Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903

CHAPITRE XIII


Les volets sont clos. D’énormes bûches flambent dans la cheminée, tout auprès de laquelle grand’mère Andelot et sa petite-fille sont assises.

L’horloge vient de sonner six coups ; il est nuit depuis longtemps.

L’angélus a tinté tout à l’heure à Arlempdes, mais, comme le vent s’enfile à travers la gorge, âpre et violent, les cloches continuent de jacasser seules dans leur campanile ajouré, tantôt l’une, tantôt l’autre… Claire les écoute, souriant à demi. Grand’mère dit son chapelet ; cela interrompt un moment la causerie ; la jeune fille en profite pour rêver, en suivant des yeux la flamme dansante d’où s’échappent des pluies d’étincelles.

Sa robe noire lui donne un air grave, — elle porte le deuil de Pétiôto, si lointaine que soit la parenté ; — ses cheveux ressortent plus blonds, en ce voisinage sombre. Elle a un peu pâli, son visage s’est affiné : le manque de grand air, de mouvement, un peu de tristesse peut-être…

Elle s’efforce pourtant de tout son courage de faire face à la situation.

Mais on ne réforme pas sa nature comme on retaille un habit. Cent fois le jour, elle se surprend à retomber sur elle-même, à repousser ce qui l’ennuie — c’est toujours son premier mouvement. — Elle est souvent battue dans cette lutte perpétuelle. Il lui arrive pourtant de se vaincre, d’accomplir quelque travail qui lui coûte ou lui répugne. Elle est plus gaie, ces jours-là, sans avoir encore compris pourquoi ; ce qui fait qu’elle s’en étonne, tout autant que de ressentir plus d’ennui les jours où justement elle a obéi à toutes ses fantaisies.

C’est trop récent ; elle ignore la juste fierté qu’éprouve l’âme à constater sa force ; tout comme aussi elle prend pour du spleen le mécontentement de soi : un sentiment tout à fait nouveau.

On est au dix décembre. Les courriers ne sont pas parvenus à Arlempdes depuis trois jours ; et, depuis la semaine précédente, Claire attend vainement une lettre de Thérèse.

Les cloches continuent d’égrener leurs notes grêles au hasard des coups de vent… Tout à coup, il se joint à leur chanson mélancolique un joyeux bruit de grelots.

Des grelots ! Est-ce croyable ?… des voyageurs en cette saison !

Le bruit de grelots augmente, se rapproche, puis il cesse brusquement pour recommencer quelques secondes après : le cheval, arrêté en face du perron, s’ébroue.

Claire se dresse, toute rose.

« Grand’mère, une visite, je parie que c’est…

— Hervé ! ce ne peut être que lui, achève Mme  Andelot. Le cher garçon s’est obstiné à venir. »

Dans sa voix qui chevrote un peu, un frisson de bonheur passe. Glissant dans sa poche le rosaire inachevé, la vieille dame se lève, si fort pressée de savoir qu’elle en oublie sa canne.

Claire hésite si elle la suivra. Son visage, d’abord illuminé de joie, s’assombrit sous l’empire d’une réflexion soudaine… Elle demeure, ne sachant plus…

Hervé pénétra dans la pièce, grand’mère appuyée à son bras, avant que la jeune fille eût décidé si elle irait ou non à la rencontre du voyageur.

« J’ai enfreint votre défense, vous le voyez, ma cousine, dit gaiement celui-ci. À aucun prix je n’aurais renoncé à tenir ma promesse vis-à-vis de grand’mère. »

Il réinstalla la vieille dame au coin du feu et vint à Claire. Elle lui tendit la main avec une froideur calculée. Mais, en dépit de sa volonté, son regard s’anima tandis qu’elle demandait :

« Et mes neveux ? quel dommage que vous n’ayez pu les amener ! Thérèse, Mad, Brigitte, parlez-moi de tout le monde. Vous avez fait un bon voyage ? ajouta-t-elle sur un ton différent, à peine affable.

— De tout le monde, oui, mais de toi d’abord, intervint grand’mère. Viens à ta place accoutumée, mon enfant. »

Hervé se débarrassa de sa pelisse, apporta sa chaise tout contre la bergère, à son habitude, et s’assit.

« Ma bonne grand’mère ! quelles joyeuses semaines nous allons avoir ! Je vais bien, tu n’as qu’à me regarder pour en être certaine. Le voyage du Puy ici ! c’est cela qui t’inquiète ? Il est très faisable à la condition d’être accompagné d’un guide, précaution que j’ai prise. »

Remarquant que Claire restait debout :

« Asseyez-vous, ma cousine ; j’ai tant de choses à vous dire de chacun, que ce sera long.

— Et le dîner ! vous oubliez que je cumule des emplois de toute catégorie, en ce moment. Nous causerons à table. Vous ferez maigre chère, je vous en avertis.

— J’ai prévu qu’il était peu aisé de s’approvisionner à Arlempdes en cette saison. Et deux bouches de plus…

— Deux ! interrompit Claire, la mine alarmée. Pourvu que le pain ne manque pas !

— Nous mangerons de la brioche, ainsi que certain petit prince le conseillait au peuple, repartit de Kosen… de la brioche, ou son équivalent. J’ai apporté une caisse de gâteaux secs ; plus un jambon d’York, plus des terrines de foie, des langues fumées, un tas de choses que Germain doit déballer en ce moment.

— Parfait ! Alors nous pourrons dîner dans dix minutes. Je vais donner un coup d’œil à la cuisine et je reviens.

— Elle paraît un peu changée, la petite cousine, observa Hervé lorsque la porte se fut refermée sur Claire.

— Comment l’entends-tu ?

— Au moral. Elle n’a plus sa mine d’oiseau qui ne pense qu’à s’envoler.

