Firmin ou le Jouet de la fortune/II/05
CHAPITRE V.
Je me lie avec un rentier qui voulait faire un voyage dans l’autre monde ; je lui porte des secours et j’obtiens sa confiance.
Pour nous délasser de nos
travaux nous allions tous les soirs nous
promener dans les jardins les plus
éloignés. Celui des Plantes était celui
où Sophie se plaisait davantage ;
étant le plus isolé, il était aussi
celui qui avait le plus de rapport
avec nos goûts. Un jour entr’autres
nous consacrâmes toute notre soirée
à contempler les curiosités de ce jardin qui, à juste titre, passe
pour un des plus beaux de l’Europe ;
nous admirâmes le soin avec
lequel il était entretenu, et nous
rendîmes justice aux précautions
prises par le gouvernement pour
le préserver des outrages qu’une
certaine classe du peuple avait faits
depuis la révolution aux arts, aux
chefs-d’œuvres, et aux divers monumens
publics. Les instants que
nous employâmes à parcourir ces
beaux lieux, nous parurent si
courts, que la brune nous surprit
avant d’avoir eu le temps de satisfaire
notre curiosité. La nuit seule
parvint à nous distraire de l’espèce
d’admiration dans laquelle nous
étions plongés ; et déjà nous nous disposions à la retraite, lorsqu’un bruit
sourd, semblable à un coup de feu,
vint frapper nos oreilles. Nous
crûmes même avoir apperçu à travers
l’obscurité, la clarté de la
flamme. En effet, nous vîmes courir
au moment même quelques
personnes qui se trouvaient par
hasard dans la partie la plus reculée
du jardin. Nous courûmes comme
les autres pour nous instruire de la
cause du bruit que nous avions
entendu. En arrivant, nous vîmes
un homme couché par terre et baigné
dans son sang. On essayait de
le relever en attendant le secours
qu’on avait envoyé chercher. À
ses côtés était un pistolet d’arçon,
dont le canon était crevé, et cette arme ne laissait point de doute
sur l’intention du blessé ; il était
facile de voir que ce malheureux,
poussé par quelqu’acte de désespoir,
avait pris le parti de se donner la
mort. Heureusement il avait manqué
son coup, la blessure n’était
point mortelle, le pistolet, chargé
jusqu’à la bouche, avait crevé dans
sa main, et les éclats du canon
lui avaient fracassé le visage, sans
cependant lui faire de plaies dangereuses.
Son costume était celui
de l’indigence, et ses traits, quoique
défigurés, n’annonçaient point
un homme ordinaire. Au nom de
dieu, s’écria-t-il en rouvrant les
yeux, cachez-lui, cachez-lui, elle
en mourrait de chagrins… Cette exclamation à laquelle les spectateurs
ne pouvaient rien comprendre,
nous parut être l’effet d’une
imagination exaltée. En effet,
ce misérable prononça quelques
phrases sans ordre et sans suite,
auxquelles il fut impossible de rien
comprendre, sinon qu’il laissait
une femme et des enfans dans la
plus affreuse détresse. La force
armée arriva plutôt que le chirurgien,
et si le blessé eût eu un
prompt besoin de lui, nous eussions
eu le desagrément de le voir expirer
dans nos bras avant même qu’on
eût songé à lui porter des secours.
La garde en arrivant s’obstina à
trouver un coupable. On eut beau
assurer au commandant du poste qu’il n’en existait point d’autres
que la victime, cet homme qui
était un sergent de grenadiers, persista
à vouloir arrêter parmi nous
un assassin ; j’ai vu même le moment
où il allait s’emporter et se
répandre en injures contre le blessé
pour le forcer de dénoncer le criminel.
Ce ne fut qu’après bien des
débats qu’il se décida à le faire
conduire chez le commissaire de
police de la section. Je fus forcé de
m’y rendre comme témoin, et
quoique mon rapport fût parfaitement
inutile, je déposai comme
les autres le peu que je savais d’un
évènement aussi malheureux. Le
commissaire peu satisfait de notre
témoignage, se disposait à nous arrêter provisoirement, lorsque
l’on trouva dans la poche du blessé,
une lettre qui détruisit tous les
soupçons. Dans cet écrit, ce malheureux
invitait la justice à ne faire
aucunes recherches ni poursuites,
en assurant qu’il était le seul auteur
de sa mort, que cet acte de désespoir
provenait de sa misère et de
ses longs chagrins ; il terminait sa
lettre par recommander sa femme
et ses enfans à la pitié des ames
humaines et charitables qui seraient
à portée de leur être utiles.
Le commissaire de police, après avoir dressé son procès-verbal, décida qu’il fallait envoyer chercher la femme du blessé, pour la confronter avec son mari, afin de savoir s’il disait la vérité. Je crus devoir lui représenter qu’il était indispensable d’employer des précautions pour lui apprendre ce funeste accident ; que sa position pouvait exiger des ménagemens, et que d’ailleurs les femmes, pour l’ordinaire, portaient la sensibilité à un si haut degré, qu’il serait peut-être dangereux d’annoncer ouvertement à celle-ci une nouvelle aussi funeste. Le commissaire me répondit, avec une dureté révoltante, qu’il ne devait point s’écarter de ses devoirs ; que ses fonctions se bornaient à distinguer les coupables, et que ses momens étaient trop précieux pour les employer à des précautions futiles.
