues et par le choc intermittent et agaçant d’une chaîne de fer qui se balance derrière la voiture. Le paysage se décolore sous la lumière crue, s’écrase dans une uniformité blême, s’aplatit dans une succession pâle de larges plans horizontaux, pendant que le soleil, très haut, largement auréolé dans le ciel bleu, mâche, tout là-bas, la crête sanglante des montagnes aux flancs bruns tachés d’indigo. J’ai passé ma jambe droite, fatiguée du frottement du timon, par-dessus les sacoches, et je somnole, doucement bercé par le pas alourdi du cheval, les paupières battantes, la vrille d’un bourdonnement dans les oreilles, les reins agacés d’un picotement. Mes yeux, tirés de loin par le noir d’un buisson d’épines que repousse la splendeur des sables, par le froid d’une touffe de chardons qui semblent découpés dans du zinc, commencent à se fermer tout à fait ; ma tête s’incline, très pesante et presque vide, avec un tout petit reste d’idée qui mijote, sous la chaleur grandissante du soleil qui rissole la peau et qui fait cuire la pensée.

Mais, tout à coup, le galop étouffé d’un cheval, dont les sabots retombent dans la poussière fine comme du coton, me tire de mon engourdissement.

— Tiens, voilà le cogne, ricane Vendredeuil qui s’est retourné presque en même temps que moi.

Le voilà, en effet, à cinquante pas tout au plus. C’est le brigadier de gendarmerie du Kef. Un garçon assez haut, pas trop maigre, avec de grands pieds, des yeux lavés, une moustache noire en tire-bouchon et une physionomie banale et vide comme le signalement d’un passe-port. Pas trop mal, après tout, pour une hirondelle de potence, – mais rien que pour ça.

Pas trop bête, non plus, car il nous a apporté à boire. Il tient à bout de bras une peau de bouc qu’il agite en approchant.

— Eh bien ! les tringlots, rien de nouveau ?… Tenez, si vous avez soif…

Parbleu ! J’attrape la gourde le premier.

— À la vôtre ! Et je la passe à Vendredeuil qui l’attend avec impatience.

— À la vôtre !

Puis, c’est le tour du gendarme.

— À la nôtre !… C’est de la fameuse, hein ? Du vrai Pernod. Un cadeau qu’on m’a fait.

— Une dame ? demande Vendredeuil en riant.

— Ça se pourrait, répond le brigadier en frisant sa moustache ; mais ce n’est pas une dame. C’est Baluffe. Ce matin…

Je l’interromps.

— Alors, c’est chez Baluffe que vous aviez affaire, lorsque vous nous avez quitté derrière la Kasbah ? Ça ne m’étonne pas que vous ne nous rattrapiez qu’au bout de trois heures. Mes compliments…

— Eh ! eh ! s’écrie Vendredeuil, il fait meilleur chez ces dames que dans la plaine… surtout depuis que Baluffe a requinqué sa boîte… Seulement, c’est dommage qu’il n’ait pas fait retaper ses grenouilles en même temps.

— Sacrés blagueurs, dit le gendarme, si vous me laissiez parler un peu ?… Et d’abord, les grenouilles, ça va arriver. Tout remis à neuf, retapé et complété avant la fin de la semaine,

— Bah ! fait Vendredeuil, très étonné.

— Comme je vous le dis. Après-demain, Baluffe va aller en chercher quatre à Souk-el-Kleta.

— Des Françaises ?

— Non. Des Maltaises… Ah ! les Françaises, c’est plus dur… ou alors, il faut prendre les vieux veaux de Souk-Harras ou de Guelma, les rognures de l’Algérie… Baluffe m’a expliqué ça…

— Écoutez, brigadier, s’écrie Vendredeuil, c’est pas de la blague ce que je vous dis : tant que Baluffe n’aura que des Italiennes, des Maltaises ou des Espagnoles à exhiber dans sa baraque, il aura beau la meubler avec des lits en acajou et des commodes-toilettes, il pourra se fouiller pour ramasser de la braise.

