Flaubert (André Beaunier)

Flaubert (André Beaunier)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 205-216).
REVUE LITTÉRAIRE

FLAUBERT[1]

« O poète, cache ta douleur sous des phrases d’une mélancolie pompeuse, comme les paysans de la Thébaïde bouchent les trous de leurs cabanes avec des planches de cercueils peints. »

Cette phrase si belle, M. Louis Bertrand l’a sauvée ; il l’a trouvée dans les papiers de Flaubert, écrite sur la chemise qui contient les brouillons du Saint Antoine ; cette phrase si belle et qui pourrait servir d’épigraphe à toute l’œuvre de Flaubert. Elle résume l’esthétique de la Bovary et de Salammbô, de l’Éducation sentimentale et d’Hérodias.

Il y a de ces phrases, soudaines, qui rendent le son d’une âme ; on dirait d’un cristal sonore et qui, touché, donne sa musique naturelle. Et, comme la musique est plus persuasive que tous les ‘mots, cette phrase vaut mieux que tous les commentaires ; mais commenter une musique est un plaisir inutile et charmant, l’hommage de la dialectique à l’intuition.


L’exégèse de Flaubert s’est enrichie de quelques récens travaux. L’édition Couard, en dix-huit volumes, aujourd’hui complète, apporte beaucoup d’inédit : elle est précieuse. MM. René Descharmes et René Dumesnil ont publié, sous ce titre Autour de Flaubert, une série de très attentives études ; et voici le Gustave Flaubert de M. Louis Bertrand.

Avec beaucoup de soin, de méthode et aussi de goût, MM. Descharmes et Dumesnil réunissent des documens. C’est une excellente besogne ; et de tels livres ont l’agrément le plus vif. L’impartialité de ces deux critiques ne fait aucun doute ; or, parmi leurs nombreuses découvertes, il n’y a pas une anecdote, il n’y a pas un trait qui endommage la figure, la légende même de Flaubert : on le constate avec joie. La terrible enquête que mène, autour de nos grands hommes, la curiosité contemporaine a bousculé pas mal de renommées. Flaubert ne bouge pas.

L’histoire de Madame Bovary, dont nous connaissons maintenant le détail, est fort singulière. MM. Descharmes et Dumesnil ont cherché, dans les journaux de l’époque et dans les correspondances, l’opinion de 1857. Ah ! que de niaiseries ! et comme il sied à la critique de garder, en ses jugemens, une prudente, une tremblante modestie ! Écartons ces tristes avertissemens. (Mais redoutons de méconnaître un chef-d’œuvre qui nous déconcerte : s’il ne dérangeait pas nos habitudes, serait-ce un chef-d’œuvre nouveau ?) Le procès de la Bovary est un incident bizarre. Flaubert accusé d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs : nous relisons le roman ; nous ne voyons pas l’outrage. Sincèrement, nous sommes déçus. On a bientôt fait d’écarter le réquisitoire en le notant d’hypocrisie ou de pharisaïsme : les termes du réquisitoire concordent avec ce que disent maints articles d’alors. Le roman de Flaubert a blessé un grand nombre de ses lecteurs. Il faut conclure de là, somme toute, que la susceptibilité publique se modifie, non la morale, mais la susceptibilité morale, l’idée de la délicatesse, le sentiment d’une élégance de l’esprit. D’ailleurs, Flaubert fut acquitté : ainsi, l’on devenait plus indulgent. Nous devenons, de jour en jour, plus indulgens, et jusqu’à des patiences dégoûtantes. Plusieurs de nos romanciers nous conduisent bien au delà des justes limites où l’audace tourne à l’infamie. Où sont les justes limites ? Nous les avons éperdument dépassées. Une époque plus fine hésite : son scrupule n’est pas méprisable. Et, quand nos vertueux démagogues flétrissent la démoralisation du deuxième empire, ils badinent, sans loyauté.

