Armand Colin (p. 269-285).


KOMATI




C’était au temps où Komati, la poétesse illustre, s’était exilée de la cour, abandonnant ses titres, ses biens, sa famille, pour s’en aller errer par les chemins, en vivant d’aumônes.

Un soir d’été, qu’elle était assise à quelques pas de la pagode d’Alaziyama, les regards fixés sur le flamboiement du crépuscule, elle vit, presque malgré elle, car il se trouvait dans le rayon de sa vue, un cavalier immobile, sur la route de Kioto.

Il y a des moments, sans doute, où la solitude accable le solitaire ; sa philosophie sommeille, et son esprit abandonné retourne aux ornières anciennes, revit la vie reniée. Komati était peut-être dans un de ces instants-là, car l’apparition du cavalier sur le chemin lui fit oublier les splendeurs du couchant et retint toute son attention.

Cent fois elle avait vu passer des seigneurs et des princesses, ses compagnons d’autrefois, sans même tourner la tête, sans songer à les reconnaître ; pourquoi remarquait-elle celui-ci ?

Elle s’efforçait, malgré la distance, de distinguer les insignes qui devaient être brodés sur les manches de ce cavalier que, sans doute, elle avait connu, et elle clignait des yeux sous l’éclat du ciel.

Sur son cheval, qui semblait changé en pierre, la silhouette de l’inconnu avait une singulière élégance, mais il se détachait en sombre de l’horizon clair, et l’on ne pouvait rien voir de sa toilette, excepté la poignée de ses sabres, sur l’une desquelles il appuyait la main. Il se tenait en travers de la route, regardant du côté de Kioto, et paraissant attendre.

Komati remarqua qu’il n’avait auprès de lui ni page, ni écuyer, ce qui était étrange pour un seigneur.

Qu’est-ce qu’il faisait-là ? Qu’attendait-il ?

Tout à coup, à un mouvement qu’il fit, Komati le reconnut, et elle se dressa, avec un cri étouffé, comme si un reptile l’avait piquée.

— Nari-Hira ! c’est lui ! s’écria-t-elle.

Puis elle se laissa retomber sur le tertre de gazon, pâle et les sourcils froncés.

— Pourquoi ce cri ? murmura-t-elle avec colère, pourquoi ce sursaut ? Mon cœur est-il comme une bête mourante, qui retrouve encore un frisson de vie quand on met le pied sur elle ?

Et son regard assombri, abandonnant le cavalier, resta attaché au sol. Cependant, après un long moment, elle eut un sourire calme et releva la tête.

— Un rendez-vous, c’est certain, dit-elle.

Et elle regarda tranquillement l’homme qu’elle avait reconnu.

Il avait changé de place, s’était dissimulé dans un bouquet de bois.

Un groupe s’avançait sur la route, c’était un norimono de louage porté par deux hommes et soigneusement fermé. À un léger sifflement de Nari-Hira le norimono s’arrêta et une femme, la tête couverte d’un voile de soie, en descendit vivement. Elle congédia d’un geste les porteurs et s’avança vers celui qui l’attendait. Il avait déjà mis pied à terre et un page, jusque-là invisible, emmenait le cheval.

Le ciel s’éteignait ; il faisait sombre déjà, sous les arbres. Komati entendit le bruit léger d’un baiser. Puis les amants s’engagèrent dans le sentier, qui passait à deux pas d’elle. Mais elle ne craignait pas d’être reconnue ; qui donc d’ailleurs irait regarder cette pauvresse assise au bord du chemin ?

C’était bien Nari-Hira qui s’avançait entre les buissons fleuris ; c’était bien le vainqueur dont la beauté dangereuse affolait toutes les femmes de la cour et ne bornait pas à elle ses ravages ; l’homme à l’élégance suprême, qui ne portait que des étoffes losangées d’or, tissées pour lui seul, le cavalier incomparable, le poète charmant.

La femme, qui s’appuyait des deux mains à l’épaule de Nari-Hira et le regardait avec extase, avait rejeté son voile ; Komati la reconnut.

— Isako-Tamoura ! murmura-t-elle avec un ironique sourire, pauvre prince Tamoura !

C’était sa plus cruelle ennemie, la plus envieuse de ses rivales, celle qui lui avait fait le plus de mal, au temps où elle pouvait souffrir.

Ils passèrent. Les parfums de leurs toilettes dominèrent un instant l’odeur des fleurs.