— Il en faut pour tous les goûts, fait le gendarme, sentencieusement.

— Je ne dis pas. Seulement, je trouve qu’il ne faut guère en avoir, de goût, pour prendre du plaisir avec une taupe qui ne sait même pas dégueuler deux mots de français et qui vous hache de la paille à pleine botte avec un air de se fiche de vous. Mince de rigolade ! Est-ce qu’on est des bêtes, oui ou non ?

— Non, non. Bien sûr…

— Alors ?… Les Françaises, il n’y a encore que ça… Tant qu’il n’y en aura pas chez Baluffe, je vous fiche mon billet que ce n’est pas la galette que je lui donnerai qui l’empêchera de faire faillite. J’aimerais mieux me moucher à la porte… Tenez, il avait une chouette femme, ce cochon-là : Florentine. Une femme unique en son genre. De l’or en barre, quoi ! Eh bien ! il a trouvé moyen de lui faire tant de misères qu’elle a fini par fiche le camp avec le père Sourcilleux. Pourtant, elle était bien aimée au Kef ! Vous pouvez parler d’elle à n’importe qui…

— Ah ! pour ça, oui, fait le brigadier. Et puis, propre comme un sou ; et puis, bon cœur, et puis, tout.

Vendredeuil hoche la tête.

— Trop bon cœur. Elle se ruinait cette femme-là. Pas pour le physique : toujours florissante et prospère ; mais pour la galette, dame, jamais un sou devant elle. Elle donnait tout. Vous savez le beau sabre nickelé du marchef des Chass. d’Af. ? C’est elle qui l’a payé.

— Moi, dit le brigadier, elle ne m’a jamais fait qu’un cadeau. Un souvenir d’amitié – d’amie à ami.

Et il sort de sa poche une grosse pipe en écume avec un fourneau creusé dans une tête de zouave et un tuyau recourbé que gravit un petit lion aux yeux de verre qui ressemble à un caniche.

— Un chic cadeau.

Le gendarme bourre la pipe, l’allume et, entre deux bouffées :

— Si je réussis dans mon entreprise, eh bien !… Florentine… elle va revenir au Kef.

Vendredeuil saute sur sa selle.

— Pas possible !

— La vérité sans maillot. Baluffe veut la reprendre. Comme elle est à Bir-Kermous, il m’a chargé de lui parler de la chose. Je crois que c’est une affaire entendue.

— Probable. Elle doit commencer à se faire des cheveux là-bas. Avec ça qu’il n’est pas rigolo tous les jours, ce vieux salaud de Sourcilleux. D’où est-ce qu’il vient ce particulier-là ?

— Est-ce qu’on sait ?… C’est arrivé en Tunisie avec l’expédition ; ça a traîné derrière les colonnes avec des bouteilles d’absinthe et des paquets de tabac ; ça a grapillé un peu partout ; et puis, un beau jour, ça s’est bâti une cambuse quelque part, dans un endroit où il y a de la troupe à saouler et c’est établi mercanti. Il n’en manque pas, allez… des vieux et des jeunes… et pas plus propres les uns que les autres… S’il fallait éplucher tout ça… Enfin, pourvu qu’ils se tiennent tranquilles et qu’ils observent les règlements…

Et le gendarme conclut en retirant sa pipe de ses lèvres et en avançant le menton :

— L’écume de la société, quoi !…

Je me suis assoupi de nouveau. De temps en temps, un mot, un lambeau de phrase crève le murmure monotone et lourd de la conversation ; « Florentine… Baluffe… Trop bon cœur… »