— Pauvre chérie ! Jamais je ne l’aurais crue capable de se résigner à la vie que nous menons. Je lui vois bien quelquefois les yeux rouges ; elle s’impatiente, rabroue Modeste, à certains jours ; mais ce n’est plus la Clairette des premiers mois. Mon enfant, rien ne m’a manqué depuis la mort de Sidonie : rien ! »

Hervé ne répliqua pas. Il s’occupait à relever une bûche qui avait roulé.

Claire rentra, portant sur son bras du linge blanc. Elle annonça :

« Il ne reste qu’à mettre le couvert. Si vous saviez comme votre petit-fils vous a gâtée, grand’mère ! Deux rayons pleins de victuailles, pâtisserie, etc. Plus une caisse de livres ; plus… »

Elle regarda Hervé :

« Plus… quelque chose… dois-je parler ? Non ?… Alors, dépêchez-vous, sans quoi je ne réponds pas de me taire. »

Il se leva :

« Vous n’avez pas tout vu. Mes fils vous envoient un souvenir à vous aussi, Clairette. La pensée de vous être agréables les a décidés à se tenir immobiles une demi-minute.

— Leurs portraits ! Vous m’apportez leurs portraits ! Montrez-les-moi vite ! »

Le baron alla chercher la superbe pelisse doublée de fourrure destinée à grand’mère, et la gerbe de fleurs en vieil argent d’où émergaient les deux têtes des bambins.

Claire ne vit tout d’abord que leurs amusantes frimousses.

« Pauvres bonshommes ! Ils ont posé en perfection. Pompon a son petit air câlin des moments où il demande si on va lui donner « qué de çoze ». Vous pouvez vous flatter d’avoir les bébés les plus divertissants qui soient.

— Divertissants… murmura-t-il, tout en aidant grand’mère à essayer sa pelisse, pas toujours ! Quand ils s’avisent, par exemple, de traduire à leur manière une chose qu’on leur a dite… »

Claire le considéra, étonnée. Était-ce une allusion qui la concernât ? Thérèse aurait-elle communiqué à Hervé, malgré sa défense, les passages de sa lettre ayant trait à l’indiscrétion des gamins ?

« Il l’eût mérité », pensa la jeune fille.

Tenant à s’éclairer sur ce point, elle repartit :

« Il est certain que Lilou et Pompon ignorent les finesses de la langue. Mais, en fin de compte, s’ils traduisent les choses dans le langage qui leur est personnel, il n’est pas difficile de rétablir le texte, surtout pour moi qui suis accoutumée à leur façon de dire ; ils sont si francs !.

— Ils sont francs… comme beaucoup d’enfants, lorsqu’ils ne voient pas une punition au bout d’un aveu. Avec quelque adresse, on parvient à leur arracher la vérité, c’est certain. N’empêche qu’ils sont pleins d’imagination. Tout dernièrement encore j’ai pu me convaincre, en les interrogeant, qu’ils ne s’étaient pas privés d’ajouter des réflexions de leur cru à une observation que j’avais jugé utile de leur faire. C’était à votre propos, Clairette.

— J’ai compris, mon cousin. Ne vous embarrassez pas de cela. J’espère que vous ne les avez pas grondés.

— J’ai fait mieux… je leur ai dit que vous étiez fâchée.

— Fâchée ! interrompit la jeune fille d’un ton hautain ; pourquoi leur avez-vous fait ce mensonge ?

— Pour pouvoir ajouter que vous me défendiez de revenir à Arlempdes, — ceci n’était point un mensonge, le post-scriptum de votre lettre en faisait foi — et que, par conséquent, eux non plus n’y pourraient revenir. Si vous aviez entendu ces cris !

— Je crois les entendre », fit Claire amusée.

Mais elle reprit tout de suite, redevenue sérieuse :

« N’importe, vous avez eu tort de gronder ces petits à ce sujet. Cela les empêchera de se montrer confiants à l’avenir, et c’est à mes yeux leur grand charme. Laissez-moi le soin de les décourager de me vouloir pour maman, ajouta-t-elle avec une assurance tranquille : je m’en charge. »

Ces derniers mots furent lancés d’un ton de cinglante ironie.

« Je craignais que leurs sollicitations obstinées ne vous fussent par trop désagréables, ma cousine, repartit de Kosen qui se sentait fort mal à l’aise.

— Eh bien, à l’avenir, que cela ne vous tracasse pas. Tout ce qui leur vient à l’esprit, ils le demandent avec la même insistance. J’ai appris à résister à leurs caprices : à vrai dire, je crois que je ne leur en ai jamais passé !

— Comme on s’abuse, fit-il, riant franchement cette fois.

— Avez-vous bientôt fini de vous disputer, deux mauvaises têtes, s’écria l’aïeule qui n’avait pas compris grand’chose à ce débat. Si vous commencez dès ce soir !…

— Ah bien ! entre cousins, s’il faut prendre des gants pour se dire ce qu’on pense ! » protesta Claire moqueuse.

« Mais, reprit-elle, abandonnant pour un instant la joute ébauchée, je ne vous ai remercié que des portraits, Hervé. Et encore… l’ai-je fait ? Je n’en suis pas certaine. En tout cas, merci du cadre ; c’est une merveille. Il est d’un goût exquis. C’est à Thérèse que vous avez demandé conseil, j’en suis sûre.

— Si vous en êtes sûre… fit-il un peu narquois.

— Allons, bon ! Voilà que j’ai dit une bêtise.

— Vous avez dit une vérité, ce qui n’y ressemble pas du tout.

— Mais j’ai eu l’air, en l’énonçant, de vous juger incapable d’un pareil choix à vous tout seul : ceci est loin de ma pensée.

— Hem !…

— Tenez, venez m’aider à mettre le couvert : ici tout le monde travaille, à présent. »

Hervé obéit, empressé !

