Figures byzantines - L’Impératrice Irène

Figures byzantines - L’Impératrice Irène
Revue des Deux Mondes5e période, tome 32 (p. 179-202).
FIGURES BYZANTINES

L’IMPÉRATRICE IRÈNE

Vers la fin de l’année 768, Constantinople était en fête : la capitale byzantine célébrait le mariage de l’héritier présomptif de l’empire, Léon fils de Constantin V.

Le 1er novembre au matin, une flottille de bateaux de gala, somptueusement tendus de soieries éclatantes, était allée au palais d’Hiéria, sur la rive asiatique du Bosphore, chercher la jeune fiancée et l’avait ramenée à Byzance, où elle avait fait son entrée solennelle. Quelques semaines plus tard, le 18 décembre, au Palais Sacré, dans le triclinium de l’Augustéon, en présence de la cour assemblée, les deux basileis couronnaient la nouvelle souveraine. Assis sur les trônes d’or, assistés du patriarche, Constantin et son fils avaient soulevé le voile qui cachait le visage de la future impératrice, passé la chlamyde de soie pardessus sa longue robe d’or, posé sur sa tête la couronne ; attaché à ses oreilles les pendeloques de pierreries. Puis, dans l’église de Saint-Etienne, la nouvelle Augusta avait reçu les hommages des grands dignitaires de la monarchie ; sur la terrasse du salon des Dix-neuf lits, elle s’était montrée au peuple et avait été saluée par les acclamations de ses nouveaux sujets. Enfin, avec son brillant cortège de patrices, de sénateurs, de cubiculaires et de dames d’honneur, elle était revenue à l’église de Saint-Etienne, et là, le patriarche Nicétas avait célébré les offices rituels et placé les couronnes nuptiales sur la tête des deux époux.

Le vieil empereur Constantin V, l’énergique adversaire des images, ne pensait guère, en ordonnant ces pompes, en posant le diadème des Césars sur la tête de cette jeune femme, que cette frêle basilissa allait détruire l’œuvre de sa vie et faire perdre le trône à sa dynastie.


I

Comme Athénaïs-Eudocie, la femme de Théodose II, Irène était Athénienne de naissance ; comme elle, elle était orpheline, lorsque des circonstances ignorées de nous, et où sa beauté sans doute joua le rôle essentiel, firent d’elle une belle-fille d’empereur. Mais là s’arrête la ressemblance entre les deux princesses. L’Athènes du VIIIe siècle en effet différait étrangement de celle du Ve. Ce n’était plus la cité païenne et lettrée, la ville d’université, pleine de la gloire des écrivains antiques et du souvenir des philosophes illustres, gardant pieusement à l’ombre de ses temples la mémoire des dieux proscrits. C’était, au siècle d’Irène, une petite ville de province, tranquille et dévote, où le Parthénon était devenu une église, où sainte Sophie avait chassé Pallas-Athénè de l’Acropole, où les saints avaient remplacé les dieux. Dans un tel milieu, une éducation, et surtout une éducation de femme, ne pouvait plus guère être ce qu’elle était au temps d’Athénaïs. Comme la plupart de ses contemporaines, Irène était croyante et pieuse, d’une piété exaltée et ardente, qu’enflammaient encore les événemens de l’époque troublée où elle vivait.

Un grave conflit religieux agitait alors, depuis plus de quarante ans déjà, l’empire byzantin : on était au plus fort de la lutte qu’on a nommée la querelle des images. Il ne faudrait point pourtant que cette appellation, d’apparence trop strictement théologique, fit illusion sur le caractère véritable de cette crise redoutable : il s’agissait en l’affaire de bien autre chose que d’une mesquine question de discipline ou de liturgie. Assurément les empereurs iconoclastes, dévots comme tous les hommes de leur temps, apportaient dans le débat des convictions religieuses ardentes et sincères ; un des objets que se proposait leur réforme était de relever le niveau moral de la religion, en la débarrassant de cette sorte de paganisme renaissant que leur semblait être l’adoration excessive des images de la Vierge et des saints. Mais un autre point les préoccupait davantage : ils étaient effrayés surtout de la puissance qu’avaient acquise dans l’État, par leurs richesses, par leur influence, les défenseurs attitrés des images, les moines. Au vrai, c’était, dès le VIIIe siècle, — si étrange que la chose puisse paraître dans un empire très chrétien comme était Byzance, — la lutte entre le pouvoir civil et les congrégations.

Contre elles, l’empereur Constantin V, âme passionnée, volonté énergique, avait mené la bataille avec une particulière âpreté. Par ses ordres, on avait procédé à des exécutions brutales, souvent même sanglantes. Les couvens avaient été laïcisés, les religieux expulsés, emprisonnés, exilés ; Constantinople était presque vide de moines. Et la société byzantine tout entière, entraînée dans la lutte, se partageait en deux camps. C’était d’un côté le monde officiel, l’épiscopat de cour, les fonctionnaires, les hautes classes sociales, l’armée enfin, toute dévouée à un victorieux comme était Constantin V. De l’autre côté, c’était le bas clergé, les classes moyennes, le peuple, les femmes, dont la mystique piété, éprise des magnificences du culte, amoureuse du luxe des églises, ne pouvait se résoudre à abandonner les icônes miraculeuses et vénérées.

Irène était femme, et issue par surcroît d’une province ardemment attachée aux images. Ses sympathies n’étaient donc point douteuses. Mais, au moment où elle entrait dans la famille impériale, la persécution était dans toute sa force ; et aux côtés du redoutable Constantin V, il n’eût point fait bon manifester des sentimens d’opposition trop déclarés. Irène cacha donc soigneusement ses croyances. Elle fit plus : elle prêta même, sur la demande de son beau-père, an solennel serment de ne jamais accepter les images ; et on voit ici, dès ce moment, apparaître, en cette âme un peu trouble, quelque chose de cet esprit de dissimulation et de cette absence de scrupules qui y éclateront plus tard si fortement.

Toutefois, malgré cette apparente soumission, la piété de la jeune femme n’était point une piété stérile. On le vit bien quand, en 775, Constantin V mourut, et que le nouvel empereur Léon IV, peut-être sous l’influence d’Irène, très grande au début du règne, relâcha quelque chose des anciennes rigueurs. Résolument la basilissa agit. Aussi bien beaucoup de femmes gardaient-elles pieusement les images proscrites : la légende raconte qu’au palais même, Anthousa, une fille de Constantin V, conservait sans peur et sans scrupules sa dévotion aux icônes prohibées. Irène crut pouvoir imiter sa belle-sœur et se flatta de restaurer secrètement, dans la résidence souveraine, le culte interdit. La tentative devait avoir d’assez tragiques conséquences. Au mois d’avril 780, plusieurs personnes de l’intimité de l’impératrice furent, par ordre de Léon IV, arrêtées et suppliciées, comme manifestement suspectes de sentimens iconophiles. La basilissa elle-même fut compromise dans l’affaire. On raconte qu’un jour, dans son appartement, son mari découvrit, cachées sous des coussins, deux images de saints. À cette vue, Léon IV entra dans une violente colère ; et quoique Irène, toujours prête aux sermens, jurât qu’elle ignorait qui les avait mises là, sa faveur chez l’empereur en éprouva une sérieuse atteinte ; et elle était tombée dans une demi-disgrâce, lorsque, fort heureusement pour elle, Léon IV mourut assez subitement, au mois de septembre de la même année 780. L’héritier du trône était un enfant, Constantin VI, âgé de dix ans ; tutrice de son fils et régente, Irène était impératrice.


