Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903

CHAPITRE IX


Si Clairette avait été l’araignée, après avoir entendu porter sur elle ce jugement sévère, elle eût assisté à un spectacle fait pour la surprendre.

Dès qu’Hervé fut sorti, grand’mère demanda l’échelle double, y grimpa elle-même, enleva les deux nœuds de crêpe et s’en alla les brûler dans le fourneau de la cuisine.

Mais, comme elle avait de très mauvais yeux, elle n’aperçut ni l’araignée ni la toile d’icelle, qui continua de s’étendre en lignes géométriques.

Ce n’était point aux morts que s’adressaient les nœuds de deuil… C’étaient, au contraire, les morts chéris que grand’mère avait associés à son deuil des vivants… Aujourd’hui ceux-ci étaient rentrés au nid ; la branche se rattachait au vieux tronc, qui, miracle d’amour ! reconquérait sa force en portant tous ses rameaux.

Ah ! ces réunions de famille, qu’elle en était arrivée à redouter, parce que sans cesse, malgré qu’elle en eût, son regard comptait les vides, grand’mère sentait son âme en fête, rien qu’à y penser.

Qu’est-ce qui pourrait bien représenter le veau gras, au festin qu’elle méditait ?

Les pauvres vieux n’ont besoin ni de beaucoup de liqueur, ni d’une somme de bonheur trop grande : un rien les grise…

Grand’mère se tenait le front à deux mains en revenant de la cuisine, et elle disait, de sa voix qui chevrotait un tout petit peu :

« La tête me tourne… elle me tourne positivement ! »

Puis, avec cette foi enfantine — celle des cœurs simples — qu’elle avait toujours gardée, elle ajouta :

« Mon Dieu, bonne Vierge, tous les saints, réjouissez-vous donc avec moi. Je me crois déjà dans votre paradis. »

Une fois revenue à sa bergère, où son corps menu s’enfouit, elle se mit à songer à Clairette.

Quel changement ! Que de gaieté le voisinage d’Hervé et des petits mettait désormais dans son existence journalière.

Grand’mère était ravie que Lilou et Pompon eussent pris si fort en amitié la jeune fille. Leur despotique affection la sortirait d’elle-même, et la forcerait à s’occuper des autres :

« Bonne habitude à acquérir », songeait grand’mère avec un sourire.

Et Brigitte ! Elle allait revoir Brigitte ! Qu’était devenue la petite blondine de jadis ? Ce n’était point Hervé… Brigitte n’avait jamais eu pour l’aïeule ses élans de tendresse ; mais c’était son enfant tout de même ! la fille de son bien-aimé Philippe. Ah ! qu’elle se réjouissait de la tenir là, tout près d’elle, comme, l’instant d’avant, son petit-fils.

Et, ne doutant plus de rien, grand’mère se disait que, peut-être, elle pourrait aller embrasser, dans son couvent, sa chère Tiphaine, devenue la servante du bon Dieu.

Hier, elle eût haussé les épaules, comme à la plus déraisonnable des propositions, si on lui eut parlé de voyages… Aujourd’hui… mais !… elle venait de s’en apercevoir, elle s’était rendue à la cuisine et en était revenue sans sa canne ! Et, en traversant le vestibule, elle avait presque couru.

Le bon médecin que la joie ! Mieux qu’un médecin ! un magicien ! puisque grand’mère croyait avoir rajeuni au moins de dix années en ces quelques heures.

Victor et Émilienne seraient contents ; les autres aussi. Nul d’entre eux ne soupçonnait comment tout s’était passé. Ils croyaient, comme peut-être… — son cœur lui en faisait en secret de gros reproches — elle aussi l’avait supposé, qu’Hervé de Kosen et ses sœurs étaient instruits de leur parenté avec les Andelot et consentants du schisme de famille…

La jardinière, roulant sur le chemin rocailleux, avertit de loin l’aïeule que Pétiôto et Clairette arrivaient.

Interrompant sa songerie, elle composa son visage, abaissa les coins de sa bouche, s’efforça de leur redonner le pli chagrin qu’ils étaient déjà en train d’oublier… Elle ferma les yeux à demi, pour qu’on n’y vît point transparaître quelque chose de son bonheur, et, ainsi préparée à l’abord de sa petite-fille, elle attendit.

Deux minutes plus tard, Claire entrait en coup de vent, toute rose de la course au grand air, dans ses yeux rieurs une curiosité qui les rendait immenses.

« Nous voici enfin ! s’écria-t-elle en appliquant deux baisers sonores sur les joues de l’aïeule, tu as dû trouver que nous mettions longtemps à faire notre course ?

