Poésies complètesLemerre1 (p. 97-102).

FLEUR DE POMMIER


Un matin du premier printemps,
Sur les fleurs naissantes les anges
Baissaient les yeux de temps en temps
Pour les voir sortir de leurs langes.
 
Ils demeurèrent interdits
Devant les merveilles écloses,
Le grand pommier du Paradis
Était tout couvert de fleurs roses.

À l’ombre des rameaux coquets
Ève éblouie était assise,
Perdue au milieu des bouquets
Qui lutinaient sa convoitise.



Vers elle elle vit se pencher
Une fleur si rose et si blanche,
Qu’Ève, cette fois, sans pécher,
La cueillit et cassa la branche.

Orgueil innocent et charmant !
Ève, femme et déjà coquette,
Sourit ; son premier mouvement
Est d’humilier sa conquête.

Elle admire de son larcin
Les splendeurs blanches et vermeilles
Et les rapproche de son sein
Pour comparer les deux merveilles.

Ses yeux, rassasiés d’amour,
Brillent d’une nouvelle flamme,
En voyant, dès le premier jour,
La fleur pâlir devant la femme.

Elle triomphe, mais Adam,
Jaloux et la mine inquiète,
Demi-boudant, demi-grondant,
Vient tout à coup troubler la fête.


« Pourquoi dépouiller le jardin
Que Dieu pour nous plante et décore
Et, par un orgueil enfantin,
Cueillir la fleur qui vient d’éclore ?

« Vous humiliez sans effort,
Ô femme jalouse et cruelle,
Ce pauvre rameau déjà mort,
Mais cela vous rend-il plus belle ?

« Ces fleurs renfermaient des fruits
Dont votre caprice nous prive,
Ève, et que vous avez détruits
Dans votre vanité naïve. »

Éve se tut, goûtant le fiel
De ces amertumes étranges
Et, levant les yeux vers le ciel,
Sembla prendre à témoins les anges.

Les bénins anges du Seigneur
N’avaient point baissé la paupière
En voyant la femme et la fleur
S’épanouir dans la lumière.



Lorsque l’automne fut venu,
Couvert de fruits pleins de mystère,
Le grand pommier, mal soutenu,
Ployait souus le faix jusqu’à terre.

Le rameau voisin du premier,
Brisé jadis par la main d’Ève,
Est le plus chargé du pommier ;
Ses fruits ont une double sève.

Une pomme éclate au milieu
Sous la pourpre qui la colore
Et la défense du bon Dieu
La rend plus séduisante encore.

Vers toi l’œil d’Ève est attiré,
Mystique et tentante merveille,
Car le serpent a murmuré
Un mot perfide à son oreille.

Cette fois, plus habile au jeu,
La femme, instruite à la malice,
Pour désobéir au bon Dieu,
Veut avoir l’homme pour complice.



On sait quel fut le dénouement
De la première comédie
Et, grâce au tentateur, comment
Elle finit en tragédie.

Ce fut l’affaire d’un moment.
Par sa femme Adam l’impeccable
Fut tenté plus facilement
Qu’Ève ne le fut par le diable.

Les anges, amis des élus,
Tristes et voilés de leurs ailes
Priaient et ne regardaient plus
Les frères des anges rebelles.

Un seul descend vers les maudits
Et, par Dieu même armé d’un glaive
Il les chasse du Paradis.
Adam semblait se plaindre d’Ève,

Mais l’ange, tout en les chassant,
Lui disait : homme trop sévère
Qui, pour un caprice innocent,
Te courrouçais à la légère,



Ah, de cet arbre de douleurs,
Ève, pour le repos des hommes,
Aurait bien du cueillir les fleurs
Au lieu de convoiter les pommes !

Cueillir avec des yeux distraits
La fleur de la terre promise
Qui semble éclore tout exprès,
Peut être une chose permise.

Dieu sourit au cœur virginal,
Mais il maudit la femme et l’homme
Qui, sachant le bien et le mal,
À l’arbre vont cueillir la pomme.

(1846).