Firmin ou le Jouet de la fortune/I/04


Pigoreau (Ip. 38-52).

CHAPITRE IV.

Nouvelle faveur. Premier aveu de l’amour.



Afin de ne point détruire le bonheur que l’avenir me préparait dans la maison de monsieur de Stainville, je me décidai à dissimuler auprès de la vieille Thomill, et même à entretenir son erreur. J’avais tous les jours la liberté de voir mon aimable maîtresse, et chaque jour je recevais d’elle de nouveaux témoignages d’intérêt ; j’avais toujours le soin d’assister à ses leçons de musique, et lorsque son maître était parti, nous répétions ensemble les morceaux qu’il lui avait fait exécuter. Ô ! combien étaient doux les momens que je passais auprès de cette fille céleste ! combien j’étais heureux lorsqu’elle prenait la peine de me faire répéter ce qu’elle venait d’apprendre elle-même ! J’étais hors de moi-même et sur le point de tomber à ses pieds, en lui avouant l’état de mon ame, mais j’étais toujours retenu par la crainte et le respect : cette retenue pour un amant est un véritable supplice, mais de quoi ne rend pas capable l’appréhension de déplaire à un objet adoré ! je préférais souffrir, plutôt que de m’attirer son indignation. Sophie s’en apperçut, elle eut la bonté de m’adresser des paroles consolantes, sans pourtant rien dire qui pût laisser appercevoir qu’elle avait su lire dans mon ame. La plus grande modestie accompagnait toutes ses actions. Je ne pouvais cependant douter qu’elle ne fût instruite de mon amour ; c’est un mal que l’on cache très-difficilement ; les cœurs tendres s’attirent, s’entendent, et Sophie me répondait du mieux qu’elle pouvait, sous les dehors de l’amitié.

De son côté, monsieur de Stainville ne cessait de me donner, chaque jour, de nouveaux témoignages d’estime : il avait adouci tout ce que mon emploi pouvait avoir d’humiliant et de pénible : il me faisait mettre à sa table ; cette faveur m’était d’autant plus sensible, qu’elle me procurait tous les jours la satisfaction de voir ma divine maîtresse. Placé près d’elle, je prévenais tous ses besoins, tous ses désirs, et j’étais toujours récompensé par un regard expressif ou par un sourire agréable. J’avais eu le talent de dissimuler assez, pour détruire tous les soupçons de la vieille Thomill ; bien persuadée que si elle n’était pas aimée, que dumoins je n’en aimais pas d’autres, cette femme ridicule me laissait un peu plus de tranquillité : j’en étais quitte pour un peu de complaisance, et pour supporter chaque jour quelques heures d’ennui à sa société ; du reste, ma position était des plus heureuses. Je ne pouvais me dissimuler que j’étais aimé de Sophie, et quoique nous n’eussions point encore eu d’explication à cet égard, je savais à quoi m’en tenir ; d’ailleurs, il est si flatteur d’inspirer de l’intérêt à l’objet que l’on aime, que cette douce satisfaction eût suffi à mon bonheur.