— Je ne m’en suis pas aperçue, repartit naïvement grand’mère.

— Alors, tu ne t’es pas ennuyée ? observa la jeune fille avec un singulier regard.

— Oh ! pas du tout.

— Il t’est peut-être venu des visites ?… Ah !… »

Cette exclamation, c’était la disparition des nœuds de crêpe à l’angle des portraits qui l’avait arrachée à Claire.

En jetant un coup d’œil à la bestiole dont elle avait envié la position tout à l’heure, elle venait de s’apercevoir que les nœuds n’étaient plus à leur place.

« On les a enlevés, fit Clairette, n’en croyant pas ses yeux.

— Qu’a-t-on enlevé, petite fille ?

— Les nœuds…

— Ah ! ah ! »

Le ton était triomphant ; le rayonnement des prunelles grises, soudain rajeunies, en disait long ; mais, plus obéissantes, les lèvres gardaient leur secret.

Une impatience passa sur les traits de Clairette.

« Ne devinerai-je donc pas, à la fin, ce qu’on se refuse à me dire ? » pensait la curieuse.

Grand’mère avait recouvré toute sa placidité.

Après un court silence, elle prononça de sa voix habituelle, lente et un peu sourde :

« Quand tu auras ôté ton chapeau, mignonne, voudras-tu revenir ? j’ai à écrire une lettre, je te la dicterai.

— Il est trop tard : on va mettre le couvert. C’est bien pressé ?

— Oh !… si tu y tiens, nous pouvons remettre à demain matin.

— Bon, demain alors ; j’aime mieux ça. »

Claire remonta chez elle, plus intriguée que jamais.

La petite porte du placard, qu’elle avait laissée grande ouverte, était poussée tout contre ; le volet également, et un coup d’œil lui suffit pour constater que le mignon soulier rouge avait disparu.

Avec tout cela, grand’mère n’avait pas répondu à sa question. La disparition des nœuds de crêpe avait fait dévier l’entretien : elle ne saurait rien… À moins que… pendant le dîner… Oui, c’est cela. Cette fois, grand’mère ne pourrait pas se dérober ; il lui faudrait bien répondre. Claire nommerait au besoin la personne qu’elle avait entrevue.

Elle s’assit, se laissa tomber plutôt sur le premier siège venu.

C’était drôle de vivre ayant ce problème à l’horizon ; un problème en train de se résoudre. Voici que déjà les relations avec les de Kosen étaient rétablies…

Ce nom, lui traversant l’esprit, ramena la pensée de Claire à Hervé.

Aux yeux de la jeune fille, un veuf était un personnage à part, n’ayant plus d’âge. Quel que fût celui du baron, il se trouvait classé, de par sa qualité de veuf, dans la catégorie des vieux, de ceux qui ne comptent pas… En l’observant, l’autre jour, tandis qu’il lui passait ses deux insupportables rejetons, ce qu’elle avait examiné en lui, ce n’était point la charmante physionomie du jeune père de famille… non, non… l’homme du présent, elle l’avait à peine vu.

Ce qu’elle cherchait sous ces traits virils, c’étaient ceux du « porte-secret » qu’avait été Hervé, vingt-deux ans auparavant, alors qu’il franchissait le mystérieux escalier sur les bras de son père. Il ne l’intéressait qu’à cet unique point de vue.

En ce moment, les yeux de Claire, qui s’étaient emplis tout l’après-midi de spectacles divers, mais également beaux, se fermaient recueillis.

Elle avait quitté son siège de hasard pour venir à sa place accoutumée, dans l’embrasure de sa fenêtre.

Son front reposait contre la boiserie, et, ainsi accotée, elle méditait sur ces événements divers : ceux du passé lointain et ceux tout proches, encore inexpliqués.

« Je suis certaine que c’était lui, le baron de Kosen ; je l’ai bien reconnu ! se disait-elle. Y a-t-il un rapport direct entre sa visite et l’enlèvement des nœuds de crêpe ?… Les deux incidents se sont suivis de près, en tout cas… » Pourquoi sa mère n’était-elle pas là ? ou son père ? Elle n’aurait pas eu à se creuser longtemps l’esprit. En disant : « Je veux savoir », elle aurait tout appris. Mais les autres !… ce n’était plus pareil. On ne tenait aucun compte de ses désirs, on éludait ses questions… bien mieux ! on lui résistait !… Et puis, quoi ?…

Elle aurait souhaité pouvoir ajouter d’autres griefs à ceux qu’elle venait d’énoncer ; le plus sévère examen ne lui en fit découvrir aucun.