II

Peu de personnages historiques sont plus difficiles à juger que la célèbre souveraine qui restaura l’orthodoxie à Byzance. On sait qu’elle était belle ; tout fait croire qu’elle fut chaste et que, jetée toute jeune dans une cour corrompue et glissante, elle s’y garda toujours irréprochable ; elle était pieuse enfin. Mais cela dit, que savons-nous d’Irène ? Que valut son esprit ? Que fut son caractère ? Sans doute, pour l’entrevoir, nous avons les actes de son gouvernement. Mais ces actes, les voulut-elle par elle-même ? eut-elle sur le trône des idées personnelles ? ou ne fut-elle qu’un instrument aux mains de conseillers habiles ? Ce sont autant de problèmes malaisés à résoudre, et d’autant plus obscurs que les écrivains de son temps ont épuisé pour cette princesse orthodoxe et dévote toutes les formules d’une admiration sans réserves.

On a donc pu, à leur suite, peindre Irène sous les dehors les plus flatteurs, et l’on ne s’en est point fait faute en notre siècle. Un romancier célèbre, qui s’amusa au temps de sa jeunesse à esquisser le portrait de la très pieuse impératrice, nous la montre initiée aux mystères de la philosophie platonicienne, aux dogmes occultes « de l’hermétisme cosmopolite, » connaissant « les incantations théurgiques qui mènent au pouvoir, » et employant ce pouvoir une fois conquis pour un but unique, la grandeur de Byzance et la reconstitution de l’antique hégémonie romaine. Et si l’on veut se la représenter telle que la rêva Paul Adam, qu’on lise cette page : « Assise sous les tendelets impériaux à l’extrême pointe du promontoire dominant les eaux rapides du Bosphore, elle passait les soirs devant la féerie immortelle du ciel levantin à se voir reflétée dans les vasques de métal poli, resplendissante comme la mère de Dieu en la châsse pompeuse de ses vêtemens, qui miraient les scintillantes étoiles à chaque facette de leurs joyaux uniques. Les pensées de triomphe vibraient en elle. Sa mémoire évoquait les enseignemens mystérieux des écoles. L’amour de faire vibrer un peuple au souffle de son esprit la tenait haletante et pâmée[1]. » Et telle est, pour cette femme supérieure, la sympathie de l’auteur que son crime même trouve à ses yeux une excuse et lui apparaît presque légitime. Si elle détrôna son fils et le fit aveugler c’est, dit le romancier, « qu’elle préféra supprimer l’individu au profit de la race. Le droit absolu lui donnait raison[2]. »

Ce sont là, je le veux bien, imaginations de poète. Mais de graves historiens aussi nous peignent Irène sous un aspect non moins séduisant. L’un vante ses talens, son habileté supérieure, la souplesse de son esprit, la clairvoyance de ses vues, la fermeté de son caractère[3]. Un autre voit en elle une femme tout à fait remarquable, qui donna à Byzance « le meilleur gouvernement et le plus réparateur qu’eût peut-être vu l’empire byzantin. » Et il ajoute : « C’était une femme vraiment née pour le trône, d’une intelligence virile, admirablement douée de toutes les qualités qui font les grands souverains, sachant parler au peuple et s’en faire aimer, excellant à choisir ses conseillers, douée d’un parfait courage et d’un admirable sang-froid[4]. »

Je confesse que, pour ma part, Irène m’apparaît beaucoup moins séduisante. Aprement ambitieuse, — ses admirateurs notent en elle comme un trait dominant l’amour qu’elle eut du pouvoir (τὸ φίλαρχον), — toute sa vie elle fut conduite par une passion maîtresse, le désir de régner. Elle était jeune et belle : elle ne prit point d’amant, de peur de se donner un maître. Elle était mère : l’ambition étouffa en elle jusqu’au sentiment maternel. Pour parvenir au but qu’elle s’était assigné, elle n’eut aucun scrupule ; tous les moyens lui furent bons, la dissimulation et l’intrigue, la cruauté et la perfidie. Toutes les puissances de son esprit, toutes les forces de son orgueil se tendirent vers cet objet unique, le trône. Et ce fut toute sa vie. Sa piété même, qui fut réelle et profonde, accrut et aida son ambition : piété étroite, superstitieuse, par laquelle elle se persuada qu’elle était l’instrument nécessaire des desseins de Dieu, qu’elle avait en ce monde une œuvre à accomplir, le devoir de la défendre et de ne point permettre à d’autres de la renverser. Ainsi elle accommoda au mieux les conseils de sa religion avec les suggestions que lui inspiraient son intérêt et son amour du pouvoir ; et comme elle fut, en conséquence, toujours convaincue de son droit et certaine de son devoir, sincèrement elle marcha à son but, sans hésiter devant aucun obstacle, sans se laisser détourner de sa voie par aucune difficulté. Orgueilleuse et passionnée, elle fut violente, brutale, cruelle ; tenace et obstinée, elle poursuivit ses desseins avec une inlassable et prodigieuse persévérance ; dissimulée et subtile, elle mit à servir ses projets une fécondité de ressources inouïe, un art incomparable de tisser des trames et de nouer des intrigues. Et il y a quelque grandeur assurément dans cette hantise du pouvoir suprême, qui absorbe une âme et la prend tout entière, dans cette véritable déformation psychologique, qui supprime tous les sentimens, pour ne laisser vivre que l’ambition.

Et j’ajoute volontiers qu’Irène tint assez heureusement le rôle extérieur d’une grande ambitieuse. Elle eut de la majesté, le sens de la représentation, le goût du luxe, des pompes et des bâtimens ; en quoi d’ailleurs elle était femme. Ses amis affirment par surcroît qu’elle gouverna bien, que le peuple l’aima et regretta sa chute, que son règne fui un temps de prospérité sans mélange. On verra plus loin ce qu’il faut penser de ces éloges. En tout cas, je ne saurais reconnaître à l’impératrice cette intelligence supérieure, cet esprit vigoureux, ce mâle courage, cette force d’âme dans l’infortune, que lui attribuent volontiers ses partisans. Une chose me fait douter de la portée de son esprit politique et de la lucidité de ses vues : c’est que toujours elle se flatta un peu trop tôt d’avoir réussi, et qu’à plusieurs reprises elle se heurta à des obstacles qu’elle aurait pu et dû prévoir. Elle était habile, si l’on veut, et puissante dans l’intrigue : mais dans ses façons d’agir, je trouve surtout de petites habiletés sournoises, des habiletés de femme rusée, qui parfois sans doute réussirent, mais qui ne prouvent rien pour la supériorité de son génie. J’accorde qu’elle eut de l’obstination, une belle persévérance à revenir sur l’obstacle jusqu’à ce qu’elle l’eût brisé. Mais, elle ne m’apparaît, malgré la hauteur d’âme (τὸ ϰραταιόφρον) et l’esprit viril (τὸ αῤῥενωπὸν φρόνημα) dont on lui fait honneur, ni vraiment énergique, ni vraiment courageuse.