Il songeait :

« Nous allons nous faire une guerre de peaux-rouges, si cela continue, la petite cousine et moi. »

De son côté elle se disait, tout en lui lançant l’un des bouts de la nappe :

« Je vais le confirmer dans sa bonne opinion sur mon caractère ; il peut s’y attendre. Ce que cela va être amusant de se chamailler un peu !… »

Le dîner se passa gaiement.

Le terrain était déblayé, les bavardages des petits, réparés tant bien que mal… plutôt mal que bien… Bah ! cela valait encore mieux que de garder par devers soi, chacun de son côté, le souvenir de cet incident, sans s’en être expliqués.

Aussitôt sorti de table, de Kosen appela Germain et commanda :

« Rendez-vous au château. Le chemin doit avoir été déblayé, si on a exécuté mes ordres. Emportez seulement mon nécessaire de toilette.

— Penses-tu donc ne pas rester ici, mon petit ? s’exclama grand’mère. S’il me fallait te voir t’en aller chaque soir, par cette neige, je n’en dormirais pas. Tu es venu pour moi, tu coucheras sous mon toit.

— Bien volontiers. C’était pour ne pas causer d’embarras à Claire que je…

— Vous n’avez pas tort de mettre en doute mes talents de maîtresse de maison ; ils vont cependant jusqu’à pouvoir sortir des draps d’une armoire ; demandez à Germain.

— La chambre de monsieur le baron est prête, affirma celui-ci. Comme je servais à table, Modeste s’en est occupée pendant le dîner.

— A-t-elle commencé par allumer le feu, ainsi que je le lui avais recommandé ? s’informa Claire.

— Oui, mademoiselle ; la pièce est déjà chaude, s’empressa d’affirmer Germain, à qui la perspective de faire un kilomètre dans la neige ne souriait pas du tout.

— Vous occuperez la chambre de Rogatienne, mon cousin, annonça la jeune fille. Elle touche à celle de grand’mère.

— Eh bien, et toi ? demanda celle-ci.

— Je reprends la mienne.

— Je vous oblige à déménager ; vous auriez pu m’installer là-haut. »

Elle secoua la tête :

« Non, non, là-haut, c’est mon domaine.

— Alors, voilà qui est entendu. Avez-vous également un lit à donner à mon valet de chambre ?

— Mais oui, dans les communs il y a trois pièces ; c’est arrangé, n’est-ce pas, Germain ?

— Théofrède s’en occupe, mademoiselle.

— Demain, sitôt levé, dit de Kosen, vous irez au château et vous ferez allumer du feu partout. »

Puis, se tournant vers les deux femmes :

« Après le déjeuner, nous pourrons nous y rendre, avec le traîneau, s’il fait un rayon de soleil. Dans ses fourrures, grand’mère ne craindra rien du froid.

— Bonne idée ! s’écria Claire. Elle qui désirait tant sortir ces jours derniers ! vous mettrez le comble à sa joie, si, grâce au précieux traîneau, vous la conduisez à la messe pour la Noël.

— Rien de plus facile.

— Mes enfants, vous allez trop me gâter, se récria l’aïeule. Quand le bon Dieu me fera signe, je ne pourrai plus me résigner à dire amen. Pour le château, mon petit, tu peux être tranquille. Tu as de braves gens comme gardiens. Théofrède voit fumer les cheminées au moins trois fois par semaine, et, au premier rayon de soleil, les volets sont ouverts. »

Restait à organiser les soirées. Ce fut grand’mère qui trouva le moyen de tout concilier.

« Mes pauvres jambes réclament d’être allongées de bonne heure, dit-elle, mais je ne m’endors guère qu’à onze heures ou minuit. Claire m’aidera à me coucher, comme tous les soirs, puis tu viendras nous rejoindre, Hervé, et vous veillerez tous les deux à côté de moi.

— C’est cela. Je vous lirai…

— L’Évangile et l’Imitation, ajouta la jeune fille, avec un sourire narquois.

— L’Évangile et l’Imitation, si cela plaît à grand’mère, repartit Hervé sur le même ton. Cela nous profitera à tous. Nous passerons ensuite à des choses moins graves. Je ne connais pas les livres que j’ai apportés. Ils sont du choix de « ma sœur Thérèse » ; elle ne m’a pas jugé compétent. »

Hervé glissa un regard du côté de Claire ; elle souriait, tout à fait moqueuse, à cet aveu plein d’humilité.

Il reprit, résigné d’avance aux malices qu’il s’entendrait sûrement dire :

« Savez-vous faire le thé, Clairette ?

— Non. À la maison, c’était maman qui le préparait ; ici, personne n’en prend.

— Alors, ce sera moi qui le ferai : je m’y connais un peu. Nous en prendrons tous les soirs, voulez-vous ? Cela coupe si agréablement la veillée ! quant aux occupations du jour, j’ai un grand désir, « mère-vieux », pour parler comme mes démons, celui de faire ton portrait.

— Fais, mon enfant, fais, si mes rides ne te découragent pas. »

Il sourit à la vieille dame et poursuivit :

« Organisons donc un atelier quelque part, ma cousine. Yucca assure que vous avez un joli coup de crayon. Si vous ne m’en jugez pas trop incapable, je serai heureux de vous donner quelques conseils. J’ai apporté à votre intention tout ce qu’il faut pour dessiner et peindre. Dans ce désert, il est urgent de se créer une occupation attachante, et la peinture est, je le crois, la première à ce point de vue. Y a-t-il là-haut une pièce dont on puisse disposer ? »

La jeune fille compta sur ses doigts.

« Il nous faut, au besoin, avoir de quoi loger la famille au complet ; je ne vois pas le moyen de distraire même la plus petite des mansardes », répondit-elle, après avoir longuement réfléchi.

