Fin du ministère du marquis d’Argenson/04
La Flandre (disait tristement d’Argenson au ministre de Prusse, peu de jours après avoir reçu la nouvelle du désastre d’Asti) devra payer les dettes de l’Italie. Rien n’était plus vrai. Non seulement, en effet, ce douloureux incident nous enlevait le prestige de la victoire encore intact la veille, mais, pour avoir entraîné avec nous nos alliés espagnols d’ans le piège ridicule où nous étions tombés nous-mêmes, nous nous trouvions exposés à un grave danger : c’était d’être délaissés par eux à notre tour, et de rester aussi isolés sur terre que sur mer et au-delà des Alpes qu’au-delà du Rhin. A tout prix et au plus tôt il fallait, je l’ai dit, calmer l’irritation de la cour de Madrid. Or il n’existait qu’un moyen d’empêcher Elisabeth de se jeter dans les bras ou même aux pieds de l’Angleterre et de l’Autriche, c’était de lui donner quelque gage éclatant contre le retour de pareilles surprises et de nouveaux mécomptes. Ce gage, nos conquêtes de Flandre offertes libéralement en sacrifice et en échange pour l’établissement de l’infant en Italie pouvaient seules le fournir[2].
Dès lors le terrain de la négociation engagée à Versailles, avec l’envoyé hollandais, devait nécessairement changer. D’une part, il n’était guère plus possible d’agiter le fantôme d’une agression victorieuse prête à faire apparaître, du jour au lendemain, malgré les rigueurs de l’hiver, Maurice en armes, devant Amsterdam ou La Haye. On connaissait nos embarras en Italie et la nécessité d’y pourvoir par de nouveaux renforts qui (s’ils n’obligeaient pas de diminuer l’armée des Pays-Bas) empêchaient du moins de l’accroître et même d’en combler les vides, les paroles comminatoires perdaient par là une partie de leur effet. Puis du moment où les provinces soumises ne devaient pas servir d’extension au territoire français, mais seulement d’éléments de négociation pour obtenir de nouveaux arrangemens politiques, à quoi bon pousser plus loin la conquête ? Le fait seul qu’une partie considérable de la Flandre autrichienne était déjà occupée par les armes françaises suffisait pour peser sur les décisions de la cour de Vienne et lui arracher des concessions en Italie. Il n’était plus nécessaire d’aller pousser dans ses retranchemens et blesser au cœur une république autrefois amie, avec qui on n’était pas officiellement en guerre, qui jouissait d’un grand crédit en Europe par sa puissance financière et dont les gémissemens répétés par tous les échos de sa presse auraient réveillé les souvenirs toujours fâcheux de l’ambition de Louis XIV. Le système de désintéressement, déjà si chaleureusement plaidé par d’Argenson au nom de l’honneur de la France, pouvait désormais, par l’effet d’un malheur imprévu être soutenu par des argumens moins chevaleresques et plus conformes aux conseils de la prudence et de la politique. Et comment Noailles lui-même, qui s’en était fait si résolument l’adversaire, aurait-il mis tant d’ardeur à le combattre, quand, pour se faire admettre et écouter à Madrid, il avait besoin d’arriver, de son côté, les mains pleines d’offres généreuses ?
Un événement d’une gravité plus grande encore ne tarda pas à venir aussi améliorer la situation si difficile, à la première heure, à laquelle avait dû faire face seul, au milieu d’une cour ennemie, le spirituel comte de Wassenaer. La rébellion écossaise qui paralysait toutes les forces de l’Angleterre se trouva tout d’un coup supprimée et comme étouffée par la victoire que le duc de Cumberland remporta à Culloden sur Charles-Edouard. Bien que déjà, depuis le commencement de l’hiver, la fortune, jusque-là si favorable à l’insurrection jacobite, eût paru visiblement tourner contre elle, — bien que la petite armée du prétendant, perdant chaque jour du terrain, et forcée de se réfugier dans les montagnes d’Ecosse, eût peine à se défendre contre des privations et des souffrances de tout genre, — rien pourtant ne faisait prévoir un si brusque dénoûment. La résistance concentrée dans des hauteurs inaccessibles, au milieu de populations dévouées à la race des Stuarts, pouvait, en se prolongeant pendant bien des mois encore, donner à réfléchir au gouvernement anglais et tenir ses troupes en échec. Ce fut Charles-Edouard lui-même qui, lassé de l’épreuve et de l’attente, désespérant de voir à l’horizon l’escadre tant de fois annoncée qui devait lui amener les secours de l’armée française, se résolut, malgré les conseils de ses partisans, à venir chercher son adversaire en rase campagne et à tout risquer dans une partie décisive. La défaite qui suivit fut complète. Resté seul sur le champ de bataille, obligé de fuir et de se cacher dans des réduits obscurs, Charles-Edouard commença ce jour-là cette odyssée aventureuse que le roman et le drame se sont plu tant de fois à célébrer. Plus heureux, ou plus avisé, l’agent français, le marquis d’Éguilles, en se réfugiant à temps dans une place forte avec sa petite troupe, eut l’art d’obtenir une capitulation et de se faire traiter en prisonnier de guerre. Rien n’égala, on le conçoit, la joie ou plutôt l’ivresse que causa à Londres ce succès inespéré ; mais à La Haye le contentement ne fut guère moindre. Sûre maintenant d’être secourue à bref délai par les troupes qui venaient de vaincre à Culloden, la république prenait sa part du triomphe sans avoir été mêlée au combat. Elle n’était plus l’humble suppliante réduite à demander grâce, mais bien un intermédiaire utile à ménager pour traiter, avec une puissance victorieuse, des conditions de la paix générale. C’était le rôle que son plénipotentiaire avait tenu à jouer dès le premier jour, que d’Argenson avait eu le tort de lui laisser prendre quand il était en mesure de le lui disputer, et que ce retour de fortune lui rendait sans contestation.
Bien que gravement atteint dans son crédit et très mortifié dans son amour-propre par la suite des échecs qui amenait un tel revirement, d’Argenson laisse clairement apercevoir, dans ses mémoires, qu’il n’en regretta pas autant la conséquence. N’importe à quel prix, ses maximes de droit public prévalaient, et la négociation se trouvait replacée sur les bases qu’il avait tenu à lui assigner. Il n’y avait pas jusqu’à la déroute de l’héritier des Stuarts qui ne lui parut présenter quelque avantage, on terminant une question dynastique qui engageait la France dans une querelle à mort avec la personne du roi George et ne permettait pas même d’entrer en pourparlers avec ses ministres[3]. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il se remit tout de suite à l’œuvre, de concert avec Wassenaer, pour ramener à des proportions plus modestes et à des termes acceptables le projet arrogant présenté par cet agent et dont la première lecture avait soulevé, dans le conseil de Louis XV, une réprobation unanime.
Fut-ce par lui, fut-ce à ce moment et pour masquer cette retraite que fut suggérée à Louis XV cette formule déclamatoire dont Voltaire lui a fait plus tard un compliment peut-être ironique : « Le roi de France veut faire la guerre en roi et non pas en marchand ; il ne demande rien pour lui-même : il ne prend la cause que de ses cliens et de ses protégés ? » C’est possible, et ce ne serait pas la seule fois que, même en diplomatie, l’emphase de la forme aurait été appelée en aide pour couvrir la pauvreté du fond. Quoi qu’il en soit, Wassenaer, qui faisait moins de phrases et plus de besogne, trouva bientôt l’affaire assez avancée et peut-être assez voisine d’une conclusion possible pour demander à sa cour de lui adjoindre un auxiliaire qui partageât sa responsabilité. Les États généraux firent choix du pensionnaire Gillis, un des premiers personnages de l’État. La Hollande se trouva ainsi représentée à Versailles par trois agens, l’ambassadeur ordinaire, le bon Van Hoey, avec qui on ne comptait guère, mais qui n’en parlait pas moins haut, et deux à titre extraordinaire. On eût dit un petit congrès. Pour un faible état naguère aux abois, c’était avoir acquis en peu de temps autant d’honneur que d’importance.
Le résultat de ces conférences, où le ministre avait affaire à de si habiles interlocuteurs, fut la confection d’un projet en vingt-deux articles, dont les termes, légèrement modifiés à l’avantage de la France, ne s’écartaient pourtant pas essentiellement des bases du projet hollandais. Encore, à plusieurs reprises, le rédacteur du nouveau projet, l’abbé de La Ville, naguère ministre en Hollande et qu’on avait appelé pour tenir la plume, eut-il à intervenir pour repousser des conditions que son chef eût peut-être admises, mais qu’il jugeait, dit-il, de nature à révolter l’honneur et la conscience du roi. Le principe du rétablissement du statu quo ante bellum fut expressément maintenu. Par suite, restitution par la France de toute la Flandre autrichienne, et par l’Angleterre de tous les points occupés en Amérique. Tout au plus la France dut-elle être admise à garder deux petites villes du Hainaut sans importance (Beaumont et Chimay), nécessaires pour relier au territoire français des enclaves qui en étaient séparées. En vertu de la même règle, toutes les places fortes dans lesquelles la Hollande tenait garnison depuis le traité d’Utrecht, et qu’elle considérait comme une barrière indispensable pour sa défense, devaient également être remises dans l’état où elles avaient été trouvées, y compris les munitions de guerre et de bouche dont elles étaient garnies au moment de l’occupation. Dure condition, on en conviendra, pour des vainqueurs. Mais ce n’était rien auprès d’une autre conséquence du même principe, qui parut tellement pénible et même exorbitante qu’on n’osa pas l’articuler sans ménagement : je veux parler de cette condition vraiment humiliante du même traité d’Utrecht, qui condamnait la cité française de Dunkerque à rester éternellement dans un état de désarmement et d’impuissance. Pour ne pas rétablir expressément cette odieuse précaution de la jalousie britannique, on s’en tira par une distinction : tous les travaux du port qui pouvaient porter ombrage à la marine anglaise durent être détruits ; mais on consentait à faire grâce aux fortifications élevées du côté de la terre qui pouvaient servir à clore ce coin de la frontière resté jusque-là découvert.
C’était là tout ce que la France demandait et obtenait pour elle-même. Pour tant de sang répandu et de gloire acquise, on conviendra que c’était peu de chose. Plus exigeante pour ses alliés, elle réussissait à leur faire promettre un meilleur traitement : à l’électeur palatin, qui nous avait tenu si fidèle compagnie quand son puissant collègue Frédéric s’éloignait de nous, elle faisait attribuer, en récompense de son dévoûment, la Gueldre autrichienne et le Limbourg. Pour le duc de Modène, elle obtenait la réintégration dans son petit État. Mais le plus favorisé devait être don Philippe, puisqu’il était convenu que tout devait lui être sacrifié. Après bien des difficultés et des hésitations, les Hollandais se chargèrent de réclamer pour lui un lot vraiment magnifique, le grand-duché de Toscane. Il n’était nullement certain ni qu’on pût le lui faire attribuer, ni que lui-même s’en contentât <[4].
La singularité, en effet, de cet arrangement fait ainsi à huis clos et en tête-à-tête entre des négociateurs officieux, c’est que ceux qui remaniaient si librement la carte de l’Europe n’avaient de pouvoir de personne : ni George, ni Marie-Thérèse, ni Philippe n’étaient consentans ni même prévenus. Avant toute chose il fallait sonder le terrain pour connaître quel accueil chacun des intéressés pourrait faire aux propositions ainsi bénévolement enregistrées en son nom. Et pour le cabinet français, c’était par Madrid que cette enquête devait commencer. Il aurait été imprudent d’y porter aucune proposition nouvelle avant de savoir comment le maréchal de Noailles y serait reçu. Aurait-il l’art de faire oublier les injures passées et de faire agréer pour l’avenir des conseils de modération et de sagesse ?
L’ambassadeur Vauréal, très déçu, à la vérité d’avoir travaillé sans fruit, et peu content, d’ailleurs, devoir arriver un suppléant et un supérieur, n’annonçait rien de bon à cet égard. La reine, suivant lui, loin de s’émouvoir de l’humiliation des armes françaises, laissait éclater une satisfaction malicieuse et presque indécente. — « J’ai vu peu de nouvelles, écrivait-il, reçues avec tant de joie. » — Nulle compassion surtout pour la déconvenue, soit de Maillebois, soit de d’Argenson, deux traîtres à ses yeux justement pris dans leurs propres pièges. Quant à elle, elle avait tout prévu, tout prédit, et triomphait d’être encore à temps de revenir sur des concessions qu’on lui avait arrachées par violence. — « Votre diligence me paraît bien embourbée, écrivait à Noailles Louis XV lui-même en lui envoyant ses dernières commissions pour son départ, nous verrons ce qui en arrivera : vous êtes instruit et sage ; si quelqu’un peut réussir, ce sera vous. »
- A vaincre sans péril on triomphe sans gloire.
Et pour lui rendre les premiers momens d’entretien plus faciles, il le chargeait d’une véritable profusion de caresses et de complimens pour chacun des membres de la famille royale. — « Je charge particulièrement, écrivait-il dans un billet autographe à Philippe V, M. le maréchal de Noailles d’assurer Votre Majesté de ma tendresse extrême pour Elle. Il est pleinement convaincu de la nécessité que nous soyons unis à jamais. Je souhaite qu’il revienne satisfait de Votre Majesté et qu’il la convainque que ce que j’ai fait, ce que je fais et ce que je ferai est pour l’accomplissement de ses désirs. Pour la reine, force complimens, amitiés et confiance ; à ma fille, tendresse et amitié. »
Enfin, comme il sentait bien que Noailles ne pourrait même entrer en matière sans entendre mal parler de son ministre, et que la confiance ne serait jamais complète entre lui et le collègue dont on le chargeait d’aller réparer les fautes, le roi avait arrangé que chaque courrier emporterait, outre ses dépêches, une boîte cachetée où seraient censés renfermés de petits envois échangés entre les deux reines et leurs familles ; et c’est là que seraient placés les documens confidentiels qu’il conviendrait de soustraire à la connaissance de d’Argenson[5].