En 797, au moment où elle accomplit le coup d’État qui renversa son fils, elle perdit la tête à l’instant décisif ; elle prit peur, elle songea à s’humilier, elle crut l’affaire manquée et pensa à tout abandonner. En 802, quand des conspirateurs préparèrent sa chute, elle se laissa détrôner sans tenter même de résistance. Faible dans la défaite, inversement, dans la victoire, elle se montra impitoyable. Et le traitement qu’elle infligea à son fils dispense> j’imagine, de parler de son cœur. Certes elle a fait de grandes choses pendant les vingt ans environ qu’elle régna ; elle a osé une révolution politique et religieuse d’une importance sans égale. Elle-même pourtant ne fut pas grande, ni par l’esprit, ni par la volonté.

Mais, quoi qu’ait été Irène, l’époque où elle vécut demeure étrangement intéressante et dramatique. Comme on l’a dit justement, « dans cette histoire byzantine qui nous fait assister à des événemens si incroyables, le règne d’Irène est peut-être l’un des plus surprenans[5]. »


III

Au moment où la mort de Léon IV donnait à Irène la réalité du pouvoir suprême, bien des ambitions rivales s’agitaient au tour de la jeune impératrice. A la cour, elle rencontrait la sourde hostilité de ses beaux-frères, les cinq fils de Constantin V, princes populaires et ambitieux dont elle avait tout à redouter. Vainement leur père, avant de mourir, leur avait fait jurer de ne jamais conspirer contre le souverain légitime ; dès l’avènement de Léon IV, ils avaient été prompts à violer leurs sermens ; et quoique, après cette incartade, l’aîné d’entre eux, le César Nicéphore, eût été dépouillé de sa dignité et exilé dans la lointaine Cherson, un parti nombreux s’entêtait à travailler pour eux. D’autre part, toutes les hautes charges du gouvernement étaient occupées par de zélés iconoclastes. Le maître des offices, chef de la chancellerie, le domestique des scholes, commandant suprême de l’armée, étaient d’anciens et fidèles serviteurs du défunt basileus Constantin V. Le Sénat, les hauts fonctionnaires de l’administration provinciale n’étaient pas moins dévoués à la politique du précédent règne. L’Église enfin, que gouvernait le patriarche Paul, était toute pleine d’ennemis des images. Avec des hommes de cette sorte, Irène ne pouvait rien entreprendre ; et, aussi bien, eux-mêmes suspectaient à bon droit les sentimens de la basilissa et craignaient de sa part de prochaines tentatives de réaction. Pour réaliser les desseins de sa piété, pour satisfaire les rêves de son ambition, il fallait que l’impératrice trouvât d’autres concours et cherchât d’autres appuis.

C’est ici qu’apparut son adresse à préparer sa voie. De ses adversaires, sans merci elle brisa les uns par la force, doucement elle écarta les autres des postes où ils gênaient. Un complot s’était formé pour élever au trône les Césars ; elle en profita pour obliger ses beaux-frères à entrer dans les ordres, et afin que nul n’ignorât leur irrémédiable déchéance, elle les contraignit, aux fêtes de Noël de l’année 780, à prendre part, dans Sainte-Sophie, en présence de tout le peuple de la capitale, aux offices solennels qui marquaient ce saint jour. En même temps elle changeait peu à peu le personnel du palais. Elle poussait sa famille aux honneurs, établissait son frère, son neveu, sa cousine, d’autres parens encore. Elle disgraciait les vieux généraux de Constantin V, en particulier le terrible Michel Lachanodracon, stratège des Thracésiens, qui s’était rendu fameux par la haine farouche qu’il portait aux moines et par la joviale brutalité avec laquelle il leur imposait le mariage. A leur place, elle installa dans les grands commandemens des hommes à elle, surtout des eunuques de sa maison et de son intimité. C’est à eux qu’elle remit insensiblement toutes les grandes charges du palais et de l’administration ; c’est parmi eux qu’elle prit enfin son premier ministre, Staurakios.

Grand favori de la basilissa, ce personnage devint par sa grâce patrice, logothète du drome ; bientôt il fut le maître incontesté et tout-puissant au Palais Sacré. Diplomate, c’est lui qui négocia la paix avec les Arabes ; général, il dompta l’insurrection des Slaves et, pour rehausser encore son prestige, Irène lui accorda dans l’Hippodrome un triomphe solennel. Vainement l’armée, mécontente d’un tel chef, ne cachait point sa haine au parvenu ; lui, sûr de sa faveur, redoublait de hauteur et d’insolences. En fait, pendant vingt années, fidèlement attaché à la fortune d’Irène, toujours il tomba avec elle et remonta avec elle au pouvoir. Et peut-être cet homme énergique, actif, ambitieux, dont on ne saurait méconnaître le mérite, fut-il souvent l’intelligence directrice qui inspira les desseins de la souveraine ; mais on voit aussi quel tour assez particulier et quel aspect de camarille, donna dès le début au gouvernement d’Irène cette mainmise par les eunuques de la chambre sur tous les ressorts de la monarchie.

En même temps qu’elle changeait le personnel du gouvernement, Irène modifiait la politique générale de l’empire. Elle terminait la guerre en Orient, elle cherchait en Occident un rapprochement avec la papauté et ébauchait un accord avec Charlemagne ; surtout elle marquait en matière de religion une tolérance depuis longtemps inconnue. « Les hommes pieux, dit un chroniqueur contemporain, recommencèrent à parler librement, la parole de Dieu à se répandre sans obstacles ; ceux qui cherchaient le salut éternel purent sans difficulté se retirer du monde, et la gloire de Dieu fut de nouveau célébrée : les monastères refleurirent et le bien apparut partout. » De nouveau, les moines se montrèrent à Constantinnople ; l’entrée des cloîtres se rouvrit aux vocations longtemps contrariées ; avec ostentation, l’impératrice s’appliquait à réparer les sacrilèges du précédent régime ; elle allait en grande pompe reporter à Sainte-Sophie la couronne précieuse que Léon IV avait jadis enlevée dans la basilique ; elle replaçait solennellement dans leur sanctuaire les reliques de sainte Euphémie, jetées à la mer par l’ordre de Constantin V et miraculeusement retrouvées. Et le parti des dévots, enchanté de ces manifestations, saluait comme un miracle inespéré l’avènement de la pieuse souveraine et remerciait Dieu qui, « par la main d’une femme veuve et d’un enfant orphelin, allait renverser l’impiété et mettre fin à l’esclavage de l’Eglise. »

Une intrigue habilement ourdie assura à Irène le seul pouvoir qui lui manquât encore, le patriarcat. En 784, brusquement, — sans avoir pris l’avis du gouvernement, affirme Théophane, plus vraisemblablement pourtant sur des suggestions venues du palais, — le patriarche Paul donna sa démission et se retira dans un monastère, déclarant à qui voulait l’entendre que, plein du remords de ses péchés, il voulait expier les crimes commis par lui contre les images et mourir du moins en paix avec Dieu. Irène exploita fort adroitement cette décision, qui fit grand bruit dans la capitale et, à la place de Paul, elle choisit, pour le mettre à la tête de l’Eglise, un homme sûr, un laïque, le secrétaire impérial Tarasios. Celui-ci, un politique intelligent et souple, joua admirablement le rôle que lui avait sans doute prescrit la souveraine. Quand son nom fut mis en avant, quand l’impératrice elle-même le pria d’accepter la désignation qu’on faisait de lui et de se laisser élire, il se récusa, déclina la charge qu’on lui voulait imposer, demanda qu’on lui permît d’expliquer devant le peuple les causes de son refus. Et dans un long discours, abondamment, il insista sur l’état déplorable de l’Eglise, sur les discordes qui la troublaient, sur le schisme qui la séparait de Rome, et très adroitement, mettant à ce prix son acceptation, il lança l’idée d’un concile œcuménique, qui restaurerait la paix et l’unité dans le monde chrétien. En même temps, par un détour habile, il désavouait le synode iconoclaste tenu en 753 et lui déniait toute autorité canonique, comme n’ayant fait qu’enregistrer des décisions illégalement prises en matière de religion par l’autorité civile. Ayant ainsi préparé le terrain aux projets de la basilissa, finalement il se laissa faire et, ayant reçu d’un seul coup tous les degrés du sacerdoce, il monta sur le trône patriarcal.

