Michel Lévy Frères (p. 1-30).

FLAVIE DE KER… À ROBERTINE


Avril 185…

… Nous voici donc bien installés à quelques milles de Florence, et, de même qu’à Rome, je vais te faire l’historique d’une de nos journées. Tu verras mieux ainsi mon existence que sous la forme ordinaire de petits chapitres dont on oublie toujours les trois quarts. Du moins, c’est ton avis, et je m’y conforme.

Ce n’était pas plus loin qu’hier. Il faisait un vrai temps de demoiselle. Tu sauras qu’ici, au printemps, il fait plutôt froid que chaud. Mon cher père avait décrété la veille que nous irions à la Chartreuse de Vallombrosa, en passant par la villa de lady Rosemonde.

Voilà pour toi deux noms nouveaux, deux connaissances à faire.

De la Chartreuse, je ne te dirai rien, puisque les femmes n’y entrent pas.

Le site et les environs sont ce que l’on appelle infiniment pittoresques. Tu connais mon horreur pour la description. Ouvre un Guide en Italie, tu en sauras plus que moi qui, tout en vivant par les yeux, j’espère, autant qu’une autre, ne remarque pas grand’chose en particulier, et ne retiens absolument rien qui vaille la peine d’être écrit.

De la villa…, c’est-à-dire de lady Rosemonde***, j’ai beaucoup à te dire. D’abord, les personnes m’intéressent toujours plus que les pierres et les arbres, ne t’en déplaise, ma chère artiste, et puis j’ai quelque raison de m’intéresser à cette personne-là, puisqu’elle pourrait bien devenir ma belle-mère.

Ah ! ah ! te voilà ouvrant tes grands yeux étonnés. Oui, vraiment, voici au moins le trente-septième projet de mariage dont mon père croit devoir m’entretenir : sera-ce le dernier ? Peut-être !

Bien des choses me plaisent en lui. D’abord, sa mère qui est la seule belle-mère que je puisse me croire capable de supporter ; ensuite, son nom, qui est écossais et très-illustre : ceci n’a rien de vulgaire ; — et puis sa fortune, qui est au moins égale à la mienne, et, pour parler le langage poétique du siècle, je ne serais pas fâchée de doubler mon capital. Je peux te dire cela, à toi qui me connais ; je n’aime pas l’argent, mais j’adore la dépense, et je ne comprends rien aux gens qui rougissent d’avouer cette passion. C’est la seule que je me connaisse, et je la crois plutôt bonne que mauvaise, puisque j’aime à donner, beaucoup plus qu’à recevoir.

Mais continuons l’analyse des perfections de Malcolm***.

N’oublions pas, en passant, de noter ce prénom qui me plaît beaucoup, bien que je ne sois pas folle des romans de Walter Scott. J’en excepte Diana Vernon, qui me paraît avoir eu quelque disposition à être une fille d’esprit dans son temps.

Ensuite, son âge. Il n’a pas plus de vingt-trois ans. À cet âge-là, un homme n’est pas encore trop despote, et je crois que celui-ci, habitué à ne voir que par les yeux de sa mère, s’habituera aisément à ne pas se croire trop supérieur à sa femme.

Ne jette pas les hauts cris. Je ne veux pas dominer, je ne veux pas me mêler des affaires de mon mari. Il gouvernera toutes choses comme il l’entendra ; il aura le caractère qu’il voudra, et je ne contrarierai aucun de ses goûts. Mais je veux qu’il respecte les miens, qu’il ne gêne aucune de mes habitudes ou de mes fantaisies, qu’il se fie aveuglément à ma parole qui sera chose sacrée pour moi, et qu’il me laisse mener la vie qui convient à mon caractère et à mes idées.

Ce n’est pas comme cela que tu entends le mariage, je le sais. Tu pratiques et tu prêches la soumission, l’adoration. Bien ! c’est là ton instinct : tu es tendre. Moi, je suis juste, et ne me pique pas d’autre chose… jusqu’à présent !

