)
Boehme et Anderer (p. 100-109).



LE LAC


I.

Tout le déroulement des collines bleuâtres
Et le glissement sec des élévations,
Et les riches moissons des herbages folâtres
Et les terrains penchés en ondulations ;

Tout le panorama magique et grandiose,
Les restes éloquents des temps qui ne sont plus,
Et ce profond silence où plane et se repose
L’éternel Souvenir des grands jours révolus ;

Tout s’en va vers l’abîme imprégné de mystère,
Tout s’en va vers la paix des lointains recueillis,
Tout semble fictions souriant à la terre,
Fuyant rythmiquement vers un plus doux pays…


Depuis longtemps déjà, dès ma plus tendre enfance,
Mes rêves te voyaient méditatif et tel,
Avec ton calme aspect d’amour et de souffrance,
D’amour et de pardon et d’espoir immortel.

Et mon cœur de ce soir te contemple et t’aborde,
Et comme la nature il glisse vers tes bords,
Lac de Génésareth ! et la vibrante corde
De la lyre a frémi sous les tristes accords…



II.

Combien de fois j’ai désiré
Sur le mirage de ton onde
Pencher de mon cœur ulcéré
L’âtre où la vie surabonde ;
Et blottir sur tes sables fins
Mon jeune front plein de nocturnes,
Et tirer des sols taciturnes
À son contact, des chants divins !

Ô pâle lac de Tibériade !
Œil immense, sur l’horizon
Ouvrant ta prunelle blafarde
Pleine de résignation !
À peine quelques blanches voiles
Sillonnent ton large azuré
Au balancement modéré,
Comme de lointaines étoiles…


Mais je ne trouve pas l’esquif
Portant qui dont la voix est celle
Où frissonnait un air plaintif,
Pénétrant comme une étincelles ;
La voix qui prêchait, enseignait,
S’élevait forte et menaçante,
Puis retombait, conciliante,
… Elle encourageait, elle aimait…

Où sont les foules empressées
D’ouïr les étranges accents,
Et les mères, en vain chassées,
Qui faisaient bénir leurs enfants ?
Où sont les apôtres soumis ?…
Finit le passé mémorable !…
Un écho très doux sur le sable
Est tout l’encor de ce jadis !



III.

Vous tous qui m’écoutez, ô mes foules aimées,
Bénissez vos ennuis, vos chagrins douloureux,
Bercez les espoirs en vos âmes affamées
Et songez qu’il est dit : « Malheur aux bienheureux ! »

Je vous donne ma paix, ma paix vous est donnée,
Prenez-la : pardonnez, aimez qui vous trahit,
Secourez la misère, ouvrez la maisonnée,
Nourrissez l’affamé, recevez le banni !


JÉSUS de NAZARETH



IV.

Ô Christ ! ta parole suave
Apaise les plus cruels maux,
Mon cœur est moins triste et plus grave
Lorsqu’il se répète tes mots ;
Mais l’âme jeune est torturée
Et se dit toujours : y a-t-il ?
Et son raffinement subtil
La rend faible et décolorée.

Il faut bien ton regard divin
Pour rassurer le cœur moderne,
Il faut ta main de médecin
Pour panser la blessure interne ;
… Il faut, quand tout se tait, le soir,
Porter ses rêves en parcelles,
Ses troubles, ses doutes rebelles,
Et venir près du lac s’asseoir !



V.

Ayant au fond des yeux tout le vingtième siècle,
Je regarde ces flots et leur cours emporté ;
Dans les iris croisés formant un large cercle
Sombra toute l’antiquité !

Que de soleils levants ont doré ces montagnes
Depuis que Bet-Saïda s’effondra tout à coup !
Et qu’y a-t-il encor dans ces vastes campagnes,
Qu’y a-t-il encore debout ?

Capharnaüm là-bas, au pied d’une colline !
Ruines au bord du lac comme dans un album !
L’eau près d’elle a perdu sa couleur cristalline,
La brûlante Capharnaüm !


Ah ! que de fruits mûris sur ces branches penchées !
Que de fumée au fond de ce dehors rieur !
Et ces rocs désolés, ces pierres détachées
Leur attouchement brûle et triste est leur noirceur !

C’est le sol désolé, c’est la ville maudite,
Tout en elle ressent la défaite et la mort…
Et l’on entend, la nuit, la voix du vieux prophète
Gémir et pleurer près du bord…



VI.

Il faut bien que l’hymne s’achève
Et qu’on déserte le festin ;
Au ciel l’étoile du matin
Se lève !

Parmi les parfums somnolents
Où la nuit a mis son haleine
Pleurent les chants de la fontaine,
Troublants…

Tous les champs de la Galilée
Dorment, oubliant le passé
Que la souvenance a tracé,
Ailée…


Pourquoi donc retourner nos fronts
Vers le lac où plus rien ne brille ?
L’avenir devant nous scintille,
Tout blond !

Plus de places aux jérémiades
Dans nos blanches âmes d’enfant ;
Le lac est sombre ; allons-nous-en !
Il faut chanter des sérénades…