Éditions Édouard Garand (p. 44-46).

VI


« Oui, Monsieur Demers, je vous trouve trop énigmatique. Vous ne voulez pourtant pas vous donner l’air du Sphinx de la légende : nous ne sommes pas dans les déserts d’Afrique, où son image indéchiffrable trône majestueusement. À qui ou à quoi pouviez-vous penser, lorsque je suis venue interrompre le cours de vos réflexions, que je sais toujours profondes ? Votre petite Yvonne n’est pas philosophe comme vous. Instruisez-la donc un peu ! Faites-la pénétrer dans les arcanes de votre science !

— Mademoiselle Yvonne, il ne m’en coûterait nullement de vous parler à cœur ouvert ; nous, Français, nous sommes peut-être un peu plus compliqués que les Canadiens, pour dévoiler certains replis de notre être moral. Mais nous sommes moins énigmatiques que vous pourriez le croire. Mon cas n’est pas celui de tous les autres : il y a des problèmes de conscience qui dépassent en difficulté ceux de l’algèbre et de la trigonométrie… Écoutez-moi, petite Yvonne si tendrement compatissante ! Ne nous mettons en cause ni l’un ni l’autre pour l’instant, parce que je ne pourrais plus rien dire ; si vous connaissez un peu la jurisprudence, c’est une question de droit, et non de « fait » que je vais vous soumettre.

— Je vous écoute, grand ami, et j’y suis de toutes mes oreilles, selon le mot de Molière.

— Prenons un jeune homme, quel qu’il soit, pourvu qu’il ait quelques notions d’honneur et de loyauté. S’il aime une jeune fille et s’il prévoit des empêchements, plus ou moins probables, à l’union qui le rendrait heureux, peut-il librement déclarer son inclination et exposer un cœur candide à s’éprendre pour toujours, avec toutes les suites qu’implique une telle aventure ?

— Vous raisonnez, Monsieur le savant, comme si le cœur humain était un organisme parfaitement réglé, tel mon réveille-matin qui obéit sans défaillance aux indications que je lui imprime chaque soir ; aujourd’hui, en particulier, il a déclanché son carillon assez tôt pour me permettre d’aller à la Messe et de demander les lumières du Ciel… Mais le mécanisme moral qui joue en nous tous, et spécialement dans l’âme des jeunes filles, n’a pas le tic-tac régulateur des instruments de précision : le suprême Horloger de là-Haut l’a sans doute voulu ainsi.

— Et la mère Ève a détraqué l’instrument par dessus le marché.

— Sans compter que le père Adam y a mis la main à son tour, d’assez maladroite façon… Enfin, le fait est là, il convient d’en tirer parti le mieux possible. Les grandes tendresses s’éveillent avant qu’on leur donne le signal, et il n’y a lieu de les endormir à nouveau, de les étouffer violemment, que si elles sont coupables.

Donc pour donner la réplique à votre supposition, je la complète comme suit :

Votre jeune homme aime et il est aimé ; la jeune fille est pleinement consciente des empêchements qui paralysent les aveux de la partie adverse ; elle est sûre, du reste, que ces empêchements n’ont rien de dirimant, pour employer le langage du catéchisme ; elle consent par avance à épouser, par exemple, un monsieur qui éprouve quelques scrupules mal fondés sur sa propre constitution physique. La condamnerez-vous, Monsieur le casuiste très subtil ? Après la guerre, n’a-t-on pas vu des filles héroïques épouser des aveugles, des sourds, des soldats paralysés, des infirmes qui rappellent ceux de l’Évangile et auxquels le Sauveur donne, de nos jours, à défaut de guérison physique, un ange gardien sous la forme d’une épouse tendre et dévouée ?

— Vous êtes plus subtile que moi, ma fine Demoiselle, et vous n’avez pas oublié votre Cours Supérieur d’instruction Religieuse. Mais il reste encore une difficulté. La jeune fille peut avoir d’autres prétendants, qu’elle ne devrait peut-être pas dédaigner sans examen. Durant ou après la guerre, plusieurs de nos Françaises ont épousé des étrangers, des Anglais, des Américains, sans assez de réflexion, et tout cela a tourné fort mal : elles avaient ainsi frustré de braves compatriotes, qui comptaient peut-être sur elles. Pour celles dont les fiancés avaient péri dans la bataille, soit ! Mais nous en avons vu qui ont cédé au snobisme et se sont rendues malheureuses. Les questions de mœurs, de race, sont à considérer, dans une union qui est indissoluble !

— Ah ! grand ami, vous me la baillez belle ! Vos exemples sont aussi mal choisis que possible. On voit que vous voulez vous cantonner obstinément dans la question du droit, comme vous disiez au début ; et moi, je m’obstine à descendre de ces hauteurs théoriques, pour me plonger délicieusement dans la question de fait… Me voilà juriste… On s’instruit à votre école, mon savant Monsieur ! Les petites Canadiennes ont un peu de judiciaire, sans avoir passé par les grandes écoles de Paris.

Non, vos exemples ne peuvent rien dans notre discussion. J’ai connu, moi, plusieurs Français comme vous qui ont épousé des jeunes filles du Canada, et réciproquement ; la plupart de ces ménages n’étaient pas mal assortis, du moins à ma connaissance. Je pourrais vous fournir des noms, des adresses… Vraiment, si une jeune fille de chez nous, libre de tout engagement, croit devoir orienter son cœur du côté d’un cousin de la Vieille-France, quel est celui de ses compatriotes qui pourrait voir là une félonie envers la nation, envers la race canadienne ? Il faut ne rien connaître à nos communes origines et à notre histoire, pour se formaliser d’un pareil croisement qui n’est, après tout, qu’un retour vers le passé : nous sommes du même sang, de la même grande famille. »

 

Le jeune homme demeurait interloqué devant cette lumineuse logique, dans un cerveau féminin. « Ainsi va la vie ! » se disait-il. Si pareille entrevue avait pu être retardée d’un an, il n’aurait pas eu à ergoter de la sorte. Selon les prévisions du Docteur David, il n’aurait pas obligé l’intelligente Yvonne à se mettre en frais de dialectique. Lui, tout le premier, il aurait fait une demande en règle aux parents de la jeune fille.

Mais, ainsi qu’elle l’avait affirmé tout-à-l’heure avec tant d’esprit, l’amour n’attend pas tous les arrangements logiques ; il se plaît à devancer les événements, à empiéter sur l’avenir. Sans aucun doute, la Providence permettait ces renversements qui n’étaient illogiques qu’en apparence. Ne fallait-il pas beaucoup de joie, beaucoup d’amour, pour dilater cette âme trop longtemps contractée, et hâter par là le retour du plein équilibre nerveux ?

« Ma petite Yvonne, finit-il par dire après un silence prolongé, veuillez ne pas trouver mauvais que je sois réduit provisoirement à quia. Avant de poursuivre cette argumentation, j’aurai un entretien avec votre famille. »