Ils dénigrent les préjugés de l’ancien temps : ces préjugés composent d’âge en âge la conscience d’un pays. Et je préfère à notre vil relâchement l’incertitude qui se manifesta en 1857. On éprouve, à constater ces différences, une inquiétude assez pathétique.

Le livre de M. Louis Bertrand n’est pas une étude continue, mais plutôt un recueil d’essais relatifs, les uns et les autres, à Flaubert. Cependant, il a quelque unité. L’auteur, s’attachant principalement aux ouvrages les plus lyriques de Flaubert, à Salammbô et à la Tentation de Saint Antoine, examine le réalisme qui subsiste là encore, sous les dehors les plus romanesques. M. Bertrand connaît à merveille d’Afrique : on n’a pas oublié La Cina. Et voici ce qu’il nous apprend.

L’Afrique de Flaubert est la vérité même : vérité du décor et de la couleur ; et vérité plus profonde, celle des races. Les types de Salammbô sont « absolument africains. » Et l’âme de l’Afrique « n’a pas changé, depuis des siècles. » Les personnages de Salammbô, M. Bertrand les a rencontrés en Afrique. « Le rival d’Hamilcar (dit-il), le vieux Suffète de la mer, rongé par la lèpre et accablé sous sa graisse malsaine, c’est l’âpre marchand juif ou maltais, sémite comme Hannon, qu’on peut voir encore dans les boutiques sordides d’Alger ou de Constantine, comme dans les souks de Tunis. Narr Havas, c’est le grand chef du Sud, le cavalier aux yeux de gazelle, qui épouse nos filles, boit notre Champagne, accepte nos décorations, prêt d’ailleurs à passer du jour au lendemain dans le camp de nos ennemis ; Spendius, c’est l’aventurier napolitain ou espagnol, bon à toutes les besognes, ruffian ou tenancier de maisons louches, fanfaron et vantard, se poussant par tous les sales métiers, ébahi d’une fortune soudaine, qu’il gaspille et qu’il perd avec la même facilité qu’il l’a acquise. Mathô, c’est le bon nègre, ou le fidèle spahi, épris de la fille de son général, fait uniquement pour servir, fier de porter nos médailles, très capable d’ailleurs d’un gros héroïsme et qui finit par se faire tuer pour nous dans quelque Tonkin ou quelque Madagascar. » Je crois qu’on est ravi de le savoir. On le devinait : désormais on a de quoi répondre à qui, dans Salammbô, ne veut apercevoir que de l’archéologie. Il y a, dans Salammbô, de la vie, ancienne et durable.

A cet égard, Salammbô n’est pas une œuvre d’un autre ordre que l’Éducation sentimentale ou Madame Bovary. M. Louis Bertrand l’a très bien montré. Or, s’il a montré, dans Salammbô, l’éternelle vie, à plus forte raison la devons-nous sentir dans les romans de mœurs contemporaines. Il proteste, à mon avis, très heureusement contre une fausse interprétation de Flaubert, laquelle nous présente ce grand artiste comme le prisonnier de son art : un prisonnier malheureux qui, à travers les grilles de sa geôle, ne voit guère le monde et qui fait de la littérature ainsi que, les autres, le chausson de lisière. Non : l’esthétique de Flaubert est vivante ; et lui, parmi les romanciers de génie, l’un de ceux qui ont saisi et mis dans leurs ouvrages le plus de réalité, intellectuelle et physique, vivante elle-même.


Enfin, voici, pour moi, Flaubert.

Mais plaçons-le, d’abord, à son époque ; ensuite, nous l’en détacherons. Cette époque où il a flori, c’est le deuxième empire : c’est le déclin du romantisme, encore splendide ; et c’est le triomphe du positivisme.