Tu vois que, malgré la passion que j’inspire à ce beau Malcolm, car on dit qu’il est beau, je suis calme et maîtresse de moi.

Je t’entends d’ici me dire que se préserver si longtemps, n’avoir pas encore aimé à vingt et un ans, c’est de l’égoïsme, de la sécheresse de cœur. Je suis habituée à tes duretés, et je les supporte avec ma douceur habituelle. Ce n’est pas un crime, à mes yeux, que de s’aimer un peu soi-même. Puisque j’inspire des sentiments vifs et tenaces à tant de gens, et à toi en particulier, chère grondeuse, c’est qu’apparemment j’ai quelque valeur. Pourquoi voudrais-tu que cette personne si recherchée et si vantée s’estimât moins que rien et s’abjurât elle-même, au profit du premier venu de ses adorateurs, avant de s’assurer qu’il vaut mieux qu’elle ?

Non pas ! Pour me dominer, il faudrait être un très-grand homme ; or, jusqu’ici, Malcolm*** n’est, à mes yeux, qu’un aimable et joli garçon dont j’aime assez la figure et les manières, beaucoup le nom et la position, et encore plus la mère. Celle-ci, je l’aime réellement, extrêmement. Elle me plaît sous tous les rapports.

Figure-toi une femme d’une quarantaine d’années qui pourrait très-bien en cacher dix, et qui s’en donne plutôt qu’elle ne s’en ôte ; une vraie beauté : grande, mince, élégante, parlant le français et l’italien comme sa propre langue, peintre, musicienne, artiste en toutes choses, et, avec cela, pas plus coquette, pas plus jalouse que toi, ma Robertine !

Tu vois que cette charmante personne ne ressemble en rien à ta blonde amie. C’est justement pour cela que je l’aime. Elle m’est supérieure en tout, je le reconnais ; mais elle ne songe à m’éclipser en rien de ce que je me borne à être. Elle ne m’écrase pas de ses toilettes, premier point qui te semblera très-puéril, mais qui a beaucoup d’importance à mes yeux.

Chacun son goût ; j’aime à être mise mieux que qui que ce soit.

C’est mon art, à moi, c’est ma science et mon prestige. Je ne m’arrangerais pas d’une belle-mère aussi jolie et aussi pimpante que moi. Celle-ci est belle comme un Titien (je daigne te citer un peintre pour ta satisfaction personnelle, mais je t’avertis que je cite au hasard). On l’admire ; mais, comme elle ne pense pas à plaire, elle ne tourne la tête à personne, et, là où nous sommes ensemble, c’est de moi qu’on s’occupe, et, loin de s’y opposer, elle y concourt.

Riche, et ne manquant pas d’un grand goût, elle se contente de porter de belles, grandes, larges robes de velours, avec de gros diamants, ou de la moire lourde et cassante, avec des perles que, certes, Cléopâtre n’eût point avalées ; et, de cette façon, elle est magnifique et sérieuse sans faire de tort à mes nuages de chiffons et à mon grand froufrou de colifichets exquis.

Enfin, elle parle peu, si ce n’est avec des gens graves, et, dans mon salon ou dans le sien, elle éloigne de moi tous ceux qui pourraient m’ennuyer (ou être ennuyés par moi), pour me laisser accaparer tous ceux auxquels je plais, et qui ne me déplaisent pas trop.

Du reste, grande conformité de goûts dans la vie que j’appellerai extérieure ; elle aime les voyages, le grand air, la liberté, la chasse, le monde, l’intimité au milieu de la foule, les chevaux, les fleurs, tout ce qui m’amuse, tout ce qui m’enivre. Elle y va de son pas tranquille et résolu, tandis que j’y saute et que j’y danse. Mais elle est aussi forte que moi, et ce sera un compagnon sans pédanterie comme sans prétentions ; c’est vraiment là le mariage qu’il me faut.