Les premiers étaient suffisants, au reste, pour creuser sur son front volontaire le pli qui ne s’était point effacé encore, lorsque, après s’être fait appeler deux fois, elle se décida à descendre.

À peine le seuil franchi, résolue à livrer assaut à la résistance qu’on prétendait lui opposer, elle articula :

« Grand’mère, tu n’as pas répondu, tout à l’heure, quand je t’ai demandé s’il t’était venu des visites pendant notre absence.

— Eh bien, ma bonne petite, c’est une réponse, cela : tu dois t’en contenter. »

Claire considéra Mme  Andelot avec stupéfaction. Quelle raison pouvait avoir celle-ci de taire la visite de son noble voisin ?… Car, à l’air étonné de Sidonie — Rogatienne n’assistait pas au dîner — la jeune fille comprit que la cousine non plus n’était point renseignée.

« Mais, grand’mère, insista-t-elle, quand nous sommes parties, en te disant au revoir par la fenêtre, j’ai aperçu le baron de Kosen debout devant toi !

— Pas possible ! Tu as mal vu… s’écria Pétiôto incrédule.

— Que grand’mère le dise, si j’ai mal vu. »

Mme  Andelot fit en souriant un signe négatif.

« Vrai ! il est venu ! Un bon point à notre voisin. Il a agi en homme bien élevé, approuva Sidonie. Votre grand âge mérite ces égards, ma cousine ; et puis on reçoit ses enfants, on les gâte un peu ; il était tout naturel qu’il vous en remerciât. »

Mme  Andelot approuva d’une inclinaison de tête. Et c’est tout ce que sut Claire ce soir-là.

« Ah, c’est ainsi qu’on me traite ! Qu’elle compte sur moi pour faire sa correspondance, grand’mère ! Je n’écrirai rien du tout, et je ne desserrerai plus les dents. »

En sortant de table, la jeune fille remonta chez elle sous prétexte de migraine, et, le lendemain, sous le même prétexte, se fit apporter son déjeuner dans sa chambre.

On ne la vit pas paraître de toute la matinée.

Elle s’occupa, en ces heures moroses, à écrire à ses parents, se plaignant de tout et demandant qu’on la vint chercher sans retard. Puis, sa colère évaporée au long de ces quatre pages, ayant conscience que ses récriminations étaient injustifiées, et ne voulant point s’exposer à quitter Arlempdes sans avoir tiré au clair ce qu’on prétendait lui cacher, la jeune mauvaise tête alluma sa bougie et fit flamber sa lettre.

Si, au lieu d’employer son temps de cette déplorable façon, Clairette avait eu l’heureuse idée de rejoindre sa grand’mère entre neuf et dix heures, elle aurait vu un grand diable de laquais, en livrée marron à passe-poil orange, présenter, avec toutes les apparences du plus profond respect, une lettre de M. le baron de Kosen à la maîtresse de céans, et attendre, dans une attitude non moins respectueuse, la réponse qu’il devait reporter à son maître.

Elle aurait entendu grand’mère prononcer, après avoir lu le billet de son petit-fils :

« Dites à M. le baron que je l’attends. »

Peu après, Hervé accourait, passant cette fois par le grand chemin.

Mme  Andelot avait recommandé qu’on la laissât seule avec son visiteur. Rogatienne et Sidonie s’étaient donc retirées chez elles, et Modeste avait été consignée à sa cuisine.

Pour Claire, nul ne l’ayant encore aperçue et sa porte ayant résisté, lorsque cette bonne Pétiôto était montée prendre de ses nouvelles, on avait négligé de lui communiquer la consigne. Ce qui fait que, vingt minutes avant l’heure du repas, sa réclusion commençant de lui peser, elle prit le chemin de la salle dans l’intention de pianoter un peu.

Mais la surprise la cloua sur le seuil… Assis sur une chaise basse, tout auprès de grand’mère, le baron de Kosen disait, en couvrant de baisers les mains de la vieille dame :

« À bientôt. Nous viendrons tous. Mais j’avais besoin auparavant de passer une heure avec toi, rien que nous deux. »

Ayant conscience de son indiscrétion, Claire s’enfuit. Ses oreilles bourdonnaient…

« J’aurai mal entendu ! M. le baron de Kosen tutoyer ma grand’mère ! C’est invraisemblable. Au fait, elle a peut-être été sa nourrice… »

Claire établit le compte des années ; sa très vague expérience de ces choses la fit quand même éclater de rire. Vingt-sept ans auparavant, sa grand’mère avait cinquante-trois ans ! Jamais on n’avait ouï parler de nourrice d’un âge si avancé. Mais alors, comment expliquer ces baisers et ce tutoiement ?

