Édition privée (p. 7-21).


FIN DE ROMAN

À Paul de Martigny


La liaison entre Mme Louye et Paul Amiens remontait à une vingtaine d’années, vingt belles années de joie, d’amour fidèle et de parfait bonheur. Maintenant, ils étaient arrivés à l’âge mûr, approchant tous deux de la cinquantaine et ils envisageaient l’automne de la vie avec confiance et sérénité. Le chemin parcouru avait été enchanteur et le reste promettait d’être d’une reposante douceur.

Mme Louye était devenue veuve à peine cinq ans après son mariage. Elle avait à ce moment un fils de quatre ans, doux et sage, qu’elle adorait.

Paul Amiens était un jeune avocat de talent qui gagnait largement sa vie. Doué d’une figure agréable, avec une expression distinguée, il était fort sympathique. Malgré cela, il avait eu une infortune conjugale. Sa femme faisait un usage immodéré d’alcool et, tout en la plaignant d’être victime de cette passion, il lui faisait souvent des reproches. Alors, un jour, elle éta让 partie et, par la suite, était allée habiter avec un ami affligé du même vice. Sans bruit, sans éclat, elle était disparue de son existence. À vingt-sept ans un peu plus de deux ans après son mariage, Paul Amiens se trouvait donc seul dans la vie et il se sentait un peu désorienté. Un été, alors qu’il passait une couple de semaines dans les Laurentides, il avait rencontre Mme Louye, petite brune aux grands yeux noirs, avec une figure très expressive, spirituelle, amusante et gaie qui l’avait séduit au premier abord. Lui aussi lui plaisait beaucoup et ils trouvaient un grand charme dans la compagnie l’un de l’autre. Paul Amiens avait en toute franchise informé sa nouvelle connaissance que sa femme alcoolique l’avait abandonné. Dans son idée, Mme Louye estimait qu’il était préférable qu’il en fût ainsi car elle réalisait que la vie quotidienne avec une femme ivrognesse était une terrible épreuve, bien difficile à supporter. « Je crois que vous avez été chanceux que les choses aient tourné ainsi », lui déclara-t-elle, « car autrement, votre existence aurait été un enfer. »

Les quelques jours que les deux amis vécurent l’un près de l’autre furent un enchantement. Ils se découvraient constamment de nouvelles affinités, ce qui les ravissait et les liait davantage. Et lorsque Paul Amiens retourna à la ville, ce fut avec la promesse qu’ils se reverraient bientôt. En effet, dix jours plus tard, Mme Louye abrégeait le séjour qu’elle s’était proposé de faire à la campagne et rentrait elle-même dans la grande cité, tant elle avait hâte de retrouver son nouvel ami. Pendant cette brève séparation, elle n’avait cessé de penser à cet homme et elle se disait que s’il avait été libre, elle n’aurait pas hésité un moment à l’accepter comme mari s’il le lui avait proposé, mais il n’en était pas ainsi. Il était marié et cela changeait complètement la situation. Alors, lorsqu’elle songeait à l’avenir, elle se livrait simplement à la joie de retrouver l’homme qui avait conquis son cœur, sans se demander ce qui arriverait ensuite.

Mais ce qui devait arriver arriva. Lorsqu’ils se revirent, elle s’abandonna à lui lorsqu’il lui déclara son amour, elle se donna simplement, comprenant qu’il devait en être ainsi, que cela était inévitable, réalisant qu’ils étaient faits l’un pour l’autre et croyant sincèrement que c’était pour la vie.

C’était une tendresse réciproque qu’ils éprouvaient et leur attachement mutuel ne fit qu’augmenter avec le temps. Ils s’aimaient profondément, complètement et goûtaient lorsqu’ils étaient ensemble un bonheur indicible. C’était une belle et grande passion que la leur et elle ne connut jamais de défaillance.

Au début, Paul Amiens ne venait voir Mme Louye qu’à l’heure où il savait que son fils Marc était au lit, ne voulant pas inquiéter ce jeune être par la présence d’un étranger auprès de sa mère. Un peu plus tard cependant, il renonça à cette précaution et il devint rapidement pour le garçonnet une figure familière.

Parfois, par des fins d’après-midi, Mme Louye allait rendre visite à son ami à son appartement. Là, loin de tous les regards indiscrets, ils se sentaient plus à leur aise, éprouvaient une joie plus grande de se trouver réunis.

Des années passèrent.