Oui, ma chère, je crois que j’épouserai Malcolm à cause de lady Rosemonde. Je demande au ciel de ne pas permettre que ce jeune homme fasse ou dise devant moi quelque sottise qui m’en dégoûte ; car je regretterais vivement sa mère, et je n’en retrouverais certainement jamais une pareille.

Si, durant mon séjour à Rome, je ne t’ai rien dit, dans mes lettres, de ces deux personnages, c’est que j’ignorais l’importance qu’ils étaient à la veille de prendre dans les éventualités de mon avenir. Je les voyais très-souvent, et Malcolm faisait partie de mon cortége ; cortége que je devais beaucoup à la présence de Rosemonde, sans laquelle mon père ne m’eût pas permis de tant chevaucher avec une si brillante escorte. Mais j’étais loin de penser qu’un si jeune homme eût la prétention de m’épouser.

C’est au moment de quitter Rome que j’ai été avertie par mon père de ce qui me menaçait. J’en ai ri d’abord aux éclats. Un mari encore enfant à une vieille fille comme moi ! Mais lady Rosemonde est venue me trouver.

— Ma chère, m’a-t-elle dit avec sa franchise originale, mon fils vous aime de passion. J’ai tout fait, tout dit pour l’en détourner. Je vous trouvais, lui trop jeune, et vous trop femme du monde ; mais j’ai échoué, et je vous prie de voir avec moi le bon côté de cette union.

Elle avait raison : toutes choses ont un côté excellent et un côté déplorable. Il n’y a rien qui soit tout à fait bien, ni tout à fait mal. Il s’agit de peser et de comparer.

— Il est plus jeune que vous, a-t-elle dit encore, en ce sens qu’il a moins d’expérience du monde et qu’il n’a encore vécu que d’aspiration, tandis que vous avez beaucoup raisonné, et même un peu trop raisonné, selon moi. Mais il est aussi homme que possible par la force du caractère dans tout ce qui s’applique aux sentiments, par la droiture, la loyauté, le courage. C’est un très-grand cœur, et, si vous le rendez malheureux, ce sera tant pis pour lui, jamais pour vous. Donc, je vous prie de l’aimer, à présent que je vois que, malgré moi et malgré lui, il vous aimera toujours.

Je représentai à cette brave dame qu’il ne me plaisait guère d’être aimée contre son consentement intérieur.

— Il ne faut plus parler de cela, me répondit-elle. Dans les premiers temps, je vous craignais. Vous aviez trop de frivolité, trop de désir de plaire, trop d’éclat et d’aplomb. Je vous ai recherchée pour vous étudier. J’ai reconnu que vous aviez autant de fierté et de chasteté que les femmes les plus réservées et les plus austères. Dès lors, je vous ai aimée, et toutes vos séductions m’ont gagnée. Je ne sais pas ce qu’il y a en vous, mais vous exercez une fascination à laquelle je me livre, et, puisque mon fils ne craint pas d’avoir une femme dont tous les hommes sont ou seront épris, je ne vois pas pourquoi je serais plus lâche que lui. Vous aimez la vertu, n’est-ce pas ? Eh bien, j’ai foi en vous. Mon fils aura des envieux, voilà tout !

Là-dessus, j’ai embrassé lady Rosemonde et mon père, et j’ai avoué que je mourais d’envie d’aimer Malcolm ; mais que, de tous ceux qui se sont déclarés mes esclaves, il était celui auquel j’avais fait le moins d’attention, à cause de sa jeunesse et de sa timidité.

Il m’a été accordé le temps de la réflexion et de l’examen. J’ai promis de bien l’observer. Il a donc été convenu que lady *** irait, de son côté à Florence, et qu’elle louerait une villa auprès de celle que nous avions fait retenir ; que, là, on continuerait à recevoir tout le monde, afin de ne pas ébruiter un projet qui n’est pas arrêté sans retour en ce qui me concerne ; que Malcolm ne saurait rien de ce que je venais de promettre, et que sa mère feindrait d’hésiter encore à me faire sa déclaration ; enfin, que l’on se verrait très-souvent sans se compromettre vis-à-vis l’un de l’autre… ; toutes choses qui ont été observées et réalisées jusqu’à ce jour.

