Filles de la pluie/Claire de Frugulou

Bernard Grasset (p. 245-262).




CLAIRE DE FRUGULOU


On causait un soir, chez Postanen, des fameux « trésors » de l’île. Jean-Louis venait précisément de rencontrer Guiliou et Castéra, tout équipés pour entamer des fouilles à Pern, aux alentours du Cimetière des Anglais, où Castéra, en méridional enthousiaste, prétendait, à force de patience méthodique, finir par déterrer une fortune.

— Une chose reste hors de doute, déclara Postanen : l’existence à Ouessant de richesses dont, ni vous ni moi, ne connaissons l’emplacement. Mais je soutiens qu’elles ne sont pas perdues pour tout le monde — et que s’il y a des coffres remplis d’or, cachés çà et là dans les grèves, ils y ont été enfouis par quelques-uns — et qui en profitent.

Et, à la vérité, rien n’était plus raisonnable que cette assertion. La rumeur publique attribuait à divers habitants des ressources clandestines dues aux épaves. Parmi les plus récents exemples, on citait le père Le Goasgootz, dans Molène. On l’avait toujours connu pauvre. Et, soudain, il s’était révélé prodigue, montrant des doigts chargés de bagues, tenant table ouverte et ne dégrisant pas, acquittant les tournées rubis sur l’ongle avec ces souverains aux effigies de George IV et de Victoria qui circulaient maintenant dans l’archipel.

Cependant, depuis le Chincha, la Maud, l’Européen, les sinistres maritimes fructueux pour les îliens se faisaient de plus en plus rares. Et, d’autre part, il n’apparaissait plus guère possible aux personnes d’esprit rassis de découvrir désormais des objets précieux enterrés par des naufrageurs d’autrefois. Tout ce qui était bon à prendre avait été soigneusement garé, les espèces sonnantes d’abord.

Ainsi, maints objets de valeur se trouvaient répartis dans l’île et l’on citait la vaisselle d’argent, les tables d’acajou massif, et les lampes de bronze ciselé du capitaine Janvier ; les bijoux de Mme Virginie Auclère ; le coffre médical de Yan Kerjean de Paraluc’ben, avec « tous les couteaux pour les opérations » ; la maison de Lucie Stéphan, dont les cloisons avaient été taillées dans les panneaux en bois de rose du yacht de plaisance Elsie ; et surtout, une longue pièce d’ivoire sculpté, que les Malgorn de Bougouglas se transmettaient de père en fils. On en avait offert dix mille francs, à Jean-Daniel Malgorn, de ce curieux travail, et il avait refusé de le vendre, disant qu’il « l’avait toujours connu chez lui », qu’au reste, il méprisait l’argent. Et, chaque année, le même amateur repassait, ajoutant quelques billets à ses précédentes propositions.

— Mais les plus magnifiques choses, vint à conclure Le Sinn, sont chez Claire Calgrac’h.

Alors quelques-uns se récrièrent et dirent que Claire « ne comptait pas », pour la bonne raison qu’on ne savait pas la provenance de ce qu’elle possédait.

— Quelle est donc cette Claire ? demanda Ducreux, un Brestois.

— Une jeune fille de Frugulou.

— Et elle a des objets de valeur chez elle ?

— Dites : des richesses, intervint Le Noan, le « Sans Fil »[1], homme instruit et de quelque culture. Mais, parler de Claire, c’est perdre son temps et soulever une inextricable énigme. Aucun de ceux qui ont essayé de connaître la vérité là-dessus n’y est jamais parvenu : on ne sait et on ne saura jamais rien. Et le plus curieux de cette affaire, en somme, c’est la personnalité de la principale héroïne, cette Claire, qui ne veut rien répondre. Car son histoire, ou le peu qu’on en connaît, ne vaut que par ce qui reste dans l’ombre et les fables naïves dont l’imagination locale a voulu combler les silences du récit.

Il ne se trompait pas. Des bruits assez contradictoires avaient circulé sur Claire. Au début, chacun les avait accommodés à sa façon, et puis on s’en désintéressa : Claire ayant, par son mutisme, su désarmer les plus obstinés.

— Une nuit, il y a douze ans de cela, résuma Le Noan, une nuit qu’elle traversait la lande de Keranchas, située en bordure des eaux, Claire Calgrac’h avait aperçu deux hommes qui, à son approche, s’étaient mis à ramper sur le sol. Elle rentra en hâte dans la maison isolée qu’elle habitait seule et s’arma d’une fourche. La jeune fille pensait avoir affaire à des pêcheurs de l’Aber-Ildut qui venaient voler des moutons. Elle résolut de les épier, prête à intervenir.