Avec un allié si précieux, Irène crut pouvoir agir à visage découvert. Des convocations, lancées par tout l’empire, appelèrent à Constantinople, pour le printemps de 786, les prélats de la chrétienté, et déjà l’on se croyait sûr de la victoire. Mais on avait compté sans l’opposition d’une partie des évêques, sans l’hostilité surtout des régimens de la garde impériale, fidèles au souvenir de Constantin V et fermement attachés à la politique de ce glorieux empereur. On s’aperçut de l’erreur commise dès le jour où le concile s’ouvrit dans l’église des Saints-Apôtres. Les évêques siégeaient solennellement ; dans les catéchumènes de la basilique, Irène avec son fils assistaient à la séance ; en chaire, Platon, abbé de Sakkoudion, l’un des plus ardens défenseurs des> images, prononçait une homélie appropriée aux circonstances, lorsque brusquement, l’épée à la main, les soldats se ruèrent dans l’église, menaçant de mort les prélats. Vainement Irène, non sans courage, tenta de s’interposer et de calmer l’émeute ; ses efforts furent impuissans, son autorité méconnue. Les évêques orthodoxes furent insultés, bousculés, dispersés ; et à cette vue, les prélats du parti iconoclaste, s’associant à l’armée, se mirent à applaudir et à crier : « Nous avons vaincu ! nous avons vaincu ! » Irène elle-même n’échappa point sans quelque peine « aux griffes de ces lions, » comme écrit un chroniqueur ecclésiastique, et ses partisans, encore que son sang n’eût point coulé, magnifiquement la proclamèrent martyre.

On avait été trop vite : tout était à recommencer. Cette fois, on biaisa pour aboutir. La basilissa et son premier ministre déployèrent dans cette tâche tout leur esprit d’intrigue et toutes leurs ruses. Par de l’argent, par des promesses, on gagna aux vues du gouvernement les corps d’armée asiatiques, toujours jaloux des troupes qui tenaient garnison dans la capitale. Puis on annonça une grande expédition contre les Arabes. Les régimens de la garde partirent les premiers en campagne : aussitôt on les remplaça à Constantinople par les divisions dont on s’était assuré la fidélité ; en même temps, pour forcer les récalcitrans à l’obéissance, on arrêtait les femmes et les enfans, on saisissait les biens des soldats expédiés à la frontière ; maître de ces précieux otages, le gouvernement put sans péril casser, licencier, disperser les régimens mal disposés de la garde. Irène avait maintenant l’appui indispensable à ses projets, une armée à elle sous des chefs dévoués. Malgré cela, elle ne se risqua point à recommencer à Constantinople même la tentative manquée en 786. Le concile œcuménique se réunit à Nicée en 787 ; sous l’influence toute-puissante de la cour, du patriarche et des moines, il anathématisa sans hésitation les décisions iconoclastes de 753 et rétablit dans toute son ampleur le culte des images et l’orthodoxie. Puis, au mois de novembre 787, les Pères du concile se transportèrent dans la capitale, et dans une dernière séance solennelle tenue au palais de la Magnaure, en présence des légats du pape Hadrien, Irène signa de sa main les canons qui restauraient les croyances qu’elle aimait.

Ainsi, en sept années d’habileté patiente, Irène, malgré quelques accès de précipitation, s’était faite toute-puissante. Elle avait donné satisfaction à l’Eglise et aux vues de sa propre piété ; surtout elle avait brisé sous ses pieds tout ce qui gênait son ambition. Et ses amis les dévots, fiers d’une telle souveraine, saluaient en elle pompeusement « l’impératrice soutien du Christ, celle dont le gouvernement, comme le nom, est un gage de paix » (χριτοφόρος Εἰρήνη, ἡ φερωνύμως βασιλεύσασα).


IV

Au moment même où Irène remportait cette victoire, au moment où son triomphe semblait le plus complet, son ambition était gravement menacée.

Constantin VI grandissait : il avait dix-sept ans. Entre le fils désireux de régner et la mère passionnément éprise de l’autorité suprême, le conflit était fatal, inévitable ; il allait dépasser en horreur tout ce qu’on peut imaginer. Aussi, pour expliquer cette lutte scélérate, les pieux historiens de l’époque n’ont-ils trouvé d’autre issue que de faire intervenir le diable et, soucieux d’excuser la très pieuse impératrice, ils ont le plus possible rejeté le mal qu’elle fit sur ses funestes conseillers. En fait, ces excuses ne sont guère admissibles : telle que nous connaissons Irène, il est certain qu’elle eut la claire conscience et la parfaite responsabilité de ses actes. Elle avait à sauvegarder l’œuvre qu’elle venait d’accomplir, à conserver le pouvoir qu’elle détenait : pour cela, elle ne recula ni devant la lutte, ni devant le crime.

Autoritaire et passionnée, Irène continuait toujours à traiter en enfant le grand garçon qu’était devenu son fils. Jadis, à l’aurore du règne, elle avait, par intérêt politique, négocié un projet de mariage entre Constantin VI et une fille de Charlemagne, et l’on avait vu, à Aix-la-Chapelle, un eunuque du palais chargé d’instruire la jeune Rothrude dans la langue et les usages de sa future patrie, et les savans de l’Académie palatine, fiers de l’alliance qui se préparait, s’étaient mis à l’envi à apprendre le grec. La politique délit ce que la politique avait fait. La paix rétablie avec Rome, l’accord avec les Francs parut à Irène moins nécessaire ; surtout elle redouta, dit-on, que le puissant roi Charles ne devînt un trop solide appui pour la faiblesse de son gendre, et ne l’aidât à se rendre le maître de la monarchie. Elle rompit donc le projet caressé, et malgré les répugnances de Constantin VI, qui s’était à distance épris de la jeune princesse d’Occident, elle lui imposa un autre mariage.

Dans un joli passage d’un document de l’époque, la vie de saint Philarète, on voit comment la nouvelle union fut préparée. Ce n’étaient point d’ordinaire, comme dans nos États modernes, des raisons politiques qui déterminaient le choix qu’un empereur faisait de sa femme. C’est par un procédé plus original que le prince découvrait celle qu’il allait épouser : entre les plus jolies filles de la monarchie, le gouvernement instituait un véritable concours de beauté, dont le trône était le prix.

