Michel Lévy frères (p. 253-260).



XLVIII


La première pièce qui me tomba sous la main fut une lettre datée du matin même et adressée à madame de Montesparre à Paris ; elle était sous enveloppe, non encore timbrée ni scellée.


« Le Refuge, 18 mai 1850.

» Admirable et généreuse amie, dites-lui qu’il n’y a pas eu et qu’il n’y aura pas de rechute. Il reprend ses fraîches couleurs, il commence à sortir dans le sauvage jardin du manoir. Si on le laissait faire, il irait plus loin. Dans bien peu de jours, il pourra revenir prendre ses leçons au Refuge. Si j’apercevais chez lui la moindre fatigue, j’irais les lui donner au donjon. Ambroise ne le quitte pas et lui est fidèlement dévoué ; mais le sommeil du digne homme est moins léger que le mien, et, jusqu’à présent, j’ai passé les nuits près de lui. Je suis venu aujourd’hui chez moi pour répondre à votre chère lettre. Je retourne au donjon ensuite, et demain je coucherai enfin dans mon lit, car mes soins sont complètement inutiles, et je commence à sentir un peu de fatigue. Vous pouvez donc m’écrire maintenant au Refuge. Nous avons décidément un facteur rural qui connaît fort bien le chemin de ma demeure, et qui ne se plaint pas d’avoir cette petite course en plus dans sa journée.

» Je ne vous dirai rien de ma situation morale. La voir pendant trois jours et penser au temps éloigné peut-être où je la reverrai… Je n’y veux point penser ! J’ai juré de ne pas quitter son fils, je me l’étais juré à moi-même avant de m’engager envers elle, je resterai. Ma vie ne m’appartient plus, elle lui sera à jamais consacrée. Vous le savez, vous m’approuvez, vous me secondez. Ah ! ma chère Berthe, quel cœur vous avez et quelle amie vous êtes ! Sans vous, je serais mort idiot ou furieux, et maintenant que, après ma longue agonie et mes tristes voyages, je suis redevenu un vivant, c’est à vous que je dois d’être un vivant utile, une force réparatrice ! Jouissez donc de votre ouvrage. Je ne sais si je suis toujours malheureux, mais je sais que je ne suis plus ni faible ni désespéré. Ce n’est pas être malheureux d’ailleurs que de vivre avec une souffrance. Le bonheur ne consiste pas dans l’absence des maux, il est uniquement dans la grandeur ou dans la beauté de l’idée qui nous les fait supporter. Je ne suis point lâche, et, si j’ai tant souffert, c’est que j’étais mécontent de moi-même. Depuis que je répare, je sens revenir ma fierté de vivre et cette sorte de joie qui consiste à atteindre un but digne de soi.

» Elle vous aura dit avec quel bonheur elle a pu embrasser son fils sauvé. Ce qu’elle ne vous aura pas dit, c’est l’héroïsme avec lequel, toute seule et par une saison encore rigoureuse chez nous, elle a traversé nos neiges et nos ravins pour venir soigner le cher malade. Je n’avais rien pu combiner pour lui rendre le voyage moins pénible ; je ne voulais pas quitter l’enfant, même pendant une heure. Ambroise ne savait pas plus que moi à quel moment précis elle arriverait. Il l’a attendue une nuit entière auprès de Montesparre, mais sans se montrer au village, où il est connu. Caché avec sa petite charrette dans un taillis, il a guetté et recueilli la pauvre voyageuse. Le malheureux mulet, le seul qu’il eût pu se procurer secrètement, était presque mort de faim et de froid. Il ne marchait pas ; elle a marché, elle, d’un pas rapide et résolu en prenant par des sentiers à travers les abîmes. Ambroise, l’ayant perdue de vue, a été fort inquiet ; enfin, lorsqu’il est arrivé, il l’a trouvée au chevet de l’enfant. Pauvre femme ! elle n’a pu se défendre de le couvrir de ses baisers et de ses larmes en l’appelant son fils ; et lui, souriant et rayonnant dans sa pâleur, il lui a dit d’une voix faible :

» — Ma mère, ma mère, à moi !

» Heureusement nous étions seuls dans le donjon. Elle a pu y rester cachée les jours et les nuits suivantes, se retirant dans le tourillon que j’ai fait arranger un peu, au moment où les Michelin venaient voir l’enfant. Ces braves gens n’ont donc rien su de cette visite et elle a pu partir comme elle était venue, la nuit, sans être observée. Cette fois, Ambroise ayant pu prendre ses mesures, l’a conduite jusqu’à Saint-Sernin, où elle a pris la diligence du matin. Elle devait être brisée ! Pendant trois jours et trois nuits, je ne crois pas qu’elle ait dormi un instant, même sur le matelas que j’avais fait mettre pour elle dans la tourelle du donjon. J’espérais que, pendant les visites des Michelin et du médecin, elle dormirait quelques instants. Non ! je la retrouvais debout, regardant et écoutant à travers la serrure. Elle touchait à peine aux aliments qu’on apportait pour moi. Elle n’avait ni faim ni soif, ni sommeil ni lassitude. Elle n’était pas même pâlie par la fatigue ; elle voyait son enfant, et il était sauvé !