» Mais pendant qu’elle s’engageait sur leurs traces, le dos tourné à la côte, deux autres hommes qui s’étaient tenus cachés derrière un rocher, se précipitèrent sur elle et, la maîtrisant, la traînèrent jusqu’à la grève. Un canot les attendait là. Les deux inconnus qui s’étaient avancés dans les terres furent rappelés et l’embarcation s’éloigna, sans presse, vers le large de Kergadou.

» Il paraît que cette même nuit, on avait pu voir un grand vapeur stationner, les feux éteints, à quelques encâblures de la chaussée de Keller. Au lever du soleil, le bateau avait disparu.

» Ce steamer, que l’on dit être le Swansea III, serait venu (je parle toujours d’après la légende) de l’Amérique du Sud avec un chargement de minerai à destination de Hull. L’indiscipline régnait parmi l’équipage ; la révolte, longtemps couvée, se déchaîna enfin et les rebelles eurent le dessus au moment où l’on reconnaissait Ouessant. Ils stoppèrent alors la machine.

» On raconte que lorsque Claire fut amenée à bord, les mutins la traitèrent sans brutalité. Ils décidèrent de faire route vers la côte de Guinée, où ils comptaient renouveler leurs approvisionnements de charbon avant de se livrer à la piraterie ou à la contrebande. Et, ici, continua Le Noan, l’histoire offre deux variantes.

» D’après l’une, Claire devint la maîtresse du chef des mutins et demeura trois ans avec lui, bien après l’abandon du bateau qui fut trouvé dans les mers des Indes. Et puis, gagnée par le mal du pays, elle serait revenue parmi nous.

» La seconde version, qui est la plus répandue, attribue à Claire la découverte de la cabine où le capitaine avait été emprisonné. Prise de pitié, elle aurait pansé ses blessures, secrètement, et tenté d’adoucir son sort. Une scission s’étant produite chez les rebelles, la jeune fille, profitant du désordre, passe pour avoir aidé le capitaine à s’enfuir avec elle.

» C’est alors, qu’ensemble, ils auraient parcouru ces étranges pays où l’imagination locale situe les aventures de Claire de Frugulou, ces royaumes où les hommes et les femmes vont nus, et d’autres, où ils sont habillés de plumes et de nattes aux couleurs voyantes ; ils auraient été chez les Parsi, dans ces pays lointains où les veuves se font brûler sur des bûchers, et dans ces régions montagneuses des Indes « où les fillettes naissent barbues » ; et en Tasmanie, où les coqs portent de la laine comme des moutons ; en Afrique, ajouta-t-il en souriant, où la fable prétend qu’on voit des nègres dont le pied est assez grand pour leur servir de parasol. Ils auraient amassé des richesses considérables, dans ces contrées de rêve où elles sont à qui veut les prendre ; jusqu’au jour où, las de tant de pérégrinations terriennes, le capitaine, qui avait conservé l’amour de son ancien métier, décida de naviguer encore avec Claire.

» Enfin, elle regagna notre île, plus mystérieusement encore qu’elle n’en était partie. Et les hommes qui la débarquèrent, débarquèrent aussi pour elle, les meubles rares et ces coffres pleins d’objets précieux qui remplissent aujourd’hui sa maison.

» Elle reprit sa vie d’autrefois, sans rien dire, sans rien vouloir expliquer à personne. Et l’on affirme que Claire, qui n’était jamais sortie du pays avant cela, parle maintenant l’anglais, le portugais et les langues de l’Amérique du Sud et un autre dialecte sauvage, m’a dit Olympe Tual, que certaines tribus emploient « en poussant des cris comme des perroquets ».

» Et voilà ce que les îliens racontent ― allez-y voir !

― Mais nom d’un chien ! s’écria Ducreux, qu’irritait cette énigme, une enquête eut été bien facile, quand elle revint...

» Passe encore cet enlèvement : il est, en certaines circonstances, admissible pour qui connaît le pays... Mais ce retour et ce débarquement clandestin d’objets de valeur, difficiles à déplacer, voilà qui me laisse incrédule.