Elle ajouta, non sans regrets :

« C’est dommage : bien tentant, un atelier !

— Que parlez-vous de loger toute la famille ? Avec le château comme annexe, cela ne sera pas compliqué.

— Tant que vous serez le seul maître, non, mon cousin. Mais, plus tard, madame la baronne pourrait préférer recevoir ses parents à héberger que les vôtres.

— La future maman de Lilou et de Pompon devra accepter et aimer tous les miens, ou bien… il n’y aura pas de baronne de Kosen, dit Hervé d’un ton bref.

— Admettons que l’emplacement de l’atelier soit trouvé, impossible d’ouvrir un jour sur le toit en cette saison.

— Les fenêtres sont hautes et larges, elles suffiront en attendant. Quant aux aménagements intérieurs, vous me verrez à l’œuvre. J’adore menuiser, clouer, draper des étoffes. Il y a justement chez moi une bergère dans le genre de celle-ci, je la ferai apporter. Grand’mère prendra l’habitude de l’occuper souvent ; cela vous permettra de peindre sans la laisser seule. »

Grand’mère souriait, approuvait tout, et promettait de monter passer ses après-midi dans cet atelier qui n’existait pas encore.

Cela ne tarda pas beaucoup, il est vrai. Deux jours plus tard, la pièce située au-dessus de la salle à manger avait subi la transformation projetée.

Tout le jour, aidé de Germain, Hervé travaillait. Puis, le soir, une fois installé pour la veillée dans la chambre de grand’mère, il lisait à haute voix, tandis que Claire brodait ou faisait de la dentelle.

Car elle avait appris à manier les fuseaux. Bien amusante à contempler, Clairette, assise sur une chaise basse, sous la lumière de la lampe, le carreau sur les genoux, attentive à son ouvrage. Dans les moments difficiles, lorsque deux fuseaux s’embrouillaient ou qu’elle avait mal piqué ses épingles, elle avait une mine si affairée ! Ses sourcils se plissaient, sa bouche rieuse se rapetissait en une moue grave.

Si l’erreur n’était pas réparable sans le secours de Modeste, son professeur, il fallait la voir jeter là le carreau d’un mouvement de colère.

Dans ces moments-là, Hervé s’interrompait de lire et la regardait, un peu railleur.

« Je vous scandalise, hein ? s’exclama un jour Clairette. N’y faites pas attention. Vous savez, moi, quand une chose m’ennuie…

— Alors préparez le thé, puisque vous n’êtes plus occupée ; vous devez avoir appris, depuis une semaine que je le confectionne sous vos yeux, lui dit-il.

— Préparer le thé !… je m’en voudrais toute ma vie, si je vous évitais cette petite corvée : à chacun sa part. Je sais comment le faire, cela suffit. Je serai capable d’en offrir à nos hôtes… s’il nous en vient », soupira-t-elle.

Après un silence prolongé, la jeune fille articula, mélancolique :

« Comment espérer des visites, alors que les courriers eux-mêmes n’arrivent plus ?

— C’est vrai, remarqua Hervé ; pas de lettres depuis dix jours que j’ai quitté Paris. Je voudrais cependant bien recevoir des nouvelles des enfants ; je crains qu’ils ne donnent pas mal de tablature à Brigitte.

— Oh ! elle sait s’en faire obéir. Et votre beau-frère ?…

— Très faible, lui, très disposé à les gâter. Vous ai-je dit qu’ils habitaient Paris. Ludan vient d’être nommé officier d’ordonnance du général D…

— Mais non ! repartit grand’mère du fond de ses oreillers, tu ne nous as pas annoncé cela. Brigitte doit être contente.

— Tout à fait. »

Le surlendemain seulement, le facteur put gravir la colline, un froid très vif ayant durci la neige de façon à porter piétons et véhicules.

Il était chargé d’un volumineux courrier à l’adresse des habitants de la vieille maison.

Chacun lut ce qui lui était destiné. On échangea les nouvelles reçues.

« On te parle des petits ? s’informa grand’mère.

— Oui. Je vais vous lire cela. »

On finissait de déjeuner.

Les trois convives transportèrent leurs tasses à café encore pleines sur la table à jouer, on remit des bûches au feu, on se serra alentour.

Après avoir rapidement parcouru la lettre de sa sœur, Hervé annonça :

« Attendez-vous à des énormités. Oh ! les brigands !

— Qu’ont-ils bien pu faire ? s’écria Clairette, riant d’avance, tant elle était certaine que les sottises des bambins ne pouvaient manquer d’être drôles par quelque côté.

— Vous allez l’apprendre, ce qu’ils ont fait, vos chers neveux, ma cousine. »

Et il lut :

« Mon pauvre ami, je suis navrée d’avoir assumé la responsabilité de garder tes enfants.

« Ce doit être moi qui ne m’y entends pas, puisque Mme  Murcy, que je vois tous les jours, — j’accompagne Guyonne de Taugdal, dont M. Murcy fait le portrait — Mme  Murcy prétend que Lilou et Pompon sont remarquablement intelligents et dociles.

— Oh ! dociles ! interrompit Claire, dans mon genre.

— À peu près », opina de Kosen.

