Armand Colin (p. 115-130).


LEÏLA




C’était un fier adolescent, au beau visage, au bras fort, au cœur de héros, que Keïs, fils d’un khan illustre de la tribu des Amerites ; bien des jeunes filles le suivaient du regard, avec de tendres soupirs, lorsqu’il lançait son cheval ardent vers la plaine, s’exerçant à décocher des flèches ou à manier la lance ; mais il demeurait froid et indifférent, ne prenait nullement garde aux émotions qu’il faisait naître.

Mais, un jour, il entendit ses compagnons d’armes parler d’une jeune fille appartenant à une tribu campée dans une plaine voisine. Une émotion extraordinaire, alors, s’empara de lui, à tel point qu’elle le fit pâlir. Il s’éloigna et se répéta le nom qu’il avait entendu :

— Leïla !

Et il lui sembla, disent les Persans, boire l’eau d’un fruit céleste.

Dès lors Keïs n’eut plus qu’une pensée : voir cette jeune fille, dont le nom seul avait pour la première fois troublé son cœur.

Il quitta sa tente, un matin, et, monté sur une chamelle au pas rapide, se dirigea vers le campement de la tribu dont Leïla faisait partie.

Il rôda longtemps, lorsqu’il l’eut atteint, tout alentour des tentes, et finit par apercevoir un groupe de jeunes filles, occupées à cueillir des roses sauvages, au bord d’un sentier. Mettant pied à terre, il courut à elles ; mais elles s’enfuirent comme une volée de moineaux, laissant tomber les fleurs qu’elles portaient dans un pan de leur robe. Pourtant, à quelque distance, elles s’arrêtèrent et tournèrent la tête, furtives et curieuses, et, voyant que celui qui les avait effrayées était beau et jeune, elles le laissèrent venir jusqu’à elles.

— Ah ! jeunes filles, ne me fuyez pas, s’écria Keïs en les saluant ; dites-moi si vous connaissez Leïla ?

— Certes, nous la connaissons, répondit la plus hardie.

— Il n’y a pas dans tout l’Iran une femme qui lui soit comparable.

— C’est la beauté la plus parfaite.

— Le cœur le plus noble.

— Comment pourrions-nous ne pas la connaître !

Elles parlaient maintenant toutes à la fois, enveloppant le jeune homme d’un cercle charmant.

— Par grâce, dit-il, conduisez-moi vers Leïla, si vous ne voulez pas me voir mourir ici.

Elles se poussaient du coude, l’une l’autre, se faisant des signes, méditant quelque espièglerie.

— Suis-nous donc, dirent-elles, il serait dommage de voir mourir un aussi charmant seigneur.

Elles le guidèrent vers une tente richement ornée et, ayant soulevé les draperies de l’entrée, le poussèrent à l’intérieur, en étouffant de frais éclats de rire.

Leïla était debout au milieu de la tente, attachant à son front une guirlande de pièces d’or, le visage penché vers un miroir qu’une esclave agenouillée tenait devant elle. En présence de cette merveilleuse beauté, Keïs ne put supporter son émotion ; il tomba sur le sol sans connaissance. La jeune fille alors se retourna, et, pleine de surprise, se pencha vers Keïs.

Pendant ce temps, les compagnes de Leïla passaient curieusement leurs têtes folâtres par l’ouverture de la tente, pour voir comment leur protégé avait été accueilli. Lorsqu’elles l’aperçurent étendu à terre, elles entrèrent précipitamment, devenues tout à coup sérieuses.

— Quoi ! dirent-elles, Leïla, tu l’as donc tué ?

— Je ne sais rien de ce jeune homme, dit Leïla. À un soupir qu’il a poussé, j’ai levé la tête et je l’ai vu là, sans mouvement. J’ai cru à un blessé poursuivi par des ennemis. En savez-vous plus que moi ?

— Nous l’avons rencontré près des églantiers, s’écrièrent les jeunes filles. Si je ne vois pas Leïla, nous a-t-il dit, je meurs. Est-il donc mort de t’avoir vue ?

— Fasse le ciel qu’il n’en soit rien ! dit Leïla, qui soutenait sur son genou la belle tête de Keïs, et contemplait ce visage inconnu avec une émotion croissante, pleine d’un charme tout nouveau pour elle. Je ne sais ce qui se passe en moi, continua-t-elle, mais il me semble que si cet homme, que je ne vois que depuis quelques minutes et dont je ne sais pas même le nom, ne revient pas à la vie, je ne pourrai lui survivre.

— Tais-toi, Leïla ! dirent les jeunes filles, il t’écoute.

Keïs avait ouvert les yeux.

— Ô jeune fille délicieuse ! s’écria-t-il, ne sois pas surprise d’être touchée de mon amour ! Ce n’est pas une flamme ordinaire, qui s’allume peu à peu, c’est le feu d’un volcan, qui jaillit brusquement en déchirant la terre. Comment ne pas en être brûlée ?

— Il faut bien croire à une tendresse si promptement éclose, dit Leïla, puisque le même sentiment vient de fleurir aussi soudainement dans mon cœur.

