Michel Lévy frères (p. 178-181).



XXXVII


Madame la comtesse trembla de la tête aux pieds, comme un peuplier saisi par l’ouragan ; puis, faisant un grand effort pour parler :

— Merci, Charles, me répondit-elle. Je vois votre amitié pour moi, je vous remercie. Je me soumettrai à tout pour l’amour de Roger. Dites-le à M. le comte, et priez-le de ne pas me tuer.

— Madame, repris-je, ferait mieux d’aller elle-même lui dire ce qu’elle compte faire.

— J’irai ! reprit-elle avec une résolution soudaine. Je ne veux plus avoir peur de lui.

— Allez-y tout de suite ; ne laissez pas à monsieur le temps de prendre une de ces résolutions sur lesquelles il ne revient pas.

— J’y vais ! Merci encore, Charles ; j’ai foi en vous. Je sens que vous êtes mon ami !

Et la pauvre femme se traîna chez son juge. J’espérais une explication complète ; si violente qu’elle pût être, elle me semblait préférable à la muette dissimulation qui allait s’établir entre eux ; mais madame, soit qu’elle n’eût pas du tout compris son mari, soit qu’elle l’eût trop compris, se renferma dans la promesse de ne plus agir en quoi que ce soit contrairement à ses intentions.

— À ce prix, lui répondit le comte en lui ouvrant la porte, — ce qui me permit d’entendre la fin de leur entretien, — je vous laisserai emmener Roger. Soyez sûre que le soin de votre bonheur et de votre santé me préoccupe, et que vous agirez contre vos propres intérêts toutes les fois que vous essayerez de soustraire vos actions et vos projets à mon approbation.

La pauvre madame jura qu’elle ne le ferait plus et se prépara au départ. Monsieur m’avait désigné pour l’accompagner, mais je le suppliai de m’en dispenser. Je ne pouvais pas croire que madame renoncerait à m’interroger, et je ne me sentais plus la force de me taire. Je n’avouai pas à quel point la confiance suppliante de cette femme infortunée m’avait troublé. Monsieur le devina peut-être ; il me garda près de lui. Joseph fut désigné pour accompagner madame. On devait vendre tous les chevaux de Sévines.

La vente de la terre marcha avec rapidité. Autant monsieur avait montré d’hésitation à s’en défaire, autant il avait hâte maintenant de se dérober aux questions et aux insinuations de toute sorte dont il se voyait l’objet. Les recherches désespérées de la comtesse, après avoir agi sur l’imagination des paysans, faisaient leur effet plus haut et donnaient lieu à des commentaires différents chez les voisins plus ou moins proches de M. le comte. Les personnes qui ne l’aimaient pas, et il y en avait malheureusement beaucoup, le tenaient pour bizarre et disaient que, si madame de Flamarande était folle comme il le donnait à entendre, elle était encore la plus sage des deux. Ces personnes hostiles le disaient capable de tout. On s’accordait à penser qu’il avait fort bien pu enlever l’enfant à sa mère pour essayer sur lui un système d’éducation conforme à son esprit paradoxal. Enfin la mort de Gaston, acceptée tout d’abord comme un malheur fortuit, était révoquée en doute. Julie avait été volontiers expansive avec des gens moins discrets que moi. Elle avait partagé les espérances de sa maîtresse après les avoir fait naître pour la consoler. Elle avait avoué que M. le comte lui avait toujours fait peur, elle avait insisté sur la disparition de Zamore, cheval de trente mille francs, disait-elle, que Joseph avait cru vendu par moi, selon les ordres de son maître, mais que personne du pays n’avait ni acheté ni revu.

M. le comte, ennuyé de l’air dont on le questionnait, brusqua la vente et le déménagement. Le premier souci fut pour lui la translation des tombes de ses parents, qu’il n’osait transporter en Normandie, et que tout à coup il se décida à envoyer à Flamarande.

— Je puis vendre Ménouville, me dit-il quand sa résolution fut prise, et je ne vendrai jamais ce pauvre rocher de Flamarande, qui n’a de valeur que pour moi-même. Mes reliques de famille seront là bien tranquilles. Allez-y, Charles ; restaurez la petite chapelle au pied du donjon. J’enverrai les cercueils et les tombes. Vous les ferez installer. Trouvez-moi un homme sûr avec une voiture couverte et des chevaux forts.

J’acceptai cette commission, qui, sans me séparer pour toujours de mon maître, m’assurait deux ou trois mois de liberté. J’en avais besoin ; je me sentais devenir très-malade. Le séjour de Sévines m’était odieux. M. le comte devait y rester le temps nécessaire pour conclure le marché ; après quoi, il irait rejoindre madame et Roger, il passerait l’été avec eux au lac de Trasimène ; nous devions nous réunir tous à Paris au milieu de l’automne.