Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre VIII

Imprimerie Julien Lecerf (p. 44-49).

VIII


Lorsque je commençai d’écrire ces notes à peu près quotidiennes, je me proposais d’éviter tous détails personnels, de n’y inscrire que mes réflexions de chaque jour sur les choses générales.

Je me conformai quelque temps à ce programme, et c’est ainsi qu’au lieu de consigner quelques souvenirs de la charmante excursion à Jumièges que nous fîmes le 3 juillet, je me livrai à je ne sais quelles réflexions sur les révolutions imminentes, et cependant, à dix que nous étions, nous avions visité le Chêne à Leu, Saint-Georges-de-Boscherville, Jumièges. Élie Reclus, Dumesnil, Mme Dumesnil, Camille Dumesnil, Lambert et Mme Lambert, ma femme, nos deux filles et moi, nous étions partis joyeux, en deux carrosses découverts !

Lambert, dans la traversée du bois de Canteleu, avait récité des vers. Élie Reclus, devant les ruines grandioses de Jumièges, nous avait dit ce que la célèbre abbaye doit à la Révolution, qui lui a donné son relief en la mettant en ruines. La ruine est la vraie parure du gothique.

Que n’ai-je noté ses paroles et celles de Dumesnil sur la revanche de la nature refaisant la conquête du vieil édifice, et celles aussi de Lambert devant le tombeau d’Agnès Sorel ?

Combien tout cela eût été préférable à mon dire sur l’imminence des révolutions !

Dumesnil et moi nous eûmes aussi grand plaisir, en cette promenade, à nous rappeler nos excursions d’il y a cinquante ans à Saint-Wandrille, à Caudebec et dans toute la contrée.

Notre déjeuner à Duclair, en face de la Seine, avait été comme si tous nous avions eu vingt ans ; nos pauvres fillettes étaient heureuses de ce bon air, de ce beau pays, de toutes ces choses pour elles si pleines de nouveauté !

En revenant, elles avaient fait d’énormes bouquets de fleurs champêtres. Lambert en avait enguirlandé nos voitures et nous étions là-dessous superbes. Les cochers eux-mêmes, bien régalés à Duclair, furent charmants de prévenances et de bons soins.

M. Vallery-Radot m’envoie le premier volume des œuvres complètes d’Hégésippe Moreau, en tête desquelles une longue et très intéressante biographie du poète avec de nombreux fragments de sa correspondance.

Les détails navrants sur la vie et la mort (à vingt-huit ans) de ce malheureux garçon me rappellent une conversation de Mlle Bosquet, dînant avec nous au Boisguillaume, il y a une quinzaine d’années, et nous racontant les misères des gens de lettres.

La correspondance de Moreau contient le récit très ému du premier début au théâtre de Henri Monnier, en 1832, dans la Famille improvisée. Encore un qui, pour l’avoir traversée, connut cette vie de bohême des artistes et gens de lettres, vie peinte beaucoup trop en beau, paraît-il, par Mürger.

Henri Monnier, plus heureusement que Moreau et que beaucoup d’autres, s’en tira, grâce à son facile caractère, en tournant tout en blague et se créant, par la blague même, un moyen de subsistance. Il y devint un maître, il y devint presque un classique.

Aussi, le bruit répandu dans la salle du Vaudeville, au début de l’artiste, qu’en cas de non succès il se tuerait après la représentation, pourrait-il bien n’avoir été que blague et charge d’atelier. Le tragique était complètement en dehors de ce caractère… La situation n’en était pas moins pathétique.

Ce jeune dessineur, déjà célèbre, renonçant à ses crayons qui ne lui rapportaient rien, et subitement se faisant acteur, c’était un vif sujet de sympathie. On frissonnait à l’idée de l’insuccès.

Heureusement, les bravos (très mérités d’ailleurs) ne tardèrent pas de rassurer artistes et spectateurs.

Henri Monnier venait de créer Prudhomme.

Beaux jours d’hiver à la campagne, aussi beaux que les beaux jours d’été. C’est la ville qui enlaidit l’hiver, comme elle enlaidit tout.

Promenade au laboratoire par un temps splendide. Détails curieux (donnés par Paul) sur un nouveau genre de ruches.

Vous présentez aux abeilles, dans les ruches, des alvéoles toutes prêtes. Elles se mettent aussitôt à les garnir de miel. C’est du travail épargné. Elles en profitent.

Emploi du temps et du travail en un instant modifiés.

Démenti superbe aux doctrines de l’instinct immuable.

Le Naturaliste du 1er janvier (1891) publie un article sur la Musique de la Nature, dans lequel se trouve exprimé le regret de voir la science impuissante à reproduire exactement la voix, les cris, le chant des animaux, ni par la notation musicale, ni par aucun instrument. On ne saurait avoir sur ce point entière satisfaction. L’auteur serait affranchi de ce regret s’il avait su mieux que les croassements, les beuglements les plus étranges, peuvent être recueillis, conservés, fixés et reproduits par le phonographe, ce qui même permet de les étudier à loisir, les ayant à sa disposition quand on veut, avec facilité de les amplifier et d’en ralentir ou précipiter les vibrations.

Non-seulement dans cette musique de la nature la voix des animaux, mais aussi les bruits du vent, de la foudre, de la pluie, des torrents et de la mer, peuvent être recueillis, enfermés pour l’observation attentive et lente.

Retour de la bourgeoisie à l’église. Mamours avec le clergé.

Mais église et bourgeoisie hâtent peut-être leur fin, l’une et l’autre, par ce baiser d’Iscariotes.