Conformément à cet usage, l’impératrice Irène envoya par tout l’empire des messagers chargés de découvrir et de ramener dans la capitale les jeunes femmes dignes de fixer l’attention du basileus. Pour limiter leur choix et rendre leur tâche plus facile, la souveraine avait pris soin d’indiquer l’âge et la taille que devraient avoir les candidates, et aussi la pointure des bottines qu’elles devaient chausser. Munis de ces instructions, les envoyés se mirent en route, et au cours de leur voyage ils arrivèrent un soir dans un village de Paphlagonie. Voyant de loin une grande et belle maison, qui semblait appartenir à un riche propriétaire, ils décidèrent d’y prendre quartier pour ta nuit. Ils tombaient mal : l’homme qui habitait là était un saint ; mais, à distribuer des aumônes aux pauvres, il s’était complètement ruiné. Il n’en fit pas moins grand accueil aux mandataires de l’empereur, et appelant sa femme : « Fais-nous, lui dit-il, un dîner qui soit bon. » Et comme, fort empêchée, celle-ci répondait : « Comment ferai-je ? tu as si bien gouverné ta maison que nous n’avons plus même une volaille dans la basse-cour. — Va, reprit le saint, allume ton feu, prépare la grande salle à manger, dresse la vieille table d’ivoire : Dieu pourvoira à ce que nous ayons à dîner. » Dieu y pourvut en effet ; et comme au dessert les envoyés, fort satisfaits de la façon dont on les avait traités, interrogeaient obligeamment le vieillard sur sa famille, il se trouva qu’il avait justement trois petites-filles en âge d’être mariées. « Au nom de l’empereur couronné par Dieu, s’exclamèrent alors les mandataires, qu’elles se montrent, car le basileus a ordonné que, par tout l’empire romain, il ne se rencontre point une jeune fille que nous n’ayons vue. » Elles parurent ; elles étaient charmantes ; et précisément l’une d’elles, Marie, avait l’âge requis, le tour de taille souhaité et chaussait la pointure demandée.

Enchantés de leur trouvaille, les messagers emmenèrent toute la famille à Constantinople. Une douzaine d’autres jeunes filles y étaient déjà rassemblées, toutes fort jolies, et la plupart issues de familles nobles et riches. Aussi ces belles personnes regardèrent d’abord la nouvelle venue avec quelque mépris, et comme celle-ci, qui n’était point sotte, disait un jour à ses compagnes : « Mes amies, faisons-nous une mutuelle promesse. Que celle d’entre nous à qui Dieu donnera de régner s’engage à s’occuper de l’établissement des autres, » une fille de stratège lui répondit avec hauteur : « Oh ! moi, je suis la plus riche, la mieux née et la plus belle ; sûrement l’empereur m’épousera. Vous autres, pauvres filles sans ancêtres, qui n’avez pour vous que votre jolie figure, vous pouvez bien renoncer à toute espérance. » Il va de soi que cette dédaigneuse personne fut punie de son dédain. Quand les candidates parurent devant l’impératrice, son fils et le premier ministre, on lui dit tout aussitôt : « Vous êtes charmante, mademoiselle, mais vous ne feriez pas une femme d’empereur. » Marie au contraire conquit immédiatement le cœur du jeune prince, et c’est elle qu’il choisit.

Tel est le récit que nous a conservé la légende. En fait, Constantin VI semble avoir marqué moins d’enthousiasme pour sa fiancée. Mais la jeune Arménienne avait de quoi plaire à la basilissa et au premier ministre. Elle était jolie, intelligente, pieuse, et surtout issue d’une famille fort modeste ; devant tout à Irène, on pensa qu’elle serait docilement soumise à la volonté de sa bienfaitrice, et que de cette belle-fille l’impératrice n’aurait à craindre nulle ambition gênante et déplacée. Le mariage fut donc résolu, et Constantin, quoi qu’il en eût, dût obéir. C’était en novembre 788.

En outre, Irène tenait attentivement son fils à l’écart de toutes les affaires. L’empereur était comme isolé dans sa propre cour, sans amis, sans influence ; en face de lui, le tout-puissant Staurakios gouvernait tout à son caprice, insolent et hautain, et devant le favori, chacun s’inclinait humblement. Finalement, le jeune souverain s’insurgea contre cette tutelle ; avec quelques-uns de ses familiers, il conspira contre le premier ministre. Mal lui en prit. Le complot ayant été découvert, Irène se sentit du même coup directement menacée : de ce jour l’ambition tua en elle l’amour maternel. Brutalement elle frappa. Les conjurés arrêtés furent torturés, exilés ou emprisonnés : chose plus grave, l’empereur lui-même fut battu de verges comme un enfant rebelle, tancé d’importance par sa mère, et mis pour plusieurs jours aux arrêts dans son appartement. Après cela, l’impératrice se crut sûre du triomphe. Ses flatteurs aussi bien entretenaient son illusion, lui affirmant « que Dieu même ne voulait point, que son fils régnât. » Superstitieuse et crédule comme tous ses contemporains, elle se laissait prendre à ces paroles et aux oracles des devins qui lui promettaient le trône ; et, pour se l’assurer, elle risqua le tout pour le tout. Un nouveau serment de fidélité fut demandé à l’armée ; les soldats durent jurer d’après cette formule inattendue et singulière : « Aussi longtemps que tu vivras, nous ne reconnaîtrons point ton fils comme empereur ; » et dans les acclamations officielles, le nom d’Irène fut mis avant celui de Constantin.

Cette fois encore, comme en 786, l’ardente et ambitieuse princesse était allée trop vite. En 790, un pronunciamiento éclata parmi les régimens d’Asie en faveur du jeune empereur tenu en tutelle. Du corps d’armée d’Arménie, la révolte gagna les autres thèmes ; bientôt toutes les troupes rassemblées exigèrent la mise en liberté de Constantin VI et sa reconnaissance comme unique et véritable basileus. Irène prit peur ; elle céda. Elle se résigna à relâcher son fils, à abdiquer le pouvoir ; impuissante et furieuse, elle dut voir éloigner et disgracier ses amis les plus chers. Staurakios, le premier ministre, fut tonsuré et exilé en Arménie ; Aétios, un autre de ses familiers, partagea sa disgrâce. Elle-même dut se retirer dans son magnifique palais d’Eleuthérion, et autour du jeune prince solennellement proclamé, elle vit rentrer en grâce tous ceux qu’elle avait combattus, tous les ennemis des images restaurées par elle, et, au premier rang, le vieux Michel Lachanodracon, qui fut élevé à la haute charge de maître des offices.


Mais Constantin VI n’avait aucune haine contre sa mère. Un an à peine s’était écoulé depuis la chute d’Irène qu’au mois de janvier 792, cédant à ses prières, le jeune prince lui rendait le titre d’impératrice, la rappelait au Palais Sacré, l’associait au pouvoir ; en même temps qu’elle, la faiblesse du basileus ramenait aux affaires l’eunuque Staurakios son favori. Irène revenait altérée de vengeance, avide de châtier ceux qui l’avaient trahie, et plus ardente que jamais à poursuivre son rêve ambitieux. Mais cette fois, pour le réaliser, elle allait se montrer plus habile. En 790, elle s’était crue trop sûre du succès ; elle avait voulu précipiter les choses et enlever de haute lutte le trône ; elle avait, par ses brutalités envers son fils, scandalisé l’opinion publique et soulevé l’armée. Avertie par son échec, maintenant elle mit cinq patientes années à préparer lentement son triomphe par les plus subtiles intrigues et les mieux combinées.