Donc (je reprends le récit de ma journée), nous arrivons chez lady Rosemonde à sept heures du matin. Comme elle est la plus active et la plus exacte des femmes, elle était prête ; elle était à cheval, et, comme elle est vraiment mon amie et ne veut nullement que je sois compromise par les prétentions de son fils, elle avait invité pour son compte tous ceux de mes adorateurs que j’ai retrouvés à Florence.

Il y avait là lord T***, M. de S***, M. de P***, le marquis G***, le prince W***, enfin toutes les lettres de mon alphabet, et Malcolm au milieu d’eux, le plus jeune, il est vrai, mais le plus beau et le mieux monté.

Quand les grilles de la villa s’ouvrirent devant nous, ce fut un charmant coup d’œil que cette brillante cavalcade piaffant dans la cour, tandis que les valets sonnaient des fanfares en notre honneur.

Il y avait là aussi deux petites Anglaises assez jolies, parentes de lady Rosemonde ; la marquise G***, Italienne renforcée, jalouse de moi naïvement, et faisant des yeux terribles quand son jeune mari m’adresse la parole.

Entre nous soit dit, si j’étais coquette, je la ferais bien enrager ; car le marquis est empressé et presque tendre avec moi. Mais je ne le supporte que juste ce qu’il faut pour taquiner raisonnablement sa candide moitié.

Il y avait aussi là, en fait de femmes, un petit abbé tout rose, grand suonatore de mandoline, grand rimeur de prose, grand diseur de riens, mais si joli, si joli, si propret et si poupin, que sa figure de page espiègle et même effronté complétait, on ne peut mieux, le groupe équestre dont j’allais devenir la reine.

Tu vas encore soupirer et dire que je ne me nourris que de vanités. Soit ! tout est vanité en ce monde, la vie même, dont nous ne prendrions aucun soin, si nous réfléchissions au peu de prix d’une chose si fragile et si courte. Bien certainement, il serait aussi sage de ne s’amuser de rien ; mais ce ne le serait pas davantage, puisque, tristes ou gais, graves ou frivoles, humbles ou orgueilleux, nous allons tous au même but, la vieillesse et la tombe.

Moi, j’ai le goût d’embellir et de dorer sans cesse ce cadre étroit et sombre… et il me semble que mes jours de jeunesse et d’enivrement sont autant de pris sur l’ennemi commun, le temps qui vole !

Mais laissons tes sermons et ma philosophie épicurienne !

Nous voilà partis un peu vite, en dépit de mon père qui nous annonçait une longue course. Le moyen de retenir une trentaine de chevaux fringants qui s’excitent les uns les autres et qui semblent avaler et renvoyer avec leurs naseaux un feu qui les embrase tous ?

Quand on commença à gravir les montées sérieuses et à se calmer un peu, je remerciai lady Rosemonde de la délicatesse qui avait présidé au choix de nos nombreux compagnons de voyage. Il y avait juste assez de femmes pour ne pas faire de nous deux des héroïnes excentriques ; pas assez pour nous gêner et nous retarder. Quant aux hommes, c’était un habile mélange de ceux qui aspirent à ma main et de ceux qui, ne pouvant y aspirer, aspirent du moins à m’être agréables ; si bien qu’il était impossible de penser que Malcolm pût être autorisé à me faire sa cour plutôt qu’un autre. Bien au contraire, il continua, comme à Rome, à se tenir à distance et à m’adresser très-peu la parole.