Romantique, Flaubert le fut passionnément, — et si évidemment que je n’ai pas à le prouver ; — son amour des couleurs brillantes, son luxe verbal, son lyrisme et la musique de ses phrases, autant de signes : et il dépend de Chateaubriand, d’Hugo, sans nul doute. Mais aussi, en 1857, la philosophie d’Auguste Comte et sa méthode se propageaient à l’encontre du romantisme. La science allait, dans l’idéologie universelle, se substituer à la poésie. Même s’il ne faut pas considérer la science comme la négation de la poésie, l’idée positiviste de la science est opposée à l’idée romantique de la poésie. En fait, l’effort littéraire des Parnassiens consista, plus ou moins nettement, à concilier les deux idées ; et ils ont corrigé le romantisme selon les volontés du positivisme : aux libres épanchemens d’Olympio, comparons les exactes analyses d’un Sully-Prudhomme.

Le romantisme soumettait le monde au poète. Le positivisme soumet au monde les yeux qui regardent le monde, l’intelligence qui le conçoit ; et il transporte la réalité, il la transporte de l’âme à l’objet. Ce changement est manifeste dans toute l’activité spirituelle, sous le deuxième empire, et dans la littérature notamment.

Flaubert en témoigne ; Flaubert, avec son goût de la vérité ; Flaubert qui peine à la quête des documens précis, et qui voyage, visite la Normandie et l’Orient pour attraper des paysages authentiques, et qui assume de formidables lectures, afin de se procurer l’histoire. Les romantiques interrogeaient leur imagination, comme le vieil Homère consultait la muse. Avec le positivisme, le procédé n’est plus le même : le procédé, c’est l’expérience ; du moins, en littérature, c’est l’observation. Et, si Flaubert se soumet à la nouvelle discipline avec une rigueur qui peut paraître excessive, qui l’a peut-être gêné, mon Dieu, la discipline est toute nouvelle : on en subit le prestige. Puis, au lendemain du romantisme, qui vous enchante et vous alarme encore, la discipline est plus indispensable que jamais : le plus tenté de vive indépendance la veut plus stricte.

Si je ne me trompe, tel est Flaubert à l’égard de son temps et, pour ainsi dire, en face du problème que son temps lui posait. Or, ce problème, dont j’indique la formule de 1857, donnons-lui toute sa portée : c’est le problème de l’art même. Tout art en est une solution ; et, au principe de l’art, il s’agit de savoir quelle attitude l’artiste garde vis-à-vis de la réalité. Dans un récent volume, savant et joli, Les origines du roman réaliste, M. Gustave Reynier cherche, parmi les œuvres du moyen âge et de la renaissance, les commencemens de ce « genre littéraire. » Mais, si le roman réaliste peut être appelé, en effet, un genre littéraire, la question du réalisme est plus vaste, plus générale ; et elle date des origines de la littérature, des origines de l’art, elle date de là et suit les tribulations séculaires de l’art et de la littérature : il s’agit de la somme de réalité que l’art, — et littéraire, par exemple, — est capable de prendre et d’animer. Il n’en désire presque pas, il la dédaigne ; ou bien il la prise et il la veut. La dose de réalité qu’il absorbe, la manière dont il la traite : ainsi se caractérise un art.

Bref, l’esthétique de Flaubert, nous la trouvons premièrement installée au point vital de la littérature. Mais elle est une esthétique et, aussitôt, encourt le reproche de pédantisme. On se dépêche de conclure. On redoute qu’une esthétique entrave la spontanéité de l’artiste. La spontanéité de l’artiste, si l’on y songe, est plus dangereuse. Quel mal y a-t-il, et quel perd, à ce que l’artiste ait médité ses volontés et ne cède pas, tout simplement, à ses velléités de hasard ? Ces velléités, en cas de réussite, on les qualifie d’un nom qui plait, l’inspiration. Eh ! l’inspiration (sauf la chance de quelques-uns ; et lesquels ?) n’est-elle pas le bel accomplissement d’une esthétique sous-entendue ? L’auteur la dissimule, comme l’architecte enlève les échafaudages, la bâtisse achevée.

