Fleurs d’Orient/Les danseuses du sultan de Djogyakarta

Armand Colin (p. 237-247).


LES DANSEUSES


DU SULTAN DE DJOGYAKARTA[1]




Le Kampong javanais est tout enfermé dans une palissade de paille, et deux tourelles, coiffées de chaume, s’élèvent de chaque côté de la porte.

Un peu en avant de l’entrée, deux bas-reliefs en pierre, antiques débris, pris à l’une des innombrables et superbes ruines qui parsèment ces îles de la Sonde, rappellent des temps de grandeur, et le culte primitif des Javanais. L’une des sculptures représente le Dieu de la sagesse : Ganésa, qu’ils nomment Bitara-Gana. Il est assis les jambes croisées, obèse, et sa tête est celle de l’éléphant. L’autre montre la déesse Loro-Djongrang, debout sur le taureau Nandi. Le premier de ses huit bras tient une queue de buffle, le second, un glaive appelé courg, le troisième et le quatrième, des symboles mystérieux : le bhoulla et le choukour ; du cinquième elle porte la lune, du sixième, un bouclier, du septième, un étendard : avec le dernier elle enlève par les cheveux Mahikassour, qui est le vice personnifié.

Mais ne nous attardons pas devant ces divinités, rongées par le temps, franchissons la porte, derrière laquelle nous appelle un cliquettement argentin de musique.

Voici de petits hommes jaunes, vêtus de larges pantalons, de tuniques en indienne à ramages, et coiffés de petits chapeaux coniques. Ils secouent en mesure de bizarres xylophones, ornés de bouquets de plumes roses, et cela produit une musique douce et monotone, que reproduirait assez exactement un robinet mal fermé, laissant égoutter l’eau dans un bassin sonore. Les musiciens marchent à la file. Les voici qui passent sur un léger pont de bambou. Ce pont devrait franchir une rivière, mais ne franchit qu’un gentil bateau, échoué sur le sable. Ils redescendent et continuent leur promenade processionnelle, toujours secouant les tubes de bois emplumés ; ils passent devant des huttes de bambou où, sous d’étroites vérandas, des naturels sont occupés à divers ouvrages : les uns tressent des chapeaux en paille de riz, d’autres préparent le bambou, employé là-bas de mille manières ; les femmes de Djokja tissent l’étoffe nommée batik ; puis voici les marchands de liqueurs, le curaçao célèbre, l’habitation d’un planteur de cacao, enfin la cuisine du Kampong, où les kokki préparent, dans de grandes poêles et d’immenses chaudrons, d’étranges mixtures, dont la recette a l’air d’être empruntée au grimoire des sorcières.

Enfin les musiciens regagnent les tréteaux, abrités d’une tente, sur lesquels paraîtront les danseuses ; ils s’assoient par terre, au milieu de leurs confrères déjà installés. Le gamelang, c’est-à-dire l’orchestre javanais, est au complet.

Cet orchestre est fort curieux et, pour nous, un peu bizarre. Il faut chercher dans l’Hindoustan et en Chine, en Chine surtout, l’origine des instruments qui le composent ; la gamme des cloches, les pierres sonores graduées, les tambours, les gongs, l’espèce de harpe qu’ils appellent gamelang, sont des instruments chinois. Après l’introduction de l’islamisme à Java, en 1405, la musique arabe essaya bien de supplanter la musique ancienne, mais elle ne put y parvenir ; quelques instruments nouveaux furent seulement ajoutés à l’orchestre, entre autres le rebab, sorte de violon à deux cordes. Le gamelang est pauvre en instruments à vent : une espèce de trompette, nommée subing et deux sortes de flûtes, c’est tout ce qu’il possède.

Mais, attention ! les instruments à percussion commencent à ronfler. Voyons ce que va produire cet ensemble.

Oh ! l’étrange et confuse harmonie ! Des rumeurs, des murmures, un frisson d’arbres dans le vent, des gouttes de pluie sur les grandes feuilles rudes, des caquettements d’oiseaux, une cascade lointaine, l’écho sourd et rythmique des vagues dans une grotte marine. Rien que des bruits de la nature, une insaisissable mélodie. Quand la voix humaine se mêle au concert, inattendue, nasillarde, sans s’inquiéter de l’accord, le public s’égaye un peu.

Ne nous hâtons pas, cependant, de juger ce qui est si nouveau pour nous ; à ce qui nous fait rire, d’autres pleureraient peut-être, et ce qui nous émeut profondément les ferait rire. Confucius, un des plus grands esprits du monde, en visite chez le roi de Tsi, entendit une mélodie qui l’émotionna tellement qu’il en perdit, pendant trois mois, l’appétit et le sommeil. Des Orientaux, d’intelligence très supérieure, m’ont déclaré que nos meilleurs orchestres, jouant nos chefs-d’œuvre, les premières fois entendus, ne produisaient, à leurs oreilles, que d’affreux aboiements de chiens.

Les arts, comme les dieux, peut-être, n’existent que pour leurs fidèles et ne sont compris que par eux.