Komati, inaperçue, resta là, le front dans la main, s’efforçant de chasser loin d’elle les visions qui l’assaillaient, des splendeurs et des trahisons de cette cour, qu’elle avait fuie depuis trois ans.

La nuit venait. Déjà la lune avait paru, lorsque Komati fut tirée de sa torpeur par le bruit d’un galop de cheval. Elle se leva pour s’en aller dormir, à l’abri de quelque pagode, et descendit jusqu’au bord de la route. En la voyant, un cavalier, qui allait passer devant elle, arrêta brusquement sa monture.

— Vagabonde ! cria-t-il en lui jetant une pièce d’argent, réponds et dis la vérité, si tu ne veux pas mourir sous mon fouet. As-tu vu passer deux amants, il y a une heure environ, et de quel côté sont-ils allés ?

Celui qui interrogeait, c’était le prince Tamoura.

Komati n’avait qu’un mot à dire pour se venger cruellement des offenses anciennes, mais elle baissa la tête, honteuse d’avoir éprouvé une seconde ce désir.

— Es-tu sourde ? cria Tamoura en levant son fouet.

— Il passe bien du monde sur cette route, dit Komati, et les amants ne sont pas rares ; pourtant je crois avoir vu ceux que tu dis, il y a une heure à peine ; ils étaient si magnifiques, qu’il fallait, malgré soi, les remarquer.

— Ah ! où qu’ils se cachent, je les rejoindrai, et je les tuerai tous les deux ! dit Tamoura en grinçant des dents. Quelle route ont-ils prise ?

— Ils ont continué du côté de Kourama, dit Komati, en étendant le bras vers l’est.

Le prince s’élança dans cette direction, et disparut bientôt au tournant du chemin. Le bruit du galop de son cheval s’éteignit, peu à peu, dans la nuit.

Alors Komati retourna sur ses pas ; elle remonta le sentier, suivit le chemin par lequel Nari-Hira et Isako s’étaient éloignés tout à l’heure. Les allées se croisaient, s’emmêlaient, entre les arbustes de plus en plus touffus ; et Komati devait se baisser pour apercevoir des empreintes légères sur le sable fin.

Elle marcha, ainsi guidée, jusqu’à la palissade d’un jardin qui semblait abandonné ; mais alors, comme effrayée, elle recula de quelques pas.

— Hélas ! hélas ! soupira-t-elle, comme je suis méprisable encore ! Ce jardin était à lui !

Elle, la rôdeuse solitaire, qui ne voulait plus d’autre compagnie que celle des beautés de la nature, avait remarqué cet enclos désert, mais mieux fermé qu’il ne paraissait l’être. Elle s’était acharnée à vouloir y pénétrer, en avait fait le tour cent fois, ramenée à lui par un singulier attrait, jusqu’au jour où elle avait découvert enfin, et agrandi à son usage, une brèche, commencée par quelque bête des bois.

À l’intérieur, ce jardin était un fouillis merveilleux, une exubérance folle des fleurs les plus rares ; c’était un poème incomparable, qui l’avait enivrée longtemps ; mais il y avait une énigme sous ses fleurs, et elle s’était efforcée de la lire ! Tout ce désordre, toute cette liberté de la végétation, étaient artificiels ; aucun jardin n’était mieux tenu que celui-là ; elle n’avait pas tardé à le découvrir. Il y avait des trouées, ménageant d’admirables échappées de vue, qui semblaient dues au hasard, et pourtant toute branche qui venait les obstruer tombait sous des ciseaux invisibles ; les lianes étaient retenues par des fils de soie ; aucune feuille morte ne tachait jamais la mousse des sentiers.

Au centre du jardin, sous un cèdre magnifique, s’élevait un large pavillon, qui semblait prêt à s’effondrer de vieillesse ; mais Komati reconnut aussi que cette vétusté était feinte ; la moisissure était un masque, l’affaissement du toit une tromperie. La maison, jeune et robuste, sous cette décrépitude apparente, devait cacher un intérieur somptueusement aménagé.

Mais pourquoi tout cela ? le pavillon restait inhabité, et elle n’avait jamais pu apercevoir les jardiniers qui soignaient le jardin. Peut-être venaient-ils par un souterrain. Enfin, après mille conjectures, peuplant sa solitude, elle avait imaginé quelque pieux désespoir et considérait le jardin comme le tombeau d’un amour fervent, interrompu par la mort. Cette mélancolie plaisait à sa tristesse, et elle était venue rêver là, bien souvent.