Constantin VI avait d’incontestables qualités. C’était, comme son grand-père, un prince courageux, énergique, intelligent et capable : ses adversaires mêmes font son éloge et lui reconnaissent des mérites guerriers et une réelle aptitude au gouvernement. Les accusations portées contre lui, la vie de débauche en particulier qu’on lui reproche, n’ont point la portée générale qu’on pourrait croire d’abord et visent uniquement, dans la pensée de leurs auteurs, le scandale qu’il donna par son second mariage. D’une parfaite orthodoxie, il était fort populaire dans les classes inférieures, et l’Eglise ne le voyait point d’un mauvais œil ; général actif et brave, très disposé à recommencer la guerre contre les Bulgares et les Arabes, il plaisait à l’armée. Ce fut l’habileté suprême d’Irène de brouiller successivement ce souverain estimable avec ses meilleurs amis, de le faire paraître tout ensemble ingrat, cruel et lâche, de le déconsidérer auprès des soldats, de lui enlever la faveur du peuple et de le perdre enfin dans l’esprit de l’Eglise.

Tout d’abord elle employa son influence reconquise pour exciter les soupçons du jeune Constantin contre Alexis Mosèle, le général qui avait fait le pronunciamiento de 790, et elle compromit si bien ce personnage que l’empereur le disgracia et le fit emprisonner, puis aveugler. C’était pour Irène double bénéfice : elle tirait vengeance d’un homme qui avait trahi sa confiance, et elle soulevait contre Constantin VI les troupes d’Arménie, son meilleur appui. A la nouvelle du traitement infligé à un chef qu’ils aimaient, ces régimens en effet s’insurgèrent. Il fallut qu’en 793 le basileus lui-même allât écraser la sédition : il le fit avec une dureté extrême, et ainsi il acheva de s’aliéner l’esprit des soldats. En même temps, comme un parti continuait à s’agiter en faveur de ses oncles les Césars, sur le conseil d’Irène, l’empereur condamna l’aîné à perdre les yeux et fit couper la langue aux quatre autres : cruauté assez inutile, qui le rendit fort impopulaire, surtout chez les iconoclastes, qui aimaient dans les victimes le souvenir de Constantin V leur père. Enfin l’impératrice, pour achever de soulever l’opinion publique contre son fils, imagina un dernier moyen, le plus machiavélique de tous.

Constantin VI, on le sait, n’aimait point sa femme, encore qu’elle lui eût donné deux filles, Euphrosyne et Irène. Il avait des maîtresses. Après le retour d’Irène au palais, il ne tarda pas à s’éprendre vivement d’une des filles d’honneur de l’impératrice mère ; elle se nommait Théodote et, issue d’une des grandes familles de la capitale, elle était apparentée à quelques-uns des hommes les plus célèbres du parti orthodoxe, l’abbé de Sakkoudion Platon et son neveu Théodore. Irène encouragea complaisamment la passion de son fils pour sa suivante et ce fut elle-même qui l’engagea à répudier sa femme pour épouser la jeune fille ; elle n’ignorait rien du scandale que produirait la démarche du prince, et d’avance elle en escomptait l’effet pour ses desseins. Constantin VI prêta volontiers l’oreille à ces conseils ; et il se noua alors au palais, pour le débarrasser de Marie, une fort curieuse intrigue, sur laquelle je devrai revenir, car elle est tout à fait caractéristique des mœurs byzantines de ce temps. Toujours est-il que finalement, malgré la résistance du patriarche, l’empereur mit sa femme au couvent et, au mois de septembre 795, il épousa Théodote.

Ce qu’Irène prévoyait ne manqua pas d’arriver. Dans toute la chrétienté byzantine, et jusque dans les plus lointaines provinces, un tolle général salua cette union adultère. Le parti des dévots, épouvantablement scandalisés, faisait rage ; les moines, soufflant sur la flamme, tonnaient contre l’empereur bigame et débauché, et s’indignaient de la faiblesse du patriarche Tarasios, qui, toujours politique, tolérait de semblables abominations. Sous main, Irène encourageait et soutenait leur révolte, « parce que, dit un chroniqueur contemporain, ils résistaient à son fils et le déshonoraient. » Il faut voir dans les écrivains ecclésiastiques à quel paroxysme de fureur se haussa la pieuse colère des dévots contre le fils désobéissant et impudique, contre le prince débauché et corrompu. « Malheur, disait Théodore de Stoudion, reprenant à son compte les paroles de l’Ecclésiaste, malheur à la ville dont le roi est un enfant. » Constantin VI, plus calme s’efforçait d’apaiser, à force de tempéramens, cette tempête formidable. Comme le principal foyer de l’opposition était le couvent de Sakkoudion en Bithynie, il se transportait, sous le prétexte d’une villégiature, dans la ville d’eaux de Pruse ; et de là, profitant du voisinage, il entamait avec les moines du célèbre monastère toutes sortes de négociations courtoises. Il finit même, dans l’espoir de les pacifier par cette politesse, par leur rendre visite en personne. Rien n’y fit. « Même s’il faut verser notre sang, déclarait Théodore de Stoudion, nous le verserons avec joie. »

Devant cette intransigeance, l’empereur eut le tort de perdre patience : il se décida à agir par la force. Des arrestations furent ordonnées : un certain nombre de religieux furent battus de verges, emprisonnés ou exilés ; on dispersa le reste de la communauté. Mais ces rigueurs ne firent que compliquer la situation. Partout les moines fulminaient contre le tyran, contre « le nouvel Hérode, » et, jusque dans son palais, l’abbé Platon venait l’insulter en face. Constantin VI se ressaisit. Aux injures de l’higoumène, froidement il se contenta de répondre : « Je ne veux point faire des martyrs, » et il le laissa dire. Malheureusement pour lui, il en avait trop fait déjà. L’opinion publique était exaspérée contre le jeune souverain : Irène sut en profiter.

Pendant le séjour de la cour à Pruse, l’impératrice mère avait fort habilement manœuvré. Les circonstances d’ailleurs l’avaient servie à souhait. Très épris de sa femme Théodote, qui avait dû revenir dans la capitale pour faire ses couches au Palais Sacré, Constantin VI, lorsque au mois d’octobre 796 il apprit qu’un fils lui était né, s’empressa de partir pour Constantinople. Il laissait ainsi le champ libre aux intrigues d’Irène. Par ses cadeaux, par ses promesses, par sa séduction personnelle, celle-ci eut vite fait de gagner à ses intérêts les principaux officiers de la garde ; elle leur fit accepter un projet de coup d’Etat qui la ferait seule impératrice, et les conjurés dont Staurakios, comme toujours, dirigeait la conduite, convinrent d’attendre le moment favorable. Un point noir subsistait pourtant, par où tout pouvait manquer. Il suffisait de quelque brillant succès militaire pour rendre à Constantin VI son prestige ébranlé : or justement, au mois de mars 797, le basileus venait d’entrer en campagne contre les Arabes, Les amis de sa mère ne se firent point scrupule de faire échouer l’expédition par un mensonge qui ressemblait fort à une trahison ; l’empereur dut revenir à Constantinople sans avoir pu joindre l’ennemi et sans avoir rien fait.