Puis le jeune Marc fit sa première communion. Ce fut un grand jour pour lui. Il était très pieux et continuait d’être le doux et sage petit garçon qu’il avait toujours été. Lorsqu’il eut douze ans, sa mère le mit au pensionnat. Mme Louye et Paul Amiens eurent alors toute liberté de se voir. Ils profitèrent largement de cet avantage qui s’offrait. Chaque soir, ils passaient de longues heures l’un près de l’autre et ils ne pouvaient se décider à se séparer.

Marc exprima un jour son désir de faire un cours classique. À l’automne, sa mère lui fit faire son entrée dans un collège de renom. Tout de suite, ses bulletins attestèrent qu’il était studieux, appliqué à tous ses devoirs et qu’il avait toujours une excellente conduite. Cela, c’était consolant pour la mère qui, aux distributions de prix, s’enorgueillissait des succès de son fils.

Lorsqu’on est heureux, les années passent vite.

Marc avait terminé ses études et il annonça à sa mère qu’il voulait se faire prêtre. Elle ne fut nullement surprise, car, depuis son enfance, il avait toujours été sage, pieux et sa conduite n’avait jamais cessé d’être irréprochable.

— Si tu crois que c’est ta vocation, fais-toi prêtre. J’en serai heureuse, lui répondit-elle.

Le jeune homme entra donc au séminaire pour se préparer au sacerdoce. Pendant que Marc se tournait vers Dieu, Mme Louye et Paul Amiens continuaient de vivre de belles heures, des heures si belles qu’ils avaient parfois l’impression que c’était un rêve…

Les années passaient.

Il y avait environ dix-neuf ans que durait le roman de Mme Louye et de Paul Amiens lorsque passa le premier nuage dans le ciel bleu de leur amour. Lorsqu’il arriva un soir chez son amie, l’homme n’avait pas son expression habituelle. Sa figure paraissait légèrement soucieuse. Mme Louye le remarqua immédiatement.

— Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui te tracasse ? demanda-t-elle tendrement comme pour chasser par ses paroles l’ennui qu’elle lisait sur le front de l’aimé.

— Voici, dit-il vivement, comme pour se décharger du poids qu’il avait sur le cœur, ma femme est venue me voir.

— Ta femme est allée te voir. Et qu’est-ce qu’elle veut ?

— Elle demande que je la reprenne.

— Toi, qu’est-ce que tu lui as répondu ?

— Tu t’imagines bien qu’il n’y a rien à faire. Elle est partie de son plein gré il y a vingt ans. Nous ne nous connaissons plus, nous sommes des étrangers l’un pour l’autre. Je n’éprouve absolument rien pour elle et il serait absurde de recommencer la vie commune.

— Je le pense bien aussi. Puis, si tu la reprenais, moi je me retirerais. Tu comprends bien que je ne saurais accepter de partage.

— Rassure-toi. Il n’y aura jamais de partage. C’est toi qui es ma compagne, ma compagne pour la vie et je n’en veux pas d’autre.

— En somme, je crois bien que ce qu’elle cherche surtout, c’est de l’argent.

— Je ne crois pas que ce soit ma personne qui l’attire.

— Tu ne lui as rien promis ?

— Rien promis, rien donné.

— Et elle est partie ?

— Elle est partie.

— Mais elle reviendra.

— Ce sera une autre démarche inutile.

Malgré ces paroles, cette assurance, une inquiétude était entrée dans l’esprit de Mme Louye.

Dans un mois, Marc serait sacré oint du Seigneur ; il serait admis à la prêtrise.

Dans les jours qui précédèrent ce grand événement, il rendit souvent visite à sa mère. Dans ces occasions, il restait de longs moments songeur, la regardant sans parler. Mme Louye comprenait vaguement alors qu’il voulait lui dire quelque chose mais qu’il hésitait toujours.

Enfin, un après-midi, trois semaines avant la date de son ordination, après un silence de quelques minutes, il parla :

— Ma mère, j’ai à t’entretenir d’un sujet bien grave. Il fit une pause. Mme Louye était dans une attente qui l’oppressait.

— Je sais tout le respect que je te dois, reprit-il, et il m’est extrêmement pénible d’aborder pareil sujet, mais je crois que c’est mon devoir de t’en entretenir et que je ne puis faire autrement. Là, il fit une nouvelle pause. Mme Louye comprenait que ce qu’il avait à dire le gênait terriblement et qu’il devait faire un rude effort pour exprimer ce qu’il avait dans l’idée. Puis, comme s’il eût franchi d’un bond un obstacle, il ajouta rapidement : Je veux parler de ta liaison avec Paul Amiens.