Nous arrivons. La route s’engage entre deux monticules piqués de touffes d’alfa, fait un coude à gauche et descend dans une vallée où s’alignent les palettes vertes des figuiers de Barbarie. La senteur forte de l’olivier brûlé aromatise l’air, et du sable que remuent les pieds des chevaux et qui prend des tons de cendres semble s’exhaler l’odeur moite et doucement infecte de l’ordure chancie. Ça sent l’Arabe. Encore un coude à gauche. Nous sommes dans le village. Des chiens qui aboient sur des murs couronnés d’épines, des coqs qui chantent sur des fumiers, des dromadaires silencieux, accroupis sous des porches et balançant leurs têtes de lapins. Une succession de murailles grisâtres, percées seulement de portes mal closes avec des planches de palmier, construites avec des pierres biscornues encastrées dans du limon comme des amandes dans la pâte des nougats, et droites comme mon coude quand je me mouche. Par ci par là, une porte ouverte : celle du café maure, d’où sort une résonnance de tambourin ; celle du boucher, qui donne sur une cour où l’on aperçoit, au-dessous d’une peau de mouton pendue à une perche, un gros tas de boyaux verdâtres éclaboussés de rouge. Des Bicos : des vieux, sales comme des peigne, avec des barbes de patriarches pouilleux ; des jeunes, maigres, bien bâtis, l’œil cruel et sournois, le mouchoir à carreaux rouges et noirs attaché au burnous ; les uns accroupis ou adossés à des murs, immobiles, prenant un bain de lézard, et d’autres, grimpés avec des mouchachous sur un bourrico à l’échiné écorchée, au garrot sanglant, et qui font leur fuite en Égypte.

La route se change en cloaque. Les chevaux enfoncent dans la boue jusqu’aux boulets. Nous approchons du puits. Le voilà. Des moukères tirent de l’eau en criant. Deux jeunes halent avec des han ! la longue corde d’alfa qui ramène la guerba pleine d’eau qu’elles vident dans une outre en peau de bouc dont une vieille ignoble tient les bords. Très belles, dépoitraillées, leurs haillons glissant à chaque mouvement et découvrant leurs seins fermes, leur lambeau de robe remonté très haut et serré entre les cuisses, elles nous fixent de leurs yeux noirs de panthères contemplatrices. Et des vieilles arrivent, beaucoup de vieilles, avec des figures de pommes tapées, dont les os cliquettent comme les anneaux de fer blanc qui leur pendent aux oreilles, décharnées, défoncées, cassées à angle droit, enguenillées de bleu, la tête cerclée d’une loque noire, graisseuses comme des sardines à l’huile. Des bourricos attendent, changeant de pied ; et les outres, dont ils sont chargés, laissent suinter de minces filets d’eau qui filtrent entre les pierres et dégringolent sur la route.

Quelques maisons encore, avec des chiens qui aboient sur la crête des murs et des Arabes assis en tailleurs devant leurs portes. Puis, un énorme tas d’immondices, cône bigarré que gravit à quatre pattes une bande d’enfants tout nus et qui envahit un cimetière au sol boursouflé, saupoudré de cailloux blancs. Là-bas, à droite d’un bois d’oliviers bleus, le camp fait éclater le blanc de ses marabouts et l’on aperçoit, après le bordj coiffé de tuiles rouges du commandant et les grandes tentes de l’Administration, à demi cachées par un bouquet d’arbres, les baraques en planches des mercantis.


— Si nous allions faire la cuisine chez le père Sourcilleux ? demande le gendarme qui est venu nous rejoindre après que nous avons été verser notre chargement à l’Administration.

Nous avons justement dételé et attaché les chevaux aux roues de la prolonge et nous finissons de monter la tente – une bâche tendue sur les carabines en guise de supports.

— Allons-y.

Deux minutes après nous entrons dans la cambuse du mercanti avec nos vivres. Le père Sourcilleux, qui fume sa pipe dans un coin, se lève et vient à notre rencontre.

— Eh bien ! les enfants, ça va-t-il comme vous voulez ?

— Pas mal, pas mal, répond le brigadier. Et vous-même ?