Voilà donc, m’écriai-je, les magistrats du peuple désignés pour faire exécuter et chérir les loix ! La sensibilité, vertu du ciel et si chère pour un bon cœur, leur paraît au-dessous d’eux ; ils s’honorent au contraire d’une austérité indigne d’une nation sensible, et toujours on les voit zélés lorsqu’il s’agit de trouver un coupable ; mais toutes les fois qu’il est question de soulager l’humanité souffrante, ou de tendre une main secourable à l’infortuné, on les voit incertains, indécis, et même plutôt disposés à la rigueur qu’à l’indulgence.
L’évènement justifia mes craintes, et prouva que j’avais eu raison de redouter les suites d’une nouvelle aussi peu ménagée. Effectivement, je ne tardai pas à devenir témoin d’une scène encore plus douloureuse et vraiment déchirante. La femme de ce malheureux parut bientôt, portant à la mamelle un enfant en bas âge. Le commissaire de police avait cru faire un acte sublime de prudence et de générosité, en recommandant à l’exprès, qu’il avait député vers elle, de ne point l’instruire du malheur arrivé à son mari. Elle était accourue toute effrayée, en supposant qu’il s’était trouvé dans quelque bagarre, mais lorsqu’elle le vit étendu sur un matelas, et tout couvert de sang, elle tomba sans connaissance. Son évanouissement fut tellement prompt et violent, qu’on eût dit que son ame se détachait de son corps. Quoique la pâleur qui couvrait son visage m’empêchât de bien distinguer ses traits, je vis qu’elle était encore belle, et je remarquai dans son ensemble un air de dignité qui doubla l’intérêt qu’elle m’avait inspiré. On eut beaucoup de peine à la rappeler à la lumière ; en ouvrant les yeux, sa première parole fut pour demander des nouvelles de son mari. On lui dit qu’elle pouvait être tranquille, que sa blessure n’était point du tout dangereuse, et on l’engagea à ne s’occuper que de ses enfans. Le blessé que l’on avait transporté, mais trop tard, dans une chambre voisine, afin de lui épargner les crises d’une entrevue trop pénible, était lui-même retombé dans un état de défaillance, voisin de la mort. En reconnaissant son épouse, il éprouva une révolution qui pensa lui devenir funeste, et même, depuis cette entrevue, il lui resta pendant long-temps un certain dérangement d’esprit, qui se fit remarquer de temps à autre. Sa compagne obtint, comme par une faveur signalée, la permission de le faire transporter chez lui. Les différentes personnes qui s’étaient trouvées présentes à cette scène touchante, se cotisèrent pour procurer à cette malheureuse famille les choses les plus nécessaires. L’intérieur de son ménage annonçait la plus affreuse indigence. Une seule chambre, située au cinquième étage, lui servait de logement ; un misérable grabat, composé d’une seule paillasse et d’un drap tout en lambeaux, formait tout son mobilier ; d’après cet exposé de leur détresse, il était facile de voir que c’était la misère et le désespoir qui avaient porté cet homme à une action aussi blâmable. Cependant l’intérêt qu’il m’avait inspiré, me détermina à tout faire pour gagner sa confiance et pour obtenir de lui-même le récit de ses aventures. J’obtins de son épouse, quoique très-difficilement, la permission de lui porter, pendant sa maladie, tous les secours et consolations qui étaient en mon pouvoir. Elles n’étaient point très-étendues, nous étions presqu’aussi malheureux qu’eux ; mais en pareil cas l’intérêt et la bonne volonté ont souvent plus de valeur que les secours que l’on ne doit qu’à l’orgueil ou à la vanité. Pendant un mois entier que le malade employa à se rétablir, Sophie et moi nous ne manquâmes pas un seul jour de visiter cette intéressante famille, et ce temps me fut plus que suffisant pour connaître ses malheurs et apprécier ses qualités, ses principes et ses vertus sociales. La femme, pendant la maladie de son mari, ne cessa de lui prodiguer les soins de l’amour, soins si consolans pour un cœur sensible, et souvent plus efficaces que tous les remèdes de l’art. Elle passait les jours et les nuits au chevet de son lit, et quoique son rétablissement ne fût point douteux, et par conséquent incapable de l’inquiéter, elle ne cessait de fatiguer le ciel de ses vœux et de ses prières. Le chagrin l’avait tellement changée, qu’elle était devenue méconnaissable. Tant qu’elle n’avait eu à supporter que les peines de l’indigence, sa santé n’en avait point été altérée, mais elle ne put résister aux cruelles sollicitudes que lui causa le sort d’un homme qu’elle adorait. À l’époque de sa convalescence, il lui restait à peine assez de force pour panser ses plaies ; un pareil caractère annonçait, dans cette femme sensible, une origine plus élevée. Malgré les apparences qui semblaient avoir condamné ces deux époux à l’obscurité, il me fut impossible de prendre le change, et dès les premiers jours je perçai facilement le mystère qui voilait leur véritable condition. Lorsque nous eûmes entièrement obtenu sa confiance, Sophie et moi nous le pressâmes de nous raconter ses aventures ; après s’être beaucoup fait prier, il consentit à me satisfaire, et commença ainsi son récit.