À ces paroles, la tête de Mme Louye se courba comme sous le poids d’une accusation.

— Tu sais que je vais être ordonné prêtre dans quelques semaines. J’ai choisi la vocation religieuse pour sauver les âmes, tâcher de les conduire à Dieu. Et quelle âme peut m’être aussi précieuse que la tienne ? C’est donc elle surtout que je voudrais ramener dans le sentier qui conduit au bonheur éternel. Tu sais, je voudrais commencer l’exercice de mon ministère avec une confiance absolue, mais lorsque je pense à toi, à ta vie, il me semble que je suis indigne d’une si haute faveur car j’ai l’impression que je porte un peu le poids de ta faute, moi qui suis ton fils. Tu comprends, ma mission sera d’arracher les pécheurs à leur perdition pour les ramener dans la bonne voie. Or, si je ne parvenais à sauver qu’une seule âme, je voudrais que ce soit la tienne, ma mère, celle-là qui m’est plus chère que toutes les autres. Pour ce jour prochain qui va être le plus beau de ma vie, je voudrais pouvoir me dire que j’ai payé ma dette à celle qui m’a donné la vie en la mettant en paix avec Dieu. Si tu pouvais m’affirmer que tu as rompu cet attachement de péché, je serais l’homme le plus heureux au monde.

Il parlait avec chaleur, avec conviction.

— Imagine-toi la joie que j’éprouverais si, lors de ma première messe, je pouvais, après avoir consacré l’hostie, te donner la sainte communion, si tu pouvais recevoir le pain sacré des mains de ton fils devenu oint du Seigneur. Oui, songe donc avec quelle allégresse je monterais à l’autel pour célébrer le divin sacrifice, avec quelle ferveur j’implorerais pour toi la clémence de Dieu si je savais que tu as renoncé à cet attachement coupable.

Elle l’écoutait et malgré les révoltes de son cœur, elle éprouvait un grand besoin de s’immoler, elle sentait qu’elle ressentirait une cruelle volupté à sacrifier son amour, à donner cette grande joie à son fils.

Il continua : Crois-moi, je serais prêt à donner ma vie en échange de ton salut éternel. Ma vocation de prêtre resterait stérile si je ne parvenais pas à te sauver. C’est mon plus cher et mon plus grand désir de te savoir en paix avec notre divin Maître.

Lorsque le fils s’arrêta de parler, il regarda longuement sa mère. Il était visible que ses paroles avaient produit en elle une profonde impression, mais il ne voulait pas lui arracher une promesse par surprise, il voulait lui laisser le temps de penser et de réfléchir à ce qu’il lui avait dit. D’ailleurs, il n’espérait pas avoir arraché en quelques minutes du cœur d’une femme un sentiment vieux de vingt ans.

— Pense à ce que je t’ai dit. Je reviendrai te voir sous peu. En attendant, je vais prier Dieu pour qu’il te donne la force de briser le lien qui te tient attaché à cet homme.

Et il sortit.

Le futur prêtre n’était parti que depuis quelques minutes lorsque Paul Amiens arriva chez son amie. Celle-ci était encore toute agitée, toute bouleversée par l’ardente prière, par la supplication de son fils.

Elle avait une figure tragique.

— Marc sort d’ici, dit-elle aussitôt, et j’ai pris une décision qui va te surprendre et te peiner. Nous ne devons plus nous revoir. Ton amour m’avait fait oublier mes devoirs mais mon fils me les a rappelés. Grâce à toi, j’ai vécu de beaux jours, mais il nous faut oublier cela et je n’aurai pas trop du reste de ma vie pour regretter mes fautes. Il faut nous dire adieu.

En entendant ces étranges et tragiques paroles dont chacune entrait en lui comme une lame de couteau, Paul Amiens était atterré. Il comprit aussitôt qu’une révolution s’était opérée dans l’âme de son amie. Il avait entendu parler de ces pécheurs endurcis qui se convertissaient subitement après avoir entendu un prédicateur prêchant une retraite. C’était un phénomène semblable qui était en train de s’opérer chez la femme aimée. Il réalisa que leur amour était en danger et que ce serait un désastre pour tous deux si elle se rendait à la demande de son fils. Il tenta de la raisonner.