La crise décisive approchait. Le 17 juillet 797, Constantin VI revenait de l’Hippodrome et rentrait au palais de Saint-Mamas. ! Les traîtres qui l’environnaient jugèrent l’occasion propice et tentèrent de l’arrêter. Mais le prince leur échappa, et, se jetant dans un vaisseau, il passa en hâte sur le rivage d’Asie, comptant sur la fidélité des troupes qui occupaient le thème anatolique. Et déjà Irène, qui à la nouvelle de l’attentat avait tout aussitôt pris possession du Grand Palais, s’effarait, perdait la tête ; déjà, voyant ses amis hésiter et le peuple favorable à Constantin, elle songeait à s’humilier et à envoyer vers son fils des évêques pour mendier sa grâce, lorsque sa passion du pouvoir suprême lui inspira l’idée de jouer une dernière carte. Beaucoup de gens de l’entourage impérial s’étaient fort compromis avec elle ; elle les menaça de les dénoncer au basileus, et de lui faire tenir les petits papiers qui prouvaient leur trahison. Epouvantés de ces déclarations, et ne voyant point d’autre moyen d’échapper à une perte certaine, les conjurés, retrouvant courage, se saisirent de leur infortuné souverain. On le ramena à Constantinople, on l’enferma au Palais Sacré, dans la chambre de la Pourpre, où il était né, et là, par l’ordre de sa mère, le bourreau vint lui crever les yeux. Pourtant il ne mourut pas. Relégué dans une somptueuse habitation, il finit par obtenir qu’on lui rendît sa femme Théodote, qui dans la crise suprême l’avait courageusement soutenu ; il eut même d’elle un second fils, et il passa ainsi, dans une tranquille obscurité, les dernières années de son existence. Mais dès ce moment sa vie impériale était finie.

Personne, ou à peu près, ne pleura le sort du malheureux prince. Les dévots, dans leur étroit fanatisme, virent dans sa disgrâce la punition légitime et divine de son union adultère, le juste châtiment des rigueurs qu’il avait ordonnées contre les moines, un exemple mémorable enfin, par lequel, comme dit Théodore de Stoudion, « les empereurs eux-mêmes apprendront, à ne pas violer les lois de Dieu, à ne point déchaîner des persécutions impies. » Cette fois encore, les âmes pieuses saluèrent avec admiration et reconnaissance l’acte libérateur accompli par la très chrétienne basilissa Irène. Seul, le chroniqueur Théophane, malgré son dévouement à la souveraine, semble avoir vaguement senti l’horreur de son forfait : « Le soleil, écrit-il, s’obscurcit pendant dix-sept jours et n’émit point ses rayons, à ce point que les vaisseaux erraient sur la mer ; et tous disaient que c’était à cause de l’aveuglement de l’empereur que le soleil refusait sa lumière : et ainsi monta sur le trône Irène, mère de l’empereur.


V

Irène avait réalisé son rêve : elle régnait. Il semble qu’elle fut alors comme grisée de sa fortune et de sa toute-puissance. Elle osa en effet cette chose inouïe, qui ne s’était jamais vue à Byzance et qu’on n’y revit jamais : elle prit, elle femme, le titre d’empereur. En tête des Novelles qu’elle promulgua, elle s’intitula fièrement : « Irène, grand basileus et autocrator des Romains ; » sur les monnaies qu’elle fit frapper, sur les diptyques d’ivoire qui nous ont conservé son image[6], elle apparut dans tout le pompeux appareil de la souveraineté. Telle, et plus magnifique encore, elle voulut se montrer à son peuple. Le lundi de Pâques de l’année 799, elle revint de l’église des Saints-Apôtres au palais en une procession solennelle, traînée sur un char d’or attelé de quatre chevaux blancs, que tenaient en main quatre grands dignitaires ; vêtue du somptueux costume des basileis, étincelante de pourpre et d’or, elle jetait, selon l’usage des consuls de Rome, à pleines poignées l’argent à la foule assemblée. Ce fut comme l’apothéose de l’ambitieuse souveraine et l’apogée de sa grandeur.

En même temps, toujours habile, elle soignait sa popularité et affermissait son pouvoir. Les Césars ses beaux-frères, dont la tenace ambition survivait à toutes les disgrâces, s’agitaient de nouveau ; cruellement elle réprima leurs tentatives, et les relégua à Athènes dans un lointain exil. A ses amis les moines au contraire elle témoignait une attentive bienveillance : elle faisait bâtir pour eux de nouveaux monastères, elle dotait largement les couvens restaurés ; grâce à sa faveur déclarée, les grands établissemens monastiques de Sakkoudion en Bithynie et du Stoudion dans la capitale se développèrent alors en une prospérité inouïe. Enfin, pour se concilier le peuple, elle prenait toute une série de mesures libérales : elle accordait de largos remises d’impôts, remaniait-le système de l’administration des finances, diminuait le poids des douanes de terre et de mer et la charge des taxes qui frappaient les objets de consommation et l’industrie, se faisait bien venir des pauvres par ses fondations charitables. Et Constantinople enchantée acclamait sa bienfaitrice.

Cependant, autour de la souveraine vieillie, de sourdes intrigues se tramaient à la cour : les favoris d’Irène se disputaient sa succession. Le trône en effet, elle morte, était vide : du premier mariage de Constantin VI, deux filles seulement étaient nées ; quant aux enfans du second, le fils aîné Léon était mort, âgé de quelques mois à peine ; l’autre, venu au monde après la chute de son père, était considéré comme un bâtard, issu d’une union illégitime et déchu de tout droit à l’empire. Aussi les deux eunuques qui gouvernaient la monarchie, Staurakios et Aétios, rêvaient-ils également de conquérir le pouvoir pour leurs proches et poussaient leurs parens sur la route des honneurs. La santé de plus en plus délabrée d’Irène autorisait au reste de prochaines espérances. Pourtant, jusqu’à la fin jalouse de son autorité suprême, âprement soupçonneuse contre quiconque semblait menacer sa couronne, la vieille basilissa défendait tenacement le trône conquis par son crime.

Et ce fut, pendant plus d’une année, au Palais Sacré, une succession de dénonciations incessantes, de scènes violentes, de brusques disgrâces et de retours de faveur inattendus, Aétios dénonçant l’ambition et les complots de Staurakios, Staurakios fomentant des révoltes pour perdre Aétios, et entre les deux, Irène, flottante, inquiète, irritée, sévissant et pardonnant tour à tour. Et il y a quelque chose de tragique vraiment dans cette lutte entre la vieille impératrice épuisée, mais se cramponnant désespérément au pouvoir, et le tout-puissant ministre, malade lui aussi, crachant le sang, s’obstinant, entre les mains des médecins mêmes et à la veille de mourir, à conspirer encore et à espérer le trône contre toute espérance. Il succomba le premier, vers le milieu de l’année 800 Pendant que la cour byzantine se consumait eu ces disputes stériles, à ce moment même, dans Saint-Pierre de Rome, Charlemagne restaurait l’empire d’Occident.

On dit qu’un projet grandiose germa dans la tête du César germanique et de la vieille souveraine de Byzance, celui d’un mariage qui unirait leurs deux monarchies sous leur commun sceptre, et referait, plus glorieuse et plus complète même qu’au temps d’Auguste, de Constantin ou de Justinien, l’antique unité de l’orbis romarins. Le fait ne paraît guère vraisemblable ; mais en tout cas des négociations s’engagèrent pour établir un modus vivendi entre les deux États. Des ambassadeurs francs étaient à Constantinople, quand éclata la catastrophe suprême où Irène succomba.