— Vous voyez, me dit sa mère, qu’il n’est instruit de rien et qu’il n’est pas plus hardi qu’à l’ordinaire. Je ne vous demande pour lui, aujourd’hui, qu’une seule faveur : c’est de ne pas vous laisser étourdir par le babil des autres au point de ne pas remarquer ce qu’il y a de touchant dans sa réserve et d’exquis dans son silence. Comme il ne fera rien pour attirer votre attention, il faut que vous soyez assez juste et assez généreuse pour lui en accorder, à son insu, un peu plus qu’aux autres.

Je m’engageai de mon mieux, en satisfaisant l’orgueil maternel de lady Rosemonde par les éloges que je lui fis de Malcolm : d’abord de son cheval, qui était incontestablement une merveille, et puis de sa manière de le gouverner, qui était irréprochable ; enfin de sa tournure et de son air de suprême distinction, contre lesquels bien peu d’hommes du meilleur monde pourraient lutter.

Pourtant je voulais causer un peu avec lui pour savoir si le ramage se rapportait au plumage, et je crus que cela me serait impossible. Personne ne me laissait un instant de loisir pour l’encourager à s’approcher de moi ou pour me trouver adroitement par hasard auprès de lui.

On fit halte dans une auberge rustique pour déjeuner. Il eut soin de se placer très-loin de moi, et j’avoue que je trouvai cela excessif ; car enfin, lady Rosemonde ne compte pas, j’imagine, que je ferai des avances à ce chérubin montagnard qui a cinq pieds six pouces de haut et une barbe noire et frisée jusqu’aux oreilles.

Je causai beaucoup avec le petit abbé, qui me fit cinquante-trois déclarations en moins d’une heure, à la face de toute l’assemblée. Celui-là eût dû donner à Malcolm un peu de son exubérance italienne.

Malcolm se contenta de rire quand je riais, de se taire quand je me taisais, de regarder ce que je regardais, de ne pas manger de ce que je refusais, enfin de faire en conscience son état d’homme abruti par l’admiration.

Après le déjeuner, on repartit, la marquise G*** toujours sur mes talons, ce qui m’ennuya au point que je priai son mari de s’occuper des deux petites Anglaises, lesquelles le reçurent comme un envoyé du ciel. Mais vois le caprice ou la méchanceté de la marquise ! elle ne me quitta pas pour cela d’une semelle, je devrais dire d’un fer de cheval.

Nullement jalouse de ces deux petites filles, qui entraînaient son mari dans un nuage de cheveux blonds défrisés et de paroles sifflées comme des cris de mésange, elle s’acharna à faire tout ce que je faisais d’imprudent et de dangereux pour me débarrasser d’elle. Elle passa au galop le long des précipices, elle descendit au grand trot des pentes rapides, elle sauta par-dessus des arbres morts étendus en travers du sentier ; enfin, elle voulut et s’imagina partager avec moi les honneurs de l’intrépidité, le tout pour faire croire à son mari qu’elle est aussi brave que moi ; et cela, en pâlissant de peur à chaque minute, en grinçant les dents et fermant les yeux à chaque nouvelle folie dont je lui donnais l’exemple.

Moi qui m’amusais de l’aventure, je ne lui épargnais pas les émotions, et, sans mon père, qui vint me gronder sévèrement et me remettre au pas, le pauvre marquis serait certainement veuf à l’heure qu’il est.

Nous étions arrivés à la Chartreuse, et la journée menaçait bien de se passer sans que j’entendisse un mot sensé sortir des lèvres de mon futur fiancé, quand le hasard, qui est parfois un grand artisan dans la trame de nos destinées, amena un tête-à-tête entre Malcolm et moi.

Je dis un tête-à-tête, bien que nous fussions trois. Mais ce tiers appartenant à une classe que j’ose dire étrangère au règne dont je fais partie, je ne le compte que comme comparse dans une scène de théâtre.

En somme, ce comparse était singulier, et je ne sais pourquoi je ne te le décrirais pas. Un autre te ferait la peinture des rochers, des herbes ou des nuages ; moi, je ne suis pas paysagiste : je m’en tiens au genre.