— Tu n’as pas contrarié sa vocation. Tu l’as laissé parfaitement libre de choisir sa voie. Il veut se faire prêtre. C’est son goût, son inclination. Il n’y a rien à dire. Mais, d’un autre côté, je ne vois pas pourquoi il te demanderait de te sacrifier pour lui. Qu’il fasse sa vie comme il l’entend et toi la tienne.

Mais cette logique n’impressionna pas Mme Louye. Elle était arrivée à une heure où, après avoir goûté le bonheur à satiété, elle avait soif de renoncement. Elle était comme les martyrs qui marchaient à la mort avec allégresse. Évidemment,elle traversait une crise morale. Sa raison était désaxée et elle s’abandonnait à l’irrésistible impulsion qui la portait à s’immoler pour un bien intangible, illusoire. D’ailleurs, elle était mûre pour ces orages intérieurs qui se produisent souvent chez une femme qui arrive à un certain âge.

Assis en face de son amie, Paul Amiens restait maintenant silencieux, se rendant compte que leur destinée se jouait en ce moment, que les paroles étaient vaines.

— Adieu, répéta Mme Louye.

Paul Amiens se leva et sortit avec de sombres appréhensions. En retournant chez lui, il songeait au moyen de sauver leur amour menacé. Il se décida pour le plus simple. Il comprit que la meilleure tactique à employer serait de faire le mort. Troublée par les propos de son fils, son amie voulait rompre le lien qui les unissait l’un à l’autre depuis vingt ans. Eh bien, d’ici à ce que le jeune homme fût admis à la prêtrise, il ne ferait rien, ne tenterait rien pour troubler l’esprit de son amie, pour contrarier son idée de se sacrifier pour rentrer en grâces avec Dieu. Pendant quelques semaines, il l’abandonnerait à elle-même, à ses songes, il ne lui rendrait pas visite, ne la verrait pas. Il serait comme s’il n’existait pas. Pendant ce temps, elle pourrait faire toutes les promesses qu’elle voudrait. Le fils une fois ordonné prêtre, il agirait ensuite. L’état d’exaltation dans lequel elle était en ce moment serait passé et elle serait plus en mesure d’écouter ce qu’il aurait à lui dire. Ainsi donc, à partir de ce jour, Paul Amiens resta chez lui, ne donna aucun signe de vie.

Mme Louye aurait pu croire qu’il avait oublié leur amour.

Lorsque Marc reparut chez sa mère, celle-ci la figure rayonnante, transfigurée, lui cria d’un ton de triomphe : Mon fils, sois heureux. Ta mère te fait la promesse que tu lui as demandée. J’ai pour toujours rompu les liens du péché et j’espère que tu n’auras plus de reproches à lui faire.

Rempli de joie, le fils embrassa tendrement sa mère. Un hymne d’action de grâces montait de son cœur.

— Cette action recevra sa récompense, promit-il.

Et comme il l’avait dit auparavant, le jour où il célébra sa première messe, où, après avoir consacré l’hostie, il donna la communion à sa mère, fut réellement le plus beau de sa vie.

Mme Louye vécut pendant quelque temps des heures d’une grande félicité. Elle avait triomphé d’elle-même, s’était remise en paix avec Dieu. Tout son cœur s’épanouissait de bonheur.

Puis soudain, son exaltation tomba et elle se mit à se raisonner. Pourquoi avait-elle promis de rompre ? Marc avait toujours été libre de suivre sa voie, la voie qu’il avait choisie. Alors, pourquoi, de son côté, avait-il exigé d’elle un pareil sacrifice ? Pourquoi, ne l’avait-il pas laissée libre de vivre sa vie elle-même. Pourquoi l’avait-il liée par une promesse solennelle ? Ainsi, sans s’en rendre compte, elle reprenait les arguments que Paul Amiens avait inutilement employés pour essayer de la convaincre de la vanité de son renoncement. Elle avait toujours été faible, sans volonté ; elle s’était laissée gagner et persuader par les instances et les prières des autres. Ah, que la raison et la volonté sont faibles chez certains êtres !

Il y avait presque deux mois que Mme Louye et Paul Amiens ne s’étaient vus lorsque le hasard les mit soudain en présence. Ils restèrent un moment interdits, gênés. Puis tout le passé remonta dans l’esprit de la femme. Contemplant la figure de l’homme qu’elle avait aimé pendant tant d’années, les chimères qui avaient obscurci et troublé son esprit s’évanouirent. Elle crut s’éveiller d’un mauvais rêve, d’un cauchemar.