Exaspérantes ! à la fin, ces cachotteries.

Soudain, il lui revint que M. de Kosen avait annoncé : « Nous viendrons tous. »

Il ne s’agissait pas, si cette visite avait lieu cet après-midi, que Claire parût un petit laideron à Mme  Murcy. Sa double qualité de Parisienne et de femme d’artiste devait en faire un juge aussi sévère qu’impeccable en matière d’élégance.

La jeune fille mit à profit le quart d’heure qui lui restait pour échanger sa blouse de toile bleue et sa jupe en cheviotte grise, vieille de deux saisons, contre la robe qu’elle était allée chercher à Costaros, une robe en foulard écru, à broderies de couleurs vives, qui lui seyait à ravir.

Puis, se moquant un peu du « grain » qui l’avait embrumée ces dernières vingt-quatre heures, elle effaça sous un sourire le pli qui lui donnait l’air maussade.

« Ouvre les yeux et les oreilles, Clairette, se dit-elle, et, puisqu’on prétend ne rien te confier, regarde et écoute ; tu finiras peut-être bien par deviner. »

Telle fut sa conclusion après ce gros orage.

Quand même, cette opposition la laissait encore désorientée. Elle en ressentait davantage l’absence de l’appui qui avait été jusque-là sa force et sa sécurité : ses parents.

C’était tout un apprentissage qu’il lui faudrait refaire de la vie, elle en avait conscience. Il ne s’agissait plus d’exprimer une volonté, n’importe laquelle, et de laisser ensuite les événements suivre leur cours, certaine qu’à son heure, cette volonté s’accomplirait.

Elle devrait tout conquérir de haute lutte, ou… céder… Et pourquoi céder ?

Est-on en ce monde pour s’occuper d’autre chose que de son propre bonheur ? chacun n’est-il pas chargé de soi ? Et le bonheur, qu’est-ce ? sinon la satisfaction de faire ce qui plaît ?

La grande science du bonheur, c’est de savoir accorder sa situation et ses désirs ; Claire s’était dit cela souvent.

Elle était trop intelligente pour ne se point rendre compte que souhaiter l’impossible eût été marcher à l’encontre du but. Elle s’appliquait, avec le bon sens naturel dont elle était douée, à borner son ambition. Mais alors qu’elle ne s’élevait point au-dessus de la sphère où Dieu l’avait fait naître, elle n’admettait pas que quelqu’un se mit en travers.

Cette philosophie n’était pas discutée, réfléchie, ni appliquée avec méthode. Claire n’analysait rien. Elle cédait à l’impulsion du moment. Et certes ! si son père et sa mère étaient ses esclaves soumis, elle était elle-même la première esclave de ses vouloirs irraisonnés.

Si le cœur n’eût élevé la voix de temps à autre, vite écouté, d’ailleurs, Clairette eût été un spécimen tristement réussi de « l’égoïsme cultivé » : celui de l’enfant unique.

Conscient de sa mission, ce brave petit cœur défendait Claire, lui soufflant une soif d’affection qui l’obligeait à donner pour recevoir…

Et, dans le soin qu’elle avait pris de s’attifer, il y avait le souci de ne point produire une mauvaise impression sur cette jeune femme que René appelait d’un ton de vénération tendre « ma sœur Thérèse ».

Ce serait si bon de s’en faire une amie ! Avoir quelqu’un de jeune, de gai, de raisonnable en même temps, avec qui causer ! un rêve !

Elle ne devait pas s’amuser beaucoup, à Vielprat, Mme  Murcy. Pour une Parisienne, vivre à la campagne tout un été, privée de fêtes, de théâtre, entourée d’un tas de mioches : les deux siens, les deux du logis, plus son jeune frère… cela était pour la prédisposer à bien accueillir les avances d’une personne en rapport d’âge avec elle.

Claire se promit d’être très aimable. Elle s’entraîna à cet exercice en se montrant pleine de gaieté au déjeuner.

« Et ma lettre ? » demanda grand’mère, la voyant enfin paraître.

Il y avait un peu de reproche et pas mal d’ironie dans la voix de l’aïeule, tandis qu’elle posait cette question.

Cela n’échappa point à Claire. Elle repartit tout franchement en dépliant sa serviette :

« J’étais fâchée, mais je ne le suis plus. Nous écrirons après déjeuner, si tu veux. »

Puis, riant :

« Je crois qu’en retardant ta correspondance, je me suis joué un mauvais tour.

— Possible… possible…

— Alors, grand’mère, puisque je fais amende honorable, tu pourrais bien, toi, me consentir une petite avance… Rien que me dire par où a passé le baron hier.