Mais l’attention des spectateurs est attirée d’un autre côté, l’orchestre se tait. Les danseuses arrivent, froissant de leurs pieds nus le gravier mouvant des allées ; elles grimpent lestement l’échelle de bambous et apparaissent sur l’estrade.

Au premier coup d’œil, leur parenté avec l’hindoustan brahmanique est de toute évidence : on les dirait échappées de quelque bas-relief d’un temple de Mahabalipour. Elles sont Musulmanes, probablement, puisqu’elles appartiennent au sultan de Djogyakarta ; mais leurs superstitions secrètes ont des attaches plus lointaines, et, comme beaucoup des habitants de Java, elles doivent être persuadées qu’elles descendent du dieu Vichnou. Elles ont raison, elles en descendent, en effet.

Très jeunes, plus jeunes encore qu’elles n’en ont l’air, — l’aînée des quatre danseuses a douze ans, — avec leur carnation fauve, elles ressemblent à de jolies idoles dorées. De grands yeux noirs, très écartés l’un de l’autre, cernés d’un trait de khol, remontant vers les tempes, les sourcils accentués au pinceau en deux arcs nets, le nez fin, l’ovale très pur, la bouche un peu épaisse, d’un dessin charmant, et découvrant, dans le sourire, de petites dents blanches un peu espacées ; mais il s’agit d’être très graves, très hiératiques, et de ne pas sourire.

La coiffure est d’un grand caractère ; deux des jeunes filles ont un diadème d’or ajouré, encadrant le front, comme en portent les déesses à huit bras ; contre l’oreille, qu’elle laisse à découvert, et s’appliquant sur les cheveux, une sorte d’aile, en or ciselé ; sur le chignon, un poisson d’or qui dégorge une houppe rouge. À la coiffure des deux autres danseuses, représentant des hommes, car elles ont un sabre sur les reins, s’ajoute, en couronne, une sorte d’écran de plumes noires. Le haut du corps est nu, d’un modelé exquis, malgré la gracilité des formes ; un corselet de velours brodé cache les seins et enferme la taille, sans la serrer ; un caleçon violet, moucheté de blanc, s’arrête au genou, et par-dessus s’enroule un pagne d’étoffe ramagée, noué par une longue écharpe jaune soufre, ou rose, se prolonge en une traîne étroite, qui leur embarrasse les pieds ; au sommet du bras un bracelet d’or est fermé par un papillon ; les jambes et les pieds nus sont frottés d’une poudre qui les rend d’un jaune différent de celui des épaules.

Les danseuses se sont rangées sur une ligne et font au public un salut de la main ; l’orchestre reprend l’air de tout à l’heure, et la danse commence.

Oh ! comme cela doit venir de loin !

Siva, le destructeur, a dû, le premier, voir, de ses yeux de pierreries cette prière, mimée devant son autel arrosé de sang. Est-ce une danse ? à peine : des torsions des bras et des mains, de las étirements, après un long sommeil. On dirait de jolies momies, conviées au bal des ombres et exprimant, avec une mélancolie discrète et gracieuse, leur dégoût du sarcophage. Leurs mains souples se renversent, pleines de dénégations et de refus ; non, elles ne veulent pas retourner dans la boîte d’or aux parfums lourds, on y est à l’étroit, leurs écharpes en sont encore toutes froissées, malgré les coups brusques dont elles les redressent ; leur bouche sévère exprime le dédain qu’elles éprouvent pour les choses qu’elles ont vues dans l’ombre, en attendant la résurrection, si longue à venir ; des choses qui sont déplaisantes, certainement. Et les danseuses vont, viennent, se font face, se suivent à la file, avec des gestes lents, dans lesquels les mains toujours ont le principal rôle.

Par moments on croit qu’elles vont s’animer, leurs longues paupières se relèvent brusquement, laissant passer un éclair de passion ; leurs lèvres frémissent, comme pour un sourire ; mais non, la frange des cils retombe, le visage reprend son impassible gravité, sa mystérieuse tristesse ; elles continuent à ondoyer avec des poses hiératiques ; et cela dure, toujours de même, sur le rythme monotone, qui vous prend peu à peu, dans un bercement très doux, plein de rêveries, traversé de souvenirs confus, d’insaisissables réminiscences de la patrie primitive, d’où nos aïeux sont venus, dans les temps !… On croit comprendre, enfin, le sens de cette danse mystique, adorablement chaste ; on reconnaît maintenant deux couples de fiancés. Alors, c’est Rama avec Sita, Lakshmana avec Ourmila, accomplissant le rite des noces, devant le roi de Mithila, aux sons d’une musique chinoise.

Puis soudain, tout cesse, c’est fini ! On en est tout surpris, vaguement triste. On serait resté là, indéfiniment, à regarder ces passes lentes et harmonieuses, à écouter cette musique, venue de si loin, toujours la même, et depuis tant de siècles ! Déjà on commençait à l’aimer, à comprendre cette mélodie, où reste peut-être quelque chose de celle qui charma si fort Confucius, à la cour de Tsi ; quelque chose de cet air, déjà antique à cette époque reculée, et qui avait pour titre : Musique qui disperse les ténèbres de l’esprit et affermit le cœur dans l’amour du devoir.


  1. Souvenir de l’Exposition universelle de 1889 à Paris.