— Mon ami, mon cher ami, dit-elle, lui prenant la main et la serrant dans la sienne, pendant que des larmes d’émotion coulaient de ses yeux. Elle l’amena à sa maison.

La promesse solennelle au jeune prêtre n’existait plus. Ce fut un regain de passion. Près l’un de l’autre, l’homme et la femme s’efforçaient d’oublier les heures mauvaises qu’ils avaient vécues et ils goûtaient toute la tendresse que deux êtres aimants peuvent éprouver.

De nouveau, toutefois, Paul Amiens informa Mme Louye que sa femme était retournée le voir.

— C’est une pauvre épave, dit-il. Elle est absolument sans ressource, pratiquement dans la rue.

— Et elle te demande encore de la reprendre ?

— Oui, mais elle doit se rendre compte que toutes ses démarches sont inutiles.

La vie suivait son cours.

Un soir que Mme Louye était seule, l’on sonna à la porte. Surprise, elle alla ouvrir. C’était deux policiers des routes provinciales.

— Nous avons une pénible nouvelle à vous annoncer, madame, déclara le plus vieux des deux hommes.

Mme Louye fut toute secouée par l’approche de ce malheur qui allait s’abattre sur elle.

— Votre fils, M. l’abbé Marc Louye a été victime d’un accident d’automobile cet avant-midi.

L’homme fit une pause, puis il jeta ces trois simples mots : Il est mort.

Mme Louye éprouva un terrible choc et crut que le cœur allait lui manquer. Elle devint d’une pâleur mortelle, ses jambes eurent peine à la soutenir et elle se laissa choir sur une chaise tout près.

Le policier donna alors quelques détails. L’abbé Louye et trois autres ecclésiastiques étaient partis au matin pour se rendre à Québec afin de souhaiter bon voyage à un confrère qui partait pour Rome afin de poursuivre ses études théologiques. La voiture des quatre prêtres était venue en collision avec un lourd camion. L’abbé Louye qui était au volant avait été tué instantanément. Ses trois compagnons avaient été blessés, mais non grièvement.

La mère restait là, muette, comme anéantie. Sa douleur, son désespoir étaient immenses. Elle pleurait, elle sanglotait. En plus de sa peine, le remords, un remords atroce la torturait. « C’est moi qui l’ai tué ! c’est moi qui l’ai tué ! » répétait-elle dans son égarement. « Si j’avais été fidèle à la promesse que je lui avais faite, il ne serait pas mort. Il me l’avait dit : Pour sauver ton âme, je serais prêt à donner ma vie. Dieu l’a entendu. Il est venu le chercher. Il me l’a enlevé afin que le repentir me force à retourner à Lui. Ô mon Dieu, vous me faites durement expier mes fautes ».

Et elle se remettait à sangloter. Toute la nuit, elle resta là à pleurer en proie à une douleur que rien, lui semblait-il, ne pourrait apaiser. Dans la pièce enténébrée, elle croyait entendre la voix de son fils l’exhortant à rompre sa liaison coupable. À ce moment, sa résolution fut prise, résolution ferme, inébranlable. Jamais plus elle ne reverrait Paul Amiens. Cela, elle l’avait promis une fois à son fils alors qu’il était sur le point de devenir prêtre. Elle avait manqué à sa parole. Maintenant, elle faisait la même promesse à son fils mort. Mais cette fois, elle y serait fidèle.

Entendant le matin la mauvaise nouvelle à la radio, Paul Amiens accourut chez son amie pour la consoler, pour tâcher de la réconforter. Lorsqu’il entra, la mère éplorée lui cria : Nous ne devons plus nous revoir. C’est moi qui l’ai tué. J’ai été faible, je n’ai pas su tenir ma promesse. C’est là mon châtiment. C’est la dernière fois que nous nous voyons. Tout est fini. Adieu.

— Je ne peux accepter une décision prise dans un moment où ton esprit est troublé par le désespoir.

— Je ne veux plus te voir. Je ne veux plus t’entendre.

— Nous nous reverrons. La vie a encore de bonnes heures pour nous.

— Si tu cherches à troubler ma solitude, je me mettrai en pension dans une institution religieuse.

— Ta décision est irrévocable ?

— Elle est finale, irrévocable.