Et il poursuivit, lisant :

« J’ai envie de passer tes fils à cette aimable jeune femme, d’autant plus qu’elle s’est offerte à les recevoir, après avoir entendu le récit de leurs méfaits. Il se pourrait que tu les retrouvasses chez ton ami Yucca. Je ne m’étendrai point sur les dégâts commis les premiers jours dans la pièce qu’ils occupent : pendule retournée sens dessus dessous, afin de découvrir par quel procédé elle sonne ; rideaux transformés en câbles à la suite d’un exercice où Lilou surtout excelle, et qui consiste à tourner avec le rideau jusqu’à ce qu’il se soit tordu assez pour revenir sur lui-même, emportant dans ce mouvement de rotation à rebours le jeune acrobate cramponné à lui ; vitres brisées, sièges transformés en coursiers et le reste. Tout cela n’est que vétilles. Mais écoute ceci :

« Mon cher mari, pas beaucoup plus raisonnable que tes diables à quatre, les amène avant-hier au salon. Il joue un moment au cheval, puis, quelqu’un l’ayant fait demander pour une affaire de service, il passe dans son bureau, oubliant ses neveux. Ceux-ci ne s’imaginent-ils pas d’orner les portes de dessins à l’encre ! Quand j’entre à mon tour au salon, une heure plus tard, je vois les deux artistes s’escrimant à couvrir les panneaux de bonshommes !

« J’interromps les travaux, comme tu peux le penser, et je leur demande ce qui leur a pris de barbouiller ainsi mes portes : « C’est « pour les rendre mieux belles », répliqua Lilou. Et Pompon d’ajouter : « Les dames voiront comme nous peindons bien ; Tonton, il a dit que c’est « auzord’hui » qu’elles viendent. » J’hésite devant la manière d’orthographier leurs mots ; mais je tiens à les transcrire tels quels, ne fût-ce que pour te prouver le néant de mes efforts. Je n’entends rien aux enfants, décidément. C’était en effet mon jour ; Pompon avait parfaitement compris. Guyonne arrive de bonne heure, à son habitude. Elle était accompagnée de sa petite chienne Froufrou, un ravissant animal gros comme un chat de deux mois, à très longs poils : un bijou. Sa maîtresse l’a depuis quatre ans et y tenait, — tu vas apprendre pourquoi je parle au passé, — comme à ses yeux.

« À peine assise, Guyonne réclame tes enfants ; elle en raffole : une vraie passion !

« Je lui conte leur sottise, dont les traces demeuraient visibles, au reste, malgré les lavages au citron et au lait, et j’ajoute que je les ai mis aux arrêts dans la salle à manger. Elle implore leur grâce, je refuse, jugeant la faute trop récente. Elle demande alors à aller les embrasser : j’y consens. Ils disent bonjour d’une façon assez aimable, reçoivent de même les friandises dont leur grande amie s’était munie pour eux ; elle les sermonne, leur promet à l’oreille je ne sais quoi ; de venir bientôt les chercher, sans doute… Puis, deux coups de timbre m’annonçant d’autres visites, je retourne avec Guyonne au salon. Nous n’avions pas pris garde que Froufrou était restée auprès des enfants.

« Une heure s’écoule. Après des rires, des cris assourdissants, un galop effréné, ils avaient dû inventer quelque jeu tranquille, — du moins le supposions-nous ; — nous ne les entendions plus.

« J’en fis l’observation. « Ils goûtent, c’est probable, me dit Guyonne, et Froufrou avec eux ; elle ne m’a pas suivie. »

« Mon salon s’emplissait. À cinq heures, je fais servir le thé. Lilou et Pompon se faufilent à la suite des plateaux.

« Un rat ! » s’écria une de mes amies, pour qui le rat est la bête d’aversion, et elle me montre du doigt l’horrible chose qui marche sur les talons de Lilou.

« Tout le monde regarde… on éclate de rire ! impossible d’y résister… le rat, c’était Froufrou : Froufrou sans un poil sur le corps : tes fils avaient imaginé de la tondre !

« Je n’ai jamais rien vu d’aussi laid que cette malheureuse petite bête arrangée ainsi.

« N’ayant pas conscience de sa métamorphose, Froufrou saute sur les genoux de sa maîtresse, et, comme celle-ci la repousse, elle fait toutes ses grâces afin de la fléchir : le comble du grotesque !

« Les rires redoublent. Guyonne est si belle que les bonnes petites amies n’étaient pas fâchées de la voir victime de cette sotte aventure.

« À ce moment mon mari entre.

« — Monsieur de Ludan, s’écrie Guyonne, je vous en prie, débarrassez-moi de ce monstre ! que jamais plus je ne le revoie ; j’en prendrais une crise de nerfs. »

« Albin demande ce qui l’a ainsi défigurée.

« — Tonton, c’est nous qui lui a ôté ses « plumes » avec les ciseaux de Kate, déclare Pompon, pas contrit du tout.

« — Oui, ajoute Lilou, l’air également glorieux de cet exploit ; elle faisait pas bien le cirque, à cause ça lui tiendait chaud, ces « plumes ». Elle a bien mieux couri après. »

« Impossible de reprendre son sérieux devant cette explication convaincue. À la place de Guyonne, je me serais fâchée. Il faut qu’elle, ait un caractère idéal ! J’ai bien reconnu là ma Guyonne de jadis ! Une fois le sacrifice de sa petite chienne accompli, elle a caressé tes enfants comme si de rien n’était. »

— Moi, interrompit Claire, je les aurais fouettés, mis au pain sec, punis n’importe comment, enfin, et j’aurais fait un manteau à leur victime, au lieu de la condamner à l’exil ; car je suppose que cette demoiselle n’a pas été jusqu’à exiger la mort de la pauvre Froufrou. »

Hervé avait écouté en souriant l’observation lancée avec vivacité par sa cousine.

À présent il songeait, oubliant que la lettre avait encore quatre pages pleines, dont il avait négligé de prendre connaissance avant de commencer sa lecture.

Un pli s’était creusé sur son front ; sa physionomie devenait tellement soucieuse que grand’mère crut devoir remarquer :

« Après tout, mon enfant, ce n’est pas un si grand crime ! À l’âge de ces petits… Je blâmerais plutôt la maîtresse de Froufrou. Quand on aime un animal, on y reste attaché, quoi qu’il advienne, ce me semble. »

Et, se penchant un peu, elle caressa la vieille chatte aveugle qui reposait dans une corbeille au coin du feu.