— Il a passé par le chemin que toi-même avais pris soin de lui préparer. Ah ! curieuse !… curieuse !…

— On le serait à moins. Cette maison a un parfum de mystère !… »

Son petit nez spirituel humait l’air.

« Tiens, tiens, tiens ! Elle n’a pas seulement un parfum de mystère, la maison, elle sent l’héliotrope… Voilà qui en dit long sur l’emploi de ta matinée, grand’mère. »

Cette petite guerre de taquinerie ne cessa point de tout le déjeuner.

Aussitôt le repas achevé, Mme  Andelot, se sentant la tête alourdie, se réinstalla dans sa bergère et sommeilla.

Durant cet assoupissement, qu’elle espérait devoir être court, Claire disposa la table, y apporta le papier, la plume et l’encre dont elle allait avoir besoin.

Puis, elle s’assit pour attendre le réveil de sa grand’mère, impatiente d’avoir à accomplir sa tâche, maintenant.

Il était alors près d’une heure.

Un long temps s’écoula sans que la dormeuse fit un mouvement. Claire donna plus de jour, espérant que la lumière la réveillerait. Elle tremblait que leurs voisins ne se présentassent avant que la lettre ne fut écrite. Car, à force d’y réfléchir, elle en venait à tenir pour certain que cette lettre lui livrerait le mot de l’énigme ; et elle eût tant voulu le connaître avant la visite d’Hervé !

Enfin, grand’mère ouvrit les yeux, regarda sa petite-fille, et, remarquant sur la table les préparatifs faits à son intention, se mit à sourire :

« Cinq minutes pour reprendre mes esprits, et nous commençons », dit-elle.

Mais, bien avant les cinq minutes écoulées, un bruit de voix, de joyeux cris d’enfants leur parvenaient par la fenêtre ouverte.

« Ce sont eux. Range tout ceci, ma chérie ; nous écrirons cette lettre quand notre monde sera parti. Mon bonnet est mis droit ? »

Vivement, Claire réintégra papier et plume dans le tiroir, rajusta le bonnet de dentelle noire, ramena par devant les larges brides flottantes, donna un petit coup aux plis de la robe, et, considérant sa grand’mère :

« C’est étonnant comme tu es jolie, aujourd’hui !

— Je pourrais retourner le compliment à ta toilette… Tu savais donc ?… »

Elle n’acheva pas. Lilou et Pompon ouvraient la porte de la grande salle, avant que leur père eût eu le temps de frapper.

Contre leur habitude, les deux bambins marchaient à pas comptés, se tenant par la main. Au lieu de se précipiter en courant vers la vieille dame, Lilou continua d’avancer posément, imité en cela par son frère.

Et, une fois tout près d’elle, il s’écria :

« Mère-vieux de Claire, j’es beau, hein, et Pompon aussi ! »

De vrai, on leur avait fait endosser leurs costumes de cérémonie pour la circonstance : tout blancs, avec des dentelles au col, une écharpe nouée sur le côté et un chapeau à ailes immenses qui les auréolait : tels deux petits saints.

« Superbes, mes chéris ! s’exclama grand’mère, mais venez tout de même m’embrasser. »

Hervé suivait ses fils.

Il eut un instant d’hésitation ; puis, voyant Mme  Andelot se lever et saluer silencieusement, il se borna à s’incliner devant les deux femmes. Toutefois, en dépit de lui-même, un demi-sourire souleva le coin de sa lèvre, lorsque son regard rencontra celui de Clairette.

Il fit encore quelques pas, et, sans dire ni madame, — le mot ne voulut pas sortir, — ni grand’mère, il prononça :

« Notre aimable voisine nous pardonnera d’envahir si tôt son domicile. Mon excuse, c’est qu’il me faut être au Puy pour le train du soir. Il eût été plus convenable, peut-être, de remettre cette visite à mon retour de voyage, mais l’impatience de mes fils et la mienne ne l’ont pas permis. J’étais aussi bien désireux de vous présenter, avant mon départ, M. et Mme  Murcy qui, après avoir accepté de venir s’enterrer dans cette solitude, consentent à servir de parents à ces deux bonshommes durant mon absence.

— Eh bien, ce ne sera pas de trop ! s’écria Claire étourdiment.

— Ma petite-fille, Claire Andelot », articula grand’mère.

Et, les regardant l’un après l’autre :

« Donnez-vous la main, » commanda-t-elle.

À cette injonction, Claire considéra Hervé, l’air d’attendre qu’il s’y conformât le premier. Quant à essayer de s’expliquer en ce moment cet ordre bizarre, le trouble de son esprit y mettait obstacle.