Au surplus, j’accorde que Flaubert soit, de nos écrivains, l’un des plus assidûment réfléchis, l’un de ceux qui ont eu la conscience la plus nette de leurs intentions. En revanche, n’accordera-t-on pas qu’il ait été l’un des plus intelligens ?

Pour les amis d’un art exubérant, c’est peu de chose.

Mais on nous représente Flaubert comme le martyr de son esthétique et le maniaque d’un règlement fixé par lui, l’héautontimorouménos, bourreau de soi. S’U faut le dire, même ainsi je l’aimerais, tant nous avons d’écrivains qui sont aux petits soins pour eux et pour la vaine abondance de leur génie : des écrivains en bras de chemise ; et les pantoufles. D’autres ont le cilice.

Le cilice, en telle aventure, n’est-il pas une folie ?… On nous fait un Flaubert absurde, avec son esthétique, une toquade.

Si nous examinons et l’homme et l’esthétique, nous les voyons en excellent accord, extrêmement raisonnables l’un et l’autre, et celui-ci qui, judicieux, avait choisi celle-là, celle dont il avait besoin, celle précisément que réclamait la nature de son esprit. C’est ainsi qu’un système est vivant.

Notons, — car tout en dérive, à mon gré, — la sensibilité de Flaubert. Une terrible sensibilité, prodigieusement frémissante. Il écrivait (M. Bertrand cite ce passage de la Correspondance) : « S’il suffisait d’avoir les nerfs sensibles pour être poète, je vaudrais mieux que Shakspeare et qu’Homère, lequel je me figure avoir été un homme peu nerveux. Cette confusion est impie (de la poésie, de l’art et de la sensibilité), j’en peux dire quelque chose, moi qui ai entendu à travers des portes fermées parler à voix basse des gens à trente pas de moi, moi dont on voyait, à travers la peau du ventre, bondir tous les viscères et qui parfois ai senti, dans la période d’une seconde, un million de pensées, d’images, de combinaisons de toutes sortes, qui jetaient à la fois dans ma cervelle comme toutes les fusées allumées d’un feu d’artifice. » Une sensibilité de malade, dira-t-on, puisqu’on sait qu’il était épileptique. D’ailleurs, si cette indication manquait, je m’en passerais volontiers. La même sensibilité, ne la remarque-t-on pas chez beaucoup de gens qui ne tombent pas du haut mal ? Cette infirmité, dont l’auteur de la Bovary a cruellement souffert, n’atteignit pas son talent, qui est sain. La sensibilité de Flaubert, en ce qui concerne son œuvre, est celle d’un artiste ; et l’analyse d’une telle sensibilité révèle, en son mystère de plus lointain, le germe fécond de l’art. Mais il nous faut aller ici jusqu’à ces profondeurs de l’âme où, de la subconscience, se dégagent les tendances premières.

Du reste, prenons garde. Il y a des artistes, souvent habiles, et pour qui l’art est un métier comme un autre. Ils ne l’auraient pas inventé ; ils l’adoptent : parfois, ils n’y réussissent pas mal. L’argent les tente, ou la gloire. Mais Flaubert, ce n’est pas cela. Il avait un peu de fortune et s’en contentait. Quand la Bovary eut fait scandale, dans la Revue de Paris et à la Chambre correctionnelle, l’éditeur l’eut, moyennant vingt-cinq louis, pour cinq années : en deux mois, il vendit quinze mille exemplaires, d’ailleurs. Encore n’avait-on pas facilement décidé Flaubert à publier son livre. Cette réclame, un procès dont les journaux retentissaient encore, le dégoûtait ; et il méprisait ce tapage « tellement étranger à l’art. » Il ajoutait : « Je n’aime pas, autour de l’art, des choses étrangères. » (Quel homme, et digne d’étonner aujourd’hui maints littérateurs !) Il songeait à ne plus imprimer rien, mais à écrire, pour lui seul : quant à « publier, » c’était une chose dont il disait, et sincèrement, qu’il ne sentait pas le besoin.