— Couci-couça… Les rhumatismes, vous savez…

— Bah ! est-ce que vous n’avez pas Florentine pour vous soigner ?… Tiens !…

C’est Florentine qui soulève le rideau de cretonne à ramages qui ferme l’un des bouts de la baraque et qui accourt les mains tendues.

— Bonjour ! bonjour ! Des vieilles connaissances ! Et vous ne disiez pas que vous étiez là ! Allons, asseyez-vous. C’est moi qui paye l’apéritif.

Elle va chercher des verres et une bouteille, pendant que Sourcilleux se retire silencieusement dans son coin.

— Hein ? je suis bien ici ? maîtresse de maison… négociante en gros et en détail… On se pose… On a un magasin à soi…

Un beau magasin. Une baraque de trente mètres de long sur six de large, en bonnes planches, couverte en carton-cuir, avec des tables, des bancs, et même des chaises de paille, des rayons qui courent le long des parois et que chargent des articles d’épicerie, des étagères où reluisent des fioles multicolores et des verres de tous calibres, un grand fourneau en briques au-dessus duquel est accroché un fusil de chasse, et même une petite caisse, un petit bureau orné de bois découpé et complété par une bonne banquette rembourrée où madame peut faire la belle. Ce n’est pas de la rousselette, pour le pays.

Florentine pose les verres sur la table et s’asseoit à nos côtés.

— Eh bien ! quoi de nouveau au Kef ?

— Pas grand’chose.

— Et Baluffe ?

Le gendarme fait claquer sa langue.

— Ah ! dame, Baluffe !… Ça va maintenant… Il se lance dans le grand, lui aussi… Toute sa boîte est remise à neuf.

Florentine ouvre de grands yeux – de grands yeux de porcelaine, trop ronds, trop bleus, des yeux étonnés et musards de bonne vache qui donnent une expression pouparde à ses traits fondus de blonde rose, – pas trop décartonnée.

— Pas possible !

Vendredeuil donne des détails.

— Oui, tout remis à neuf. Des commodes-toilettes dans toutes les chambres, des lits en acajou avec des sommiers élastiques, des serviettes à initiales…

— Pas possible !

— Mais si, répond le brigadier, mais si. Et, tenez, il y a même une chambre avec une magnifique armoire à glace que Baluffe ne sait pas qui mettre dedans. Il a envie de la donner à la Concha…

— La Concha ! s’écrie Florentine. Une sale figure de pain d’épice d’Espagnole ! Mettre la Concha dans une chambre à armoire à glace ! Autant fiche des confitures à un sergent de ville !…

Le gendarme pince les lèvres, Florentine s’en aperçoit. Elle se rattrape.

— Je voulais dire : à un cochon.

— Dame ! dit le brigadier en souriant, qu’est-ce que vous voulez ? Quand on n’a pas mieux…

Et, brusquement, se penchant sur la table et regardant la blonde dans les yeux :

— Dites-donc, vous ne vous embêtez pas ici ?

Florentine jette un coup d’œil sur le vieux qui fume toujours dans son coin, nous tournant le dos ; elle rapproche sa chaise de la table.

— Ça commence, dit-elle tout bas ; oui, ça commence. Non, vous savez, c’est rigolo, d’abord, quand on n’y est pas habituée, d’avoir un homme qui tient à vous, ça fait plaisir, ça flatte, quoi ! mais, à la fin, ce que ça devient saoulant !… Et puis, le vieux, il s’est mis à être jaloux… Pas moyen de fiche les pieds dehors sans qu’il me suive comme un caniche… Il ne veut plus recevoir de gradés ici ; il dit que les galons c’est pernicieux pour la fidélité ; un tas de sottises… Tout ça parce que l’adjudant du bataillon m’a causé deux ou trois fois ; il ne m’a pourtant jamais rien dit de mal, cet homme : des bêtises, des saloperies, ce qu’on peut dire à une femme…

Le gendarme nous fait un signe. Vendredeuil se lève.

— Si nous allions fabriquer la boustifaille, hein ? Je le suis vers le fourneau.

