Firmin ou le Jouet de la fortune/I/08


Pigoreau (Ip. 97-103).

CHAPITRE VIII.

Je paye d’impudence. Je sauve le Comte. J’arrache sa fille des mains de Britannicus. Nous prenons la fuite ensemble.



Le jour où ils devaient être interrogés, Britannicus les fit comparaître devant son affreux tribunal. Le Comte répondit à toutes ses accusations, avec sang-froid et dignité, mais il y mit une sorte de hauteur qui pensa lui devenir funeste. Le Comité, indigné de ses réponses, le déclara atteint et convaincu de conspiration contre la souveraineté du peuple, et en conséquence, il le porta sur la liste fatale des malheureux, destinés à être traduits au tribunal révolutionnaire. Quant à Sophie, Britannicus paraissant avoir sur elle des vues particulières, il la fit conduire dans un cachot séparé ; on l’arracha en ma présence des bras de son malheureux père, et tous deux furent traînés impitoyablement dans la prison qui leur était destinée.

Il n’y avait pas de temps à perdre pour briser leurs fers ; le jour de leur jugement ne pouvait être éloigné. Je me déterminai à tout entreprendre, au risque d’être découvert. Il n’y avait qu’un moyen de les délivrer, et j’osai l’entreprendre ; cependant, l’exécution de mon projet n’était point facile : il s’agissait de surprendre l’ordre du comité, ou, tout au moins, d’y réunir deux signatures. J’étais bien persuadé qu’après, il n’y aurait plus de sûreté pour moi, mais comme j’étais bien décidé à fuir avec eux, je m’embarrassai fort peu des suites. Je ne m’occupai que des moyens de réussir. J’ai déjà dit que Caton d’Utique était le moins ignorant du Comité ; cependant ce fut sur lui que je jettai les yeux : je lui composai une fable de mon mieux, pour le déterminer à me signer un ordre d’élargissement en blanc. Quoiqu’il eût une entière confiance en moi, il ne s’y décida qu’avec beaucoup de peine. Une fois que je fus possesseur de cette première signature, j’en obtins facilement une seconde. Muni de cette pièce précieuse, je volai à la prison de la ville, je réclamai la liberté du Comte de Stainville ; il me fut aussi-tôt rendu. Suivez-moi, lui dis-je, et ne perdons pas de temps. Nous arrivâmes à la prison des Minîmes, où je savais qu’était renfermée sa fille. Elle n’est plus ici, me dit le Concierge de cette maison, elle vient d’être transférée ailleurs, mais j’ignore le lieu de sa retraite. Cette nouvelle, quoiqu’affligeante, ne m’accabla point ; il était sept heures du soir ; la nuit étendait déjà ses voiles sur l’horison, et l’obscurité allait favoriser notre entreprise. Ne perdons pas courage, dis-je au père de Sophie ; je sais où nous la trouverons. En parlant ainsi, nous arrivons à la porte du féroce Britannicus ; je savais qu’il était absent : je frappe avec assurance, une vieille femme vient m’ouvrir. Que veux-tu, me dit-elle d’une voix rauque. Je viens, lui dis-je, de la part de votre maître, chercher la jeune fille qu’il a confiée à votre surveillance. J’étais loin d’être certain qu’elle y fût, mais je payai d’impudence, et mon effronterie réussit. Cependant, me dit-elle, il m’avait bien recommandé de ne la laisser parler à qui que ce soit, jusqu’à son retour. C’est vrai, lui répondis-je, mais il est retenu au Comité pour une affaire importante ; il n’a pu venir lui-même, et il est instant que cette fille aristocrate soit interrogée. Ce dernier mot acheva de décider la vieille. Elle courut aussi-tôt chercher Sophie, et reparut avec elle un moment après. Viens ça, citoyenne, lui dis-je d’un ton dur et imposant, suis-moi, j’ai ordre de te conduire au Comité. Sophie devina mon intention, et ne me suivit qu’en feignant un air de répugnance. Je la brusquai de nouveau en descendant l’escalier. Lorsque nous fûmes dans la rue, nous rejoignîmes M. de Stainville qui nous attendait à peu de distance, au lieu que je lui avais indiqué. Nous nous hâtâmes de fuir, sans proférer un seul mot, et nous nous empressâmes de sortir de la ville. Nous trouvâmes à l’extrémité du faubourg une chaise de poste qui nous y attendait, et que j’avais eu le soin de faire préparer d’avance : en peu de temps nous fûmes à l’abri de toutes poursuites ; et lorsque nous nous vîmes hors de tous dangers, nous offrîmes tous les trois nos cœurs à Dieu, comme étant l’unique auteur de notre délivrance.