Mais il sentait le besoin d’écrire. Cependant, le style lui était un dur travail ; il en parle comme d’un supplice. Il avait donc, au vrai, besoin d’avoir écrit. Ce besoin d’accomplir une œuvre d’art est le fait psychologique dont le secret me semble résider dans l’instinct même d’une sensibilité pareille à celle de Flaubert.

Une telle sensibilité est riche merveilleusement ; elle reçoit un perpétuel afflux d’impressions variées comme l’univers. Elle est malheureuse : toujours en éveil et toujours agitée, elle ne trouve pas son repos. Il le lui faudrait ; car elle se fatigue, à frémir incessamment. Elle le cherche. Elle ne le trouve pas en elle-même, car elle est toujours en mouvement. Une excessive rapidité l’emporte ; elle gaspille et perd ses richesses, plus précieuses d’être menacées. Et elle a le désir ardent de l’immobilité, de la durée. Elle est comme une nymphe lasse auprès d’un fleuve, son amour, fuyant au long des rives et qu’elle ne sait pas arrêter. Elle voudrait se mirer à la surface de l’eau, turbulente et qui s’échappe. Elle plonge ses doigts dans l’eau et ne la peut captiver. L’eau se sauve comme le temps.

Si la nymphe est pourvue de savans prestiges, elle congèlera le fleuve, plutôt que de le laisser fuir : il sera devant elle, immobile enfin, immobile et froid, séparé d’elle ainsi ; elle n’y trempera plus ses doigts frissonnans. Mais elle aura goûté la joie d’éterniser un instant.

Il y a, dans l’essence même de la sensibilité, une velléité de suicide. Et la nymphe a tué le fleuve. Mais la sensibilité est, à la fois, le fleuve et la nymphe. Elle est éprise et jalouse d’elle-même. Elle se tue, afin de se posséder. En d’autres termes, et plus simples, elle renonce à elle-même.

Il est remarquable que tous les grands renoncemens proviennent d’une sensibilité immense et qui se tue.

Ce sera peut-être l’amour, don de soi, don parfait ; et, « pour se regarder au miroir d’une autre âme, » une âme invente l’oubli de soi.

Ce sera peut-être le dévouement, totale abnégation de l’égoïsme. Flaubert, « aumônier des Dames de la Désillusion, » écrivait à une femme inquiète : « Pensez moins à vous… Tâchez donc de ne plus vivre en vous ! »

Ce sera peut-être l’action, car elle exige qu’on abandonne son plaisir. Mais Flaubert avait l’horreur de bouger.

Alors, faute de l’amour, faute du dévouement et faute de l’action, ce sera, en définitive et comme à bout de ressources, l’art, le dernier stratagème d’une sensibilité en peine de renoncement. L’art, faute de l’amour ; et Flaubert écrivait à George Sand : « Je ne suis pas si cuistre que de préférer des phrases à des êtres. » La femme inquiète et qu’il engageait à ne plus vivre en elle, ne l’eût-il pas dirigée vers les œuvres charitables ? En attendant, il lui disait : « Associez-vous par la pensée à vos frères... » Quels frères ?... « à vos frères d’il y a trois mille ans ! » Il l’envoyait à l’étude et aux livres ; il l’envoyait au passé, qui est une œuvre d’art immobile.

L’art est, pour un Flaubert, le suprême moyen de sortir de soi : car l’on ne peut tenir en soi. Il écrivait pour réaliser hors de lui-même l’émoi qu’il avait en lui et qui le tourmentait « à le faire crier, » dit-il. Et voilà cette prétendue « impassibilité : » que de sottises n’a-t-on pas lancées, touchant l’impassibilité de Flaubert ! Il n’y a pas en d’intelligence plus chaude, ni de cœur plus bouillant. Mais il cherchait dans l’art son repos, — mettons, l’impassibilité, — comme sa délivrance. Il n’était pas impassible d’abord.