» Il eût été pourtant fort simple et l’on pourrait encore, sans doute, rechercher sur les livres de fret de la Louise ou des sloops qui font régulièrement le service, quelle fut leur cargaison à l’époque. Par là, on saurait l’origine de ces trésors mystérieux.

» Quant à l’hypothèse d’un bateau venant du large et qui les aurait débarqués, les douaniers...

— Vous savez bien qu’il n’y a pas de douaniers à Ouessant.

— N’importe ! interrompit Ducreux, et il s’échauffa :

» Je n’admets pas les énigmes quand leur personnage principal vit encore ; quand on peut lui parler tous les jours et que sa maison n’est qu’à une demi-heure de marche.

— Oh ! C’est moins loin que ça, fit Postanen, un peu sardonique... Prenez le sentier de Kermoran à Kérer et vous arriverez chez elle, rien de plus simple : la dernière chaumière à huit cents mètres après le village, au bout de la lande, à toucher la grève.

— Hé bien ! un homme intelligent, depuis douze ans qu’on vous rabâche cette histoire, ne s’est donc pas trouvé pour aller l’interroger et, coûte que coûte, tirer cette affaire au net ?

— Ah ! courez-y donc, lui demander, vous ! Et chacun rit à cette idée comique : faire parler Louise Calgrac’h, native de Frugulou.

— Comment vit-elle ?

— Seule. Tous ses parents sont morts et elle ne voit jamais personne.

Un silence se fit dans la nuit avancée.

Enfin, Ducreux, qui avait toutes les candeurs, déclara :

— J’irai la voir.

Et il pensait: — « Ce n’est qu’une paysanne, après tout, elle ne m’en imposera pas à moi. »

On hocha la tête.


Alors, le capitaine Lang qui connaissait les cinq parties du monde où il avait roulé ses épaules massives d’homme de mer, Lang, le taciturne, devant le savoir duquel chacun s’inclinait volontiers, dit posément :

— J’ai voulu la voir, moi aussi. Et je lui ai parlé, au hasard, en péruvien. Tout de suite, elle m’a répondu.

» Et ce qui m’a frappé surtout, ce fut sa distinction et sa réserve et une supériorité d’esprit qui la placent bien au-dessus de ses compagnes de l’île.

» Il y a onze mois de cela.

» Elle m’est apparue comme une fille de vingt-huit à trente ans, dans toute la force de son âge. Elle est brune. Elle est belle. — Il se tut. Et, jetant un coup d’œil circulaire dans la salle : — Je crois que personne ne me contredira si je dis qu’elle est très belle.

» Sa maison, où vous pouvez la rencontrer, reprit-il, en s’adressant à Ducreux, est au bout de Kérer, en effet, à quelques mètres de la grève, postée face au Sud-Ouest, comme une vigie.

» J’avais trouvé Claire sur sa porte et elle me fit entrer.

» Alors, j’eus sous les yeux ce que les îliens appellent des trésors, ce qui n’est, en somme, qu’un faible échantillon du mobilier somptueux de certaines contrées exotiques et une partie du décor dont aiment à s’entourer les mandarins.

» J’ai reconnu des bronzes et des porcelaines de Chine, et des magots obèses grimaçant leurs sourires sur des étagères de laque rouge ou de bois incrusté, des bouddhas ruisselants d’or, juchés sur leurs socles rituels de lotus, et d’autres, assis, auréolés de nimbes, dans l’attitude extatique de leur physionomie à la fois enfantine et omnisciente... Étrange vision, sous le toit de cette chaumière... Dans le jour tamisé par les étroits carreaux, des nacres roses et blanches et bleues jetaient leurs tons adoucis sur des panneaux sombres de teck accrochés aux murs ; j’ai vu des soies cramoisies où semblait fixé le feu du couchant ; des coffres en bois ajouré comme Ceylan en procure à tout l’extrême-Orient ; et des vases où se fixait l’orgueil superbe d’un art aujourd’hui disparu. Et puis, des armes des Fuégiens, des aiguières comme on en trouve dans tous les ports de l’Amérique du Sud, des vues de Lima, de Colombie et de l’Eguador. Sur le sol, mes pieds foulaient des tentures pareilles à celles que tissent les naturelles des îles polynésiennes.

» Je refrénai de mon mieux ma surprise. L’îlienne parut tout de même satisfaite de voir examiner ces choses par quelqu’un qui pouvait — au moins, spécifier leur lieu d’origine.

» — On dit, Claire, fis-je tout à coup, on dit que vous avez une particulière expérience de la mer ?...