Quant à d’Argenson lui-même, qu’il ignorât ou non ces manèges occultes (il est difficile de croire qu’il n’en eut pas au moins le soupçon), il n’en jugeait pas moins convenable de joindre aux instructions du maréchal de Noailles un de ces commentaires de moralité philosophique dont il ne croyait pas l’usage déplacé, même en diplomatie, et dont le ton différait singulièrement de celui des effusions paternelles de Louis XV. C’est par la raison surtout, pensait-il, que le maréchal devait agir sur l’esprit troublé de la reine d’Espagne. — « Que dit-elle donc, cette raison ? écrivait-il à Vauréal au sujet de ce qui arrive. Conseille-t-elle de nous livrer à la passion, de nous venger du roi de Sardaigne, de conserver Parme et Plaisance, ces objets de l’affection de la reine d’Espagne, à quelque danger que cela expose ? de faire des courses et des invasions dans des lieux où on ne pourrait subsister pendant l’hiver ? Est-ce enfin de dégarnir nos frontières pour envoyer renforts sur renforts par-delà les monts ? Il n’y a qu’un moyen de remédier au mal : il faut chasser les flatteurs et les fripons, du moins leur ôter la confiance et la rendre entièrement aux deux généraux, en leur donnant carte blanche pour conduire militairement une affaire toute militaire… Écarter les bons conseils, se refuser obstinément à la vérité, se livrer à l’entêtement et à la flatterie, sacrifier tout à la fureur, méconnaître ses parens, ses alliés, ses bienfaiteurs, se réjouir de la perte d’un remède salutaire, et cela au milieu des plus grands dangers et des plus grands maux, voilà ce qui cause la perte assurée des affaires de l’état. Dès que toutes les forces de la monarchie de Castille sont aujourd’hui en Italie, comme vous nous l’avez dit à plusieurs fois, comptez que cette grande monarchie périra avec l’entreprise italique… Mais au moins, écrivait-il avec désespoir, si l’Espagne veut périr, qu’elle périsse seule[6]. »
En réalité, ce qui, plus encore que les leçons morales de d’Argenson et même que les caresses de Louis XV, devait contribuer à assurer la bienvenue de l’envoyé français, c’était un ordre expédié en même temps au maréchal de Maillebois, en Italie, et dont Noailles eut la commission expresse de ne rien laisser ignorer à Madrid. En vertu de cette instruction, une des plus tristes et des plus étranges peut-être qui aient été adressées par un ministre de la guerre à un général en chef d’une armée française, nos troupes étaient mises purement et simplement à la discrétion et sous le commandement des généraux espagnols. Maillebois recevait l’injonction de se conformer, à l’avenir, en toutes choses, aux plans qui lui seraient envoyés de l’état-major de l’infant, dont il ne devait plus se regarder que comme l’auxiliaire et le subordonné.
Avec quelle humiliation et quel désespoir Maillebois dut recevoir une communication de cette espèce, il est aisé de le concevoir ! L’ordre lui tombait des nues au moment, on peut se le rappeler, où il avait peine à se reconnaître dans la plus douloureuse et la plus difficile des situations. À peine remis du saisissement causé par la perfidie des Piémontais et par le désastre de son lieutenant à Asti, en butte lui-même aux plus injurieuses suspicions, ayant cessé presque tout rapport avec le camp espagnol, — où tous ses courriers étaient mis en quarantaine et où sa personne, s’il s’était présenté, n’aurait pas été en sûreté, — il avait dû se retirer avec toutes ses troupes au-delà du Tanaro, et les garder groupées autour de la position importante de Novi. De là, il ne recevait que des nouvelles affligeantes : c’étaient les Piémontais qui reprenaient, derrière lui, successivement, presque sans résistance Acqui, Casal, Valence, presque tout le terrain conquis l’année précédente ; puis c’étaient 30,000 Autrichiens envoyés par Marie-Thérèse qui arrivaient à marches forcées, chassant devant eux les Espagnols aussi prompts à leur céder la place qu’ils l’étaient naguère de courir sans précaution à leur rencontre : c’était le château de Milan aussi précipitamment évacué qu’il avait été occupé la veille. Un véritable cercle de feu se resserrait ainsi d’heure en heure autour de l’armée française, presque prisonnière dans ses positions. Et c’est dans ce moment critique où la moindre faute pouvait amener un désastre, qu’on lui enlevait la disposition de lui-même pour le mettre à la remorque d’une armée cent fois plus désemparée encore que la sienne, et soumise d’ailleurs (il ne le savait que trop par expérience) à tous les ordres fantasques qui pouvaient arriver de l’Escurial ou d’Aranjuez. Le pauvre maréchal, consterné, insista au moins respectueusement pour n’être en aucun cas obligé de s’éloigner de Novi, point central d’où il pouvait rester en relation à la fois avec la Lombardie et avec la république de Gênes notre alliée, et assurer, par le littoral de la Méditerranée, la liberté de ses communications avec la France. Cette réserve ne fut pas admise. « Le roi, écrivait en propres termes le comte d’Argenson, prend son parti de laisser plutôt couper ses communications avec la France que de se séparer des Espagnols. » — « Vous ferez sentir à l’infant, ajoutait-il, que la nature du sacrifice que le roi fait à cette occasion et les hasards que Sa Majesté consent à faire courir à ses troupes, doivent le convaincre, ainsi que la cour d’Espagne, de la préférence qu’il donne à l’établissement de son gendre sur la sécurité de ses propres frontières. « Il était difficile, en effet, de mieux prouver l’envie de plaire et le besoin de se faire pardonner[7].
Tant de complaisance était bien faite pour trouver grâce, et l’accueil réservé à Noailles, par Leurs Majestés catholiques, fut en effet plus clément qu’on n’osait l’espérer. Philippe V eut le bon goût de traiter l’envoyé de Louis XV, non comme un ambassadeur chargé d’une mission délicate, mais comme un vieil ami, un compagnon d’armes des jours héroïques de sa jeunesse. La cour était à Aranjuez : des logemens à proximité du palais furent assignés au maréchal et à son fils, le comte de Noailles, brillant officier qui l’accompagnait en qualité de secrétaire. L’un et l’autre eurent ainsi la facilité d’être reçus sans cérémonie à toute heure. Charmé de ces bontés qui passaient son attente, le maréchal en exprimait dans sa première lettre à Louis XV une joie presque naïve. Il y passait en revue tous les membres de l’intérieur royal avec la bienveillance que donne la satisfaction de soi-même, et entrait sur chacun d’eux dans des détails d’une nature intime et presque familière, comme s’il n’eût pas été fâché de faire voir que le neveu de Mme de Maintenon et le beau-frère du comte de Toulouse savait se mettre, chez des descendans de Louis XIV, sur un pied de quasi-parenté. — « Je commencerai par dire à Votre Majesté, écrivait-il, que j’ai trouvé le roi d’Espagne si changé que je l’aurais à peine reconnu si je l’avais trouvé ailleurs que dans son palais. Il est grossi considérablement et m’a paru plus petit qu’il n’était, ayant beaucoup de peine à se tenir debout et à marcher, ce qui ne vient que du manque absolu d’exercice. A l’égard de l’esprit, il m’a paru le même : beaucoup de sens, répondant avec justesse et précision à ce qu’on lui dit, quand on lui parle d’affaires et qu’il veut bien s’en donner la peine. Il n’a rien oublié de tout ce qu’il a fait, vu et lu, il en parle avec le plus grand plaisir. Il n’y a pas un rendez-vous de chasse de la forêt de Fontainebleau dont il ne se souvienne. Il vous chérit, sire, et ne parle de vous qu’avec tendresse et le plus vif intérêt. Il n’y a personne ici qui ne dise à Votre Majesté qu’il est plus touché de vos succès en Flandre que de ceux de l’infant en Italie, et on peut dire avec vérité que ce prince a le cœur tout français. »
Ce n’était pas là absolument, on l’a vu, l’opinion de Vauréal, qui n’aurait pas signé non plus le portrait suivant de la reine, si différent de celui qu’il avait tracé tant de fois-lui-même ; mais cette fois on avait affaire à un peintre résolu à voir tout en beau : « A l’égard de la reine, dit Noailles, elle me paraît avoir de l’esprit, de la vivacité, entend finement, répond juste, elle a une politesse noble. Je n’ai pas encore assez traité avec elle pour avoir pu approfondir son caractère ; mais, en général, je crois que l’on peut avoir excédé dans les portraits qu’on en a faits : elle est femme, elle a de l’ambition, elle craint d’être trompée : elle l’a été, ce qui lui donne de la défiance qu’elle pousse peut-être un peu loin, mais je crois qu’un homme sage et désintéressé, qui saurait gagner sa confiance, la ramènerait avec patience à ne prendre que des partis raisonnables. »
Ce n’eût pas été la peine d’être un correspondant intime si, après avoir parlé à l’esprit du roi, on n’eût touché aussi le cœur du père ; aussi, passant légèrement sur le prince des Asturies, « fort aimable à sa figure près, » et sur la princesse sa femme, « dont malheureusement le visage est tel qu’on ne peut le regarder sans peine, » c’est sur Madame, fille de Louis XV, qu’est concentrée toute la lumière du tableau : « Cette princesse est infiniment mieux que lorsqu’elle est partie de France. Rien n’égale l’amour des grande et des petits pour elle. Elle est, en effet, charmante, sa figure est très agréable, les plus beaux yeux du monde, le regard perçant et annonçant de l’esprit, bonne, franche, cherchant à plaire et à obliger, et, pour tout dire en un mot, Sire, c’est votre véritable portrait. » Voici enfin, le trait réservé pour le dernier comme le plus délicat : « Je ne puis finir le compte que j’ai rendu à Votre Majesté de la famille royale d’Espagne sans lui parler d’une princesse qui lui appartient de très près : c’est sa petite-fille. Jamais on ne vit une si jolie enfant : elle est très grande pour son âge ; son visage est des plus agréables, mais surtout, Sire, c’est son maintien et l’air de dignité : avec lequel elle reçoit son monde. Elle sent déjà ce qu’elle est, à qui elle appartient et ce qu’elle doit être un jour[8]. »
Ce que Noailles n’ajoute pas ou qu’il laisse du moins à peine entendre, même dans cette communication, c’est qu’une partie de la bonne grâce que la reine lui témoignait tenait à l’extrême liberté avec laquelle il s’exprima tout de suite sur le traité de Turin, comme sur le ministre qui l’avait conclu et sur le général qui avait été sur le point de l’exécuter. Il eût peut-être été imprudent de reprendre (comme ses instructions officielles le lui commandaient) une apologie tardive d’une manœuvre qui venait de si mal tourner. Mais Noailles n’essaya pas même un mot d’explication ni d’excuse, et le péché ainsi confessé, d’Argenson et Maillebois durent en être les deux boucs émissaires. Le ministre surtout fut le moins ménagé. Les épithètes de fou et de brutal étaient les plus douces qui fussent habituellement accolées à son nom, et le comte de Noailles, avec l’emportement de son âge, s’exprimait encore plus haut et plus vertement que son père. De tels propos n’avaient rien qui choquât les habitudes, pas plus que les passions de la reine ; heureuse d’être enfin comprise, elle revenait avec complaisance sur ses peines passées, et en sortant de ces épanchemens, Noailles disait volontiers : « Après tout c’est une bonne femme, on l’a calomniée, voyez comme elle m’honore de ses petites confidences[9]. »
Une seule chose dérangeait cet accord : c’est que d’Argenson, toujours ministre à Versailles pendant qu’il était raillé et ainsi cavalièrement exécuté à Aranjuez, ne cessait de cribler l’ambassadeur d’Espagne de remontrances aigres et de récriminations chagrines, revenant sans cesse sur le passé, inconsolable dans le regret de voir son œuvre détruite, et accusant de son échec, bien plus les sottes tergiversations de l’Espagne que la mauvaise foi des Savoyards. Cette note fausse, troublant le concert qu’il voulait établir, importunait Noailles, qui se crut en mesure, en le prenant de haut, d’y mettre un terme. « Il faut absolument, ne craignait-il pas d’écrire au ministre lui-même, faire cesser les plaintes et les récriminations de nos généraux. Cela est essentiel pour M. de Maillebois et pour son fils, et trouvez bon que je vous le dise pour vous-même. Regardez, je vous prie, ce conseil comme venant d’un homme qui ne cherche que le bien et qui voudrait pouvoir procurer satisfaction à tous ceux qui vous appartiennent… C’est un avis que je vous donne en ami, comme un point de politique nécessaire à observer par rapport à vous-même ; mais en même temps, je vous prie de ne point oublier l’entreprise d’Asti et la rupture de votre négociation qui a suivi ; toutes ces circonstances paraissent bien mériter que vous n’ayez pas pour ce prince autant d’égards que vous en avez montré jusqu’ici. » Il écrivait en même temps, à peu près sur un ton pareil, au ministre de la guerre, en le priant de transmettre les mêmes conseils au maréchal de Maillebois.
C’était mal connaître d’Argenson que d’essayer de faire céder ses convictions et plier sa dignité devant des vues de prudence intéressée. Aussi, en recevant cette missive hautaine, la noblesse de son caractère se retrouva tout entière et, se redressant devant le collègue qui prenait ce ton de maître, il le remit assez nettement à sa place dans le rang qui leur était encore commun.
