Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre I

Imprimerie Julien Lecerf (p. 11-17).

I


Presque enfant, j’avais entrepris d’écrire mon journal et je le continuai longtemps. J’ai, depuis, heureusement, brûlé ce fatras. Mais, par un bel éveil de printemps du 1er mai 1890 (je n’avais que soixante-quatorze ans), il y eut dans l’air un si bon souffle que vraiment je me suis reporté cinquante ans en arrière. Je recommençai.

Publier l’amas de ces sénilités ? Non ; mais des extraits ne sont pas impossibles.

En voici quelques-uns.

Dès le matin journée admirable, température délicieuse… Je ne me rappelle pas avoir vu un plus beau 1er mai.

Comment, d’ailleurs, ne pas s’intéresser à cette entente de tous les ouvriers du monde ?

La même protestation le même jour, à la même heure, en Europe, en Afrique, en Amérique, en Asie…

Éveil d’un monde ! La date restera.

Spectacle et spectateurs étaient prêts, quelques-uns des acteurs prêts aussi à entrer en scène, mais rôles mal étudiés, mal sus… Ces milliers, ces millions de malheureux qui, si légitimement, voudraient s’affranchir, n’ont pu s’accorder de si loin et de points de vue si divers.

Français, Anglais, Allemands, Russes, Italiens, etc., le nombre est encore si grand de ceux qui, pour n’être pas nés sur la même rive, se considèrent comme naturellement ennemis, ennemis par devoir !

— Mais, malheureux, n’avez-vous pas pour motif d’union, votre commune misère ?

— Socialisme, anarchie, etc., ne seraient-ce pas religions nouvelles ?

— Peut-être ! Et qui, comme les anciennes, semblent en se combattant nous attarder à l’esprit de secte. Toujours la discorde, toujours la haine, alors que l’humanité ne peut trouver son salut que dans un élan de tous vers tous !

Combien la France, s’oubliant elle-même et se fondant la première dans cette superbe internationalité, aurait un rôle digne d’elle !

Ah ! Bourgeoisie qui pouvais te faire si riche, si puissante, si glorieuse, et que voilà si pauvre, après n’avoir songé qu’à ton engraissement.

La Révolution de 1830, tu l’escamotas à ton profit ; à ton profit tu escamotas 48.

Fortifiée ou peut-être affaiblie de ton clergé, de ton armée, de ton personnel enseignant, administrant, intriguant, tu t’associas aux turpitudes du Second Empire… La troisième République aussi aura été tienne. Feras-tu tienne la Révolution qui chez tous les peuples semble se préparer ? Toi-même, tu ne l’espères pas ?

Après quelques lueurs de printemps, retour de la mauvaise saison, pluie, froid, et puis rechute au néant bourgeois. C’est le vide croissant ; c’est le spectacle d’un monde vide et fini avant qu’un nouveau monde ait pu se préparer.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pauvre homme ! Le monde te paraîtrait moins vide si tu le regardais aux bons endroits, surtout si tu ne le regardais pas du fond de ton vide à toi-même et du fond de ta vieillesse qui te vieillit tout.

Jamais il n’y eut plus de vie, plus de travail fécond, plus de lumière. La science, qui de jour en jour s’étend, s’approfondit, circule, se propage, aurait-elle, pour toi, perdu de sa beauté ?

La pluie a cessé un instant, le soleil a reparu. Profites-en pour t’assurer que la nature conserve, toujours jeune, des énergies vitales.

Tu n’as peut-être plus l’oreille assez fine pour entendre le chant des oiseaux, le bruissement du feuillage, le bourdonnement des insectes, le murmure des ruisseaux. Sois du moins persuadé que l’éternel concert ne s’est pas arrêté.

Toi, tu t’éteins, mais le monde ne fut jamais plus jeune, plus éveillé, plus fort, plus disposé aux élans fraternels. Jamais autant de choses grandes ne s’y sont accomplies.

Cette grandeur présente du monde, tous l’ont sentie ; les Gouvernements monarchiques eux-mêmes ont été retenus par ce sentiment, alors que par tant d’intérêt et d’intéressés ils étaient poussés à des guerres monstrueuses. Les classes populaires pourraient tout briser ; elles hésitent, s’arrêtent…

Le monde a quelque chose en lui de sacré qui le sauve, un commencement d’ordre.

« Ce que je reproche à la science », écrit Jules Simon, « c’est d’avoir créé l’usine ». Créer l’usine, en effet, n’était-ce pas, sans qu’ils eussent méfait, mettre au bagne l’ouvrier et sa famille ?

Une des conséquences de l’organisation de ces bagnes, c’est que les gardes-chiourmes de l’usine, devenus députés, sénateurs, conseillers généraux, etc., fourrés partout, prétendent imposer au monde leurs lois et leur esprit de garde-chiourmes.

Industrie sans frein, science sans conscience, sans justice, mettant de côté tous sentiments humains, ne s’exposent-elles pas à être un jour maudites comme avec la tyrannie féodale, le furent en leur temps la théologie, la scolastique, etc., qui étaient aussi des sciences ? Elles avaient leurs docteurs érudits, féroces, sourds à toute pitié comme les nôtres.

Mais pourquoi reprocher à la science d’avoir créé l’usine ? La science, depuis soixante ans, a-t-elle été autre chose que servante soumise aux ordres de la féodalité industrielle et financière ?

À cette servante faite pour être reine et qui n’a pas su l’être, on a demandé, on a commandé tissus, habits, souliers, chapeaux ; on a dit à cette science docile : donne-nous l’ouvrier-machine, et l’ouvrier-machine fut créé. Mais voilà que, maintenant, l’ouvrier-homme meurt de faim par toute la terre.

À son tour, que demande à la science l’ouvrier mourant de faim ?

Il lui demande les matières inflammables, explosibles, capables en un moment de tout renverser, incendier, détruire…

Ah ! quand lui confiera-t-on à cette science son vrai rôle d’élargir et d’élever les âmes, de nous ramener à la lumière morale, à la justice, à la bonté, à la loi de solidarité qui unit tous les êtres, qui les fait ne vivre que l’un de l’autre et l’un par l’autre. On a cru beaucoup trop de nos jours à la loi d’antagonisme et de concurrence vitale. La vraie loi universelle, c’est l’association mystérieuse, intime, ineffable, indestructible et délicieuse de tout ce qui vit (et tout vit à des degrés divers). Un être qui périrait en ferait périr des milliers à côté de lui. Vous figurez-vous le monde végétal se mettant en tête que le monde animal ne vit qu’à ses dépens, et rêvant de s’en affranchir ? Ce serait la préparation de sa propre ruine.

Tant que la science n’aura, comme réconfort moral, rien de plus que cet enseignement écœurant de la lutte universelle, elle restera au-dessous de toutes les religions.

La science nous redonnera, comme les anciennes religions, une énergie vivifiante plus ample, plus humaine, plus sociale que les religions n’avaient pu le faire ; ou bien une réaction terrible de tous les anciens dogmes, de tous les anciens cultes, peut nous balayer demain, nous et notre civilisation et notre science morte. Il faut à l’homme du pain pour vivre, et votre science ça n’est pas du pain : il manque à sa pâte le levain de la justice, de la solidarité, de la sympathie.