Devant ce regard tout plein de questions, de Kosen fut tenté de rompre le silence. Un geste de son aïeule et le sourire malicieux qui le souligna le retinrent d’en rien faire.

Il alla à Claire la main tendue ; elle y mit ses petits doigts, qu’il serra longuement.

Ce n’était la poignée de main ni d’un indifférent, ni d’un étranger.

Mais, alors ?…

Tout cela n’avait guère pris qu’une à deux minutes : le temps pour Thérèse et Yucca de paraître à leur tour.

Laissant sa jeune bonne, Cécilia, dans le vestibule, Thérèse avait pris son bébé sur ses bras, afin de le montrer à Mme  Andelot, ainsi que René s’y était engagé.

La princesse marchait gravement entre son papa et son oncle.

Les présentations faites et la glace rompue, tout le monde s’assit.

Sans hésiter, Lilou et Pompon avaient choisi comme siège les genoux de leur grande amie.

« Ze t’ai pas vue demain ! s’écria tendrement Pompon, mal fixé encore sur l’ordre qui règle le temps.

— Pourquoi t’es plus viendue dans le parc ? » s’informa Lilou.

Claire rougit jusqu’à la racine des cheveux, à cette révélation d’une escapade dont elle se sentait un peu confuse.

Toutefois, se ressaisissant, elle repartit :

« Et toi, pourquoi m’as-tu abandonnée ces derniers jours ? — Papa disait que c’était… Comment que tu disais, papa ?

— Que c’était indiscret, fit de Kosen, mais je me rétracte.

— Quoi que tu fais ? interrogea Lilou, l’esprit en arrêt devant ce mot inconnu.

— Ta grande amie comprend, cela suffit. »

Puis, à Thérèse :

« J’aurai moins de remords à vous charger de mes enfants, madame, si Mlle  Andelot veut bien prendre sa part de ce gros embarras.

— Oh ! très volontiers, acquiesça Clairette : ils m’amusent, vos bébés, monsieur. Par exemple, je ne m’engage pas à les empêcher de se battre : c’est si naturel et si prompt chez eux, cet échange de coups, que l’on entend claquer les gifles avant de les avoir prévues. »

Hervé eut un geste résigné :

« Ils sont trop souvent seuls. Je suis atteint d’une passion absorbante entre toutes : la peinture. Mon ami, qui, lui, est un maître, sait à quel point cet art captive ceux qui s’y consacrent. J’ai installé mes enfants près de moi avant de me mettre au travail. Quand je m’aperçois qu’ils se sont éclipsés, il s’est écoulé une heure… quelquefois davantage… Bien mal gardés, les pauvres petits !

— Mais nous voici en nombre », dit Thérèse, rapprochant son siège de celui de Claire.

L’entrée de Sidonie et de Mme  Lortet obligea grand’mère à de nouvelles présentations.

Puis l’entretien reprit, un peu contraint.

Claire et Thérèse causaient en aparté.

Son bébé sur les genoux, sa fille assise à ses pieds sur un tabouret bas, la jeune femme gardait dans son rôle de mère de famille sa gaieté d’autrefois.

Clairette, qui avait tant redouté le jugement de Mme  Murcy, n’en revenait pas de cette simplicité de manières et de mise.

Une robe de piqué blanc, un chapeau de mousseline orné de velours cerise composaient sa toilette.

Elles parlèrent du Velay d’abord, puis du Jura, où résidaient habituellement les Murcy en été, puis des bébés.

Yucca jetait de temps en temps à travers leur conversation un mot qui laissait deviner que celle-ci l’intéressait plus que l’autre.

Lilou et Pompon jouaient avec les cheveux de Claire, les lui ramenant sur le front, les tirant en arrière, au gré de leur caprice, sans aucun souci de ménager l’harmonie de sa coiffure. Ils exigèrent ensuite qu’elle les fit sauter, et enfin prétendirent l’envoyer chercher les vieux jouets qu’on leur avait prêtés déjà une fois.

« Résistez, lui conseilla tout bas Thérèse, ne vous laissez pas tyranniser ainsi.

— Ce n’est pas mon habitude, répondit Claire avec un sourire énigmatique, seulement… »

Elle n’acheva pas, par la raison que sa pensée était malaisée à traduire.

Ce qu’elle voulait expérimenter, c’était si le baron de Kosen tolérerait, sans intervenir, la conduite des petits.

Intervenir… il n’y paraissait guère songer. Et pourtant, quelle que fut l’attention qu’il prêtait aux moindres paroles de sa grand’mère, rien ne lui échappait de ce qui se passait là-bas, dans ce coin bruyant.