— Ça mord, me dit-il tout bas en allumant le feu. Tu sais, Baluffe a promis de payer un bon gueuleton si on ramenait la gonzesse. Maintenant, l’affaire est dans le sac. Florentine n’aura plus qu’à prévenir le vieux ce soir. Ce qu’il va faire une tête !

Pourvu qu’il ne fasse pas autre chose ! Je le regarde à la dérobée tout en épluchant des pommes de terre. Il n’a pas l’air commode, l’animal. Je crois que, s’il m’en voulait, j’aimerais mieux voir ses talons que ses doigts de pied. Une face de brute, dont la peau terreuse semble déteinte et reprisée comme le coton d’une vieille chaussette, avec des cheveux poivre et sel plantés à la grâce de Dieu, la barbe jaunie d’un vieux Judas qui fumerait la pipe du matin au soir, un nez qui fait un retour sur lui-même, des yeux de chat entre des paupières jambonneuses et surtout des sourcils énormes, longs comme la moitié du doigt et qui effacent d’une barre velue la peau ridée de son front bas.

Il n’a point bougé de place, depuis tout à l’heure ; il semble réfléchir profondément ; ses yeux verdâtres plongent dans le vide et, de temps en temps, ses lèvres qui s’entr’ouvrent avec le bruit sec d’un décollement laissent apercevoir ses dents, serrées rageusement sur le tuyau de sa pipe. Se douterait-il de quelque chose ? Ce vieux bandit aimerait-il cette catin ? Et verrait-il déjà le vide immense de son existence, comblé quelque temps par la présence de cette femme, se recreuser, irrémédiable, par un départ qu’il appréhende follement ? Et l’angoisse taciturne, l’amer désespoir que sue ce visage délabré donnent l’impression lugubre d’une maison bâtie avec des décombres, lézardée du faîte à la base, et que personne n’habiterait plus.

— Ça y est, nous dit tout bas le brigadier, qui est venu voir où en est la cuisine. Elle préviendra le vieux ce soir, et nous l’emmènerons demain.

— Chouette, papa, répond Vendredeuil. Alors, mettons-nous à bouffer.

Je porte sur la table le grand plat, tout plein de ratatouille. Florentine va nous chercher des assiettes et des fourchettes – car nous ne nous refusons rien – et, pendant que nous mangeons, elle se fait les cartes à voix basse. Elle murmure :

— Du chagrin… À la nuit… Pour une femme brune délaissée (c’est la Concha)… Une route… Un homme sérieux (c’est Baluffe)… De l’argent… Pour moi-même… Sûreté… D’une pièce d’argent… Dans ma maison… Pour la bagatelle…


Florentine nous a servi notre café, après le dîner, et tous les trois, le gendarme, Vendredeuil et moi, en attendant la grande scène qui va éclater, nous remuons bêtement notre sucre avec les petites cuillers. Sourcilleux se promène de long en large, les mains derrière le dos, et Florentine, assise à côté de nous, le surveille du coin de l’œil. Tout d’un coup, comme il la frôle en passant, elle se lève et lui met la main sur l’épaule :

— Dis donc… tu sais… il faut que je te dise… je pars.

— Tu… tu… tu pars ?

— Ben, oui. Je pars,

— Où ça ?

— Au Kef.

— Où ça ?

— Chez Baluffe.

— Quand ça ?

— Demain…

Florentine pousse un cri. Sourcilleux lui a saisi le bras et le serre de toute sa force.

— Tu ne par-ti-ras pas !… Je te casserais la tête plutôt !

— Vous ne casserez rien ! s’écrie le brigadier, qui vient de sauter par-dessus la table et qui s’interpose. D’abord, on ne bat pas les dames. En voilà des manières !… Voulez-vous lâcher madame !… À la bonne heure… Et tâchez de vous rappeler que madame est libre.