« On ne peut être plus touché, disait-il, que je le suis, monsieur, des avis que vous avez bien voulu me donner sur ce qui peut me regarder personnellement, je les regarde comme des marques de votre bonté et de votre amitié pour moi, et c’est pour y répondre avec franchise que j’aurai l’honneur de vous exposer ici quels sont les principes de mes sentimens et de ma conduite. Je n’ai, dans l’exercice des fonctions que le roi a daigné me confier, d’autre objet que sa gloire et le bien de son royaume, et je ne puis, ni ne dois, avoir d’autres ennemis que ceux qui voudraient sacrifier à leurs vues personnelles d’ambition et d’intérêt, l’honneur de Sa Majesté et les avantages de son état. Vous êtes, monsieur, trop bon serviteur du roi et citoyen trop zélé pour ne point applaudir aux maximes qui me gouvernent. Je me flatte même, que vous m’aurez rendu à cet égard, auprès de Leurs Majestés catholiques, la justice que je mérite ; après tout il me suffit de savoir que je n’ai que pureté et droiture dans les intentions, que je suis isolé de toutes les autres considérations que celle du bien public, et que nous avons l’honneur de servir un maître équitable et bienfaisant. »
Suivait, après quelques mots d’apologie sur la négociation passée, une explication après tout assez raisonnable de la modération qu’il croyait devoir garder dans ses plaintes sur les procédés des Piémontais : « Nous avons l’attention, disait-il, de ne point nous répandre en reproches injurieux et en dénonciations publiques contre la cour de Turin, parce que cette espèce de vengeance ne saurait convenir à une aussi grande puissance que la nôtre, et que, d’ailleurs, il est d’une prévoyance éclairée et d’une politique sage de ne point se fermer entièrement toutes les voies de réconciliation avec son ennemi, dans une circonstance qui ne nous offre rien d’agréable pour le présent, ni peut-être pour l’avenir pour le rétablissement de nos affaires en Italie[10]. »
D’Argenson avait d’autant plus de mérite à garder, dans sa réplique, cette mesure de politesse froide que, pour deviner le traitement dont il était l’objet dans les tête-à-tête de l’envoyé extraordinaire et de la reine, il n’en était pas réduit à lire entre les lignes d’une lettre désobligeante : un témoin bien placé ne lui en laissait rien ignorer. C’était Vauréal, très mécontent d’être laissé à la porte d’une intimité royale où il ne lui était pas donné de pénétrer, sentant d’ailleurs qu’il était sacrifié lui-même avec la politique dont il avait été le défenseur et L’interprète. Rien n’échappait à sa malicieuse observation, ni la confiance un peu enfantine du vieux maréchal, heureux d’être reçu dans un palais comme dans sa famille et regardant comme gagné tout le terrain qu’il avait cédé lui-même, ni les épanchemens du père et du fils se félicitant mutuellement du succès dû à leur complaisance et qu’ils croyaient acquis par leur habileté ; tout était noté au passage, dans des lettres particulières à d’Argenson, et on a vu comment le mordant évêque savait peindre. À ces révélations qui ne lui apprenaient rien, d’Argenson répondait en soupirant : « Je vois que je suis bien mal voulu là où vous êtes : nous aurions encore plus raison du roi de Sardaigne, si nous voulions ; mais il y a maintenant trop d’Autrichiens en Italie, et l’exécution du plan inestimable de chasser les Allemands d’Italie demanderait trop d’efforts. »
Ainsi chaque courrier parti de Madrid emportait deux correspondances occultes : l’une adressée au roi et l’autre au ministre, l’une et l’autre commentant en sens divers la correspondance officielle. Si, par une mesure qui n’eût été qu’un acte de légitime défense, d’Argenson se crut parfois en droit de faire part au souverain de ce qu’il apprenait ainsi par une voie secrète, ce rapprochement put procurer à Louis XV un divertissement bien propre à développer chez lui le goût qu’il avait déjà, je l’ai dit, pour ces manèges clandestins[11].
Restait à savoir des deux procèdes quel était le meilleur et si, en prenant le ménage royal par la douceur, Noailles arriverait à la rendre plus accommodant et à en tirer un meilleur parti que d’Argenson n’y avait réussi de haute lutte et par la force. Le but de la mission extraordinaire était double. Il fallait d’abord faire adopter un plan de campagne plus raisonnable, moins incohérent, moins livré aux aventures et moins sujet aux surprises que celui qui avait été suivi l’année précédente ; objet d’autant plus nécessaire à négocier à Madrid même que, la direction suprême étant remise désormais aux généraux espagnols, des généraux français n’allaient plus rien avoir à décider eux-mêmes, mais seulement à exécuter et à obéir. Sur ce point, Noailles reçut une satisfaction au moins apparente. Le projet qu’il proposa fut accepté sans trop de difficultés. De savoir s’il n’eût pas été abandonné et dénaturé plus tard et si de brusques fantaisies ne seraient pas venues interrompre le cours des opérations, c’est ce que les malheurs qui suivirent n’ont pas permis de vérifier.
Mais il fallait aussi (et c’était là le point véritablement délicat) avertir la reine que, si les concessions qu’on lui avait arrachées pour le traité de Turin étaient devenues caduques avec le traité lui-même, ce triomphe d’amour-propre, dont elle se vantait bruyamment, ne pouvait être que passager : le retour aux stipulations du traité de Fontainebleau était aussi impossible que jamais, et un sacrifice quelconque, dont l’étendue restait à déterminer, devait être consenti dans l’intérêt supérieur de la paix générale. Sur ce point, la résistance fut plus grande et ne put être complètement vaincue. Au premier mot qui en fut touché : « Allez-vous me répéter, dit le roi d’Espagne d’un ton assez sec, que le traité de Fontainebleau est l’ouvrage de la colère et de l’ambition, comme on me l’a déjà dit ? — Non, sire, répondis-je (c’est Noailles qui parle), je ne vous dirai rien là-dessus, sinon qu’il n’en est pas des traités entre deux grands princes comme des actes que des particuliers passent entre eux, parce que l’exécution des premiers est subordonnée aux événemens. Je vis, ajouta-t-il, que le rouge lui montait au visage, et je changeai de conversation[12]. »
Averti par cette première rencontre de l’orage qu’il allait soulever, et décidé à vivre en paix à tout prix, Noailles prit le parti d’éviter des dialogues dans lesquels l’humeur pourrait s’échauffer de part et d’autre. Il rédigea de sa main un mémoire très bien raisonné, où la situation diplomatique et militaire de toute l’Europe était dépeinte avec assez d’art pour en faire ressortir la nécessité de concessions mutuelles dont on ne demandait à l’Espagne de prendre que la moindre part. Le roi, plutôt la reine (car elle seule avait, comme toujours, le dernier mot), agréa ce mode de communication, et réponse fut faite également par écrit. Rien de plus doux dans le ton et de plus mesuré dans les termes que cette réplique, dont les premières lignes durent même procurer à Noailles un moment de satisfaction. Puisque le traité de Fontainebleau, y était-il dit, ne pouvait recevoir son entier accomplissement sans prolonger indéfiniment les maux de la guerre, Leurs Majestés catholiques renonçaient généreusement à réclamer la complète exécution des promesses qui leur étaient faites. Seulement (et c’est ici que Noailles dut commencer à froncer le sourcil), ce traité n’en restait pas moins, à leurs yeux, un pacte solennel de famille, et la bonne foi exigeait qu’on leur procurât une compensation proportionnée à leur sacrifice. La Lombardie, qui leur était assurée, leur échappait ; mais le Piémont, auquel, après sa perfidie, aucun ménagement n’était dû, ne pouvait-il pas fournir un équivalent ? En conséquence, une ligne de démarcation était tirée sur la carte, ajoutant aux deux duchés de Parme et de Plaisance un vaste territoire situé sur les deux rives du Pô, dans lequel étaient compris Alexandrie, Novare, Valence et Casal, c’est-à-dire plus du tiers du patrimoine héréditaire des ducs de Savoie. Une fois en si beau train, pourquoi ne pas demander aussi Turin ? C’était sans doute parce que cette capitale, ainsi privée de toutes ses lignes de défense et ouverte à toutes les attaques, devenait une place absolument sans importance.
Jamais ironie ne fut plus sanglante. La veille, Elisabeth s’était vue contrainte par la France à mettre sa main dans celle du roi de Sardaigne ; aujourd’hui elle voulait à son tour forcer la France à porter à ce même prince le poignard dans le cœur, en lui enlevant la moitié de ses états. C’était un véritable trait de vengeance féminine, et Noailles ne put manquer d’en ressentir amèrement la malice. Mais, résolu à tout supporter, il fit mine de prendre au sérieux une proposition dérisoire ; et, comme si le ridicule n’eût pas suffi pour en faire justice, il se donna la peine d’en démontrer gravement l’impossibilité dans un nouveau mémoire rédigé ad hoc. Cette fois, sa pièce d’écriture n’obtint pas un instant d’examen, elle lui fut renvoyée avec cette simple note : « Leurs Majestés catholiques, connaissant les bonnes intentions de M. le maréchal de Noailles, tiennent grand compte de son expérience et de son zèle. Elles verront toujours avec plaisir ce qu’il leur représente ou propose ; et, pour ce motif, elles ont vu sans déplaisir les observations de son mémoire sur l’établissement de l’infant. Mais Leurs Majestés ne croient pas opportun d’entrer dans des explications plus détaillées, parce qu’il ne s’agit pas actuellement de traiter avec les ennemis, et qu’elles doivent supposer qu’il n’y a pas de négociation pendante, puisqu’on ne leur en a pas fait part[13]. » Si Noailles ne comprit pas tout de suite la portée de ce dernier trait, l’explication ne se fit pas attendre : un courrier était arrivé apportant, comme toujours, à la reine, des lettres et des nouvelles de la cour. On l’avisait du mouvement que Wassenaer se donnait et de ses conférences avec d’Argenson, et elle prenait feu sur la pensée qu’on allait encore une fois traiter de ses affaires sans la consulter. — « Eh bien ! dit-elle à Noailles la première fois qu’elle le revit, quel partage les Hollandais font-ils à l’infant ? Il n’est pas considérable, à ce qu’on me dit. » — Et comme Noailles faisait l’étonné et jurait qu’il ne savait pas de quoi on voulait lui parler : — « Eh bien ! reprit-elle, puisque vous êtes si mal informé, nous sommes bien aises de vous apprendre qu’il y a un nouveau projet de paix générale présenté par M. de Wassenaer, et qu’on y donne un très mince partage à l’infant, qu’il y a eu sur cela des conseils tenus à Paris, que le marquis d’Argenson, le maréchal de Belle-Isle et les envoyés de Hollande se sont assemblés chez le cardinal de Tencin, où l’affaire a été discutée dans une longue conférence. »
En réalité, Noailles, qui avait quitté Versailles pendant que les pourparlers avec les Hollandais duraient encore, et avant qu’ils eussent abouti même à l’ébauche de pacification dont j’ai parlé, ne pouvait donner aucun détail sur ce qui s’était passé et dit depuis son départ. Mais eût-il été même mieux informé et plus en mesure de répondre aux questions pressantes de la reine, il aurait hésité probablement à livrer par anticipation à une critique passionnée et à une discussion bruyante un projet vague et des idées encore en l’air auxquelles manquait l’adhésion de tant de parties intéressées. Tout ce qu’il put faire fut donc de promettre qu’il allait écrire, sans délai, pour demander des renseignemens ; mais comme, par la même raison, on se garda bien de les lui envoyer, la défiance une fois éveillée de la reine ne put plus être calmée, et elle déclara nettement qu’elle ne s’expliquerait que sur des propositions fermes dont elle connaîtrait la nature, à la suite d’une négociation où son représentant aurait été admis[14].
Le but de la mission était donc bien réellement manqué, puisque la seule chose obtenue, l’abandon conditionnel du traité de Fontainebleau sous des réserves impossibles à réaliser, n’était qu’une plaisanterie de mauvais goût. Mais Noailles ne voulait pas, même vis-à-vis de lui-même, convenir de son échec, et la reine, malgré sa violence, n’était pas assez dépourvue de la finesse féminine pour ne pas sentir que son intérêt n’était pas de le renvoyer mécontent (surtout depuis qu’il se déclarait satisfait à si bon marché). Il fallait, au contraire, se ménager en lui un avocat qui pût défendre sa cause à Versailles avec la chaleur d’une amitié personnelle et reconnaissante. Elle le combla donc de politesses jusqu’à la dernière heure, et quand le jour de la séparation arriva, on se quitta avec toutes les effusions d’une tendresse mutuelle. Le comte de Noailles reçut, de la main du roi, l’ordre de la Toison d’or, dont son père était déjà pourvu, faveur exceptionnelle dont aucune famille, même en Espagne, ne jouissait ; un grand d’Espagne, le duc de Beurnonville, parent de la famille de Noailles, qui sollicitait vainement depuis longtemps la place de commandant des gardes flamandes, obtint ce poste important sur une demande exprimée par le maréchal.
« M. de Noailles part demain, écrivait malicieusement Vauréal ; le séjour qu’il a fait à Aranjuez finit avec le même agrément qu’il a commencé,.. et je ne doute pas que, dans des mains si habiles, tous ces avantages n’aient tourné au profit du service du roi… J’avais déjà grande opinion de ses talens, mais elle augmente encore quand je vois que, dans un champ couvert de ronces, il a su faire une moisson de fleurs et de fruits. Jusqu’à présent je suis dans les ténèbres, mais il reste encore demain et peut-être attend-il au dernier moment pour me parler. » — Et deux jours après il ajoutait « que, même en partant, le maréchal ne lui avait rien dit, sans doute parce qu’il n’avait rien à lui dire[15]. »
Le scepticisme de Vauréal n’était que trop bien fondé. Le maréchal avait si peu réussi à modérer les prétentions de la cour d’Espagne que ses exigences allaient continuer à peser sur la situation politique et militaire pendant toute la durée de la guerre et devaient exercer, même sur la solution, l’influence la plus fâcheuse.
