Éditions Édouard Garand (p. 18-20).

XI


En se levant de table, Robert annonce qu’il va amener l’auto ; les deux amis partent ensemble pour se rendre aux principaux points de la ville : « Je vais d’abord te donner une idée de l’Ouest, dit Robert ; c’est la partie anglaise de la cité : Montréal est moins uniformément français que Québec. » Paul Demers voit rapidement les grands magasins, qui lui rappellent ceux de Paris, les hôtels selects comme le Ritz-Carlton ; puis l’université McGill, la cathédrale protestante, l’hôpital Victoria. « Même dans ce quartier, fait remarquer Robert, Messieurs les English n’ont pas tout accaparé. » Et ils passent devant le collège de Montréal et le Grand Séminaire, dirigés par les prêtres de St-Sulpice ; de là, ils se rendent à la Basilique entrevue le matin ; ils y entrent pour quelques instants, et Paul Demers reconnaît les lignes de St-Pierre de Rome dont cet édifice est la réduction. Après avoir salué la grande image de Monseigneur Bourget, ils se dirigent vers la Place d’Armes où se dresse la fière statue de Maisonneuve ; l’église Notre-Dame paraît au visiteur majestueuse et recueillie. En suivant plus haut la rue St-Denis, il est heureux d’apprendre que le quartier de l’université catholique de Montréal est dénommé « quartier latin ». Cela lui rappelle d’heureux souvenirs de jeunesse.

À chaque rue apparaissent de superbes églises catholiques que les passants saluent avec respect, selon l’usage canadien : « Tu vas voir les affluences aux offices dimanche prochain, dit Robert. Ici, tu trouves un peuple chez qui l’indifférence religieuse n’est guère de mise, malgré les infiltrations venues du dehors. »

L’auto file toujours : le conducteur s’excuse de cette course tambour-battant. « Ce n’est qu’un coup d’œil superficiel jeté sur la ville, répète-t-il. Tu auras le temps de visiter tout cela en détail. Nous allons nous arrêter à notre magasin de fourrures. » Au bout de quelques minutes, après avoir dépassé les magasins canadiens-français Dupuis Frères, la limousine fait halte devant la maison commerciale Desautels. Robert présente son frère Henri, fait quelques courses dans les environs, règle diverses écritures, et l’on reprend le chemin du Parc Lafontaine et de la rue Chambord.

C’est précisément l’heure du thé, pour lequel Françoise de Bellefeuille a reçu une invitation ; sa grande sœur Héliane a voulu être de la partie. Se retrouver ainsi au cœur de Montréal, après s’être saluée en plein Océan, cela laisserait croire qu’on se réveille d’un songe. La vie moderne est faite de ces surprises, pour ceux qui suivent les grandes voies internationales de communication : le hasard fait rencontrer à Paris des figures aperçues à Berlin, à Constantinople, à New-York ou à Chicago. À vrai dire, ce n’était pas tout-à-fait le cas aux alentours du Parc Lafontaine, puisque l’entrevue n’était pas fortuite ; mais la présence d’Héliane à ce five o’clock s’ajoutait aux menues péripéties de cette première journée : cet emploi du temps donnait à Paul Demers l’impression de la vie intime qui règne au Canada comme dans toute l’Amérique. Il se sentait comme entraîné malgré lui dans le tourbillon du Nouveau-Monde : les affaires, les distractions, les projets pour le lendemain, tout cela se précipitait, s’entrecroisait : « Ces gens-là pensait-il, travaillent toujours montre en main ; ils sont expéditifs en tout. » Et ce mouvement perpétuel lui rappelait l’effarement des patientes administrations françaises, avec leurs rouages lents à se mouvoir, lorsque les Américains prirent part à la guerre : pour établir un camp ou construire des voies ferrées, les autorisations préfectorales arrivaient après que le travail était fini. On s’est beaucoup amusé, en France, de ces contrastes entre l’interminable bureaucratie d’un monde très vieux, et les improvisations simplifiées d’un monde très jeune.

Françoise de Bellefeuille était toute joyeuse de revoir « le monsieur du bateau », à qui elle avait offert ses fleurs. Quant à Héliane, si elle n’avait pas été remarquée, la veille, par le voyageur, elle l’avait dévisagé avec sa hardiesse coutumière ; cet air de noblesse et de haute distinction l’avait frappée, et elle s’était promis de le revoir. Héliane était mondaine, comme toute sa famille ; elle se répandait beaucoup dans la société anglaise, où elle avait obtenu de brillants succès. Pour se rendre à cette réunion familiale, tout intime que fût le milieu, elle s’était mise en frais de toilette, avec une exhibition de nu qui n’entrait guère dans les idées de la vénérable Madame Desautels. À vrai dire, Héliane était d’une beauté impressionnante ; à voir cette grande brune aux grands yeux noirs, on eût dit quelque Andalouse égarée au Canada ; les couleurs de son visage resplendissant étaient loin, du reste, d’être toutes naturelles ; elle faisait un usage indiscret de vermillon, de fard et de parfums.

Ces allures expliquent l’éloignement moral qui séparait les familles Desautels et de Bellefeuille ; si Françoise était une adorable enfant dans sa candeur, l’amie de Rolande et sa compagne de classe, il y avait mille raisons pour que les demoiselles de la rue Chambord fussent distantes du milieu snob de la rue Napoléon.

Malgré tout, la rencontre fut courtoise, ce soir-là, en raison des circonstances. Lorsque le thé fut pris, avec d’abondants gâteaux, les jeunes filles se mirent au piano et les messieurs commencèrent à causer familièrement avec les deux dames Desautels. Paul Demers se déclara enchanté de sa promenade. Ses amis lui parlèrent de la situation économique et morale du Canada : « Ce que vous avez vu dans notre ville, disaient-ils, ressemble trop à Paris pour vous donner une notion, même approximative, du Canada Français. Il faudra prendre contact avec la campagne. Nos habitants vous apparaîtront comme des survivants du XVIIe siècle, avec leur parler pittoresque et leurs mœurs encore pures, grâce à Dieu. Il est bien regrettable que tant de paysans quittent leurs terres pour venir se perdre dans les grands centres du Canada et des États-Unis. Le mal dont souffre l’Europe est aussi celui de l’Amérique, y compris la Nouvelle-France. Quel homme de génie, quel apôtre puissant réformera les sociétés contemporaines ? L’apôtre nécessaire est trouvé de longue date et le code évangélique est toujours là ; mais le monde moderne le trouve trop austère à son goût. »

« Monsieur Demers, dit Madame Robert Desautels, nous irons ce soir faire un tour à la rue Ste-Catherine, après souper. Vous verrez toutes les élégances qui s’y étalent. Cela ne rappelle que de loin vos grands boulevards parisiens, mais, tout de même, Montréal est bien, comme on l’a dit la deuxième ou troisième ville française du monde. Vous pourrez en juger. Lundi prochain, sans doute, nous serons prêts pour le départ à Ste-Agathe ; nous ne voulons pas retarder votre cure de grand air sur les hauteurs. »

Les jeunes pianistes bavardaient aussi depuis un moment, ayant laissé leur musique. Mademoiselle Héliane prit congé avec sa petite sœur. Paul Demers remarqua qu’Yvonne lui tendait froidement la main : il n’y avait pas d’intimité entre ces deux âmes, si différentes d’idées et de sentiments.