» Elle attacha sur moi un long regard pensif :

» — On dit cela ?

» — Assurément. C’est ce qu’on affirme dans l’île.

» Et ce qui se raconte, continuai-je, ne me regarde pas. Mais je vous sais gré de m’avoir montré ces choses, Claire, car elles me rappellent dix-huit ans de ma vie de navigation.

» J’étais un peu troublé, maintenant, de ma curiosité. De quel droit, moi qui pouvais comprendre, étais-je venu essayer de pénétrer sa vie intime ?... soulever le voile de son passé ?... C’était lâche. Pour esquiver ma gêne, j’attrapai un poignard sur la table. — Voici, fis-je en l’examinant, un couteau de gaucho bolivien. Vous savez, Claire, qu’ils ont tous de pareilles armes... Et ce bowie-knife, vous n’avez pu le trouver qu’en Bolivie, malgré qu’il ait été, comme tous les instruments de ce genre, fabriqué à Sheffield, en dépit de sa marque espagnole. Sa lame est remarquable. Elle sonne comme de l’argent. Ce couteau est bien différent du large « grand-river », cet outil de boucher que les hommes de l’Hudson Bay portent à la ceinture dans une gaine de cuir.

» Elle sourit. Et, tout à mes souvenirs, j’évoquai Buenos-Ayres et Lima, Quito, Valparaiso. Et, peut-être, en ce moment, s’oublia-t-elle aussi, car nous nous rappelâmes mutuellement la baie de Sidney, la plus vaste du monde, et les Marshall, l’archipel Ellice et Oahou, dans laquelle Honolulu apparaît enchâssée comme dans une émeraude, et la poésie mélancolique des atolls et Auckland, où je séjournai six mois, et Canton, et les paysages légers de Nagazaki.

» Alors, sans y faire attention, j’avais parlé pidgin et c’était en excellent anglais qu’elle m’avait répondu. Et, respectueux de sa volonté de ne donner aucune explication, je ne lui en demandai pas davantage.

— Et là-dessus, fit Lang au Brestois, allez—y, ô citoyen du Cours d’Ajot, allez la voir. Je vous souhaite d’être plus heureux que moi.

— En somme, argumenta Ducreux, on pourrait croire qu’elle a simplement trouvé un trésor...

— On pourrait le croire, fit Lang, plein de politesse.

» De méchantes langues ont dit aussi qu’elle était partie avec un colonial. Et que tout ça, c’était son butin. Nos coloniaux ne sont pas assez somptueux pour se permettre de telles fantaisies. Et lequel d’entre eux aurait couvert de richesses une fille désirable et belle pour l’abandonner ensuite en pleine jeunesse ?... Nous, Français, nous sommes plus conservateurs.

» Et même, en s’arrêtant à cette hypothèse, pourquoi se seraient-ils entourés de tant de précautions ? La mode ouessantine est plus simple. Ils partaient, ils ne devaient de comptes à personne. Pourquoi l’énigme de cette disparition dûment constatée pendant quatre ans ? Si sa maison ne fut vendue ni habitée, c’est qu’elle ne tenta aucun insulaire. Claire s’en était allée, laissant sa porte ouverte, c’est ainsi qu’elle retrouva sa maison.

» Pourquoi encore, n’aurait-elle pas écrit, ne fût-ce que pour rassurer les amis qu’elle pouvait avoir ou pour annoncer son retour ?... Il fut tout à fait inattendu. Personne ne la vit débarquer et l’on n’a jamais su exactement, non seulement quelle semaine, mais quel mois elle était arrivée. Quand on s’en aperçut, un enfant du voisinage dit qu’il la rencontrait chaque jour, « depuis quelque temps ».

» On a tout voulu nier de cette histoire. Et l’on a prononcé le mot d’héritage. Laissez-moi rire. Sur ce point, ma curiosité a été satisfaite, et vite. Claire appartient à une famille pauvre, sans attaches sur le continent. À présent, elle reçoit parfois, elle qui était sans relations, des lettres timbrées de pays très lointains ; elle souffre de fièvres intermittentes qu’on ne contracte que sous les tropiques. Un jour qu’elle s’en plaignait à moi, j’ai reconnu une affection localisée dans le sud-américain. Je lui ai même indiqué un remède. Elle porte, enfin, sous le pouce, un tatouage fort curieux et particulier aux indigènes des Nouvelles-Hébrides.