Noailles, dans ses Mémoires, fait insérer les lettres de complimens qu’il reçut de ses collègues sur le succès de sa mission, et en particulier de Maurepas, celui des ministres qui lui tenait la plus fidèle compagnie, surtout dans la haine contre d’Argenson. Il ne manqua pourtant pas, même à la cour, d’observateurs perspicaces pour deviner qu’il revenait au fond plus glorieux que satisfait et les mains à peu près vides. Luynes l’insinue avec ces sous-entendus discrets qui sont le trait piquant de son journal, et il va même jusqu’à faire supposer que l’envoyé de Louis XV, en sus des faveurs qu’il avait reçues, s’était laissé payer dans une autre monnaie encore que des paroles et des honneurs. — « On attend incessamment, dit-il, M. le maréchal de Noailles : ses amis disent qu’il a parfaitement réussi dans sa négociation ; il est certain qu’il a été fort bien reçu à la cour de Madrid… On prétend (mais on ne le sait jusqu’ici que par des lettres particulières) que le roi d’Espagne lui a accordé le paiement de ce qui lui était dû d’appointemens en qualité de capitaine-général. Ce titre fut donné à M. le maréchal de Noailles en 1711, ce qui ferait trente-cinq années,.. ce serait un objet considérable. Comme le public ignore quelles étaient les instructions de M. le maréchal de Noailles et que, même lors de son départ, on jugea qu’il était bien tard, par rapport aux affaires d’Italie, leur situation ne doit faire porter aucun jugement sur la négociation : cette situation est tout au plus mal qu’elle puisse être[16]. »
Au demeurant, au moment où Noailles reprenait le chemin de Versailles, il devenait assez indifférent de savoir quelle nature et quelle mesure de succès il avait obtenues, car les plans de pacification générale étaient de nouveau évanouis en fumée, et les opérations militaires allaient reprendre. — « La paix s’éloigne, écrivait d’Argenson à Voltaire, comme le chien de Jean de Nivelle. » C’est que les propositions hollandaises, dont l’idée seule, on vient de le voir, était si mal vue à Madrid, ne recevaient ni à Vienne, ni à Londres, un accueil plus encourageant. Marie-Thérèse surtout était inabordable, elle gardait sur le cœur le ressentiment de l’humiliation que la France lui avait fait subir à Dresde, en rejetant des propositions presque suppliantes, arrachées par un extrême péril. La singulière prédilection dont le ministère français avait fait preuve ce jour-là en faveur de Frédéric l’avait surprise autant qu’exaspérée. A la première ouverture qui lui fut faite par une voie détournée, son ministre Uhffeld eut ordre de répondre par cette question railleuse : « La France est-elle prête cette fois à tomber avec nous sur la Prusse ? Tant que nous n’aurons pas cette garantie, il n’y aura rien à faire avec elle. Nous ne pouvons traiter avec des gens qui veulent faire du roi de Prusse le dictateur de l’Empire. » Pense-t-on qu’en recevant ce refus hautain, d’Argenson ait été traversé par la pensée qu’il avait manqué une occasion qui ne reviendrait pas ? Nullement. On trouve seulement à la marge de la lettre qui rompait si brusquement tout pourparler, cette note de sa main : — « On voit de là combien la cour de Vienne croit avoir à craindre du roi de Prusse ayant la Silésie[17]. »
Sur ce point, d’ailleurs, l’unanimité d’opinion était complète, sinon parmi les politiques de Vienne, au moins dans l’entourage et dans le ménage impérial, car rien n’égalait l’irritation du nouvel empereur contre la France. Seulement, là comme partout, la différence des caractères de l’impératrice et de celui qui lui devait sa couronne était sensible. Car le sentiment qui partait chez la noble femme d’un courroux patriotique n’était chez son époux que le mesquin plaisir d’un ancien vassal de la France, heureux de se trouver l’égal de son suzerain, et en mesure de lui tenir tête. Il l’exprimait dans des termes qui auraient attesté à eux seuls la petitesse et la frivolité de son esprit, au marquis de Stainville qui continuait à représenter à Versailles le grand-duché de Toscane, et qui lui transmettait des paroles bienveillantes de d’Argenson. — « Point de rapports, écrivait-il, avec une cour qui ne veut pas me reconnaître comme empereur, excepté ceux qui seront nécessaires, pour m’informer des bagatelles qui peuvent être drôles, en fait de chansons, de vers et de toutes sortes de nouveautés pour me divertir[18]. »
Mais, si en Autriche la cour était unanime dans des sentimens belliqueux, en Angleterre c’était pis encore : c’était tout le monde, roi, parlement et nation qui ne respirait plus que la reprise des hostilités. La coïncidence de la défaite de Charles-Edouard et du désastre d’Asti avait exalté toutes les têtes : on était convaincu que les succès de Maurice de Saxe n’étaient dus qu’à l’absence de Cumberland et qu’il suffirait que le vainqueur de Culloden reparût en Flandre pour que sur ce théâtre, comme sur tout autre, un coup mortel fût porté à la puissance française. C’était contre le nom français une fureur qui faisait rage, non-seulement parmi les partisans triomphans de la dynastie protestante, mais plus encore, peut-être, parmi les soldats vaincus de l’armée écossaise. Ceux-là étaient très irrités d’avoir attendu vainement un secours toujours promis qui n’était jamais venu ; ils restaient convaincus qu’on s’était joué d’eux, en poussant leur chef en avant pour le délaisser ensuite, dans l’unique intention de créer au roi George un embarras momentané. Aussi c’était dans leurs rangs un concert d’imprécations, et les plus ardens à y prendre part (dit un agent secret que la France entretenait à Londres) « sont les plus entichés du fanatisme jacobite et surtout les prêtres catholiques. On n’entend que menaces et prières qu’on offre à Dieu pour la destruction et la ruine de la France : ce serait venger l’innocence et sauver l’Europe que de mettre le feu aux quatre coins de Paris. Un homme qui a l’air Français n’est pas en sûreté dans nos rues. On ne peut digérer qu’on ait sacrifié le fils du prétendant et un nombre de familles qu’on regarde comme perdues et anéanties. » — Et comme le gouvernement anglais exerçait, contre les rebelles captifs, une répression impitoyable, chacun des malheureux condamnés, en montant à l’échafaud, semblait envoyer au ciel une malédiction contre la perfidie française. Que serait-ce donc, si Charles-Édouard lui-même, toujours fugitif et errant dans des retraites ignorées, finissait par tomber entre les mains de ceux qui avaient mis sa tête à prix[19] ? D’Argenson, très ému de ce tolle général, comme il l’était toujours de toute suspicion élevée contre la loyauté de son caractère et de sa politique, crut son honneur sérieusement intéressé à tenter quelque démarche pour adoucir le sort des nobles cliens que la France avait compromis sans pouvoir les protéger. Le moyen n’était pas aisé à découvrir, car, entre deux puissances en pleine guerre l’une contre l’autre, nul rapport direct ne pouvait s’établir. Mais la tâche de générosité et de compassion dont il ne pouvait s’acquitter lui-même ne pouvait-elle être, pensa-t-il, remplie par l’envoyé d’une puissance encore officiellement neutre, bien qu’alliée et amie de l’Angleterre, comme la Hollande, et n’avait-il pas sous la main son excellent ami Van Hoey, toujours prêt à entrer, avec une candeur égale à la sienne, dans toutes les illusions que pouvait leur suggérer l’amour de l’humanité ? Les deux belles âmes furent bientôt d’accord et se mirent à l’œuvre : le ministre français dut écrire à l’envoyé hollandais une lettre que celui-ci se chargea de faire passer sous les yeux du ministère britannique, et ni l’un ni l’autre ne parut se douter du sentiment qu’éprouverait le roi d’Angleterre à voir la France intervenir en faveur de ceux à qui, la veille encore, elle envoyait des armes et de l’argent pour le détrôner. La lettre de d’Argenson (la nature de la démarche une fois donnée), était rédigée avec assez d’art. — « Le roi, disait-il (car il faisait parler le roi lui-même), m’ordonne d’écrire à Votre Excellence au sujet de la situation dans laquelle le prince Edouard et ses partisans se trouvent, depuis l’avantage que les troupes d’Angleterre ont remporté sur eux, le 29 de ce mois. Toute l’Europe connaît les relations de parenté qui existent entre le roi et le prince Edouard. D’ailleurs ce jeune prince réunit en lui toutes les qualités qui doivent intéresser en sa faveur les puissances qui estiment et chérissent la valeur et le courage, et le roi d’Angleterre est lui-même un juge trop impartial et trop équitable du vrai mérite pour n’en pas faire cas lors même qu’il se trouve dans son ennemi. Le caractère de la nation britannique ne peut aussi qu’inspirer à tous les Anglais les mêmes sentimens d’admiration pour un compatriote aussi distingué par ses talens et par ses vertus héroïques… Cependant, monsieur, comme, dans les premiers momens d’une révolution, on porte quelquefois le ressentiment et la vengeance à des excès qui n’auraient pas lieu dans des conjonctures plus tranquilles, le roi doit prévenir à cet égard, autant qu’il dépendra de lui, le dangereux effet de toute résolution trop sévère que Sa Majesté britannique prendra. C’est dans une vue aussi juste et aussi décente, que le roi m’a ordonné, monsieur, de demander à Votre Excellence de vouloir bien écrire au ministère anglais et de lui représenter, avec toute la force et l’onction possibles, les inconvéniens qui résulteraient infailliblement de toute entreprise violente contre le prince Edouard. Si, contre toute espérance, on attentait ou à la liberté du prince Edouard ou à la vie de ses amis et de ses partisans, il est aisé de prévoir quel esprit d’animosité et de fureur pourrait être la suite funeste d’une pareille rigueur, et combien d’innocens deviendraient peut-être de part et d’autre, jusqu’à la fin de cette guerre, les tristes victimes d’une violence qui ne ferait qu’aigrir et irriter le mal et qui, assurément, n’édifierait pas l’Europe… Le roi désire très sincèrement que le roi d’Angleterre ne lui donne à suivre que des exemples d’humanité, de douceur et de grandeur d’âme. »
Ces dernières paroles, en laissant entrevoir l’éventualité d’une représaille, relevaient le ton de la supplique et sauvaient la dignité royale. C’est sans doute de crainte de pécher par ce défaut d’humilité que le bonhomme Van Hoey (c’est ainsi que d’Argenson lui-même l’appelle) n’en laissa rien subsister dans sa lettre d’envoi, dont il fit (c’est encore d’Argenson qui parle) une véritable paraphrase du Pater noster.
« Puissè-je, milord, disait l’excellent homme, posséder toute l’éloquence de la terre ; puissè-je être à portée pour employer efficacement tous les momens de ma vie à faire comprendre aux hommes que d’agir envers les autres comme nous souhaitons que les autres agissent envers nous, fait le bien suprême des États, des nations, des sujets et de chaque homme. Mais c’est un devoir que la Providence vous a imposé, en vous élevant si haut et par tant de talens qu’elle a réunis en vous : puisse la persuasion couler de vos lèvres comme du miel, et personne ne doutera plus qu’on n’est heureux qu’autant qu’on fait le bonheur des autres… Votre Excellence sait que le courage est appelé par excellence vertu, parce que c’est l’amour pour le bien qui le donne seul, et que ce sont l’équité, la modération et la bonté qui en règlent toutes les actions. C’est ainsi que le vrai héros rend ses victoires salutaires aux vaincus mêmes ; c’est ainsi qu’il se dresse des trophées immortels pour avoir triomphé de la vengeance et de la colère, passions si naturelles à l’homme et si difficiles à vaincre : c’est ainsi que la clémence a été estimée, par les sages de tous les temps, la meilleure, la plus magnanime, la plus utile et la plus salutaire de toutes les vertus royales… Connaître la vertu, vous le savez, milord, et être épris de ses célestes beautés n’est qu’une seule et même chose. » Suivaient des vœux, ou plutôt une prière adressée à Dieu pour les deux puissans rois de France et d’Angleterre. — « Puissent-ils jouir encore longtemps sur la terre de la juste reconnaissance du genre humain ! Puissent ces grands rois s’assurer ainsi de plus en plus la félicité éternelle ! »
En toute autre circonstance, une pièce écrite sur ce ton, si peu conforme aux habitudes diplomatiques, aurait fait sourire. Mais à Londres, dans l’état d’exaltation que laisse toujours une grande crainte à laquelle on vient d’échapper, personne n’était en humeur de rire. Aussi ce fut un cri d’indignation, factice ou sincère, qui s’éleva contre la prétention de la France à dicter des conseils au gouvernement qu’elle venait d’essayer de renverser. La lettre de d’Argenson, insérée dans les gazettes, fut commentée avec fureur dans des réunions publiques. Un pair d’Angleterre, lord Cholmondelly, proposa sérieusement de la faire brûler par la main du bourreau. « Les Anglais traiteront toujours, les Français, disait-il, avec le mépris que des esclaves méritent. » — Quant au pauvre Van Hoey, il n’échappa à une demande de révocation, qui était déjà adressée contre lui aux États généraux, qu’à la condition de recevoir une verte semonce du duc de Newcastle et d’y répondre par une humble lettre d’excuses. Encore n’évita-t-il cette mesure de rigueur que parce que les envoyés extraordinaires hollandais, ses collègues, firent savoir que son rappel porterait la plus sérieuse atteinte à la situation ministérielle déjà menacée de d’Argenson, « accusé, disaient-ils, d’avoir fait une grande sottise. Or, ajoutaient-ils, il nous convient que M. d’Argenson reste en place[20]. »
D’Argenson constate lui-même avec mélancolie, dans ses Mémoires, le triste effet de sa charitable intervention. — « Les lettres, dit-il, firent deux effets contraires, par suggestion de malignité. A Paris, on les trouva basses et tendant trop à la miséricorde ; à Londres, on trouva inouï que la France se mêlât des affaires intérieures de l’Angleterre et demandât grâce pour des rebelles ! » — Il n’ajoute pas ce que Luynes rapporte : c’est que les plaisanteries, les quolibets, les caricatures déjà répandues contre lui ne circulèrent que de plus belle. Mais ce qui l’affligea plus que tout, ce fut la pensée que le gouvernement anglais, se trouvant offensé, pouvait être poussé par là à sévir avec une sévérité encore plus impitoyable contre des victimes qu’une main étrangère ou ennemie avait essayé de lui disputer[21].