— Oui, oui ! je suis libre ! hurle Florentine. Et je te le ferai voir, vieux salaud ! Moi qui prenais des gants pour lui annoncer la chose, afin de ne pas lui faire de peine. Et il me bat ! Vrai ! on serait marié, ça ne serait pas pire !… On n’est pas marié, peut-être ?

Sourcilleux semble stupéfait, ahuri. Il répond en ouvrant les mains :

— Ça, non, on n’est pas marié…

— Alors, je vais faire mes malles.

Elle disparaît derrière le rideau de cretonne et l’on entend un grand bruit d’étoffes froissées, de choses bousculées, heurtées, empilées dans des coffres. Sourcilleux qui est resté, tout pâle, à la place où Florentine l’a quitté, veut pénétrer dans le réduit derrière elle. Mais le brigadier le saisit au collet :

— Je vous défends d’aller par là.

— Vous me défendez !… Sacré bon Dieu !…

Il se dégage, d’un mouvement brusque, et, s’avan

çant les poings fermés vers le gendarme qui recule :

— Savez-vous comment on les appelle, ceux qui font le métier que vous faites ? On les appelle des marlous.

Le gendarme rougit.

— Je ne fais pas de métier ! Je fais comme qui dirait… censément… une commission… C’est un message… Je suis le facteur…

— Vous êtes un marlou !

— Observez vos propos, tonnerre de Dieu !

Ils s’empoignent. Nous avons un mal du diable à les séparer. Et Florentine, qui a fermé ses malles, arrive, toute rouge d’avoir travaillé si vite.

— Je prendrai mes bagages demain, en passant.

— Alors, tu pars ce soir ? implore le vieux, les mains jointes – des mains ridées, aux gros doigts noueux, qui tremblent un peu et font pitié.

— Dame ! crois-tu que j’aie l’intention de me faire assassiner cette nuit ? J’aime mieux aller avec ces messieurs.

— Alors, vrai, tu pars ?

— On dirait.

Elle fait quelques pas vers la porte et nous la suivons. Mais, tout à coup, le vieux se laisse tomber à genoux et, tendant les bras, dans une attitude de supplication désespérée :

— Florentine ! Florentine !

La fille, émue, se retourne ; elle a lâché le bras du gendarme et demande d’une voix trouble :

— Eh bien ! quoi ?

Des larmes roulent dans les veux de Sourcilleux ; il bégaye ; il cherche des mots, une phrase :

— Euh !… euh !… euh !…

Et, tout d’un coup, d’une voix très douce, mouillée presque, ridiculement enfantine :

— Alors, tu pars ?

Elle frappe du pied et hausse les épaules :

— Il est rasant, à la fin ! Si c’est pour ça que tu m’appelais ! Voilà dix fois que tu me le demandes… Puisqu’on te dit que oui !…

Nous sortons. Je ferme la porte et il me semble entendre, à travers les planches, quelque chose comme un sanglot.

Le gendarme et Florentine marchent devant. Vendredeuil me prend le bras.

— Restons un peu en arrière… Là… Je voulais te dire une chose : il ne faut pas qu’il n’y en ait que pour le flic. Tu comprends ? J’ai été arranger un chouette plumard, tout à l’heure, avec du foin, nos couvre-pieds et les couvertures à cheval… Il faut que tout le monde pique dans le plat… Si le cogne n’est pas content, tant pis. Chacun sa part. Moi, je ne connais que ça…

Nous avons eu chacun notre part – large mesure. – Et c’est à grand’peine que nous nous sommes levés au petit jour pour plier bagage et atteler. Nous nous hâtons, car si l’on savait au camp que nous nous chargeons du transport des civils et de leurs colis dans les équipages militaires, le commandant pourrait la trouver mauvaise. Nous montons à cheval et, en deux minutes, nous sommes à la porte du mercanti. Je descends avec Vendredeuil, et nous frappons. Le vieux vient ouvrir.

— Nous venons chercher les malles.

— Prenez-les. Enlevez tout. Foutez-moi la paix.