Cependant une félicité parfaite ne peut être de longue durée ; d’ailleurs, Sophie était trop belle pour que ses charmes restassent long-temps ignorés : la société du Comte qui, jusqu’alors, n’avait été composée que de quelques gentillâtres voisins, devint chaque jour, brillante de plus en plus : toute la jeunesse des environs accourut en foule offrir ses hommages à mademoiselle de Stainville ; les uns se présentèrent avec ce ton d’assurance qui ne saurait en imposer, mais qui séduit quelquefois ; d’autres plus adroits, et par conséquent plus dangereux, firent agir les ressorts de la sensibilité : ils lui formèrent une cour aussi nombreuse que brillante, et tous attentifs à lui plaire, briguaient ses faveurs à l’envi ; quelques-uns même aspiraient sérieusement à l’obtenir : de ce nombre était le jeune Dallainval : Dallainval était fils d’un conseiller au parlement, dont la terre était voisine de celle du Comte de Stainville. Quoique sa naissance n’égalât pas la sienne, il pouvait prétendre à sa main, sans trop de disproportion : sa fortune était immense ; il avait, en outre, des qualités essentielles, et lorsqu’il vint augmenter le nombre des adorateurs de Sophie, je me crus perdu pour jamais. Quoique mes espérances ne fussent que de vraies chimères, je ne remarquai qu’avec peine les soins d’un tel rival ; plus il redoublait d’assiduités, plus mes craintes me paraissaient fondées. Un jour qu’à mon ordinaire, retiré dans un des bosquets du parc, je me livrais avec abandon, à toutes les idées affligeantes qui me tourmentaient, je fus distrait de mes réflexions, par l’apparition subite de mademoiselle de Stainville : « Firmin, me dit-elle en souriant malicieusement, je vous cherchais pour vous demander des conseils. — Moi, Mademoiselle, lui répondis-je avec étonnement. — Oui, vous-même ; je veux vous consulter ; je veux même reclamer vos avis. — Cette preuve de confiance m’honore autant qu’elle me flatte, mais je vous avoue que j’ignore de quelle utilité peuvent vous être les conseils d’un pauvre orphelin tel que moi, sur-tout depuis que les hommages d’une jeunesse brillante remplissent vos momens et charment vos loisirs… — Je vois avec peine que vous me jugez mal ; souvent un hommage tacite a plus de prix à mes yeux que les fades complimens des jeunes étourdis qui m’obsèdent depuis quelque temps. — Quoi, Mademoiselle, vous ne seriez pas sensible aux vœux de l’aimable Dallainval !… — Dallainval est aimable, j’en conviens, mais il ne saurait toucher mon cœur, il n’est plus en mon pouvoir de reconnaître son amour… — Un autre plus heureux, sans doute, sera-t-il parvenu à plaire… — Je ne saurais en disconvenir, ajouta l’aimable Sophie, il est vrai qu’un autre encore plus tendre, plus sincère, plus respectueux, a su m’intéresser… — J’allais la presser de s’expliquer, lorsqu’elle ajouta : Firmin, je connais votre discrétion, vos principes ; je sais que vous m’aimez, et je dois vous avouer que s’il m’était permis de compter sur la sincérité de votre amour, je me croirais la femme du monde la plus heureuse… — J’allai me précipiter à ses genoux, lorsqu’elle m’arrêta : « Sachez vous modérer, Firmin, et sur-tout, écoutez-moi avec calme et tranquillité. Je ne puis me dissimuler qu’en vous aimant, c’est me préparer une longue chaîne de malheurs ; mais je me sens la force de la supporter ; je sais de plus, que mon père, quoique bon, n’approuvera jamais une liaison si contraire à ses principes, et aux vues d’établissement qu’il a sur moi ; mais si vous voulez m’aimer, sans partage, je ferai tous mes efforts pour reculer le malheur dont je suis menacée ; je me sens même le courage de surmonter tous les obstacles, et de résister, s’il le faut même, aux désirs de mon père. Il veut me marier au jeune Dallainval, qui, je le sais, cause aujourd’hui tous vos chagrins, mais cette union ne saurait me convenir, mon cœur est à vous depuis le jour où je vous vis pour la première fois. J’ai cru devoir vous laisser ignorer cet aveu, jusqu’à ce que je vous en aye jugé digne. Votre bienfaiteur lui-même, vous aime, vous estime ; il a pour vous la tendresse d’un père ; il faut redoubler de soins pour lui complaire, et faire tous vos efforts pour mériter de plus en plus ses bonnes grâces ; sur-tout, ayons soin de lui laisser ignorer notre amour, la moindre imprudence nous perdrait pour jamais ; remettons notre sort entre les mains de la providence, moi, de mon côté, je vais travailler à reculer le funeste mariage qui m’est préparé ».

Tel fut, à-peu-près, le discours que me tint l’aimable Sophie : l’amour avait embelli ses joues d’un coloris charmant ; ses yeux brillaient du feu le plus vif, et dans cet état elle me parut deux fois plus belle ; je m’emparai avec transport d’une de ses mains, sur laquelle j’osai poser mes lèvres brûlantes. Un genou en terre, et les yeux humides de larmes, je fis à ma maîtresse, dans cette position, le serment de l’adorer toute ma vie, et de mourir son esclave.

Ô ! combien une femme est intéressante, lorsque, guidée par le pur sentiment, elle foule aux pieds les préjugés et les usages, pour faire le bonheur d’un amant que la fortune ou les hasards ont mis au-dessous d’elle ! Combien sont précieux les présens que l’on reçoit d’une main chérie, combien les larmes de la reconnaissance sont douces et délicieuses ! mon adorable Sophie daigna oublier la distance qui nous séparait, pour ne s’occuper que de mon bonheur. Elle daigna me rassurer et me promettre une fidélité à toute épreuve. Elle se contenta d’exiger que je me laissasse conduire par ses conseils ; je lui en fis le serment à ses pieds, et dans la crainte d’être apperçus par quelques gens du château, nous nous séparâmes, également satisfaits l’un de l’autre.