Conséquence : l’art, ainsi conçu, doit être impersonnel. Flaubert l’a répété maintes fois ; et l’on connaît ses formules impérieuses. On les a déclarées paradoxales. Non ! Et, en tout cas, le principe est juste. L’art commence à la minute même où le sentiment se détache d’une individualité, prend les dehors d’un objet qui, tout seul, existe.

Il est possible que Flaubert ait poussé le principe jusqu’à ses bornes extrêmes et, j’y consens, au delà des bornes indispensables. Mais, quoi ! n’avait-il pas à réagir contre la fureur individualiste des romantiques ? Ceux-là manquaient de toute retenue ; et, le vice de leur esthétique, on l’a vu, quand Lamartine publia le commentaire anecdotique de ses Méditations : il n’avait couvert que d’un voile léger les sentimentales péripéties de son existence et, le léger voile, il l’écartait. Flaubert, en son temps, eut à réagir. Averti par les violences de sa propre sensibilité, mis en garde par elle, il réagit plus énergiquement. Il s’est aperçu de la dépravation à laquelle l’art courait ; et il résolut d’enrayer le mal. S’il l’a fait avec rudesse, la leçon n’en est pas moins bonne, aujourd’hui encore, après tout un siècle de lyrisme éperdu. Flaubert, en somme, retournait à une idée de l’art qui est exactement celle de nos écrivains classiques. Mais il y retournait : ce n’est pas la même chose que d’y être. Et, pour y aller, il partait du romantisme, de son erreur superbe. Il arrive au même point ; seulement restent en lui le souvenir et la peur de la faute ; il a les manières d’un converti, qui se méfie de soi et continue de se châtier.

Voire, il se tarabuste : il n’en est que plus émouvant.

Pour être sûr de ne pas céder au vieil homme, si romantique, il a recours aux contraintes les plus sévères et à l’exil, à cette sorte d’exil véritable qu’est l’exotisme. S’il demeurait chez lui, dans ses entours, dans le paysage familier qu’il a peuplé de sa tendresse et de son rêve, il résisterait mal aux tentations débiles où la sympathie vous engage. Il s’est éloigné ; il a campé, avec son art, dans les pays étrangers ou hostiles, dans les pays d’Hamilcar ou d’Homais, chez les Carthaginois ou les bourgeois. Là, il ne craignait rien ; là, il avait la certitude de ne pas se confondre avec la nature environnante, de ne pas mêler son âme à d’autres âmes et de n’être pas dupe des faciles incarnations, des avatars auxquels s’amuse un mol esprit. Il se cantonnait, à l’écart ; telles furent ses précautions.

Et il est dans toute son œuvre, sans doute. On l’y devine ; même, on l’y voit. Mais il y est comme l’art le plus impersonnel l’y voulait : U y est l’artiste ; il y est l’intelligence qui choisit et qui ordonne les fragmens et les symboles de la réalité.