Florentine, qui a suivi la prolonge à pied, paraît sur le seuil. Elle jette un coup d’œil sur son amant. Le vieux a la figure défaite et blême d’un homme qui a passé la nuit blanche ; il a dû pleurer aussi, car ses yeux sont encore plus rouges que d’habitude. Florentine s’avance vers lui, la main tendue :

— Sans rancune, n’est-ce pas ? On se colle, on se décolle. Veux-tu me donner la main ?

— Non.

La fille détourne les yeux, très humides, et les pose au hasard sur une table où reste une bouteille à moitié pleine.

— Tiens, tu n’as pas rangé la bouteille d’absinthe…

Sourcilleux ne répond pas. Florentine fait deux pas vers lui et, s’arrêtant tout d’un coup, comme prise de honte, bêtement elle demande :

— Veux-tu… me la donner… la… la… bouteille ?

— Prends tout. Enlève tout. Fous-moi la paix.

Elle prend la bouteille et sort. Il reste une malle à enlever. En passant, je jette les yeux sur le manteau de la cheminée, à la place où était accroche le fusil. Il n’y est plus. Et, immédiatement, je l’aperçois dans un coin, les chiens levés, un bout de ficelle attaché à la gâchette. Nous sortons la malle, nous la hissons dans la prolonge, et je glisse deux mots à l’oreille du gendarme. Il se penche sur l’encolure de sa bête.

— Dites donc, vieux, pas de bêtises, hé ?

— Marlou ! hurle le mercanti.

Le brigadier se redresse et frise sa moustache, sans rien dire, avec un sourire jaune.

Nous aidons Florentine à monter dans la voiture, nous sautons en selle et nous partons au trot. Nous atteignons le village arabe, lorsque le bruit clair d’une détonation éclate derrière nous. Le gendarme, très pâle, me regarde.

— Qu’y a-t-il, brigadier ? crie la fille qui s’est levée dans la prolonge.

— Rien, rien.

— Ah !…

Elle a deviné et se laisse choir sur une malle, éclate en sanglots convulsifs…


Maintenant, nous sommes loin de Bir-Kermous. Le brigadier a fini par consoler Florentine et lui parle de la belle chambre qui l’attend chez Baluffe. Une armoire à glace superbe…

— Avec un tiroir en bas ?

— Je crois même qu’il y en a deux.

— C’est la Concha qui va m’en vouloir ! s’écrie Florentine en battant des mains. Ah ! moi qui oubliais…

Elle oubliait la bouteille, la bouteille d’absinthe qu’elle avait déposée au fond de la voiture et qui, par hasard, n’est pas cassée.

— Par exemple, nous n’avons pas de verres…

— Et le goulot ? demande Vendredeuil.

— Et nous n’avons pas d’eau non plus.

— On la boira à poil.

— Mais oui, à poil, appuie le gendarme. Qui est-ce qui commence ? Moi, si vous voulez.

On se passe la bouteille de main en main. C’est de l’excellent Pernod. Comme il y en a plus d’une chopine, il faut faire deux tournées. Vendredeuil avale l’avant-derniére ration, et éclate de rire en faisant claquer ses mains sur les sacoches de sa selle.

— Chouette, papa, maman est pleine !

Et le brigadier, qui a vidé la bouteille, la lance contre une roche en criant :

— Y aura des petits cochons cette année !


Nous sommes un peu gris. Le soleil est déjà très haut et la chaleur est grande. La tête lourde, je glisse tout doucement, à travers un tourbillonnement d’idées confuses, à une contemplation spirituelle, béate et idiote, des scènes de la veille et du matin ; je ferme les yeux pour laisser défiler des tableaux, rapides et trop complets, donnant à chacun des acteurs son attitude d’un instant, détaillant les postures de l’un, les gestes de l’autre, les agitant comme des pantins. Des pantins, oui ; pourtant, ça vit, — ça meurt.

Georges Darien.