Puis elle demanda au jeune prince son nom et celui de sa tribu. Ils étaient de deux tribus mortellement ennemies : les Nadites et les Amerites s’étaient voué une haine implacable.

— Hélas ! s’écria Leïla, que de malheurs menacent notre amour ! Couvrons-le donc de cent voiles, cachons-le, comme on cache un trésor en traversant une troupe de brigands.

Bientôt les deux amants eurent des entrevues secrètes, hors des campements, à l’ombre des grands rosiers et des palmiers. Rien ne troubla leur mystérieux bonheur, jusqu’au jour où les amis de Keïs, surpris de ses fréquentes absences, l’épièrent et le dénoncèrent au prince son père.

Le chef des Amerites, enflammé de colère, interdit à son fils de sortir de sa tente ; le fit garder par des soldats, qui répondaient du prisonnier sur leur vie.

Keïs, en proie au désespoir le plus fougueux, essaya d’abord de s’échapper ; mais, se sentant impuissant, il se laissa tomber dans un coin comme une masse inerte, et demeura ainsi, refusant toute nourriture.

Les amis qui avaient trahi son secret, par intérêt pour lui, et dans la crainte qu’il ne fût massacré par les Nadites, vinrent le visiter ; en le voyant dans cet état, ils eurent le cœur serré.

— Cher Keïs, dirent-ils, ne pouvons-nous te soulager en rien ?

— Si vous êtes mes amis, répondit Keïs d’une voix sourde, dites à Leïla que je suis dans les flammes de l’enfer, mais que je ne cesserai jamais de l’adorer, et qu’elle se garde de m’accuser d’ingratitude ; puis, allez vers mon père et demandez-lui qu’il m’accorde la permission de faire un pèlerinage à la Mecque.

Les amis s’acquittèrent des messages et, le prince ayant accédé au désir de son fils, Keïs partit aussitôt pour le saint lieu ; plusieurs soldats l’accompagnèrent, et, secrètement, le prince son père le suivit.

Lorsqu’il fut arrivé au terme du long et pénible voyage, Keïs se prosterna et commença à haute voix sa prière, avec un tel accent de ferveur et de désespoir, que tous les pèlerins qui priaient aussi se turent et l’écoutèrent.

— Ô Dieu puissant ! gémissait-il, je suis écrasé sous ma douleur comme un moucheron sous un rocher, et cependant je vis pour endurer des tortures inouïes. Si tu ne dois pas enlever de dessus ma poitrine le poids qui l’oppresse, retire-moi de ce monde, car l’enfer même est préférable à une pareille vie. Mon âme est brisée en mille débris, qui tous souffrent et hurlent ; n’entendras-tu pas cette plainte, plus affreuse que celle des damnés ? laisseras-tu dans une telle torture l’œuvre de tes mains ? Vois, le souffle passe par mes lèvres comme une flamme dévorante, chacun de mes cheveux pleure une goutte de sang, mes yeux sont pleins du sable du désert, et mon esprit est comme une chair brûlée vivante. Aie pitié de moi, ô Dieu clément, rends-moi Leïla ou envoie-moi la mort !

Lorsqu’il se releva, Keïs vit son père près de lui ; le prince serra son fils dans ses bras en pleurant.

— Enfant bien-aimé, lui dit-il, pardonne-moi de t’avoir fait souffrir ; je voulais ton bien, et je ne savais pas cet amour si profondément enraciné dans ton cœur. Mais je veux réparer le mal que j’ai fait : j’irai vers le chef des Nadites et, si je puis vaincre sa haine, je te ramènerai ta fiancée.

— Ah ! mon père ! s’écria Keïs, c’est aujourd’hui que vous me donnez la vie.

Le prince partit en effet pour le camp des Nadites, et Keïs attendit avec angoisse son retour ; mais il le vit revenir seul, le visage bouleversé par la colère.

— Oh ! mon fils infortuné, s’écria-t-il, tant que le père de Leïla vivra, Leïla est perdue pour toi !

Keïs fut comme un arbre frappé de la foudre, qui demeure debout bien que la sève soit réduite en cendres ; il se tint longtemps à la même place, les yeux hagards, ayant toute l’apparence d’un fou ; puis, soudain, comme une gazelle blessée qui emporte avec elle la flèche mortelle, il s’enfuit dans le désert.

Bien des mois s’écoulèrent, sans apporter aucun soulagement à ses douleurs ; il errait dans les plaines, sur les monts, dans les déserts, vivant de racines, fuyant la société des hommes. On ne le désignait plus que sous le nom de Medjnoun (l’Insensé).

Un jour, le jeune et puissant prince de Naufel passa près de Keïs, en revenant de la chasse, et fut attendri par cette profonde douleur.

— N’est-il donc aucun remède à ta souffrance ? lui dit-il, l’espoir est-il donc tout à fait mort dans ton cœur ?

Keïs secoua la tête avec accablement.