Lorsque Pompon prit le parti de supplier, l’air pleurard :

« Te me donnes pas qué de çoze ?… »

Hervé ne domina qu’à grand’peine son envie de rire.

« C’est trop fort ! pensa Claire. Je m’explique à présent que ces bonshommes soient ce qu’ils sont : leur père leur passe tout ! Eh bien, je suivrai le conseil de Mme  Murcy ; je ne leur céderai pas, moi. »

Faisant glisser les deux enfants de ses genoux, elle prit le poupon de Thérèse et parut s’absorber dans sa contemplation.

« Je n’avais jamais vu de bébé si petit, avoua-t-elle.

— Est-ce possible ! fit la jeune maman. Vous avez cependant du en rencontrer souvent à Paris, dans vos promenades.

— Je ne les regarde pas, d’ordinaire ; je n’aime pas beaucoup les enfants.

— Je veux que tu me z’aimes », protesta Lilou, qui, dans un accès de jalousie, se mit à crier de toutes ses forces.

Claire parut ne pas l’entendre. Elle poursuivit :

« Votre petit garçon est si sage, madame, qu’on a du plaisir à l’embrasser. Tiens ! le voilà qui me sourit ! Comment, les bébés de cet âge savent rire ? Je croyais que ça criait tout le temps, ces petits êtres. »

À présent, les deux enfants hurlaient de compagnie.

« Ze veux les vieux zouets, clamait Pompon.

— Je veux que tu me z’aimes et Pompon aussi, et que tu viendes ce soir avec nous », gémissait Lilou.

Et, comme les cris de l’un faisaient tort aux réclamations de l’autre, ils s’administraient réciproquement des gifles.

Hervé pensait en lui-même :

« Voyons ce qu’elle va faire… »

Se penchant vers Mme  Andelot, il lui murmura tout bas :

« Pardon pour mes fils. Dois-je m’en mêler ?

— Non, non, fit-elle d’un signe de tête autant que des lèvres ; qu’elle s’arrange avec eux ; cela lui est très bon.

— Je ne veux pas t’aimer, Lilou, et je ne veux pas te donner de jouets, Pompon, déclarait au même instant Clairette, parce que vous êtes insupportables.

— Si je les emmenais au jardin ? » proposa René.

Mais les rusés gamins, voyant leur colère inutile, avaient déjà cessé leurs cris. Câlinement, ils étaient revenus à Claire, l’avaient entourée de leurs bras, roulaient leurs têtes mutines contre son corsage et suppliaient :

« Tu veux, dis, ma Claire… tu veux ?

— Allons, oui, je veux, fit-elle soudain. Nous les descendrons définitivement, les vieux jouets, aujourd’hui. »

Hervé se tourna vers la jeune fille, et, d’une voix où passait une indéfinissable émotion, supplia :

« Laissez-moi vous aider.

— Oh ! monsieur !… permettez-moi de décliner cette offre. Je ne voudrais pas vous voir remuer ces flots de poussière. René va venir. »

Hervé semblait tout agité. Il était visible que l’expédition du grenier le tentait.

Néanmoins il n’insista pas.

Claire finit par emmener René et les deux petits.

Ceux-ci reparurent au bout de quelques minutes, les bras chargés de mille choses qu’ils lâchèrent en tas, sur le parquet.

« Petits bourreaux ! s’écria le jeune papa, vous allez briser ces reliques ! »

Déjà il se levait dans l’intention de soustraire les jouets au sort qu’il prévoyait pour eux, lorsque grand’mère dit, en agitant son trousseau de clefs :

« Elles sont à l’abri, les reliques.

— Donne, » fit Hervé, oubliant leurs conventions.

Sans hésiter, il choisit une clef dans le trousseau, alla s’agenouiller devant l’un des panneaux de chêne qui servaient de soubassement, ouvrit un placard dont Claire ne soupçonnait même pas l’existence, et amena à lui toute une armée de petits soldats de plomb, un gros tambour, un fusil, des quilles, jusqu’à un jeu de loto !

« Mon vieux loto ! tu l’as gardé !… Nous y jouerons encore, grand’mère, fit-il de sa place. Ah ! si mon pauvre grand-père et mon père étaient là ! C’est grand-père qui m’apprenait à compter, te souviens-tu ? »

Il s’était retourné en parlant ; sur son visage, les larmes ruisselaient…

Claire laissa tomber le polichinelle dont elle s’occupait à consolider les attaches.

Grand’mère s’était dressée et marchait à son petit-fils. Inutile de feindre, désormais. Elle était trop émue pour y songer, au reste.