Inquiet du jugement que portaient sur sa conduite les hommes d’expérience qui prétendaient s’entendre en matière d’État, et principalement tous les diplomates étrangers, d’Argenson eut-il la pensée de se faire défendre par le souverain qui, ayant porté la philosophie sur le trône, devait être disposé à lui reconnaître le droit de se faire entendre, même dans les crises les plus violentes de la politique ? On serait tenté de le croire, car ce n’est pas sans surprise qu’on trouve à cette date, dans la collection des lettres de Voltaire, une épître intitulée : Lettre de M. ***, chambellan du roi de Prusse, à l’occasion de la lettre de M. d’Argenson à M. Van Hoey, où le correspondant supposé fait hardiment, au nom de Frédéric, non pas seulement l’apologie, mais le panégyrique de la lettre incriminée. « Le roi mon maître, dit ce prétendu chambellan, en eût fait autant, s’il eût été requis… Cette déclaration est digne des sentimens du roi très chrétien, qui fait la guerre en voulant la paix et qui a la vertu de représenter à son ennemi même ce que les rois doivent à l’humanité ! »
Si réellement (ce que rien n’indique pourtant d’une façon certaine) Voltaire, après avoir, sur la demande de son ami, rédigé cette pièce, essaya de la faire contresigner par Frédéric, elle est restée enfouie à Berlin dans quelque carton dont elle n’est pas encore sortie. Il y avait longtemps que l’auteur de l’Anti-Machiavel avait cessé de recommander la générosité, et même la justice, dans les relations des États ; et quant au ton de sensibilité larmoyante dont nous trouvons ici le premier échantillon, et qui ne devait pas tarder à s’introduire, avant la fin du siècle, même dans les documens politiques, on n’en découvre encore jamais la trace dans aucun des écrits marqués de l’empreinte caustique et cynique du conquérant de la Silésie. Aussi la seule pensée que l’incident en lui-même dût suggérer à Frédéric (s’il y donna un instant d’attention), c’est qu’à la veille d’une campagne qui pouvait être décisive pour son pays, un ministre perdait singulièrement son temps à prendre pitié des vaincus et à demander grâce pour des malheureux[22].
Toutes les tentatives pacifiques étant ainsi repoussées avec perte en Angleterre, aussi bien qu’en Autriche, il ne restait plus qu’à se résigner à la guerre et à donner le signal de la reprise des hostilités. Mais avant d’y procéder, plus d’une question importante était encore à résoudre. D’abord, sur quel terrain et en vue de quel but à atteindre allait-on engager la campagne ? Sur quel champ de bataille Maurice serait-il chargé de faire manœuvrer son armée victorieuse et aurait-il à conduire le roi, qui, cette année encore, tenait à l’accompagner ? Devrait-on se borner à achever la soumission déjà à moitié faite des Pays-Bas autrichiens, ou bien se résoudrait-on à passer enfin la frontière de la République ? Irait-on surprendre en Hollande, dans le travail de leur formation, les armées alliées qui s’y étaient donné rendez-vous, et leurs généraux qui y tenaient conseil ?
Le moment semblait venu de prendre ce parti décisif et de réparer ainsi (on le pouvait encore) le temps et les occasions perdues ; c’était l’attente commune. On ne tarda pas à savoir qu’elle allait être encore déçue ; car pour commencer et se rendre libre d’agir, la première chose à faire eût été de congédier les envoyés hollandais, ce qui était tout naturel, puisque leur intervention, si maladroitement acceptée au début, n’avait abouti à aucun résultat effectif. Leur correspondance fait voir que c’était bien là, en effet, ce qu’ils redoutaient l’un et l’autre ; aussi employaient-ils tout leur art à prolonger un entretien qui ne concluait jamais, et ils surent si habilement profiter de la lenteur des communications pour faire attendre tantôt une dépêche de Londres qui annonçait des sentimens plus modérés, tantôt un courrier de La Haye qui promettait des dispositions plus énergiques, que le jour indiqué pour le départ du roi arriva, et le ministre des affaires étrangères devant, suivant l’usage, l’accompagner, ils obtinrent l’autorisation de faire partie du cortège royal et d’aller à Bruxelles continuer leurs interminables conversations. C’était, en fait, déclarer que, la négociation durant encore, le sol hollandais continuerait à être regardé comme inviolable, et enfermer ainsi d’avance dans les limites les plus étroites l’expédition que Louis XV allait honorer de sa présence.
Pauvre spectacle, assurément, que celui qu’allait donner ce grand roi, à la tête d’une grande armée, secondé par un grand capitaine et se laissant dicter et paralyser ses mouvemens par un petit État bourgeois, qui aurait demandé grâce, si on eût osé, quelques mois plus tôt, le regarder en face. La surprise causée par une attitude d’humilité si peu justifiée fut générale et on en riait, à la cour comme à l’armée, assez haut pour que les plaisanteries parvinssent aux oreilles non-seulement de d’Argenson, mais même des députés hollandais, à qui on faisait sur leur habileté des complimens railleurs dont ils ne savaient comment se défendre. « J’ai dû avaler hier à Versailles, écrivait le pensionnaire Gillis, divers raisonnemens baroques tenus par des courtisans, des évêques, des abbés, des femmes qui s’amusent ici à discuter de politique et à battre la campagne, raisonnemens dans lesquels on nous reprochait d’être trop fins pour le ministre français et de ne chercher qu’à l’amuser. Un homme, du reste très intelligent, me dit que nous agissons comme Josué, qui ordonnait au soleil de s’arrêter. Je réponds à ces fadaises évasivement et en raillant. »
D’Argenson, de son côté, constatait cette impatience générale sans trop s’en émouvoir et disposé plutôt à se faire un mérite de savoir la braver. — « Toute l’Europe, écrivait-il dans un billet au comte de Wassenaer, ou du moins tous les nouvellistes, disent que nous sommes de grandes dupes, que vous nous amusez. Qu’en est-il ? Il est vrai que nous nous conduisons en dupes ; mais nous le sentons, et ce n’est pas l’être tout à fait[23]. »
Par malheur, ce n’étaient pas seulement des ecclésiastiques et des femmes, c’étaient aussi de très bons juges, et même les meilleurs qu’il y eût en Europe, qui portaient sur cette timidité du cabinet français l’appréciation la plus sévère. D’Argenson pouvait s’en convaincre par la lettre suivante que le ministre de la guerre, son frère, dut lui transmettre en l’avertissant qu’elle était émanée, par voie indirecte, de Berlin et de l’entourage militaire de Frédéric. Celle-là, il faut en convenir, à la différence de celle que j’ai dû citer tout à l’heure, et que Voltaire aurait voulu dicter, n’avait rien qui démentît cette auguste origine, car cette fois, ce n’était pas un chambellan, mais un général qui était censé prendre la plume. C’était un vieux compagnon d’armes des troupes françaises qui, au nom de l’intérêt inspiré par ce souvenir et avec toute la franchise de l’amitié, se croyait en droit de représenter à la France de quel ridicule elle se couvrait en se laissant berner par las Hollandais, au lieu d’entrer le fer à la main sur leur territoire. — « Les Hollandais, y était-il dit, peuple fin, qui connaît parfaitement ses intérêts, vous amusent depuis longtemps et vous font perdre un temps précieux. À moins que vous n’ayez un traité fait et conclu avec eux, on ne comprend pas en Europe votre inaction et votre tranquillité. L’armée des alliés est retirée en Hollande ; en supposant même que vous soyez engagé d’honneur à ne pas déclarer la guerre à la Hollande, qui empêchait votre armée d’y entrer pour suivre les Autrichiens et vous y faire traiter sur le même pied qu’ils y ont ? Entrez donc en Hollande ; ce peuple tremblera de vous y voir ; il est accoutumé à voir le danger de loin ; aussi, jugez de sa frayeur quand il vous verra armé dans son propre pays, en état de lui faire la loi… Si le roi mon maître était à la place du vôtre, il serait en Hollande et il y porterait l’effroi et la consternation… Tant de résolution et de diligence sont nécessaires à qui veut vaincre ! Ne rien laisser au hasard, profiter des événemens et ne pas laisser respirer son ennemi, c’est la première pensée d’un prince qui fait la guerre… « Mon expérience m’engage à vous prévenir que vos soldats s’ennuieront bientôt dans leur camp et déserteront en grand nombre et que la maladie pourra faire tort au reste. Faites agir le Français, donnez de l’exercice à sa vivacité et à son inconstance ; sans cela, il s’ennuiera… Vous ne pensez pas, sans doute, que vos soldats soient immortels et invincibles, et vous agissez comme s’ils l’étaient… En voilà assez pour exciter vos réflexions, si vous aimez votre patrie… Savez-vous qu’on écrit de France en ce pays que la jalousie seule contre le comte de Saxe était le motif de votre inaction ? Je n’en crois rien ; mais à quoi attribuerait-on votre conduite, s’il est vrai que vous n’ayez absolument rien de conclu avec la Hollande ?… Je vous tais mon nom, dit en finissant le correspondant (comme s’il s’apercevait trop tard que ce ton de l’homme habitué à vaincre et à commander équivalait à une signature), parce que j’écris sans en avoir fait part au roi mon maître[24]. » J’imagine que cette réserve ne trompa personne. Le voile de l’anonyme était, en vérité, trop facile à lever ; car l’auteur de cette lettre était certainement le même qui écrivait à Chambrier, le 26 avril, qu’il fallait détacher les Hollandais de la reine de Hongrie en leur serrant le bouton par des opérations vigoureuses.
Quand un témoin désintéressé comme Frédéric, du fond de sa retraite paisible de Berlin, raisonnant à un point de vue esthétique et pour le beau de la chose, avait peine à contenir l’expression de son impatience, on juge l’humeur que devait ressentir le maréchal de Saxe lui-même en se voyant condamné à piétiner sur place et à attendre l’ennemi sur le théâtre même de ses victoires. Obligé de subir cette condition, quoique maugréant assez haut, il demandait au moins que, puisqu’il devait laisser les alliés prendre leurs aises et choisir eux-mêmes le lieu et le moment où il leur conviendrait de l’attaquer, on lui mît en main des forces suffisantes pour être sûr, quoi qu’il arrivât, de leur tenir tête. C’était déjà beaucoup de maintenir une armée française en Italie et même de lui envoyer des renforts ; mais au moins fallait-il que cette division de forces fût la seule, qu’il n’y eût qu’une armée dans le nord et que ce fût lui qui la commandât. ce fut un point qu’il eut encore peine à obtenir, qu’on ne lui accorda qu’après un débat très vif, et ce fut d’Argenson (il faut lui rendre cette justice) qui vint très efficacement en aide à une demande si raisonnable, tant par son action directe dans le conseil que par le résultat de négociations diplomatiques qu’il avait très heureusement préparées pendant tout l’hiver.
On doit se rappeler, en effet, que, l’année précédente, Maurice n’avait pas eu le commandement de toutes les troupes françaises qui opéraient dans le nord. Pendant qu’il s’avançait victorieusement dans les Flandres, une autre armée, parfaitement indépendante de la sienne et placée sous les ordres de Conti, était demeurée en observation sur le Rhin ; puis, n’osant pas s’avancer en Allemagne et obligée de repasser le fleuve, elle avait dû assister de loin à la marche triomphale et au couronnement de Marie-Thérèse. La question était de savoir si cette division, dont l’utilité avait été si médiocre, devait être reproduite dans la campagne nouvelle. Rien d’étonnant que Maurice protestât contre la pensée d’être privé une seconde fois d’une partie des moyens d’action dont il savait faire si bon usage. Mais Conti, qui était revenu de sa triste campagne mécontent de lui-même, et sentant que son rôle avait manqué d’éclat, brûlait de chercher une revanche et n’était disposé ni à rentrer dans la retraite, ni à servir sous un supérieur. Il insista donc vivement pour qu’on lui rendît son commandement et qu’on l’envoyât reprendre ses anciennes positions. Il était bien en cour et sa mère mieux encore, depuis qu’elle s’était prêtée à la tâche ingrate de présenter à la reine la nouvelle favorite, « ce qui constituait à son égard, nous dit d’Argenson, une obligation immortelle. » De plus, Conti avait l’art d’intéresser à ses prétentions tous les officiers généraux qui avaient servi sous ses ordres, et qui craignaient de trouver auprès de Maurice une clientèle favorisée qui leur fût préférée. Une intrigue fut ainsi très bien montée par la princesse douairière et son fils et eut un instant un plein succès. A part le cardinal de Tencin et d’Argenson, tous les ministres promirent à Conti un grand généralat sur le Rhin.
Le prince et ses amis, il faut le dire, faisaient valoir à l’appui de leur désir des raisons qui n’étaient pas sans valeur. Ils représentaient que, si l’armée du Rhin, dans la dernière campagne, n’avait rendu que peu de services, c’est que Marie-Thérèse, tenue en échec par Frédéric, ne sortait pas d’Allemagne et que, pour l’atteindre, il aurait fallu l’aller chercher chez elle, au risque de renouveler les malheurs de l’expédition de Prague. Mais il n’en serait plus de même, disaient-ils, depuis qu’une paix funeste pour nous avait rendu à l’impératrice la liberté de ses mouvemens et que, le front ceint maintenant du diadème impérial, elle exerçait sur toute la fédération germanique une autorité morale dont son génie saurait user. Toute-puissante dans la diète électorale qui venait de la couronner, et se flattant d’être obéie à Ratisbonne comme elle l’avait été à Francfort, elle ne rêvait que de faire lever à sa voix tout l’empire et de l’entraîner à sa suite contre l’ennemi de la patrie allemande. Des exhortations éloquentes à se défier de l’ambition et des cajoleries françaises partaient à toute heure de Vienne et étaient transmises à tous les membres du corps germanique par l’archi-chancelier impérial, l’électeur de Mayence, aveuglément dévoué à tous les intérêts autrichiens. Qu’arriverait-il, disait Conti, si cette femme passionnée réussissait à se faire écouter, si tous les états et tous les cercles bordant le Rhin consentaient à se ranger en armes sous ses ordres ? En face d’une telle éventualité, fallait-il laisser la frontière française dégarnie ? N’était-ce pas s’exposer avoir d’un jour à l’autre renouveler la même péripétie qui, deux années auparavant, avait obligé Louis XV (vainqueur comme aujourd’hui dans les Pays-Bas) à interrompre le cours de ses succès pour courir à la défense de la Lorraine et de l’Alsace envahies ? La présence d’une armée placée en sentinelle entre la Meuse et le Rhin, assez nombreuse pour garder la frontière de Metz jusqu’à Strasbourg, assez forte pour tenir en respect les petits électorats rhénans, était donc plus que jamais nécessaire.