Pendant plusieurs semaines, Mme Louye fut accablée par une douleur intense, indicible. Amèrement, cruellement, elle se reprochait la mort de son fils. « C’est de ma faute, c’est de ma faute s’il a eu cet accident, s’il est mort », répétait-elle des douzaines de fois. « J’ai manqué à ma promesse et il a payé la rançon. Sa mort est ma punition, la punition de mes fautes. Mon Dieu, comme je regrette de ne pas avoir rompu avec cet homme que j’aimais et que je déteste aujourd’hui. Pardon, mon Dieu, j’ai été bien coupable. »

La malheureuse était accablée de désespoir.

Le temps passait, mais Mme Louye restait toute désemparée par la terrible épreuve qui l’avait si douloureusement frappée. Elle souffrait et elle était sans espoir. Désormais, sa vie était vide et aride comme un désert. Par moments, elle croyait expier ses fautes, mais elle avait beau essayer de prier, ses lèvres seulement murmuraient des mots qui ne venaient ni de son esprit ni de son cœur. Jamais elle n’eut l’idée de mourir, d’en finir avec l’existence, mais elle souffrait, elle était malheureuse au delà de toute expression. Elle était comme un naufragé qui se débat la nuit en mer sans que personne se porte à son secours.

Les jours s’écoulaient, mais l’infortunée ne pouvait se ressaisir, se rattacher à rien. Elle avait tout perdu, tout perdu par sa faute. Lorsqu’on vieillit, qu’on a toujours été heureux auparavant et que le malheur nous frappe, il est doublement difficile à supporter. Comme elle le lui avait formellement interdit, Paul Amiens ne faisait rien pour la revoir. Parfois, au milieu de son désespoir, elle se laissait aller à penser un moment à lui. Peu à peu, elle vint à regretter de ne plus jamais le voir. Dans le passé, il avait toujours partagé ses joies ; aux jours sombres, il aurait été bon de s’appuyer sur lui pour ne pas succomber sous le poids de cette accablante affliction. Le sommeil la fuyait maintenant ; elle ne pouvait trouver le repos. Jour et nuit, elle songeait à la perte irréparable qu’elle avait faite et elle se rendait compte que ses souffrances ne prendraient fin qu’avec sa vie.

Il vint un jour où elle se trouva incapable de porter seule plus longtemps le fardeau de sa peine. À cette heure, elle avait touché le fond de sa misère et de sa détresse. Si cela continuait plus longtemps, elle deviendrait folle. Alors, réalisant soudain l’inanité de son expiation, elle eut l’irrésistible besoin de revoir son ami de tant de belles années, de lui avouer qu’elle avait agi comme elle l’avait fait dans un moment de démence et qu’elle voulait maintenant essayer de revivre sa vie d’autrefois. Sous l’empire de cette impulsion, fébrilement elle s’habilla, sortit, et se dirigea en hâte vers l’appartement de son ami. Il lui semblait qu’elle courait vers le refuge, vers le salut. Pourquoi, oh, pourquoi avait-elle agi ainsi lors de cette catastrophe ? Revoir l’ami, se jeter dans ses bras, sentir sa chaude étreinte et oublier le tragique de sa vie ! Ses pas se précipitaient. Elle arriva devant la maison, grimpa rapidement, le cœur battant, les degrés du perron et sonna. D’avance, elle s’imaginait le revoir. La porte s’ouvrit. Une grande et grosse femme aux cheveux blancs coupés courts, tout frisés, et enveloppée dans une robe d’intérieur en satin rose qu’elle paraissait étrenner se dressait devant elle.

Devant cette apparition inattendue, Mme Louye fut si surprise, si interdite, qu’elle restait là sans paroles, comme médusée.

— Madame désire ? interrogea l’étrangère après un moment d’attente.

— Je voudrais voir M. Paul Amiens.

— Mon mari est sorti il y a dix minutes, répondit la grande et grosse femme aux cheveux blancs tout frisés, enveloppée d’une robe en satin rose.

À ces mots, tout croula dans l’esprit de Mme Louye. C’était la brutale catastrophe qui broyait son existence. Désormais, tout était fini pour elle. Son fils était mort et son vieil ami, l’homme aimé, avait repris l’épouse alcoolique qui l’avait abandonné vingt ans auparavant.

Au seuil de la vieillesse, elle restait seule, seule…

Et misérable au delà de toute expression, elle redescendit lentement, lourdement, les degrés du perron…