— Écoute, dit Naufel, le père de ta bien-aimée est chef d’une tribu amie de celle dont je suis le maître. Mais ma tribu est deux fois plus puissante que la sienne. J’irai vers cet homme cruel, et je le menacerai d’entreprendre contre lui une guerre acharnée, s’il ne t’accorde pas sa fille pour épouse.

— Ne jouez pas avec le cœur d’un misérable, dit Keïs, dont les yeux se mouillèrent de larmes.

Le prince l’emmena avec lui, et peu de temps après ils se rendirent ensemble au camp des Nadites. Keïs, dont le visage était inconnu, put se glisser vers le quartier habité par les femmes et atteindre la tente de Leïla.

La jeune fille était au milieu de ses compagnes, qui s’efforçaient de la distraire de sa douleur ; mais elle repoussait en pleurant leurs consolations.

— Ô vous qui n’avez jamais éprouvé les tourments de l’amour, gémissait-elle, comment auriez-vous compassion de mes maux ? Ceux-là seuls qui ont souffert peuvent me plaindre et me comprendre. Avec un cœur sain et entier, ô mes amies, vous ne saurez jamais combien le mien est malade et déchiré. À quoi bon parler des abeilles à ceux qui n’ont pas senti leur piqûre ? Mais au moins, n’allez pas comparer l’amour qui me dévore à d’autres amours frivoles ; les amours des autres sont comme du sel que l’on tient dans la main, et moi, le sel est répandu sur mes plaies vives.

Keïs, brisé par l’émotion, s’était laissé tomber à genoux à l’entrée de la tente.

— Allah ! s’écria-t-il, tous mes désirs tendaient vers ma bien-aimée ; son absence était pour moi comme une flamme dévorante, et voici qu’au moment de la revoir, les forces me manquent et je tremble de peur.

En entendant cette voix, Leïla poussa un cri et sortit aussitôt. Elle entraîna Keïs dans sa tente, et tous deux se laissèrent tomber sur les coussins, étouffés par l’émotion, incapables de dire une parole, ne songeant plus à se plaindre de leurs souffrances passées, de la dureté du sort.

Mais le prince Naufel vint bientôt les arracher l’un à l’autre : le khan des Nadites était implacable.

— Au premier mouvement de ton armée, avait-il dit, Leïla sera morte, tuée par mes mains ; tu auras la victoire, c’est possible, mais tu ne vaincras pas ma volonté.

Il fallait fuir, pour revenir plus tard enlever Leïla, avant de commencer la guerre.

Ils partirent, et, peu de jours après, on envoya vers Leïla un messager afin de convenir avec elle du jour et des moyens de la fuite.

Le messager revint, avec cette terrible nouvelle : Leïla est mariée et l’époux emmène sa jeune épouse.

Mais elle faisait savoir à Keïs, par une lettre, que, malgré ce nouveau coup du sort, elle lui resterait fidèle, qu’elle se tuerait avant d’appartenir à un autre.

L’amant infortuné s’enfuit de nouveau dans le désert ; il reprit sa vie errante, redevint Medjnoun, l’insensé par amour, et de longs et tristes jours s’écoulèrent pour lui. Ceux qui le voyaient s’épouvantaient, il devenait légendaire, et l’on disait de lui :

« Il a les flancs desséchés et grêles, un vêtement usé, une chemise en lambeaux, il n’a pour se couvrir que les voiles de la nuit. Il est si terrible à voir que, pendant le jour, après le jour, partout on fuit sa rencontre, et, même lorsqu’il interrompt ses courses désolées, on est encore en alarmes. »

Enfin l’époux de Leïla vint à mourir, du chagrin que lui causaient l’aversion et la résistance de sa ravissante épouse.

On annonça cette bonne nouvelle à Medjnoun qui, à la surprise de tous, se mit à pleurer sur le sort de cet époux malheureux.

— Il est bien décidément fou, dirent les messagers, le voilà qui pleure sur ce qui devrait lui rendre la vie.

— Certes, dit Medjnoun, cet homme est à plaindre, car il a connu les tourments de l’amour.

Leïla accourut vers Keïs, mais il ne se leva même pas de la pierre sur laquelle il était assis.

— Ô bien-aimé ! ne me reconnais-tu pas ? dit-elle, pleine d’épouvante.

— Je te reconnais, Leïla, répondit Medjnoun, mais à quoi bon nous unir en ce monde ? Mon amour s’est à tel point agrandi, qu’il a franchi les limites de la terre, mon désir est si vaste, que rien ne pourrait l’assouvir ; la Leïla terrestre n’est pas celle qui convient à l’amour divin qui m’embrase.

— Hélas ! dit Leïla en pleurant, il est fou !

— Non, dit d’une voix douce Medjnoun, qui pâlissait de plus en plus, mais à force de contempler le ciel de mon amour, mes yeux se sont aveuglés et ne peuvent plus voir la terre. C’est au paradis, Leïla, que se feront nos noces éternelles !

Keïs expira quelques instants après, dans les bras de sa bien-aimée, qui ne lui survécut que peu de jours.

Ainsi finirent le Roméo et la Juliette de l’Orient. On ensevelit les deux amants dans un tombeau magnifique, ombragé par un bosquet de rosiers.