En découvrant que cette exquise retraite n’était que l’abri, habilement dissimulé, des amours coupables du seigneur le plus inconstant de la cour, elle éprouvait un amer chagrin, une honte d’avoir tant aimé cette oasis, et un autre sentiment encore, qu’elle ne voulait pas s’avouer.

Elle s’était adossée à un arbre, irritée de cette souffrance, et serrant les bras sur sa poitrine comme pour écraser son cœur. Mais un rossignol, qui jeta sa plainte passionnée à travers la nuit, lui ôta toute sa force d’âme. Il lui sembla que c’était sa propre voix, qui pleurait et gémissait dans la solitude, et une larme vint brûler ses paupières arides.

Pourtant elle secoua vite cette faiblesse, et, reprenant son chemin, elle chercha la brèche, dissimulée sous des branches, qui lui permettait de pénétrer dans le jardin.

Sous les rayons de la lune, qui vaporisait la rosée, avec la silhouette féerique de la haute montagne d’Alazi, apparaissant, comme une nuée bleue, à travers les floraisons invraisemblables, l’enclos faisait l’effet d’une création du rêve ; mais Komati ne songea pas à l’admirer ; elle s’avança rapidement vers le pavillon, que l’ombre du cèdre couvrait de mille zébrures noires.

Sans hésiter, elle pénétra sous la galerie élevée de quelques marches, et posa la main sur le panneau à coulisse qui fermait l’entrée. Il ne résista pas à la poussée, glissa, sans bruit, dans la rainure ; par l’écartement, un flot de lumière bleue envahit la chambre.

Les deux amants étaient endormis aux bras l’un de l’autre, et, autour d’eux, la moustiquaire en gaze de soie verte les mettait dans un brouillard. Komati, immobile, les regardait avec une involontaire avidité : lui, pâle et comme attristé dans le sommeil, elle souriante, sous le long ruissellement de ses cheveux. Mais cette grande clarté qui emplissait la chambre l’éveilla soudain, et elle se dressa avec un cri qui éveilla son compagnon.

— Un fantôme ! gémit-elle en se serrant contre l’épaule de son amant.

— Komati ! s’écria le prince.

La douce lune, caressant de sa lueur les traits déjà flétris de la grande poétesse, lui rendait tout entière cette beauté, si parfaite qu’elle devait encore être citée bien des siècles plus tard, comme incomparable et unique ; ce charme divin que — suicide étrange ! — elle détruisait volontairement.

Nari-Hira, soulevé sur une main, la contemplait, avec une stupeur mêlée d’extase, tandis que sa compagne effrayée se cachait le visage.

— Va-t’en ! va-t’en ! méchant spectre, criait-elle, que veux-tu de nous ? que viens-tu faire ici ?

— Tu es bien pressée de me savoir au pays des ombres, dit Komati, mais rassure-toi, Isako-Tamoura, je ne suis pas un fantôme ; bien que morte pour tous, je suis parmi les vivants, et n’ai rien de surnaturel.

— Alors, pourquoi es-tu là ? dit Isako, prise de colère ; toi, cruelle et froide statue, de quel droit viens-tu nous surprendre ? Quelle perfidie médites-tu pour nous perdre ?… Viens-tu pour railler ma faiblesse, orgueilleuse, qui n’as jamais aimé ? Est-ce que tu peux comprendre, toi, l’ivresse où l’amour nous jette ? Est-ce toi qui, pour l’enchantement d’un jour, risquerait ta vie et ton honneur ? Ah ! va-t’en ! Va-t’en ! délivre-nous de ta vue !

Mais Nari-Hira murmurait comme dans un rêve :

— Ô vision céleste ! reste encore ! et si tu n’es qu’un mirage du sommeil, que le réveil ne vienne jamais !

— Ah ! tu viens donc me voler cette heure de bonheur, qui n’aura pas de lendemain ? s’écria Isako hors d’elle-même ; nous ne serons donc jamais délivrés de toi ? Si tu savais, pourtant, quel soulagement ton départ a causé à la cour ! Qui donc pouvait seulement exister près de Komati ? L’impératrice elle-même sentait son pouvoir chanceler, car, par tes froideurs de déesse, tu te plaisais à troubler le cœur du Mikado ; et tous les seigneurs ne soupiraient que pour la belle insensible. Mais ne crois pas que l’on te regrette : ta dureté a lassé l’amour, et nul n’a oublié la mort du malheureux Cho-Jo. Le remords ne hante-t-il pas ton sommeil, à cause de lui ? Tu voulais éprouver sa constance, et il dut venir, cent nuits de suite, à travers neiges et tempêtes devant ton palais des montagnes. Te souviens-tu de l’avant-dernier matin, où on le trouva, pâle et froid, comme la neige qui lui servait de lit ?… Et qui donc aurait pu toucher ton cœur, puisque le conquérant des âmes, Nari-Hira, pour qui je mourrais en riant, a pleuré en vain à tes pieds, lui qui n’avait jamais pleuré ?