Figure-toi que, presque tous les hommes étant entrés à la Chartreuse, d’où le beau sexe paraît exclu sérieusement, il ne resta avec les femmes que ceux qui connaissaient déjà l’intérieur du couvent et qui eurent la politesse de ne pas les laisser seules.

J’avais vu Malcolm se diriger dans un autre sens, et, sans faire semblant de m’en être aperçue, je pris de ce côté-là, pensant bien qu’il me verrait et ralentirait son escalade ; car il gagnait, avec une agilité superbe, le sommet d’un grand vilain rocher que les petites Anglaises, ses cousines, avaient déclaré beautiful ; elles sont romantiques.

Mais le sentier de ce maudit rocher se trouva si encaissé, que Malcolm ne me vit pas du tout, et que, quand j’arrivai en haut, je le trouvai assis côte à côte avec une espèce de colporteur, un homme de trente ou quarante ans, qui avait des bottes poudreuses par-dessus un pantalon râpé, une veste grise, un chapeau de paille en triste état, une chevelure inculte, une barbe de sauvage, pas de gants, et un gros bagage porté moitié sur son dos, moitié sur celui d’une vieille mule qui paissait sur un plateau, à peu de distance de lui.

En me voyant, Malcolm fit un cri de surprise, il rougit, pâlit, balbutia, enfin il fit tout ce que doit faire un amoureux bien pénétré de son personnage.

De mon côté, je fis une petite exclamation de surprise, je m’efforçai de rougir ; mais je crois que ce fut peine perdue, et je m’assis naturellement là où je me trouvais, car j’étais fort essoufflée.

Il eut alors le courage de se rapprocher de moi et d’entamer la conversation, pendant que l’homme aux grands paquets se couchait sans façon sur l’herbe, à dix pas de nous, pour faire la sieste, après avoir serré la main de Malcolm, circonstance qui m’étonna beaucoup… et qui m’étonne encore.

Je lui demandai si ce personnage était un chef de brigands de sa connaissance, auquel cas je brûlais d’envie qu’il me le présentât.

— Non, répondit-il, ce n’est qu’un voyageur naturaliste.

— Quoi ! m’écriai-je épouvantée, un savant ?

— Non, non, reprit-il en souriant, un marchand de curiosités.

— Dieu ! que vous m’avez fait peur !

— Il paraît que vous ne plaisantiez pas ce matin en disant que vous aviez en horreur les sciences dites naturelles !

— Toutes les sciences. C’est très-sérieux.

— Pourtant… si… Vous n’avez pas envie de quelque bel échantillon de minéralogie ?

— Des pierres brutes ? Non, c’est fort laid. Laissez dormir votre marchand de cailloux, et racontez-moi une histoire que vous arrangerez comme vous voudrez, pourvu qu’elle soit divertissante, qui m’explique pourquoi vous avez donné une poignée de main à cet homme sans gants.

— Parce que je le connais de longue date. C’est un très-honnête homme.

— Soit ! mais… mon Dieu, est-ce que vous seriez savant ?

Ceci m’échappa malgré moi. C’était une bêtise de l’autre monde. Aussi, Malcolm y répondit-il par une bêtise encore plus voyante.

— Si je l’étais…, du moment que cela vous déplaît

Si bien que, dès les premiers mots d’une conversation que je m’étais promis d’engager si adroitement, je lui avais dit tout ce que j’étais censée ne pas savoir, et je m’étais fait dire tout ce qu’il s’était promis de ne pas me faire entendre.

Après ces deux répliques, remarquablement stupides, provocation d’une part, déclaration de l’autre, je me demandais si ce que j’avais de mieux à faire n’était pas de me sauver ; mais je vis qu’heureusement Malcolm n’avait nulle conscience de ce qui venait de lui échapper, et je pris résolûment le parti de ne l’avoir pas entendu.