« Oui, approuva Hervé, toujours songeur, je pense, moi aussi, qu’une affection est bien fragile, si on la fait dépendre de la beauté. Mais je n’ai pas fini… »

Il jeta un coup d’œil sur ce qui lui restait à lire.

« Ah ! mon Dieu !

— Quoi ! qu’ont-ils fait ? s’exclama Claire. Voyez-vous, mon cousin, ils n’ont pas assez d’espace dans un appartement. Leur esprit travaille en sens inverse du repos imposé à leurs jambes. C’est grave, ce qui suit ?

— Vous allez en juger ; je reprends :

« Je souhaiterais pouvoir t’annoncer que c’est enfin tout, mon cher Hervé, mais ils nous en réservaient encore une, et de taille !

« Mon mari ayant emporté Froufrou dans son bureau, nous n’y pensions plus. On annonce le général D…

« J’étais d’autant plus flattée de cette visite que le général ne se prodigue pas. Je m’empresse, et, je dois en convenir, tes deux gamins sont, à l’entrée du général, tout à fait corrects. Même, ils lui font le salut militaire, ce qui l’amuse beaucoup. Mais, dès qu’il est assis, les voilà qui se rapprochent. Cet uniforme leur tirait l’œil. Charmé de l’admiration qu’ils manifestent, le général a la malencontreuse idée de les prendre tous les deux sur ses genoux. Une fois à cheval, ils le passent en revue : ce sont les passementeries de sa manche et de son collet, c’est sa rangée de décorations, ce sont ses immenses moustaches : ils s’extasient.

« Tout à coup, en levant les yeux, Pompon remarque le crâne absolument nu du général : un ivoire poli.

« Il le considère longuement avec une petite mine apitoyée, dont j’eus l’imprudence de ne pas me méfier.

« Et il finit par lui demander, en lui caressant le sommet de la tête :

« — Ça vous a fait bien mal quand on vous a arracé les ceveux ? »

« J’aurais voulu être aux antipodes !

« Le général, qui aime autant parler d’autre chose, n’a pas l’air d’entendre, et fait mine de remettre les enfants à terre.

« Ah, bien oui ! Pompon se cramponne :

« — Attendez », fait-il.

« Il plonge ses deux mains dans ses poches, dont je n’avais pas remarqué la rondeur, en ramène… les « plumes » fauves de Froufrou, et dit au général en les lui présentant :

« — Ça vous faira tout plein de ceveux. Vous serez bien zoli avec. Vous êtes dèzà beau ! Faudra les faire coller… »

« Le général, qui est un homme d’esprit, a pris le parti de rire : mes visiteurs n’attendaient que ce signal pour en faire autant.

« Je ne riais pas, moi, car je devinais le général fort agacé. Qu’est-ce que Lilou et Pompon nous réservent pour demain ?

« Ne t’éternise pas auprès de grand’mère, mon ami, ou je ne réponds point de garder mes neveux jusqu’à ton retour. »

Suivaient quelques mots affectueux pour chacun.

« L’intention de Pompon était bonne, après tout, fit Claire, qui riait follement. On ne peut pas demander de la raison à des enfants de cinq ans. Ce n’est pas si maladroit d’avoir insinué au général « qu’il était dézà beau ». Fallait-il que ce fut vrai ! pour que Pompon eût songé à le dire. »

Sur les instances de sa grand’mère, Hervé acheva de lire son courrier.

« Eh bien, cela n’a pas tardé, s’écria-t-il, après avoir décacheté la lettre de Yucca ; mes fils sont chez les Murcy. J’aurais mieux fait de les leur confier tout de suite, comme à l’ordinaire. Brigitte me les a demandés pour la première fois, j’ai craint de la peiner en refusant…

— Elle n’y reviendra pas, tenez vous en pour assuré, repartit Claire. Ils sont mieux à leur place auprès de Thérèse et de Mad, accoutumées à surveiller des enfants. Vous voilà tranquille, mon cousin. »

Si Hervé avait l’esprit en repos, il n’y paraissait pas sur sa physionomie plutôt préoccupée.

Il sortit, disant :

« Je vais faire un tour chez moi : nous ne poserons pas aujourd’hui, grand’mère. »

Lorsque le baron de Kosen revint, un peu avant l’heure du dîner, toute trace de souci avait disparu.

La soirée et les jours qui suivirent s’écoulèrent paisibles.

Le temps était froid, mais sec ; aux heures de soleil, la marche était agréable. Durant la sieste de grand’mère, les deux cousins se rendaient parfois à pied au village. Ou bien, l’aïeule réveillée, on attelait le traîneau, construit sur les indications d’Hervé, assez étroit pour pouvoir passer à peu près partout ; on enveloppait grand’mère de sa pelisse, on l’emmitouflait sous une épaisse voilette, on glissait ses pieds dans une chancelière bien chauffée, et on lui faisait faire un ou deux kilomètres à travers les allées du parc.

À son retour, le sang circulait mieux, elle avait du rose aux joues, elle causait avec plus de vivacité, si heureuse, elle dont l’âme était soudée à ses montagnes, d’avoir revu les beaux paysages d’hiver dont sa difficulté à marcher la privait depuis quelques années.

La veille de Noël, un petit débat s’éleva entre elle et de Kosen.

Grand’mère voulait qu’il occupât tout seul le banc seigneurial à l’église, tandis qu’elle et Claire iraient à leurs places accoutumées.

Et de Kosen de répondre :

« Nous occuperons les places qu’il te plaira ; mais, où Claire et toi vous serez, j’irai. Votre avis, ma cousine ?

— Mon avis, c’est que vous veniez avec nous, puisque vous êtes notre hôte. »

Ainsi fut fait, au grand étonnement des habitants d’Arlempdes.