Ces considérations étaient développées par le prince de Conti lui-même avec une verve d’éloquence naturelle dont il était doué, et appuyées par l’autorité que lui donnait l’expérience qu’il croyait avoir acquise par un an de séjour en Allemagne. « J’ai eu l’honneur, dit d’Argenson, de l’entendre discourir des soirées entières, il assurait que nous aurions incessamment une guerre d’empire sur les bras… Il savait par cœur le nombre des bataillons et des compagnies qui seraient armés dans chaque cercle, ce qu’il en manquerait, ce qu’il en désertait : il haussait les épaules à quiconque le contredisait. Il convenait bien de quelque retard dans l’armement, mais tout devait être prêt à la fin de juin : mes doutes sur ce point commençaient à lui donner matière à parler de mon incapacité. J’avoue que ce prince s’était enfariné pendant sa dernière campagne de quantité de pédanteries germaniques où la mémoire avait peine à le suivre. On le citait au conseil comme un docteur sur les affaires d’Allemagne. »
La conviction où était le prince que tout l’empire allait prendre les armes était si forte et il réussissait si bien à la faire partager que, sur la demande de Maurepas, le conseil délibéra, en comité solennel, si le parti le plus prudent ne serait pas de prendre les devans, de franchir soi-même le Rhin sans délai et de mettre le siège devant Philisbourg et Kehl, les deux premières cités impériales qu’on rencontrerait sur son chemin.
D’Argenson fit tête à cette poussée imprudente avec plus de calme et de sang-froid qu’il n’en montrait d’ordinaire. La tâche lui était rendue peut-être moins difficile parce qu’en conseillant une sage expectative, il rentrait dans l’ordre naturel de ses idées et dans la tendance générale de sa politique. Son regret (il ne se fait pas faute de le rappeler) était toujours que la France n’eût pas pris sur toutes ses frontières le même parti, persuadé, suivant sa maxime favorite, que la France ne serait jamais attaquée, si elle n’attaquait pas la première. Cet axiome, sujet en d’autres circonstances à tant de réserves et d’exceptions, se trouvait cette fois pleinement justifié par l’inertie connue du corps germanique, et son incapacité tant de fois éprouvée de se résoudre et de se mouvoir. Ce grand corps, si mal articulé, dont toutes les jointures étaient prêtes à se détraquer à la moindre secousse, cherchait toujours le repos, et on ne pouvait espérer le faire sortir de sa torpeur qu’en l’inquiétant sur sa sécurité. C’était une grande force assurément (d’Argenson ne le niait pas) pour l’impératrice que de pouvoir parler maintenant au nom de tous les souvenirs de ses aïeux ravivés et rajeunis par une élection nouvelle, mais c’était une force surtout défensive dont la disposition ne serait entière entre ses mains que si elle était attaquée chez elle et si on faisait mine de vouloir passer sur le corps des vassaux pour atteindre le suzerain. Mais l’effet en serait nul, au contraire, si c’était le chef lui-même qui troublait la paix commune pour donner cours à ses ressentimens. Armer le contingent impérial pour la défense du sol germanique, à la rigueur c’était possible : mais l’en faire sortir pour suivre une représaille agressive, c’eût été un effort surhumain. Marie-Thérèse elle-même le sentait si bien qu’en faisant rendre à son époux un décret de commission pour soumettre à la diète de Ratisbonne les mesures militaires qu’elle désirait, elle avait eu soin de faire spécifier que l’unique objet à l’ordre du jour était les précautions réclamées pour la sécurité de l’empire.
Il était donc essentiel (d’Argenson n’eut pas de peine à le démontrer) d’écarter toute apparence et tout prétexte de nature à accréditer la crainte d’une nouvelle invasion française et d’effacer même, s’il était possible, le souvenir des invasions précédentes. À ce point de vue la réunion d’une grande armée prenant une attitude agressive, et commandée par un prince du sang, allait directement contre le but, et servirait au contraire de texte tout préparé aux prédications patriotiques de la chancellerie impériale. Ce langage parfaitement sensé eut le bonheur (dont les propositions de d’Argenson ne jouissaient plus que rarement dans le conseil) d’être écouté et compris, sans doute parce qu’il fut appuyé par le concours de Saxe et de Belle-Isle, tous deux parlant d’accord cette fois par exception. On permit au ministre de faire porter à la diète par le résident français, La Noue, des protestations formelles d’intentions pacifiques et de désintéressement absolu, et pour confirmer tout de suite les paroles par les faits, on l’autorisa à promettre l’évacuation de ce qu’on nommait l’Autriche antérieure. On désignait ainsi (je l’ai déjà dit) ces districts, bordant la rive du Haut-Rhin, qui faisaient partie du patrimoine de la maison d’Habsbourg et qui avaient été conquis naguère (on l’a vu) par Louis XV lui-même, après la prise de Fribourg. C’était le seul point du territoire de l’empire encore occupé par les armes françaises.
Ces sages précautions produisirent leur effet : la diète qui siégeait à Ratisbonne, désireuse avant tout de rester tranquille, se laissa aisément rassurer ou, pour mieux dire, endormir, et les incitations belliqueuses de Marie-Thérèse y trouvèrent peu d’écho. On mit en usage, pour éviter d’y répondre, les lenteurs interminables et les formalités sans nombre de toute procédure germanique. Il fut même bientôt évident que ces provocations, du moment où elles n’étaient pas efficaces, devenaient importunes. Car rien n’impatiente à la longue les gens timides et paresseux comme les reproches qu’on adresse à leur indolence. Puis, du moment où il ne devait plus y avoir un soldat français sur le sol germanique, la plupart des griefs exploités par Marie-Thérèse pour exciter l’irritation populaire n’avaient plus d’objet. La situation même se retournait insensiblement. La veille, c’était Belle-Isle ou Maillebois qui, s’avançant en stationnant dans l’empire, soumettaient les populations aux rigueurs qu’entraînent tout passage et toute occupation militaires : maintenant c’étaient les troupes autrichiennes qui, ne pouvant gagner la Flandre sans traverser une série de petits états, devaient opérer partout des réquisitions de vivres ou de logemens imparfaitement soldées, et demeuraient responsables de tous les actes d’indiscipline d’une soldatesque en campagne. Le résultat fut que l’été arriva sans que, contrairement aux prévisions de Conti, l’Autriche eût à compter sur d’autres forces que les siennes et sans qu’il fût question de voir lever nulle part l’étendard impérial[25].
Rien pourtant n’était absolument décidé, et ce n’était qu’un repos, ou plutôt un répit toujours précaire, car si les demandes de Marie-Thérèse étaient éludées et ajournées, elles n’étaient pas formellement repoussées, et, pour ne pas la braver en face, des mesures dilatoires et conciliantes étaient prises, comme la nomination de son beau-frère Charles de Lorraine à la dignité de maréchal de l’empire et la désignation d’un lieu voisin de la frontière autrichienne, où le contingent impérial serait réuni, s’il y avait lieu de le convoquer. De son côté, l’agent français ne recevait en réponse à ses déclarations pacifiques aucun accusé de réception pleinement satisfaisant. La diète, en un mot, trouvait commode de jouir en fait des bienfaits de la neutralité sans contracter en droit l’engagement de la respecter : situation dangereuse, disait très justement Belle-Isle à d’Argenson, car l’Autriche restait maîtresse de se mouvoir à son gré dans l’empire, tandis que la France n’oserait plus y mettre le pied, et les cercles pourraient ainsi d’un jour à l’autre prendre l’offensive, sans qu’on se fût mis en garde d’avance par aucune précaution. Ainsi on pouvait toujours craindre qu’un incident imprévu, en enflammant les passions, ou en répandant une fausse alarme, ne vînt à entraîner à quelque coup de tête belliqueux les dispositions indécises d’une majorité flottante.
Or, c’était précisément à fixer par avance les incertitudes de cette majorité que d’Argenson s’était appliqué avec soin par des négociations bien suivies auprès des principaux états dont le vote pouvait influer sur les résolutions de l’assemblée fédérale, et c’était le résultat de cette opération diplomatique assez complexe, dont il pouvait rendre compte au conseil, au moment où il s’agissait de déterminer le cours à donner aux mouvemens militaires. Il avait d’autant plus de raison de s’en applaudir que c’était le premier succès de ce genre qu’il eût encore obtenu dans sa carrière ministérielle[26].
Il a fait lui-même, de ces transactions, dans ses Mémoires, un exposé très piquant, relevé par des portraits des petits souverains de l’Allemagne, qu’il trace avec une finesse acérée et où il déploie (singularité qui lui est habituelle) autant d’art pour peindre les hommes qu’il en manquait souvent pour traiter avec eux. Il s’agissait, comme il nous l’explique, de prendre un à un chacun de ces potentats au petit pied. Il en était dont le concours était acquis d’avance, comme l’électeur Palatin et le duc de Wurtemberg, restés fidèles à la France pendant toutes les épreuves des dernières campagnes. Il ne fallait pas non plus beaucoup d’efforts pour faire entendre raison aux princes ecclésiastiques des bords du Rhin, toujours Mayence excepté : car un intérêt évident les portait à écarter d’Allemagne une guerre dont leur territoire était le champ de bataille prédestiné et où ils ne pouvaient jouer (quel que fût le vainqueur) que le rôle de souffre-douleur ou de victimes. Le tout était de venir en aide à ces bonnes dispositions naturelles par des largesses offertes à propos et qui étaient bien rarement refusées, car quel intérêt aurait-on à bien faire (disait naïvement l’évêque de Cologne au résident de France), si on n’y gagnait pas quelque chose ? Mais une opération plus délicate était nécessaire pour s’assurer la voix de trois souverains qui avaient à la fois leur place marquée, comme électeurs, dans le collège suprême de la diète, et leur entrée dans le collège des princes, au titre de possessions diverses dont ils cumulaient les suffrages. J’ai dit ailleurs que c’était le cas des électeurs de Bavière et de Saxe et du royal, de l’illustre, du plus puissant que jamais électeur de Brandebourg.
De la Bavière, on sut bientôt qu’il n’y avait rien à espérer, et au contraire tout à craindre. Cette cour naguère si ambitieuse, qui s’était posée fièrement pendant des siècles comme la rivale de l’Autriche, semblait résignée maintenant à devenir, au contraire, son satellite. On eût dit que le suprême effort tenté par Charles VII avait tourné comme, pour la grenouille de la fable, l’essai d’imiter le bœuf. Le souvenir des souffrances de la lutte et de l’amertume humiliante de la soumission restait gravé dans la mémoire du jeune et faible électeur et de l’impératrice douairière sa mère : ni l’un ni l’autre n’osaient plus regarder un envoyé autrichien en face. L’adroit Chavigny avait senti de bonne heure son impuissance et accepté sans regret le rappel que lui infligeait d’Argenson qui ne l’aimait pas. Son successeur, un nommé Renaud, n’avait ni sa justesse de vue, ni son habileté. D’ailleurs là, comme partout en Allemagne, il y avait avant tout une affaire d’argent à régler. Les besoins de la cour de Munich étaient extrêmes et son trésor à sec ; d’Argenson essaya bien de profiter de cette détresse pour offrir de nouveau quelques subsides, mais l’enchère fut aussitôt couverte par l’Autriche, appuyée du crédit des puissances maritimes, et le résultat fut un traité par lequel la Bavière s’engageait à remplir tous ses devoirs envers l’empire, moyennant une somme de 24,000 florins, payée annuellement pendant quatre ans, et mettait de plus, au service des alliés et à la solde de la Hollande, un corps de six mille hommes. « Quelle honte ! s’écriait d’Argenson, ces souverains allemands ne se donnent plus que pour des marchands de chair humaine… Ils courent une carrière indigne de toute puissance préposée par Dieu au gouvernement des hommes. C’est un des premiers principes du droit naturel et des gens que le droit des armes est donné aux souverains pour la gloire et la sûreté des nations qu’ils gouvernent, et ils vont directement contre leurs premiers devoirs lorsqu’ils en font un trafic mercenaire qui ne peut aboutir qu’à dépeupler leur pays et à avilir leur souveraineté[27]. »
S’il n’y avait pas lieu d’être surpris de trouver peu d’accueil à Munich, à Berlin, c’était la surprise contraire. Là, la neutralité de l’empire devait être, ce semble, non seulement une affaire d’intérêt, mais une question d’honneur. On s’imagine difficilement quelle eût été la situation du vainqueur de Mollwitz et de Kesselsdorf venant, sur un décret de la diète, prendre les ordres de François de Lorraine, et placer sous le commandement du beau-frère de Marie-Thérèse, avec le contingent de Brandebourg, l’élite de ses troupes et sa garde personnelle. Un tel respect pour le lien fédéral eût étonné de la part de celui qui avait foule aux pieds tant d’autres droits plus sacrés. On se représente plus malaisément encore la figure qu’aurait faite le prince de Lorraine lui-même en face de ces rudes soldats qui l’avaient vu fuir tant de fois. C’eût été un éclat de rire d’un bout de l’Europe à l’autre, nul doute par conséquent que Frédéric, au fond de l’âme, ne fût décidé à éviter une extrémité dont le ridicule eût été le moindre inconvénient ; nul doute qu’il n’employât tout son crédit pour appuyer les retards, les difficultés opposées au vœu de Marie-Thérèse et qu’au moment critique son veto n’eût été catégorique. Mais une attitude nette, qui aurait empêché la question même de naître, une parole décisive, prononcée d’avance et très haut, de manière à se faire suivre de tous les faibles, en intimidant les uns et en encourageant les autres, j’ai déjà dit que d’Argenson, tout de suite après la paix de Dresde, avait essayé sans fruit de l’obtenir. Ses instances répétées avec plus de vivacité encore à la veille de la reprise des hostilités ne furent pas plus heureuses.