Je me mis à babiller avec aisance sur toutes sortes de sujets plus ou moins saugrenus, afin de faire causer le timide et prudent Malcolm. La présence de cet homme qui dormait à dix pas de nous me semblait très-comique. C’était comme un chaperon improvisé par la Providence pour assurer la convenance de mon premier tête-à-tête avec celui… que je n’épouserai peut-être pas, mais que je n’ai pas refusé d’épouser, circonstance qui place le beau Malcolm plus près de mon cœur et de ma main que je n’ai encore permis à un aucun autre de se glisser.

Pourtant, ce témoin de l’entrevue n’était là que pour la montre, car il ne daigna pas seulement s’apercevoir de ma présence. Il ronfla tout le temps.

J’étais assez près de lui pour voir sa figure, qui me parut fort singulière, ni laide ni belle, ni jeune ni vieille, mais d’une distinction de type qui n’était pas assortie à son habillement, et, comme cette poignée de main à lui donnée par le noble Écossais me trottait par la tête, il me vint à l’idée que c’était quelque montagnard de son clan, égaré comme nous sous le ciel d’Italie.

Tu me demanderas pourquoi j’ai fait tant attention à ce quidam, et pourquoi j’étais curieuse de ce qui le concerne : je vais te le dire.

J’ai une peur affreuse que Malcolm ne soit égalitaire, philosophe socialiste ou jacobin quelconque, et ma frayeur n’est pas dissipée à l’heure où je te parle ; car le candide Malcolm a eu la finesse suffisante pour éluder toutes mes questions sur cet ami, ce camarade mystérieux, ce frère… franc-maçon peut-être ! Il a toujours réussi à rompre les chiens, et, moi, je ne pouvais lui dire : « Hélas ! seriez-vous, par hasard, un homme avancé ? » C’était bien assez d’avoir été étourdie au point de lui demander s’il était savant. Une seconde question sur lui-même, une seconde réponse de sa part comme la première, et nous n’avions plus qu’à aller demander la bénédiction de nos parents sous un arbre, en prenant le ciel et le petit abbé à témoin, ou déclarer tout projet rompu entre nous pour cause d’incompatibilité d’humeur.

De tout ceci, il résulte que Malcolm m’a paru cachottier et plus fin qu’il n’en a l’air. D’un côté, j’en suis fort aise, je le craignais trop simple ; de l’autre…, nous verrons bien !

Le reste de la journée s’est passé à revenir chez lady Rosemonde, où une nombreuse société nous attendait pour dîner.

J’ai d’abord été furieuse en voyant les femmes en grande toilette. Mon père n’était pas d’humeur à me laisser aller chez nous pour m’habiller. Il continue à être le meilleur des pères, mais à soupirer et à s’agiter quand je me fais attendre, de manière à ce que tout le monde s’en aperçoive bien.

Heureusement, la délicieuse lady Rosemonde avait tout prévu. J’ai trouvé, dans la chambre qui m’était préparée, ma soubrette italienne et une douzaine de mes cartons, où j’étais libre de choisir ma plus jolie robe pour la circonstance.

J’étais donc très-belle, toute en guipure et en rubans, de la tête aux pieds, avec dix aunes de jupes, et il n’y a rien qui repose comme cela.

On a beaucoup mangé, beaucoup ri et beaucoup dansé. Papa s’est endormi dans un boudoir au son des violons, ce qui m’a permis de rester jusqu’à minuit.

Voilà, ma chère, le récit d’une de mes journées.

D’autres fois, nous allons briller en voiture aux Cascines, qui sont le bois de Boulogne de Florence, et où tout le monde va. De là, nous allons au spectacle, qui ne vaut rien, mais où l’on cause. Et puis des dîners, des soirées, des bals ; bref, je m’amuse beaucoup, et je médite sur le mariage entre deux mazourkas.

Ton amie,
Flavie de Ker…