— Ah ! ces larmes-là ne sont pas encore taries, dit le prince en soupirant. Komati, Komati, pourquoi donc nous as-tu quittés ?

Alors Komati répondit d’une voix lente et basse :

— Tu veux le savoir, Nari-Hira ? Eh bien ! avant de disparaitre à jamais, à toi je le dirai, le secret de mon âme, et ce sera la dernière fois que ma voix parlera du passé.

Je n’étais ni cruelle ni froide, comme on l’a cru, mais orgueilleuse et affamée de perfection. Je méprisais cette beauté, qui me valait tant de vaines louanges, pour ne songer qu’à élever mon esprit. Hélas ! mieux vaut, peut-être, rester au niveau commun ! De plus haut, je ne vis autour de moi que petitesse et misère. Comment choisir un maître, parmi moins grands que soi ? Je ne voulais donner qu’une seule fois mon amour, et nul n’en était digne ; je le refusais à tous ceux qui croyaient m’aimer.

Mais tu vins à la cour, Nari-Hira, toi, le poète délicieux, dont les vers chantaient sur mes lèvres, et tu m’apparus, beau comme la poésie. Alors je compris qu’on ne donnait pas son âme, mais qu’elle vous était prise, comme la rosée est bue par le soleil. Pourtant, j’eus la force d’être impénétrable, et quand un jour tu pleuras à mes pieds, te sachant le plus inconstant des hommes, j’avais déjà triomphé de ma faiblesse, je pus éviter d’être une fleur fugitive du bouquet de tes amours.

Je fis serment, alors, de ne plus voir qu’avec l’esprit, d’aimer une âme toute à moi ; et je remarquai Cho-Jo qui, depuis longtemps, secrètement m’adorait. Je m’aperçus bientôt que j’étais tout son univers : il m’eût aimée laide et vieillie, il m’eût aimée, toujours. Pourtant, avant de céder, je voulus encore éprouver sa constance, car, hélas ! sa forme terrestre me cachait souvent son âme exquise, et si ma raison était charmée, mon cœur restait froid. Ah ! il n’est plus, l’ami fidèle ! Il a prouvé qu’il aimait, jusqu’à la mort, et, dans un irrémédiable désespoir, je fuis à jamais cette cour frivole ; j’expie, longuement, le crime inconnu de mon misérable cœur, dont je peux bien, aujourd’hui, avouer la honte ! Sache-le donc, Nari-Hira : au coffre de cèdre enfermant un trésor, j’ai préféré la charmante boîte d’or, qui n’était pleine que de parfums.

— Komati ! Komati ! s’écria le prince, tu m’as aimé ! tu m’aimes encore ! Ah ! reviens ! reviens ! et je n’aimerai que toi !

— Je mourrai vierge et solitaire, dit Komati en relevant la tête, je resterai fidèle à l’amant qui m’attendra au sortir de la vie. Il vient souvent me visiter, en rêve, me console et m’encourage. Il a ton âme adorable, ô Cho-Jo ! et ta forme trop séduisante, ô poète ! c’est lui seul que je peux aimer.

— Ah ! laisse cette folie sinistre, dit Nari-Hira, reprends ton rang et ta splendeur ; laisse-moi te conquérir par une longue épreuve. Sache-le, si j’étais vagabond c’est que je te cherchais ; ton amour seul était le but de ma course ; c’était le palais magnifique, après les hôtelleries de la route.

— Voilà qui est peu gracieux pour celle que tu perds aujourd’hui, dit Komati avec un rire moqueur, ne la vois-tu pas qui sanglote dans les coussins ? Écoute, Isako-Tamoura, j’étais venue pour te dire ceci : Ton mari est sur tes traces et a juré de te tuer ; hâte-toi de fuir, tu sauras bien lui persuader, par quelque habile mensonge, que tu n’as pas quitté Kioto. Et maintenant, adieu ! mon cœur a battu pour la dernière fois ; pour la dernière fois j’ai parlé à des vivants !

Et, comme une vision s’évapore, elle disparut à leurs yeux.