Cette réserve persistante, et de jour en jour plus marquée, causait la désolation du ministre français. Et, effectivement, si elle n’était pas absolument inexplicable, elle donnait beaucoup à réfléchir. Le contraste était singulier entre les conseils que cet allié de la veille, qui se disait encore ami, faisait donner à la France et ceux qu’il suivait pour lui-même. S’agissait-il de se prononcer sur la conduite de nos agens politiques ou militaires ? Soit directement, soit sous le voile d’un anonyme facilement découvert, il s’exprimait dans le sens de l’activité la plus énergique. Les prétentions de la France étaient toujours, à son gré, trop modestes et la guerre trop mollement poursuivie par ses généraux. Mais dès qu’il était question de nous venir en aide, même par une parole qui nous aurait secondés sans trop le compromettre, à l’instant il s’esquivait, et il n’y avait plus moyen de rien obtenir. D’Argenson raconte lui-même la variété et l’impuissance des efforts qu’il fit pour lui arracher tantôt une déclaration positive, qui aurait assuré la neutralité de l’Allemagne, tantôt une adhésion ostensible à un plan de pacification commune, et il avoue que pour l’y déterminer, il ne répugnait pas à lui faire les plus douloureuses confidences… « Je le prêchais, dit-il… J’envoyais à Valori plusieurs instructions pour cela et à Chambrier, un homme que j’avais à Paris pour semblables propositions, et qui lui lisait des mémoires où il appuyait pathétiquement pour lui montrer qu’il ne serait jamais tranquille dans ses possessions de Silésie et même dans ses anciens états, tant que la paix générale ne serait pas conclue… qu’à la longue notre position deviendrait mauvaise et le devenait chaque Jour : Je ne dissimulais pas des faits humilians pour nous et glorieux pour lui, que la paix de Breslau avait fait pencher la balance contre nous, et que depuis la paix de Dresde tout allait de mal en pis. Je lui confiais notre négociation de la paix avec les Hollandais : j’insistais pour qu’il la publiât ; je l’assurais qu’avec cela il n’avait rien à craindre et qu’il se ferait un honneur éternel. » Si le mode pathétique était celui des mémoires écrits que d’Argenson faisait remettre à l’envoyé prussien, en conversation, il le prenait souvent sur un ton différent : il avait recours, pour piquer d’honneur son interlocuteur, à ces sarcasmes d’un goût douteux et d’un sel par trop caustique dont on l’accusait d’avoir l’habitude. Vains efforts ; ni supplications, ni épigrammes n’y pouvaient rien. Décidément « ce monarque avait plus de peur dans la gloire qu’il n’en avait eu dans le danger[28]. »
Était-ce bien la peur qui troublait ainsi, au sein de sa gloire, ce cœur que tant d’épreuves avaient trouvé impassible ? Était-ce là ce qui le retenait dans l’inaction ? N’était-ce pas plutôt, comme il l’affirmait lui-même dans ses correspondances intimes, le désir bien naturel de jouir, sans prendre aucun souci, d’un repos chèrement gagné, ou bien, comme on l’en soupçonnait généralement, goûtait-il le plaisir malicieux d’entretenir la division autour de lui et de chercher sa propre sécurité en prolongeant les embarras communs à ses anciens amis comme à ses anciens adversaires ?
Tous ces sentimens pouvaient avoir leur part « dans cette sagesse de Nestor subitement substituée, comme disait d’Argenson, à la fougue impétueuse du conquérant. » En y regardant de près cependant, on reconnaît que cette réserve inattendue tenait bien non pas précisément à la peur (un tel mot ne saurait être appliqué à un tel homme), mais à un fond d’inquiétude qu’il ne pouvait calmer. On voit qu’il se souvenait toujours qu’au moment où il signait une paix glorieuse, il venait d’échapper, par une sorte de miracle, à une complication de périls où il aurait dû succomber et qui pouvait toujours renaître.
Rien ne demeure, en effet, longtemps ignoré surtout d’un souverain perspicace et aussi bien servi par ses agens qu’était Frédéric. Pendant la durée de la guerre, il avait bien soupçonné les pourparlers engagés entre Vienne et Versailles, mais il n’avait voulu y voir que des intrigues sans importance, dues à l’autorité remuante et brouillonne du ministre saxon, le comte de Brühl. Il n’avait pas su à quel point la négociation était avancée, combien la conclusion en avait été prochaine et facile, jusqu’où la haine de Marie-Thérèse contre lui l’entraînait à porter ses concessions pour la France. Il avait ignoré les incidens de cette nuit solennelle où l’envoyé français avait tenu dans ses mains la cession d’une partie des Pays-Bas.
Quand il apprit ce qui s’était dit dans cet entretien mystérieux (et il n’est pas douteux qu’il finit par en être informé avec plus ou moins d’exactitude), il semble qu’il éprouva une terreur rétrospective. Que serait-il donc arrivé si Vaulgrenant avait eu l’autorisation de se laisser séduire ; si d’un trait de plume, Marie-Thérèse, dont les forces étaient encore intactes ce jour-là autour de Dresde, eût retrouvé la faculté de rappeler pour les concentrer sur la frontière prussienne ses troupes de Flandre et d’Italie ? Trente mille Russes frappaient au même moment aux portes de l’Allemagne qui leur étaient ouvertes par la Saxe et la Pologne. Cerné de toutes parts et délaissé par tous, comment aurait-il fait tête à cette terrible coalition ? Une seule chose l’avait donc sauvé de cette extrémité où sa renommée, sa couronne et sa vie, tout était en jeu : c’était la préférence obstinée donnée par le ministre français à l’alliance prussienne sur toute autre. Mais cette prédilection si peu justifiée (il le sentait bien lui-même), si mal récompensée, pouvait-elle durer toujours et la personne même du ministre qui l’éprouvait ne pouvait-elle pas disparaître du pouvoir ? Quant à la Russie, si la nouvelle de la paix avait arrêté la marche déjà commencée de ses troupes, ses armemens n’avaient pas cessé. L’intimité des deux cours impériales était plus grande et même plus affichée que jamais, et pour resserrer leur alliance, un nouveau traité portant des dispositions plus étendues que celui qui existait déjà était en préparation. Le danger, bien que dissipé, grondait toujours aux extrémités de l’horizon, et il suffisait d’un incident, surtout d’un faux mouvement ou d’une démarche imprudente, pour placer de nouveau la Prusse absolument isolée sur le bord de l’abîme où elle avait failli sombrer.
De là, chez le vigilant monarque, une préoccupation constante, un regard alternativement tourné, et au nord pour voir si le mouvement militaire des Russes ne conservait pas une tournure menaçante, et au midi pour s’assurer si malgré leur apparence d’hostilité déclarée et leurs provocations bruyantes, une entente secrète ne serait pas établie entre l’Autriche et la France, et si, à la faveur d’une paix brusquement conclue, un groupe hostile ne se reforme-rail pas contre lui de ce côté. « L’objet de votre attention, dit-il, dans ses instructions au ministre qu’il envoyait à Vienne pour reprendre les relations diplomatiques, doit être de découvrir les véritables dispositions de la cour de Vienne par rapport à la paix générale, quels sacrifices elle pourrait se résoudre à faire, tant à la France dans les Pays-Bas qu’à l’Espagne pour l’établissement de l’infant Philippe en Italie… si la cour de Vienne, qui chipote déjà avec celle de Versailles, ne serait pas d’humeur de faire un pont d’or aux deux couronnes pour se débarrasser d’elles à quelque prix que ce fût, principalement dans la vue d’employer ensuite toutes ses forces contre moi et de me ravir de concert avec la cour de Pétersbourg mes conquêtes, aussitôt qu’elle aurait les bras libres. »
Les démarches affectueuses, presque suppliantes, de d’Argenson, qui auraient dû calmer coite méfiance, ne faisaient que l’entretenir ; car Frédéric ne croyait jamais à la bonne foi de personne, sachant trop bien ce qu’on était en droit de penser de la sienne. Aussi ne craignait-il pas de charger son ambassadeur, Chambrier, de tendre une sorte de piège au ministre français pour surprendre ses véritables pensées. — « Il me revient, écrivait-il, de bien des endroits que la cour de Vienne, piquée au jeu, a entamé des chipotages avec la France et vous devez tâcher de confier vous-même, en secret et entre quatre yeux, au marquis d’Argenson que le ministre de l’impératrice à Pétersbourg, le général Putlack, a laissé échapper que sa cour avait fait, ou était sur le point de faire sa paix séparée avec la France, qu’elle s’y était engagée au moyen de la cession du Luxembourg et de garantie à la maison d’Autriche de la Lombardie, et ne point s’opposer (sic) à ce qu’on reconquît la Silésie sur moi. Vous observerez la contenance du marquis d’Argenson quand vous lui ferez cette insinuation. » — La conscience de d’Argenson était assurément trop nette pour que Chambrier, en accomplissant cette instruction, eût aperçu dans sa contenance le moindre embarras. Frédéric ne fut pourtant pas complètement tranquillisé, car il continue à demander qu’on le tînt au courant de toutes les visites que le marquis de Stainville ferait au ministère des affaires étrangères, et à l’ouverture de la campagne, en envoyant à l’armée royale un officier de sa confiance pour assister aux opérations militaires, il lui recommandait d’avoir l’œil ouvert sur les chipotages de l’envoyé saxon, intermédiaire naturel entre la cour de France et celle d’Autriche[29].
Même préoccupation également visible dans ses rapports avec la Russie : la pensée qui revient constamment est celle d’un complot fait entre Elisabeth et Marie-Thérèse, par l’entremise du gouvernement saxon, pour l’attaquer dès que la paix avec la France sera faite. Cette crainte avait pris chez lui tellement le caractère d’une idée fixe que les envoyés anglais et hollandais, s’en étant aperçus et désirant toujours l’attirer de leur côté, ne négligeaient aucune occasion d’entretenir sa défiance. Le Hollandais en particulier, interrogé un jour par lui sur les raisons que la république avait de continuer contre la France une guerre qui jusque-là lui avait peu profité : « C’est, répondit-il, que, si la cour de Vienne était abandonnée, elle se jetterait dans les bras de la France, et c’en serait fait de notre indépendance. » — « Elle n’oserait, reprit vivement le roi, et, si un tel fait arrivait, on s’apercevrait que je suis encore au monde[30]. »
A défaut de la Bavière vendue à l’Autriche, et de la Prusse dont on ne pouvait tirer aucune parole positive, avait-on, pour obtenir l’assurance de la neutralité de l’empire, meilleure chance avec la Saxe et Auguste III ? C’était douteux, car on sait quelle intimité avait régné jusqu’à la dernière heure, pendant la guerre qui venait de finir, entre Auguste et Marie-Thérèse, et cependant de toutes les positions, c’était celle dont il était le plus désirable de s’assurer, car la situation géographique de ce petit état lui donnait une importance qu’accroissait encore l’union dans la personne du même souverain de l’électorat héréditaire de Dresde et de la couronne élective de Pologne.
Il suffisait, en effet, de jeter les yeux sur une carte pour se convaincre que tant que la Saxe, ainsi doublée de la Pologne, restait engagée dans un lien fédéral étroit avec l’Autriche et avec la Russie, elle assurait à ces deux alliés une influence prépondérante sur toute l’Allemagne du Nord. L’Autriche était préservée par elle de toute attaque imprévue sur ses derrières, et la Russie était libre d’accourir au premier appel en traversant sans obstacle les plaines ouvertes qui bordent la Vistule. C’était une double pression exercée ainsi sur l’empire, à laquelle, à la longue, tout en Allemagne devait finir par céder. Qu’Auguste III, au contraire, sortît de la solidarité qui avait existé jusque-là, entre lui et les deux cours impériales, à l’instant tout était changé. Plus de communication habituelle et facile entre Vienne et Pétersbourg ; plus d’entrée commode ouverte aux troupes russes à travers la Pologne ; tout le monde respirait. Le véritable nœud de la situation du Nord de l’Europe était donc à Dresde et à Varsovie ; une étrange complication d’événemens mettait entre les mains débiles et peu sûres d’Auguste la clé des portes de l’Allemagne.
De là, le prix extrême que d’Argenson avait attaché, non sans raison, à détacher la Saxe de l’alliance autrichienne, et à s’assurer de son concours pour maintenir la neutralité de l’empire. Contre l’attente commune, il eut le bonheur d’y réussir et il s’applaudit à bon droit de ce succès dans ses Mémoires, comme de l’acte le plus habile et le plus heureux de son administration. Mais il ne convient pas qu’il n’y aurait probablement pas réussi tout seul, sans un auxiliaire puissant qui lui vint en aide au moment critique et emporta l’affaire de haute lutte, en mettant brusquement un terme aux tergiversations, aux marchandages, aux subterfuges de toute nature dans lesquels se plaisaient, au risque de ne jamais aboutir, le faible souverain et son avide ministre.
Cette intervention victorieuse, ce fut celle de Maurice de Saxe, qui parut tout d’un coup se souvenir ce jour-là qu’il était le frère du roi de Pologne et que la Saxe était son pays d’origine. A tout prix, dit-il lui-même à Louis XV, on devait lui épargner l’extrémité de rencontrer sur le champ de bataille ses anciens compatriotes. Les raisons de sentiment n’ayant jamais exercé sur l’âme de Maurice qu’une assez médiocre influence, j’incline à penser que ce ne fut là ni le seul, ni même le principal motif qui le détermina à se mêler activement, ce jour-là, d’une négociation diplomatique, ce qu’il avait, jusque-là, soigneusement évité. L’idée de mettre l’Autriche dans l’impuissance d’émouvoir l’Allemagne, et l’espoir de rendre ainsi la liberté de ses mouvemens à l’armée que Conti voulait consacrer à la défense du Rhin, contribuèrent, plus que tout autre motif, au zèle qu’on lui vit déployer pour réconcilier ses deux patries.