Mal, ou pas instruits encore de la parenté des Andelot avec les de Kosen, ils tirèrent, de la réunion des deux familles à l’office, les conclusions les plus inattendues.

Quelques mots en parvinrent à Claire, initiée au patois du pays par ses anciennes amies les chevrières.

Elle devint toute rose, puis, aussitôt, pâlit, et ses yeux pareils à deux fleurs se voilèrent, un instant embrumés…

Un instant seulement… Elle souriait déjà, lorsque Hervé lui offrit la main pour la mettre en traîneau.

Gai entre tous, ce jour de Noël. Les deux cousins s’étaient ingéniés à orner la table, la maison entière, avec du houx découvert sous la neige, proche du château.

Hervé, qui avait une voix superbe, chanta de vieux airs du pays, des noëls naïfs, accompagné au piano par sa cousine.

Grand’mère écoutait extasiée.

On lui lut ce jour-là tout l’adorable mystère de la crèche ; et, à son tour, elle conta des souvenirs du temps de sa jeunesse.

À la veillée, Hervé reprit le roman commencé les jours précédents.

N’ayant qu’à écouter, Claire avait croisé ses mains oisives autour d’un de ses genoux, et, penchée en avant, l’air attentif, elle suivait le récit, un sourire charmé aux lèvres.

« Tiens ! vous avez tout à fait en ce moment la physionomie de votre portrait ; absolument la même expression, observa Hervé, dont les yeux s’étaient relevés tandis que son doigt tournait la page.

— Mon portrait ! vous vous souvenez de l’air que j’ai sur mon portrait ?

— Rien d’étonnant à cela ; j’ai passé hier deux heures en sa compagnie. »

Il ajouta, poussé inconsciemment à expliquer ce fait :

« Je lui ai pris mesure d’un emballage.

— Je le croyais dans l’atelier de M. Murcy.

— Il l’avait laissé ici, comptant le vernir sur place au printemps prochain. À mon départ, il m’a demandé de le lui apporter ; l’idée lui est venue de l’exposer au prochain Salon.

— En pendant avec celui de Mlle Guyonne », fit Claire d’un ton singulier.

Hervé ne répondit que par un geste vague, occupé qu’il était à analyser la réflexion de sa cousine et surtout l’accent qu’elle y avait mis.

Il reprit, après une ou deux minutes d’un silence qui demeura inexpliqué :

« Je ne sais ce que pourra être celui de Mlle de Taugdal ; je ne la connais pas ; mais Yucca n’a rien fait de plus beau que le vôtre. »

Claire lui jeta un regard surpris :

« Vous ne la connaissez pas ? Est-ce possible ! une amie d’enfance de votre sœur.

— Elles s’étaient perdues de vue depuis le couvent et se sont retrouvées seulement il y a quelques mois. »

Il ajouta :

« Ma sœur doit me présenter, dès mon retour, à son cercle de relations ; elle tient beaucoup à me produire dans le monde.

— Il faut vous laisser faire… »

Puis, le voyant se disposer à préparer le thé :

« Non, non ; puisque vous partez demain, je tiens à vous prouver que j’ai profité de vos leçons. »

La bouilloire chantait devant le feu. Sur un guéridon, les tasses étaient prêtes, séparées par une corbeille de crêpes légères comme de la dentelle.

Claire fit le thé avec attention, le servit et s’assit en face de son cousin.

Grand’mère les regardait, accotée sur ses oreillers. Elle commençait de somnoler, la cérémonie de ce jour lui ayant occasionné un peu de fatigue. Et, de crainte de retarder son sommeil, les deux jeunes gens baissèrent la voix.

« Alors, dit Hervé, c’est entendu, je vous expédie un chien de montagne. Faites-le lâcher dans la cour, la nuit. Vous êtes vraiment trop isolées.

— Ce sera pour moi une compagnie en même temps qu’un gardien.

— Je vous enverrai aussi quelques modèles d’aquarelles ; mais, dès qu’une fleur apparaîtra, peignez d’après nature. Vous y trouverez un intérêt beaucoup plus vif.

— Quand nous reverrons-nous, à présent ? Grand’mère s’en préoccupe.

— Je dois accompagner ma sœur, puisque son mari n’est pas libre et que, d’ailleurs, je m’y suis engagé ; elle a projeté un grand voyage avec les Taugdal et d’autres amis ; on doit descendre vers le Midi, à petites journées, en automobile, et revenir par l’Est.

« Et voici ce qu’à part moi j’ai combiné.

« À Lyon, je laisse filer la caravane, je viens ici passer deux ou trois jours, et je rejoins à un point convenu.

— Où seront vos enfants à ce moment-là ?

— Ici. C’est chose entendue avec Yucca et sa femme.

— Pauvres petits ! vous les quittez souvent. Ils seront entre bonnes mains, il est vrai.

— Et puis, ils vous auront, ajouta Hervé en souriant. Et, quand ils ont tante Claire !…

Mlle Guyonne sera du voyage ? s’informa la jeune fille après avoir un peu hésité.

— C’est justement parce qu’elle en sera que ma sœur m’a arraché la promesse de l’accompagner », répondit Hervé très simplement.

Un silence suivit… un long silence… Puis, soudain, Claire se leva, et, montrant d’un signe de tête grand’mère dont les yeux se fermaient :

« Bonne nuit, mon cousin », dit-elle en tendant la main à Hervé sans le regarder. Et elle sortit.

De Kosen resta au coin du feu à songer. Il lui semblait qu’en quittant sa place, il ferait s’envoler les pensées qui l’occupaient. Déjà, elles flottaient si incertaines !… Un vrai voyage de découvertes en son cœur surpris… Enfin, à son tour, sur la pointe du pied, il regagna sa chambre.

