Michel Lévy frères (p. 7-11).



II


J’ai dit ce qui précède pour n’avoir plus à y revenir et pour expliquer comment je me résignai à une condition servile sans avoir rien de servile dans le caractère.

M. le comte Adalbert de Flamarande avait trente-cinq ans lorsque je m’attachai à lui ; moi, j’en avais trente-six. Il était fort bien de sa personne, mais il avait une mauvaise santé. Il était riche de plus de trois millions de capital et venait d’épouser mademoiselle Rolande de Rolmont, riche au plus de cinq cent mille francs, mais douée d’une beauté incomparable. Elle avait à peine seize ans. C’était, disait-on, un mariage d’amour. Adalbert de Flamarande était né jaloux. Je dois dire toute la vérité sur son compte. Je n’ai point connu d’homme plus soupçonneux. Aussi était-on très-fier lorsqu’il vous accordait sa confiance, et on se sentait jaloux soi-même de la conquérir.

Où je vis sa méfiance naturelle, c’est lorsqu’il me présenta à sa jeune épouse. Je dois dire que jamais plus belle personne ne s’était offerte à mon regard : la taille svelte et les formes gracieuses d’une nymphe, des pieds et des mains d’enfant, la figure régulière et sans défaut, une chevelure admirable, la voix harmonieuse et caressante à l’oreille, le sourire angélique, le regard franc et doux. Je vis tout cela d’un clin d’œil et sans être ébloui. J’avais deviné déjà que, si je manifestais le moindre trouble, M. le comte me jetait dehors une heure après. D’un clin d’œil aussi il vit que j’étais solide et à l’abri de toute séduction ; ce fut ma première victoire sur sa défiance.

Marié depuis trois mois, il se disposait à partir avec madame pour visiter sa terre de Flamarande et passer l’été dans le voisinage, chez une amie de sa famille, madame de Montesparre. Je ne sus que je devais l’accompagner que la veille du départ. Je me souviens qu’à ce moment je me permis de lui dire une chose qui me tourmentait. J’avais été mis sur le pied de manger à l’office avec le second valet de chambre et les femmes de madame, tandis que les gens de la cuisine et de l’écurie avaient leur table à part. Les personnes avec qui je mangeais étant fort bien élevées, je n’avais pas à souffrir de leur compagnie ; mais je craignais beaucoup que, dans une maison étrangère médiocrement montée, et telle était celle qu’on pouvait attribuer aux Montesparre, je ne fusse contraint à subir la table commune. J’ai perdu ces préjugés, mais je les avais alors, et l’idée de m’asseoir à côté du palefrenier ou de la laveuse de vaisselle me causait un dégoût profond. Je ne pus me défendre de le dire à M. le comte.

— Charles, me répondit-il, ce sont là de fausses délicatesses. Beaucoup de personnes haut placées dans le monde sentent plus mauvais que l’évier, et, quant à l’écurie, c’est une odeur saine et qu’un gentilhomme ne craint pas. Donc, vous vous en accommoderez, s’il y a lieu. Ensuite écoutez bien ceci : vous devez avoir un jour ma confiance absolue ; c’est à vous de la mériter. Eh bien, la vie est un tissu de périls pour l’honneur et la raison d’un homme impressionnable comme je le suis. La vérité sur le fond des choses est presque impossible à obtenir dans un monde où la politesse est de mentir et le dévouement de se taire. Savez-vous où l’on découvre la vérité ? C’est à l’antichambre et surtout à l’office : c’est là qu’on nous juge, c’est de là qu’on nous brave, c’est là qu’on parle sans ménagement et que les faits sont brutalement enregistrés. Donc, le devoir d’un homme qui me sera véritablement dévoué sera d’entendre et de recueillir l’opinion des domestiques partout où il se trouvera avec moi. Je ne vous demanderai jamais rien de ce qui concerne les autres : mais ce qu’on dira de moi, je veux le savoir. Soyez donc toujours en mesure de m’éclairer quand j’aurai recours à vous.

Il me sembla en ce moment que M. de Flamarande, en ayant l’air de me rapprocher de lui, tendait, sans s’en rendre compte, à m’avilir ; mais cette pensée, qui me revient sérieuse aujourd’hui, ne fit alors que traverser mon esprit. L’amour-propre l’emporta ; je me promis, avec une sorte d’orgueil, d’être au besoin espion au service de mon maître, et je ne fis plus d’objection.

En même temps je me demandai naturellement de qui ou de quoi M. le comte se méfiait au point d’avoir besoin d’un espion ; j’avais beau lui chercher des ennemis, je ne lui en connaissais pas encore. Il fallait donc qu’il fût tourmenté par la jalousie conjugale. Je ne me trompais pas.

Mais de qui pouvait-il être jaloux ? S’il l’était de tout le monde, pourquoi produisait-il madame avec tant d’éclat ? J’aurais compris qu’il tînt son trésor caché. Point ! il étalait l’opulence de son bonheur et voulait faire des jaloux, sans songer qu’il se condamnait à l’être le premier.

Je n’ai jamais connu d’homme plus logique et plus illogique en même temps, logique en détail, c’est-à-dire lorsqu’il appliquait son procédé de déduction à un fait isolé ; illogique dans l’ensemble, lorsqu’il s’agissait de relier les faits entre eux ; avec cela, c’était une intelligence, et le cœur était grand, on le verra bien à mesure que je raconterai.

Mes répugnances, je ne dirai pas combattues, mais étouffées par lui, je partis pour la campagne avec plaisir. Je ne connaissais que les environs de Paris et quelques villes d’affaires où mon père m’avait envoyé pour des renseignements à prendre. Je savais très-bien voyager, sans avoir voyagé réellement, j’avais assez traversé de terrains pour savoir ce que c’est que la campagne, et je ne la détestais pas. J’entendis monsieur dire à madame quand nous approchâmes de Flamarande :

— Ma chère, vous avez vu la campagne, vous n’avez encore jamais vu la nature ; vous allez la voir.

Je fis mon profit de cette annonce, et j’ouvris des yeux attentifs et curieux.