La difficulté, comme toujours, c’était un chiffre d’écus à déterminer. C’est l’argent qui règle tout ici, écrivait le chargé d’affaires de France. On voulait bien aller jusqu’à 1,200,000 livres au dernier mot. — « Jamais, je n’oserais faire une pareille offre à mon roi, disait Brühl, ce serait vraiment le dégrader ! » — Et le ministre de Hollande était à la porte, prêt à opposer à chaque offre nouvelle une mise plus élevée. Déjà d’Argenson se résignait. — « Nous ne pouvons pas soutenir ce concours, disait-il avec désespoir, cette cour de Dresde est plus basse et plus autrichienne que jamais. » Maurice insista et obtint de Louis XV qu’on allât jusqu’au chiffre de 2 millions, et pour que cette libéralité ne tirât pas à conséquence ailleurs, Louis XV voulut lui en laisser tout l’honneur. — « Sa Majesté, dit d’Argenson au ministre de Saxe, d’après les services signalés que M. le maréchal de Saxe lui a rendus pendant la campagne dernière, et qui viennent d’être couronnés par la prise de Bruxelles, capitale des Pays-Bas autrichiens, est bien aise de lui marquer, par des égards particuliers pour ce qui peut regarder le roi de Pologne, le cas qu’elle fait de ses conseils et de son avis, et c’est, en effet, uniquement sur ses représentai ions qu’elle veut bien offrir jusqu’à deux millions à ce prince. » L’effet fut souverain : Brühl prit peur qu’une affaire de cette importance, traitée directement à Paris, échappât à son influence, et le marché fut conclu moyennant la promesse d’un secret inviolable et l’espoir que l’Espagne interviendrait à son tour pour ajouter quelques douceurs au prix convenu. — « L’affaire de Dresde est une bonne affaire dans les circonstances présentes, écrivait Louis XV lui-même, en apprenant que les signatures étaient données. Je ne suis pas surpris que le maréchal de Saxe ait été un peu vite en promesses pour nous, car il avait une fameuse crainte des Saxons en Flandre : ce qui est assez juste pour lui[31]. »
Moyennant ce succès diplomatique qui dégageait pour quelque temps au moins la situation du côté de l’Allemagne, Maurice obtint l’adoption du plan de campagne dont il avait tracé lui-même les grandes lignes dès le commencement de l’hiver. Il fut convenu que l’armée du Rhin, au lieu de stationner en face du Palatinat et des évêchés ecclésiastiques, se rapprocherait des Pays-Bas, et manœuvrerait dans le Hainaut, de manière à être en mesure, tout à la fois, de combiner ses opérations avec celles de l’armée royale et de se porter rapidement à la frontière française si elle venait par hasard à être menacée. La conséquence naturelle de ce changement de direction eût été de fondre les deux armées en une seule, placée sous le commandement d’un seul chef, puisque, sauf une éventualité peu probable, elles devaient agir sur des théâtres si rapprochés et concourir au même but. On n’osa pas aller jusque-là : c’eût été retirer tout commandement au prince de Conti, ou le réduire à une situation subordonnée. Les armées durent rester distinctes et confiées à des généraux indépendans l’un de l’autre à qui on fit seulement la recommandation de s’entendre. Cette disposition vicieuse, dont les inconvéniens n’allaient pas tarder à éclater, fut la concession faite à la reconnaissance que la marquise de Pompadour devait à la mère du prince. On saisit donc ici le premier effet sensible de cette nouvelle influence féminine, qui allait bientôt devenir souveraine et s’exercer d’une façon si déplorable pendant toute la durée du règne. Il est temps dès lors de dire quelques mots de la personne même qui devait jouir de ce triste crédit, puisque le récit des faits qui vont suivre nous obligera désormais souvent à nous occuper d’elle.
Duc DE BROGLIE.
- ↑ Voyez la Revue du 15 novembre et du 15 décembre 1889 et du 1er janvier 1890.
- ↑ Chambrier à Frédéric, 22 avril, 1746. — (Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Avant la bataille perdue à Culloden, dit en propres termes d’Argenson dans ses Mémoires (t. IV, p. 341), la paix n’était pas faisable.
- ↑ Journal de d’Argenson, t. IV, p. 341-342. — Histoire de la diplomatie autrichienne pendant la guerre de la succession d’Autriche, p. 111-116 et appendice 184 et 186. — Parmi les conditions proposées par la France et acceptées provisoirement par les négociateurs hollandais, il en est une que je ne mentionne pas, parce que, retirée tout de suite par les États-généraux, elle ne devait plus reparaître dans la suite des négociations : ce fut l’idée d’une convention internationale qui rassurerait aux Pays-Bas autrichiens les avantages en leur imposant les devoirs de la neutralité. La Hollande aurait été ainsi garantie contre les attaques de la France et la frontière septentrionale française contre les attaques de l’Autriche. Cette combinaison très préférable à celle de la Barrière, établie, par le traité d’Utrecht, a été réalisée de nos jours en faveur du royaume de Belgique au moment de la création de ce petit état.
- ↑ Louis XV à Noailles, mars et avril 1746. — Rousset, t. II, p. 196 et 200. — (Mémoires du maréchal de Nouilles, édition Petitot, t. III, p. 422, 429, 435.)
- ↑ D’Argenson à Vauréal, 23 avril 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Le comte d’Argenson à Maillebois, 29 mars 1746. — (Ministère de la guerre.)
- ↑ Rousset, t. II, p. 102, 206.
- ↑ Vauréal à d’Argenson.
- ↑ Noailles à d’Argenson, 13 mai ; — d’Argenson à Noailles, 27 mai 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Vauréal à d’Argenson, 30 mars, 16 juin. 1746. — La pointure satirique de la conduite du maréchal de Noailles se trouve dans les lettres particulières de l’ambassadeur ordinaire au ministre, et aussi dans une relation ad hoc, rédigée par Vauréal après le départ de Noailles et qu’il avait laissée dans ses papiers. Par un hasard assez étrange, cette relation passa vingt ans après sous les yeux du comte de Noailles qui avait survécu à son père et était en voie de devenir maréchal comme lui. Le comte, très offensé de ce récit, crut devoir mettre en marge des notes rectificatives, où il conteste plus d’un des actes ou des propos prêtés à son père par Vauréal. Parmi les traits qu’il relève le plus vivement et qui semblent l’avoir le plus choqué, est cette qualification de bonne femme que le maréchal était censé avoir donnée à une princesse dont le mauvais caractère était resté légendaire dans la diplomatie européenne. (Mémoires de Vauréal sur la mission du maréchal de Noailles, 27 juin 1746 ; (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.) — Si d’Argenson dit vrai dans ses Mémoires, au lieu de deux correspondances secrètes parties de Madrid à cette époque, il ne tint qu’à lui qu’il y en eût trois. Un employé supérieur de son ministère, Bussy, emmené par Noailles pour l’aider dans sa mission, lui offrit de le tenir au courant de tout ce que ferait le maréchal. D’Argenson s’y refusa, dit-il, avec indignation.
- ↑ Noailles au roi, 30 avril 1746. (Correspondance. d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.) — Rousset, t. II, p. 207.
- ↑ Mémoire de Noailles au roi d’Espagne, 7 mai. — Mémoire fait en réponse au roi d’Espagne, 13 mai. — Second Mémoire de Noailles, 24 mai 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Mémoires de Noailles ; F.-Ed. Petitot, t. II, p. 443.
- ↑ Vauréal à d’Argenson, 6-8 juin 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.) — Le récit que je fais de la mission du maréchal de Noailles diffère absolument de celui que le maréchal fait lui-même dans ses Mémoires (rédigés sur ses papiers par l’abbé Millot). Il affirme, en effet, qu’au moment de son départ, le roi d’Espagne (dans une note dont il donne même la date) remit pour tous les temps, entre les mains du roi, son neveu, le sort de la reine, son épouse, et celui de ses enfans, Charles et Philippe. Je n’ai pas trouvé le texte de cette note dans la correspondance d’Espagne du ministère où figurent pourtant les Mémoires remis par le maréchal et les réponses qui lui furent faites. La note ne se trouve pas davantage dans la correspondance secrète de Noailles avec Louis XV, que M. Rousset a trouvée au dépôt de la guerre et publiée. Il est donc impossible de savoir quelle fut la portée exacte de cette communication faîte suivant Noailles in extremis. Tout ce que je puis dire, c’est que j’ai présenté la suite des faits tels qu’ils se déroulent dans la correspondance officielle et tels que le maréchal lui-même les a exposés dans un Mémoire justificatif remis au roi à son retour (16 juillet 1746).
- ↑ Journal de Luynes, t VII, p. 331.
- ↑ Extrait d’une lettre au comte de Loos, envoyé saxon à Vienne, au comte de Brühl, 17 avril 1746. (Correspondance de Vienne. — Ministère des affaires étrangères.) M. d’Arneth nous apprend que l’Angleterre, en transmettant à Marie-Thérèse les propositions de la France et de la Hollande, lui conseillait de céder la Toscane, mais se refusait, elle, à la restitution du cap Breton. Marie-Thérèse répondant, de son côté, par le conseil inverse, il n’est pas étonnant que l’affaire ne fit aucun pas, et il en sera ainsi pendant plus de deux ans encore. — (D’Arneth, t. XII, p. 230.)
- ↑ L’empereur François au marquis de Stainville (4 mai 1746). (Lettre interceptée : Correspondance de Vienne. — Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Correspondance de Londres envoyée au chargé d’affaires de France à La Haye. 10 mai 1746. (Angleterre. — Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Wassenaer au pensionnaire Van Heim, 27 juin 1746. (Correspondance de La Haye.)
- ↑ D’Argenson à Van Hoey. — Van Hoey au duc de Newcastle, 3 juin 1746. — Le duc de Newcastle à Van Hoey et réponse, 18 juin, 4 juillet 1746. — Lettres de Londres, 24 et 27 juin 1746. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.) — Mémoires de d’Argenson, t. IV, p. 314. — Journal de Luynes, t. VII, p. 329.
- ↑ Voltaire. (Correspondance générale, Éd. de Beuchot, juin 1746.) — Les lettres de d’Argenson à Van Hoey et de Van Hoey au duc de Newcastle portent les dates de mars et d’avril, antérieures au renouvellement des hostilités de cette année 1746 ; mais la correspondance qui s’ensuivit entre Londres et La Haye, aussi bien que les manifestations hostiles dont cette intervention inopportune fut la cause de la part du public anglais, se prolongèrent pendant une partie notable de l’été, et ce ne fut qu’en juillet que Van Hoey, ayant écrit la lettre d’excuses qu’on lui avait imposée, fut maintenu définitivement dans sa situation. J’ai dû devancer un peu la suite chronologique des faits pour faire savoir tout de suite au lecteur comment fut terminé ce petit incident.
- ↑ Gillis au pensionnaire Van Heim ; — d’Argenson à Wassenaer, juin 1746. — (Archives de La Haye)
- ↑ Lettre anonyme envoyée par le comte d’Argenson à son frère, juillet 1646. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.) — Le comte, en transmettant la lettre, émet l’opinion qu’elle pourrait être du maréchal de Schmettau. — Je me permets de croire qu’elle fut inspirée et même dictée par le roi de Prusse lui-même ; c’est bien lui qu’on croit entendre parler. — (Pol. Corr., t. V, p. 74.)
- ↑ Journal de d’Argenson, t. IV, p. 405 et suiv. — Lanoue à Ratisbonne, à d’Argenson, janvier, juin, passim. (Correspondance d’Allemagne. — Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ C’est dans cette négociation pour assurer la neutralité de l’Empire que M. d’Arneth, t. III, p. 259, croit reconnaître le dessein de former une confédération du Rhin, sous la protection de la France, tandis qu’une autre eût été formée au nord de l’Allemagne, sous la protection de Frédéric. — Je n’ai trouvé, dans les papiers de d’Argenson, aucune trace d’une idée semblable.
- ↑ D’Argenson à Renaud, ministre de France en Bavière, 14 mars 1746. (Correspondance de Bavière, mars, juin, passim, 1746. — Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Journal de d’Argenson, t. IV, p. 370, 374. — Voici l’étrange plaisanterie que se permettait d’Argenson parlant à Chambrier : — « Je raillais souvent, dit-il, le roi de Prusse sur l’excès de sa circonspection : j’ai dit à M. Chambrier qu’il n’était plus le même depuis un an, que la paix engourdissait ses résolutions et qu’il troquait toute sa gloire contre des torche c… » — La singularité, c’est qu’en rapportant ces propos étranges, d’Argenson, dans ses Mémoires, en demande en quoique sorte pardon ; il convient qu’il avait eu tort d’insister si fort, qu’après tout Frédéric avait raison et rendait même service à la France en ne lui venant pas en aide dans cette circonstance… « J’ai trouvé depuis, dit-il, qu’il se conduisait bien,.. il a amorti les propositions de la reine de Hongrie… avec une adresse digne de son génie ; il ne s’est point ému de mes reproches ; il nous a mieux servi en paix qu’en guerre ; il a été à son but. »
- ↑ Frédéric à Podewils, secrétaire d’état ; — à Podewils, le jeune, ministre à Vienne ; à Mardefeld, ministre à Pétersbourg, 1, 18 mai 1746 (Pol. Corr., p. 78, 94, 123, 127) ; — à Chambrier, 22 avril 1746. — (Ministère des affaires étrangères.) — Droysen, t. III.
- ↑ Le comte de Brühl au comte de Loos, — lettre interceptée, 21 mai 1746. (Correspondance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Correspondance de d’Argenson et de Durand d’Aubigny, chargé d’affaires à Dresde après le départ de Vaulgrenant, 22 février, 1er, 2, 5, 14, 15, 22 mars 1746. (Correspondances de Saxe.) — (Journal de d’Argenson, t. V, p. 42 et suiv.) — C’est à tort que d’Argenson prétend qu’il aurait pu avoir le concours de la Saxe à meilleur compte. La Correspondance atteste, au contraire, que tout était rompu et que le ministre de Hollande obtenait un traité analogue à celui de la Bavière, si Maurice de Saxe n’était intervenu.