Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre XXXV

Imprimerie Julien Lecerf (p. 157-161).

XXXV


En vacances à Vascœuil : Élisée Reclus, un peu vieilli, fatigué peut-être, mais toujours jeune de regard, d’accent.

Loi d’atavisme nulle part plus marquée qu’en cette famille protestante des Reclus. Ardent et austère s’y retrouve l’esprit des pasteurs du désert ; même appétence de sainteté.

Pleins d’illusions et d’espoir, ils ont en mirage devant eux la Terre promise ; ils y courent et voudraient y voir courir les autres.

N’ai-je pas vu au musée du Louvre un tableau de l’école espagnole représentant je ne sais quel effrayant hidalgo sorti de sa tombe pour écrire ses mémoires, qu’il n’avait pu sans doute écrire de son vivant ?

Comme cet hidalgo dut le faire, je recueille en mes derniers jours des notes, des points de repère, des bribes autobiographiques, et çà et là quelques réflexions, comme si je comptais, moi aussi, revenir après décès rédiger mes mémoires.

On pourrait écrire sur ma tombe, si j’en avais une, l’histoire de l’univers entier ; ce serait la mienne. Et encore ?… Car il y a partout et pour tous l’éternel encore.

C’est le cri, c’est le chant de toute vie : Encore ! encore !

Nous nous éteignons, nous sommes morts, nous sommes finis (au moins en apparence) que de toutes nos fibres et cellules en décomposition s’exhale dans les airs l’inextinguible, l’inassouvissable encore.

Le spiritualisme est-il autre chose que le pressentiment vague de cet encore, essence, fond et nécessité de toute vie ?

J’ai rapporté de Vascœuil la collection des lettres de Morin ; j’en ai parcouru quelques-unes et j’y retrouve ce fait complètement oublié, qu’en 1860, au moment de quitter le Tot, il me fut offert d’être secrétaire d’Henri Martin.

En perspective, 1,800 francs, que l’on eût sans difficulté portés à 2,000 et pas plus de trois heures d’occupation chaque jour, avec promesse de collaboration au Siècle. Je refusai. Paris m’a toujours fait peur ; secret et invincible pressentiment que là n’était pas ma place.

Ne dus-je pas craindre aussi que l’érudition historique me manquât pour vivre auprès de l’historien ?

C’est, je crois, le Saint-Genest de Rotrou qui, comédien de profession, tout à coup ne veut plus être que l’acteur de lui-même ? Sans être un saint, je ne devais être, paraît-il, que le secrétaire de moi-même.

On m’a demandé si, moi aussi, je n’écrirais pas mes mémoires.

Mes Mémoires ! En vérité, les voici. Singuliers mémoires, écrits sans le savoir, ce qui n’est pas une mince originalité. Aussi me garderais-je d’en modifier la forme.

Les souvenirs n’y sont-ils pas plus naturellement évoqués qu’ils n’eussent pu l’être dans un récit prémédité, suivi de point en point, chapitre I, chapitre II, etc. ?

Pour commencer, venue au monde d’un pauvre petit être si informe, si misère, que l’accoucheur (il s’appelait Legay et toute sa vie eut l’air de pleurer) jeta dans un coin le triste fœtus.

Heureusement, mon père me releva, me fit envelopper de linges chauds ; le fœtus respirait et continua de respirer, de vivoter ?

Grâce aux soins maternels, le petit être peu à peu se débarbouilla, se développa, marcha, parla ; cependant Legay, toujours pleurard, affirmait que certainement l’enfant ne dépasserait pas le premier septennaire.

J’en avais dix lorsque pour une indisposition on le fit appeler et je l’entendis démontrer à mon père, avec de grands mots, l’impossibilité pour moi de franchir la puberté.