Son œuvre contient une somme abondante de réalité. Après la publication des Trois contes, Taine lui écrivait : « Votre calme, votre perpétuelle absence est toute-puissante ; comme disait Tourguéneff, cela coupe le fil ombilical qui rattache presque toujours une œuvre à son auteur. À mon avis, le chef-d’œuvre est Hérodias… Hérodias est la Judée trente ans après Jésus-Christ, la Judée réelle, et difficile à rendre, parce qu’il s’agit d’une autre race, d’une autre civilisation, d’un autre climat. Vous aviez bien raison de me dire qu’à présent l’histoire et le roman ne peuvent plus se distinguer. Oui, à condition de faire du roman comme vous. Ces quatre-vingts pages m’en apprennent plus sur les alentours, les origines et le fond du christianisme que l’ouvrage de Renan ; pourtant vous savez si j’admire ses Apôtres, son Saint Paul et son Antéchrist. Mais la totalité des mœurs, des sentimens, du décor ne peut être rendue que par votre procédé et votre lucidité. » Sa lucidité, ne la devait-il pas à la rigueur de son procédé, à cette règle d’ « absence » qu’il observait ? La réalité profonde de Salammbô, M. Bertrand (je l’ai dit) l’a fort bien montrée ; puis il a présenté, très justement, Flaubert comme un de ces hommes de grande et forte culture à qui la connaissance des temps et de l’espace permet de prendre et de posséder les plus larges portions d’humanité authentique, peuples et individus, la vie et la pensée : dans la troisième partie de la Tentation, le dialogue du diable et de saint Antoine déroule tout le spinozisme avec une admirable intelligence et le roman, d’un bout à l’autre, déroule toute l’infinie et subtile erreur métaphysique. La réalité d’Emma Bovary : celle d’une femme vivante et, par un privilège, d’une femme dont l’âme ne nous serait aucunement dissimulée. « Quelles solitudes que tous ces corps humains ! » dit Fantasio ; et des millions de lieues séparent un être de son voisin. Mais Flaubert nous conduit jusqu’à la plus intime solitude où Emma Bovary se cacherait. Il n’est pas un de ses actes que nous n’ayons vu se préparer dans le mystère de cette âme éclairée par lui. Cependant, elle garde son mystère, je veux dire sa logique à elle : une logique est tout un être. Dans les sentimens et dans la destinée d’Emma Bovary, l’auteur n’intervient pas. Elle existe sans lui ; et il la regarde. Pour modifier les journées de cette petite femme, il y a les incidens divers du hasard et il y a l’enchaînement naturel de la cause à l’effet, cette fatalité confuse qui, au désordre même des événemens, impose une espèce de régularité. Jamais on ne surprend, au cours des épisodes, le caprice de l’auteur. L’auteur n’est pas là.

Emma Bovary, délicieuse, à la fois ingénue et perverse, prétentieuse avec la plus touchante sincérité, voluptueuse et, dans toutes ses ardeurs, animée d’un étrange idéalisme, dédie au rêve son péché. Tête absurde et charmante ! Sa niaiserie est d’avoir voulu fuir la vulgarité : elle y tombe. Elle y mourra ; et nous aurons pitié de sa douleur scandaleuse et innocente, de son corps joli, de son cœur affriolé, de son espérance avilie. Elle vivait : nous l’aimions..

Maupassant raconte que Flaubert se fâchait, quand les critiques l’appelaient un réaliste. Et M. Bertrand rapporte qu’il disait, à propos de la Bovary : « Les observations de mœurs, je me moque bien de ça ! » et qu’après Salammbô, il écrivait à Sainte-Beuve : « Je me moque de l’archéologie ! »

En vérité, son art n’est pas réaliste. Il l’est pourtant ; mais, plutôt, il ne l’est pas. La réalité, Flaubert l’utilise comme un refuge, quand il s’est échappé de lui-même. Elle lui fournit le moyen de ne pas demander à son imagination (qui est de lui, et dont il se méfie) la substance et les matériaux de son art. Il faut qu’on aille à la réalité, quand on pratique le mépris des chimères individuelles. On n’a que la réalité du dehors ou bien soi : l’on n’a donc que la réalité. Ainsi, Flaubert est un réaliste. Mais la réalité n’est pas la fin qu’il se propose. La fin, pour lui, la seule fin, c’est l’art : un art qui emploie la réalité.

Un art qui n’est pas soumis à la réalité. Il la dompte. La preuve ? Il lui impose la beauté.

Or, il y a, entre ces deux termes, — réalité, beauté, — une antinomie. Flaubert l’a durement constatée. Il la signale, à toutes les étapes de la civilisation : elle se marque, à ses yeux, toujours plus nettement d’âge en âge. A l’imitation des positivistes, il distinguait, dans le devenir de l’humanité, des périodes et, badinant avec chagrin, les désignait : paganisme, christianisme et « muflisme. » Ses romans, il les a placés dans ces trois périodes, dans la troisième aussi, où triomphe la laideur.