Tout y parlait de départ. Sa malle, grande ouverte, était à demi pleine. Germain avait déjà réuni les objets éparpillés à travers la maison.

« Voilà de calmes journées, songeait Hervé. Je ne me suis pas ennuyé un instant. Brigitte n’en voudra rien croire. Pauvre grand’mère ! Qui sait, si… À son âge, la vie devient bien fragile. Ces bons vieux s’endorment pour toujours presque sans qu’il y paraisse. »

Soudain, une réflexion lui traversa l’esprit : que deviendrait Claire si, subitement, grand’mère venait à mourir ?

Elle avait ses défauts, la petite cousine, mais elle avait aussi quelques bons côtés. Pas le moindre détour ! Elle envoyait aux gens des vérités qui ressemblaient un peu à des coups de boutoir, mais on n’avait nul effort à faire pour démêler ce qu’elle pensait.

Somme toute, s’ils s’étaient un peu et même beaucoup taquinés en cette quinzaine, ils se quittaient meilleurs amis qu’auparavant…

Oui… que deviendrait-elle, seule à Arlempdes, loin de tout appui ?

Il y songerait, et, avant de partir, en causerait avec elle : il faut tout prévoir.

Mais la matinée du lendemain n’eut que la durée d’un éclair. L’heure des adieux sonna à la vieille horloge, sans que l’occasion se fut offerte d’aborder ce sujet.

Germain était parti devant, afin de monter au château chercher la caisse renfermant le portrait de Clairette.

Hervé rejoindrait la jardinière à mi-côte.

Il avait pris ces dispositions avec l’espoir que sa cousine l’accompagnerait ce bout de chemin ; il en eût profité pour lui parler de ce qui le préoccupait.

Elle avait d’abord dit oui, puis, au dernier moment, elle se ravisa. Et, après avoir vu son cousin franchir le seuil de la vieille maison, elle monta dans l’atelier.

Qu’avait-elle ? Si on le lui eût demandé, elle aurait répondu : « Je n’en sais rien. » Et, en parlant ainsi, elle eût été presque sincère…

Elle pleurait cependant, elle pleurait avec la violence d’un enfant à qui on résiste ; ses mains s’étaient nouées à l’espagnolette de la fenêtre devant laquelle elle se tenait debout ; son front se glaçait contre la vitre rendue opaque par le gel.

Quelqu’un monta, qui s’arrêta sur le seuil, et qu’elle n’entendit point. C’était Hervé.

Il n’avait pu se décider à partir sans s’être concerté avec sa cousine, sans lui avoir bien fait toutes ses recommandations au sujet de leur bonne vieille grand’mère.

Interdit par ces larmes qu’il devinait au mouvement des épaules, il hésitait…

Enfin, prenant son parti :

« Claire, vous pleurez ?… » dit-il un peu troublé.

La jeune fille tressaillit.

D’un geste rapide, avant de se retourner, elle passa la main sur ses yeux.

« Où voyez-vous que je pleure » ? fit-elle d’une voix dure.

Puis, sentant qu’elle ne pouvait nier l’évidence : « C’est ce froid qui m’arrache des larmes. »

Il vint à elle, lui saisit les deux mains, et, sans insister, prononça :

« Je suis revenu parce que j’avais omis de vous demander quelque chose, ma cousine. Si grand’mère tombait malade, à la moindre inquiétude que vous donnera sa santé, — tout est grave chez les vieillards — je vous supplie de m’envoyer une dépêche. Où que je sois, j’accourrai.

— Où que vous soyez ?… même en voyage avec votre sœur et… ses amis ?

— N’importe où, répondit-il, sans paraître remarquer l’intention ironique de ces derniers mots. Vous n’avez qu’à m’envoyer un télégramme à Paris, boulevard Malesherbes, on saura où me le faire tenir : j’aurai votre dépêche deux heures après. Je me figure que ce vous serait une tranquillité et que ma grand’mère serait contente de me voir auprès d’elle. Moi-même… je…

— C’est promis, interrompit la jeune fille ; vous serez averti au plus petit malaise.

— Merci. Adieu, Clairette. Nous nous quittons amis… bons amis, n’est-ce pas ? Vous ai-je fait quelque peine durant ces quinze jours ? demanda-t-il doucement. J’en suis bien capable. Il faut me le pardonner. Nous autres hommes, nous n’avons pas votre délicatesse de touche… un mot blessant nous échappe, qui n’est point dans notre pensée…

— Vous ne m’avez fait aucune peine. Votre séjour ne me laissera que de bons souvenirs. Je n’en ai pas de meilleurs, insista-t-elle, poussée par un inexplicable sentiment qui, une seconde, domina sa volonté. M’eussiez-vous blessée, je vous le pardonnerais… »

Sa voix fléchit comme brisée. Mais, tout de suite, elle se ressaisit.

« Vous n’avez pas oublié le sucre d’orge des petits, au moins ? fit-elle.

— Non, non ; je l’ai emballé moi-même hier soir. »

Elle sourit.

« À la bonne heure ! Vous leur direz que c’est moi qui l’ai fabriqué, n’est-ce pas ? C’est mon seul talent en cuisine, et encore !… Si vous ne m’aviez pas aidée un peu… »

Ils riaient tous les deux, maintenant, amusés par le souvenir de cette matinée où, les mains huilées pour se préserver de la brûlure, ils se rejetaient l’écheveau de caramel.

— Je le leur dirai. Au revoir… à ce printemps… peut-être…

— Voilà déjà que ce n’est plus certain », fit-elle les sourcils froncés.

Il la regarda, anxieux. Mais ses lèvres n’articulèrent autre chose que ces mots sibyllins :

« Au printemps… où serai-je ? »

Et, serrant une dernière fois la main de la jeune fille, il sortit rapidement.

Claire se remit à pleurer.