A mesure que la vieille impératrice baissait, les intrigues devenaient autour d’elles plus ardentes et plus audacieuses. Aétios, tout-puissant maintenant depuis la mort de son rival, poussait ouvertement son frère et tâchait de lui assurer l’appui de l’armée. Contre l’insolente ambition et les hauteurs du favori, d’autres grands seigneurs s’insurgeaient ; et un des ministres, le logothète général Nicéphore, profitait du mécontentement universel pour conspirer à son tour contre la basilissa. Sourdement enfin, le parti iconoclaste préparait sa revanche. Le 31 octobre 802 la révolution éclata. « Dieu, dit le pieux chroniqueur Théophane, la permit en son incompréhensible sagesse, pour punir les fautes de l’humanité. »

Irène était en villégiature au palais d’Eleuthérion, sa résidence préférée. Les conjurés, parmi lesquels se rencontraient d’anciens amis d’Aétios mécontens du favori, d’anciens familiers de Constantin VI, plusieurs officiers iconoclastes désireux de vengeance, de hauts fonctionnaires civils, des courtisans enfin et jusqu’à des parens de l’impératrice, tous comblés de ses dons, profitèrent de cette absence. A dix heures du soir, ils se présentèrent aux portes du Palais Sacré, exhibant aux gardes de la Chalcé de prétendus ordres de la basilissa, par lesquels elle commandait de proclamer sans retard Nicéphore empereur, afin qu’il lui aidât à résister aux intrigues d’Aétios. Les soldats se laissèrent persuader, et livrèrent le palais.

Dans toute révolution byzantine, c’était là le point essentiel dont il fallait d’abord s’assurer, et comme le gage et le symbole du succès. Et en effet la nuit n’était pas achevée, que par toute la ville des messagers avaient annoncé l’élévation de Nicéphore et la réussite du coup d’Etat, sans que personne tentât de faire résistance. En même temps Irène, arrêtée par surprise à Eleuthérion, était sous bonne garde ramenée à Constantinople et enfermée au Palais Sacré ; et dès le lendemain matin, dans Sainte-Sophie, par les mains du patriarche Tarasios, assez oublieux, semble-t-il, de sa bienfaitrice, le nouveau basileus se faisait couronner en toute hâte. Cependant rien n’était terminé. Irène était populaire ; revenue de sa première surprise, la foule témoignait ouvertement son hostilité aux conjurés. On insultait le nouveau maître, on injuriait le patriarche ; et beaucoup de gens, rappelant les protestations de loyalisme par lesquelles les conspirateurs avaient abusé leur souveraine, leur reprochaient vivement leur ingratitude. On regrettait le régime renversé, la prospérité qu’il avait apportée, on redoutait l’avenir qui se préparait ; et la multitude, ne pouvant croire aux événemens qui venaient de s’accomplir, se demandait si elle n’était point le jouet de quelque mauvais rêve. La consternation, la désolation, étaient générales ; et le temps sinistre, une froide et brumeuse matinée d’automne, rendait plus tragique encore l’aurore du nouveau règne.

Une femme vraiment énergique eût profité peut-être de ces conjonctures : Irène ne le fit point. Entre les deux sentimens, l’ambition et la piété, qui partageaient son âme, et qui avaient guidé sa vie, la piété cette fois fut la plus forte. Non que sa chute eût en rien abattu son courage : elle ne marqua aucune faiblesse ; mais devant le fait accompli, « en femme sage et aimant Dieu, » selon le mot d’un contemporain, elle s’inclina sans murmurer. Quand, le lendemain du couronnement, Nicéphore vint lui rendre visite, les yeux pleins de larmes feintes, et qu’avec la bonhomie affectée qui lui était coutumière, montrant les souliers noirs qu’il avait gardés au lieu de chausser les brodequins de pourpre, il protesta qu’on lui avait forcé la main et s’excusa presque d’être empereur, Irène, avec une résignation toute chrétienne, s’humilia devant le nouveau basileus comme devant l’élu de Dieu, bénissant les mystérieux desseins de la Providence et trouvant dans ses péchés la cause de sa chute. Elle n’eut pas une récrimination, pas une plainte ; sur la demande de Nicéphore, elle livra même ses trésors, exprimant seulement le vœu qu’on lui laissât la libre jouissance de son palais d’Eleuthérion.

L’usurpateur promit tout ce qu’elle voulut : il l’assura qu’elle serait, sa vie durant, traitée « comme il convient à une basilissa. » Mais il ne tarda pas à oublier ses promesses. La vieille souveraine fut éloignée de Constantinople, et exilée d’abord dans le monastère qu’elle avait fondée à l’île de Prinkipo. Mais là encore elle semblait trop voisine. Dès le mois de novembre 802, malgré les rigueurs d’un hiver précoce, on l’expédia à Lesbos ; elle y fut retenue sous bonne garde, et défense l’ut faite que personne l’approchât : tant on redoutait encore ses intrigues et la ténacité de son ambition. C’est dans cette captivité qu’elle mourut tristement, au mois d’août 803, abandonnée de tous. Son corps fut rapporté au monastère de Prinkipo, et plus tard à Constantinople, où on l’ensevelit dans l’église des Saints-Apôtres dans la chapelle funéraire où dormaient tant d’empereurs.


À la souveraine pieuse et orthodoxe que fut l’impératrice Irène, l’Église a tout pardonné, même ses crimes. Les chroniqueurs byzantins de son temps la nomment la bienheureuse Irène, la nouvelle Hélène, « celle qui avait en martyre combattu pour la vraie foi. » Théophane pleure sa chute comme une catastrophe et regrette les années de son règne comme une époque de rare prospérité. Théodore de Stoudion, un saint, lui a adressé les flatteries les plus basses, et n’a point trouvé de mots assez enthousiastes pour vanter « la toute bonne souveraine, » « à l’esprit si pur, à l’âme vraiment sainte, » qui, par sa piété, par son désir de plaire à Dieu, a délivré son peuple de l’esclavage, et dont les actes « brillent comme des astres. » L’histoire doit à Irène moins d’indulgence et plus de justice. On peut comprendre et, si l’on veut, excuser l’erreur des honnêtes gens, que l’esprit de parti aveugla sur son compte : on n’a pas le droit de la partager. Au vrai, cette souveraine fameuse fut essentiellement une femme politique, ambitieuse et dévote, que la passion du trône entraîna jusqu’au crime, et chez qui la grandeur des résultats obtenus ne compensa même point l’horreur de son forfait. Par ses intrigues, en effet, elle rouvrit pour quatre-vingts ans à Byzance, au grand détriment de la monarchie, l’ère des révolutions de palais que ses glorieux prédécesseurs, les empereurs iconoclastes, avaient fermée depuis près d’un siècle.


CHARLES DIEHL

  1. Paul Adam, Princesses byzantines, p. 33, 34. Dans un roman qui va paraître très prochainement, Irène et les eunuques, M. Paul Adam a peint en pied, mais sous les mêmes couleurs, la figure de la célèbre souveraine.
  2. Ibid., p. 80.
  3. Gasquet, l’Empire byzantin et la monarchie franque, p. 252, 287.
  4. Schlumberger, les Iles des Princes, p. 112.
  5. Molinier, Histoire des avis appliqués à l’industrie, I, p. 84.
  6. L’un est conservé à Vienne, l’autre au musée du Bargello à Florence. Cf. Molinier, loc. cit., I.