La voyant venir, Hervé, qui devinait son intention, se releva. Elle le prit par la main, l’amena devant Claire et dit à celle-ci :

« Vous êtes cousins, cousins germains, lui et toi. Qu’il te dise comment. Je n’en aurais pas la force… »

Elle s’appuyait maintenant sur lui, ses deux mains si faibles nouées au bras d’Hervé.

« Mon cousin !… vous êtes mon cousin !… murmurait Claire ahurie de surprise.

— Si tu avais consenti plus tôt à écrire la lettre dans laquelle je me propose d’annoncer à ton père que le bonheur est rentré sous mon toit avec ce cher garçon, tu le saurais déjà, mignonne. »

Sidonie et Rogatienne écoutaient bouche bée. Pour Yucca et Thérèse, mis dès la veille au courant de cette histoire de famille, ils partageaient l’émotion de leur ami.

« Alors, s’écria Claire, lorsqu’elle eut recouvré quelque sang-froid, je suis la tante de ces deux diables à quatre ! Lilou ! Pompon ! vous entendez ! Je suis votre tante. Êtes-vous contents ? Et ma mère-vieux est aussi la vôtre ; j’espère que vous allez perdre vos allures de mendiants. Vous ne pourrez plus dire que vous n’avez point eu de grand’mère, « zamais, zamais ! »

Et, revenant à de Kosen, qui riait à l’entendre :

« M’avez-vous fait chercher !

— Vous ne soupçonnez pas, ma cousine, la part que vous avez à cette réunion. Je suis rentré à Vielprat l’automne dernier, averti que mon devoir était de découvrir quelque chose, sans une donnée, sans rien qui me guidât dans mes recherches, rattachât mes souvenirs l’un à l’autre. Moi aussi, allez, il m’a fallu chercher. Le premier chaînon a été l’escalier que vous m’avez rouvert ; puis le petit soulier perdu jadis. Partant de là, j’ai pu enfin remonter le passé, me rappeler certains détails… et revenir au vieux nid…

« Mon père, c’est votre oncle Philippe, dont voici le portrait : vous verrez le pareil chez moi. Évidemment les deux datent de la même époque, celle où Philippe Andelot est devenu baron de Kosen par adoption ; adoption régulière, légale, ratifiée par jugement. »

Et, devant la physionomie ébahie de Clairette :

« Vous allez comprendre, affirma Hervé avec un sourire. Philippe Andelot a été adopté par le général baron de Brheul de Kosen, quand ce dernier eut perdu son seul fils, afin qu’un nom et un titre chers également à notre grand-père Andelot et à lui, parce qu’il avait été conquis sur les champs de bataille arrosés de leur sang à tous les deux, ne pût pas disparaître. Rien de plus simple, vous le voyez, ma cousine.

— Rien de plus simple, en effet. Aussi, je ne m’explique pas cette lacune dans les relations de famille.

— Grand’mère connaît à présent tous les dessous de ce long malentendu ; elle vous renseignera, répondit Hervé, à qui il en coûtait d’avouer que sa mère seule en était responsable.

— En me servant de secrétaire, forcément elle apprendra tout, dit grand’mère, que, depuis un instant, Hervé avait ramenée à son siège habituel.

— Hervé, observa à ce moment Yucca, tu vas manquer ton train : il nous reste bien juste le temps d’être au Puy pour l’heure du départ, avec vos chemins de traverse pas commodes. »

Tandis que le voyageur prenait congé de grand’mère et des vieilles cousines, Thérèse disait à Claire :

« Venez donc me tenir compagnie demain ; je serai seule. M. de Kosen emmène mon mari, afin de lui faire visiter une fois encore, à loisir, le Puy, cette ville unique au monde comme situation ; vous la connaissez en détail ?

— Oh, oui ! on m’a montré, il y a trois ans, tous ses vieux monuments ; je suis montée sur le rocher Corneille et même sur le rocher de Saint-Michel ! J’ai été partout. Vous allez passer une agréable journée, monsieur Murcy, ajouta la jeune fille ; je vous envie un peu.

— Si vous venez voir ma sœur Thérèse, je ferai votre portrait, annonça René d’un ton engageant.

— Et moi aussi, répétèrent Lilou et Pompon, qui prétendaient imiter en tout leur camarade.

— Alors, à demain », promit Claire.

Et, se tournant vers son cousin :

« Je le prendrai pour aller chez vous, ce fameux escalier… Vous savez déjà que ce ne sera pas la première fois. »

Elle rougit encore un peu, en confessant son indiscrète promenade ; mais Hervé riait d’un air si bon enfant qu’elle se sentit absoute.