» J’ai questionné le Lloyd. À ma requête, l’agence britannique m’a adressé une fiche relatant l’histoire de ce malheureux bateau, le Swansea III (le nom est bien exact) de la Compagnie Packenham, Firks and Son, de Liverpool.

» Voici douze ans, exactement, que ce navire a disparu et toutes les enquêtes poursuivies ont donné lieu de croire qu’il n’avait pas sombré. La conviction générale des intéressés est qu’il fut débaptisé, puis maquillé et l’on conjecture qu’il fait actuellement du trafic dans les eaux australiennes.

» Et, n’oubliez pas qu’à la même époque, on trouva dans la baie de Béninou une bouée qui portait l’inscription « SS. Swansea III Liverpool » et les débris d’un canot. Si donc, j’avais une explication à hasarder, je dirais qu’après la mutinerie de l’équipage, après l’incarcération du capitaine en vue d’Ouessant et l’arrêt du cargo, trois hommes du parti du capitaine se sauvèrent du bord et se perdirent parmi les récifs, probablement sur les Kingy. On dut lancer une chaloupe à leur poursuite et ce furent, à mon avis, les hommes de cette embarcation qui, étant descendus à terre, enlevèrent Louise de Frugulou.

» Quant au capitaine J.-W. Harris, je crois qu’il fut sauvé par Claire — ou par tout autre concours de circonstances, peu importe. Une instruction, menée avec sagesse par les tribunaux de Nouvelle-Zélande, conclut nettement que J.-W. Harris n’était point mort, mais qu’il n’avait jamais voulu réintégrer le Royaume Uni, où sa réputation de marin était perdue.

» On suppose l’avoir retrouvé çà et là, sous les noms de Burke, Randall, Ashton, enfin, comme capitaine d’un baleinier. Il dut aussi armer un schooner pour la pêche au requin dans les eaux polynésiennes — et voilà qui explique ses venues fréquentes en Chine où se vendent avec bénéfice les peaux, les queues et les nageoires des squales. On le signala ensuite sur la côte occidentale de l’Amérique du Sud, où la rumeur qu’il décéda, voici quelques années, est fort accréditée.

» Peut-être, réfléchit Lang, est-ce à cela, uniquement, que l’on doit d’avoir revu Claire à Ouessant ?...

» Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on est en présence d’un événement sans doute très simple — et qui a surpris la simplicité de nos compatriotes au moment où ils auraient pu élucider la vérité. Mais, comme l’a précisé Noan, leur esprit, naturellement tourné vers le merveilleux, a voulu y chercher une explication.

» Prenez chaque fait déformé par la crédulité et l’ignorance. À l’origine de chacun vous trouverez un point de départ raisonnable.

» Ici, comme dans les récits des anciens voyageurs, où vous rencontrez des exploits invraisemblables, des animaux mythiques comme les brebis à toison d’or, les licornes, ou des inventions fantaisistes, comme des palais enchantés, ici, vous avez un équipage de matelots, tout habillés de rouge et des histoires, inadmissibles à notre époque, de contrebande et de piraterie ; des gens couverts de plumes, des nègres blancs et autres fariboles comme ce langage de perroquets qui nous fait sourire à première vue, mais qui n’est, peut-être, que le parler guttural et chantant de certaines tribus du groupe des îles Palmerston.

» Noan l’a dit tout à l’heure : c’est ainsi que naissent les légendes. On ne connaîtra jamais la vérité initiale de celle-ci parce que ce n’est pas Claire, maintenant, qui la révélera.

— Mais pourquoi n’a-t-elle pas voulu parler ? A-t-elle seulement motivé son silence ?

— Cela, non plus, on ne le saura jamais.

— Encore une fois, demanda quelqu’un, comment le peu qu’on sait de son enlèvement est-il parvenu jusqu’à nous ?

— Il paraît qu’une veuve très âgée, Aurélie Malgorn, sorte de folle, qui « courait la nuit », a effectivement vu deux ombres se saisir de Claire et l’enlever. Cette Aurélie Malgorn est morte aujourd’hui.

— Et puis, fit Postanen, pour conclure, quand elle est revenue, Claire a, sans doute, raconté quelque chose de son aventure aux uns ou aux autres... Car elle avait dû en être un peu « épatée », tout de même...

À quoi Lang répondit doucement :

— Non. Je ne crois pas.

  1. Employé à la station marconique.