Imposer à la réalité, triomphalement laide, la beauté : comment faire ? Comment Flaubert a-t-il résolu l’antinomie ? A-t-il embelli la réalité, ainsi que d’autres l’enjolivent ? Non, certes : ou bien, il aurait manqué à sa discipline. Mais, en lui laissant sa laideur, il l’a vêtue de beau style. Bref, il l’a traitée un peu comme fit Vélasquez les princes décrépits de la maison d’Autriche : il les habille d’étoffes somptueuses, de brocarts d’or et les décore de son génie. Flaubert costume de ses phrases la réalité médiocre ou infâme.

Un simple réaliste copie la réalité ; il ne permet point à sa phrase de ne pas suivre assidûment la ligne qu’on voit. Et il appauvrit même sa phrase, afin de la rendre moins orgueilleuse, plus docile : petite servante de la réalité.

La beauté d’abord ! disait Flaubert. Et il reprochait à Zola d’autres soucis.

Il disait aussi : « Moi, j’admire autant le clinquant que l’or. La poésie du clinquant est même supérieure en ce qu’elle est plus triste ! » Il y a, dans cette boutade, un peu de plaisanterie, certainement, et beaucoup de vérité, car il songeait à ce rôle magnifique et bizarre qu’il avait assumé : rehausser du fin métal de ses phrases la grossière étoffe de la réalité.

Il n’était pas gai, à part lui : ses propos véhémens, sa fausse allégresse ne doivent pas faire illusion. Il était assez nihiliste et n’attendait rien du progrès dans le monde, qu’un enlaidissement continu ; il n’attendait pas, de la science ou de la philosophie, une révélation de l’inconnaissable : il comparait la vie à la meule qu’un esclave tourne.

On le chicanerait là-dessus. A quoi bon ? Le pessimisme n’est pas une dialectique ; et l’optimisme non plus.

Mais, au désastre universel, survivait l’art uniquement. Il lui donna toute son existence, toute sa ferveur, le zèle d’un dévot. « Dans ma pauvre vie, si plate et si tranquille, les phrases sont des aventures, et je ne recueille pas d’autres fleurs que des métaphores... » Son hérésie exquise considérait le monde comme une illusion qui peut servir à la littérature. Il avait trouvé pour le monde cet argument de rédemption. Il s’établit prêtre de ce néant qu’il ornait de beauté.

Avec quel soin, méticuleux et obstiné ! Il ne négligeait aucun détail de son culte, aucune pratique. Il n’a omis aucune des vertus de l’écrivain. Presque toujours seul, à son bureau, il travaillait, recommençait et raturait : hors des ratures sortait la phrase, belle comme une musique peinte. Alors, dit Maupassant, il levait la tête, haussait à ses yeux la feuille de papier, s’appuyait sur un coude et lisait, d’une voix forte et heureuse.

Je l’aime aussi tel que, d’après Mme Franklin Grout, M. Louis Bertrand nous le montre. De temps en temps, on le voyait, gros homme, ceindre un tablier, s’asseoir : il passait toute une matinée à fendre, aiguiser et polir des plumes d’oies ; il les jetait l’une après l’autre dans un grand plateau de cuivre. Et il était, durant cette longue opération, parfaitement grave et recueilli. Besogne religieuse : il préparait les instrumens de la littérature.

Je l’aime enfin parce qu’il se disait disciple de saint Polycarpe, lequel s’écriait : « Seigneur, Seigneur, en quel temps m’avez-vous fait vivre !... »

Mais il se consolait à réunir les mots sonores et colorés, à divertir ainsi son désespoir, à illustrer d’images son incertitude, à réparer avec des phrases les torts de l’univers.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Louis Bertrand, Gustave Flaubert, « avec des fragmens inédits ; « René Descharmes et René Dumesnil, Autour de Flaubert, « études historiques et documentaires, » deux volumes ; Œuvres complètes de Gustave Flaubert (édition Conard, dix-huit volumes.