» — Comment ferais-je pour souffrir de quelque chose, me disait-elle, quand j’ai tant de joie et de bonheur ?

» Je l’ai suppliée en vain d’aller, avant de repartir, prendre une nuit de véritable repos au Refuge ; je n’ai pu l’y faire consentir.

» — Tous les instants de ma vie, disait-elle, appartiennent à lui ou à l’autre : je ne me reposerai jamais qu’auprès de l’un d’eux.

» Depuis qu’elle est partie, malgré toutes nos précautions, on soupçonne quelque chose à Flamarande. L’enfant a encore eu un léger accès de fièvre, et il a demandé sa mère, sa belle jolie mère qui venait les autres fois auprès de son lit. La petite Michelin était près de lui en ce moment, et lui a dit :

» — Ta mère ? tu as rêvé ça. Tu n’as pas de mère, toi.

» — Si fait, j’en ai une à moi.

» — Et comment donc est-elle faite ?

» — Elle est faite comme les autres femmes.

» — Non, c’est une dame, puisqu’elle t’envoie beaucoup d’argent et de cadeaux.

» — Ce n’est pas une dame, elle est habillée comme toi.

» J’étais présent à cet entretien. J’ai dit à la petite Michelin qu’Espérance avait rêvé et qu’il n’était venu personne. Elle l’a cru, mais Espérance ne le croit pas ; sa mémoire restera probablement fidèle cette fois-ci. J’ai réussi à lui faire, sinon comprendre, du moins promettre de garder cette croyance pour lui. Malgré cette promesse, qu’il a tenue avec la volonté qui caractérise son admirable nature, la famille Michelin a une idée vague de quelque visite mystérieuse. Une autre des filles Michelin prétend avoir regardé un soir par une fente de la porte au moment où elle apportait une tisane au malade, et avoir vu dans la chambre du donjon une grande belle paysanne qui a fondu dans l’air au moment où la porte a été ouverte. Les parents disent que c’est une vision. Les enfants aiment mieux croire à la vieille légende qui fait apparaître une dame blanche dans la tour de Flamarande. Ils ajoutent qu’elle revient pour protéger Espérance, et que c’est signe de prospérité pour la maison.

» Chère amie, le facteur n’emportera ma lettre que demain ; l’heure est passée pour aujourd’hui. J’y ajouterai un post-scriptum s’il y a lieu. Je vais, comme tous les jours, dîner chez les Michelin, et je passerai encore cette nuit au manoir. À vous de toute mon âme.

» ALPHONSE. »

Cette première lettre lue, cette première preuve acquise, je me sentis tout à fait calme et en mesure de procéder à un inventaire complet des papiers de M. de Salcède. Il ne devait rentrer chez lui que le lendemain. J’avais toute la soirée et toute la nuit pour me livrer à mes recherches en toute sécurité. La lettre me renseignait sur toutes choses. L’exploration de la maison m’avait prouvé que maître Yvoine n’y avait pas de gîte. Il vivait au donjon, auprès de l’enfant, que M. de Salcède avait fait installer là comme étant un local plus sain et mieux aéré que la demeure des fermiers. Yvoine était venu au Refuge dans la journée chercher quelque chose pour M. de Salcède ; il avait toute sa confiance. Il n’avait pas remarqué la fenêtre du salon restée ouverte, et n’avait pas de raison pour revenir avant le lendemain. Il n’y avait pas de feu dans la maison, mais il y avait de quoi en faire. Le jour baissait, mais il y avait des bougies sur les cheminées. J’étais à jeun après une course pénible ; je regardai dans les armoires. Comme il n’y avait pas de cuisine et qu’évidemment M. de Salcède ne prenait point ses repas chez lui afin de n’avoir pas l’espionnage d’une servante, il devait avoir quelque part un en cas quelconque, soit pour lui, soit en vue de la récente visite de la comtesse, qui n’en avait pas profité, puisqu’elle n’était pas venue chez lui.

En effet, je trouvai au salon du pain très-durci, une terrine de Périgueux non ouverte et des confitures intactes ; mais j’étais, en présence de ma découverte inespérée d’un amas de preuves, aussi surexcité que madame auprès du lit de son fils. Je n’avais ni faim, ni froid, ni soif, ni sommeil. Après avoir constaté que l’appréhension de quelque malaise physique ne viendrait pas troubler ma lucidité, je poussai soigneusement les contrevents. J’allumai deux bougies et je m’installai au bureau de Salcède. Un silence absolu, solennel, planait sur la solitude de Mandaille. De temps à autre seulement, un bruit lointain d’écroulement sourd m’annonçait la chute d’une avalanche au flanc des montagnes.