Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903
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ÉPILOGUE


7 juin 1900.

« Ma sœur Thérèse, Hervé vous a annoncé tout de suite l’événement qui nous comble de joie ; mais les détails, c’est de moi que vous les attendez, je le sais.

« Je vais vous les donner… Seulement, auparavant, laissez-moi vous dire…

« Si, il y a quatre ans, quelqu’un m’eût annoncé que j’épouserais mon cousin, et me trouverais par conséquent mère de famille en entrant en ménage ; que j’aurais moi-même un garçon l’année suivante, et que je considérerais comme le couronnement de mon bonheur la naissance d’une fille, j’aurais ri au nez d’un tel prophète.

« Le bonheur, le vrai, celui que je goûte, ma chérie, c’est vous qui m’en avez montré le chemin.

« Jadis il m’apparaissait dans une existence où le caprice commande, où l’on est choyé, gâté, servi, où l’on n’a rien à partager avec personne. J’étais de bonne foi, je vous l’assure.

« Je reconnais le néant de tels rêves. Mon cher mari et moi, — ah ! le bon, le charmant, le parfait compagnon de route qu’Hervé ! — nous sommes affairés tout le jour à propos de l’un ou de l’autre.

« En dehors des grandes promenades goûtées de tous, c’est la partie de tric-trac de papa, c’est le domino de grand’mère, ce sont les jeux des enfants, et leur éducation que nous nous partageons, mon père, Hervé et moi, afin de les garder bien à nous le plus longtemps possible…

« Quelquefois, le soir, quand nous nous retrouvons dans notre chambre, nous constatons en riant que c’est de toute la journée notre premier moment de solitude.

« Et cette vie, où pas une heure ne reste inemployée, passe avec une rapidité inconcevable ; et elle nous laisse sans cesse joyeux.

« Une seule chose ramène en moi, à certains jours, quelque tristesse : la jambe de bois de papa.

« Je me dis, en le voyant marcher péniblement appuyé sur sa canne, que si, jadis, j’avais mieux compris mes devoirs, mon père ne se serait pas vu exposé au terrible accident où il a failli laisser sa vie, et qui a fait de lui un infirme.

« Ne pouvais-je travailler comme tant d’autres, au lieu de souffrir que lui et ma mère s’exilassent pour m’amasser une dot ?

« Lorsque je reviens là-dessus, savez-vous ce que me dit Hervé, ma sœur Thérèse ?…

« Il me dit que cette dure leçon de la vie m’était nécessaire pour !…

« Je ne peux pas, non, non, je ne peux pas terminer ma phrase. Je serais confuse à répéter des choses si louangeuses.

« Je vous écrivais pour vous parler de notre petite Marie-Josèphe, — nous lui avons donné les prénoms de la mère d’Hervé, ce qui a beaucoup touché ma belle-sœur Brigitte, la marraine de la chérie, — mais, décidément, je ne vous en dirai rien. Vous n’auriez plus un aussi grand désir de connaître ce miracle de beauté. Et nous souhaitons si fort que vous reveniez tous à Arlempdes !

« Ses frères sont en extase devant ce berceau ; même Philippe, très avancé pour ses trente-quatre mois ! Quant à maman et à grand’mère, leur joie d’avoir une petite-fille ne saurait se décrire.

« Moi je les aime tous en bloc ; fille, garçons, mes aînés autant que leurs cadets.

« Notre cœur est décidément un bien singulier phénomène. Comment est-il fait ? que l’on puisse donner à chaque nouveau venu sa part de tendresse sans rogner d’un baiser celle des autres !

« Et moi qui, dans mon enfance, me réjouissais de n’avoir ni sœurs ni frères. On est parfois l’ennemi de son propre bonheur.

« Je voudrais que toutes les jeunes filles, qui envisagent la vie ainsi que je le faisais autrefois, eussent la bonne fortune de rencontrer sur leur chemin un modèle comme la pauvre Pétiôto, une amie pareille à vous, ma sœur Thérèse, et… — mon mari lit par-dessus mon épaule, c’est lui qui me souffle ce que je vais écrire, mais j’aillais le mettre…, — et, à défaut de fils adoptifs, — le cas ne saurait être fréquent, — des petits frères tyranniques autant que Lilou et Pompon.

« Amitiés à tous. Nous rappelons à Yucca sa promesse de nous donner deux mois cet été ; Hervé vous baise les mains, et moi, ma sœur Thérèse, je vous attends. »

« Clairette. »
P. Perrault.
FIN.