Figaro et ses devanciers
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 400-425).
FIGARO ET SES DEVANCIERS

II[1]
NOUVELLISTES CONTREBANDIERS ET PAMPHLÉTAIRES


VIII. — LES CONTREBANDIERS

Jean Cabaud de Rambaud, « ancien conseiller du Roi, subdélégué en titre à l’intendance de La Rochelle, département de Saint-Jean-d’Angely, » — nous dirions aujourd’hui ancien sous-préfet, — vivait à Paris, depuis 1724, du commerce des nouvelles à la main. A l’époque où nous sommes parvenus, en 1744-1745, il n’était plus jeune, il souffrait d’infirmités graves et, plus encore, de ses créanciers qui lui faisaient passer une partie de son existence en prison ; d’autres fois, il y était mis par ordre du roi ou par mesure de police ; mais, qu’il fût sous les verrous ou qu’il fût en liberté, il ne cessa jamais de fournir régulièrement à ses nombreux abonnés de Paris et des provinces, — avec une régularité, une obstination, une énergie, une ingéniosité qui forcent l’admiration, — ses feuilles de nouvelles manuscrites, dont les hautes murailles des geôles royales, de la Conciergerie et du Grand-Châtelet, étaient impuissantes à arrêter l’essor. Quand il n’était pas dans un cachot, il demeurait faubourg Saint-Jacques. Son « bureau d’adresse, » où se faisaient les abonnemens. où se récoltaient les annonces et où les nouvelles étaient centralisées, se trouvait chez un Allemand, maître tailleur, nommé Wibec. Au reste Rambaud passait pour un « merle, » c’est-à-dire pour un nouvelliste de qui les feuilles étaient favorables à l’Autriche, reproche qui se serait d’ailleurs plus justement adressé à l’un de ses principaux collaborateurs, Sarazin, que nous retrouverons plus loin. « Leurs feuilles, dit le commissaire de Rochebrune, sont toujours assaisonnées de traits satiriques contre la France, pour élever la reine de Hongrie. » À ce titre, le lieutenant de police avait ouvert les hostilités contre Rambaud dès l’année 1742 ; mais celui-ci était de taille à soutenir la lutte. Ses cinquante copistes et colporteurs continuaient de faire la besogne qu’il leur impartissait et ses 280 abonnés à recevoir leur gazette à la barbe des policiers.

Rambaud nous dit comment il se procurait les nouvelles de Paris : par les pelotons de « nouvellans » aux Tuileries, au Luxembourg, au Palais-Royal, et par les « mémoires » que lui remettaient ses reporters. Les nouvelles de l’étranger lui parvenaient sous le couvert de personnages de la première distinction, tels que M. de Caumartin et Mme la duchesse douairière d’Estrées. Les paquets qui lui étaient destinés portaient des signes de convention et les suisses affidés, au lieu de les remettre à leurs maîtres, les lui faisaient parvenir ; ou bien encore, ces paquets arrivaient à l’adresse de deux commis de la poste, lesquels, à la réception, rayaient leurs noms sur les enveloppes pour y substituer celui du nouvelliste.

Le principal des rédacteurs employés par Rambaud était un certain Nicolas Tollot, un personnage que Beaumarchais aurait pu mettre en scène, Tollot avait trente-neuf ans, et s’occupait, depuis vingt ans déjà, d’écrire des nouvelles à la main, tout en faisant d’autres métiers, comme Figaro ; tour à tour secrétaire, valet de chambre, ou bien homme d’affaires des gens de qualité ; mêlé aux plus extraordinaires aventures, enfermé à Bicêtre pour avoir « emprunté » à son maître, le marquis de Saux-Tavanes, quatre-vingts louis d’or qu’il s’en était allé perdre à l’hôtel de Gesvres, une maison de jeu, et remis en liberté parce que Saux-Tavanes le proclamait homme de bien et d’honneur ; puis au service du marquis de Mirabel, lequel, dit l’inspecteur Meusnier, « fut condamné à avoir un peu le cou coupé pour avoir enlevé une sienne cousine ; la cérémonie, qui ne lui aurait pas plu, l’a engagé à passer à l’étranger, » — exactement l’aventure de Mirabeau et de son valet de chambre Legrain, dont il sera question plus loin. En 1744, son dernier maître avait été le marquis de Sendricourt, lieutenant général des armées du Roi. Tollot portait l’épée. Il était marié à une blanchisseuse et avait cinq enfans. « C’est, dit l’inspecteur Poussot, le plus méchant des nouvellistes, un friand de la lame, criant fort, narguant les principaux personnages de l’Etat et toujours prêt à risquer sa vie comme celle des autres. Bien que marié à une femme si douce et si patiente qu’elle ne se plaint jamais, il vit avec la plus jeune des Pomier, pour laquelle il a déserté le toit conjugal. »

« La plus jeune des Pomier » avait quinze ans, originaire de Jarnac, d’où elle était venue à Paris avec sa sœur aînée Geneviève. Rambaud les avait vues à la Conciergerie, où il était prisonnier en 1742, et les avait immédiatement engagées dans son service de nouvelles. La gamine venait lui apporter les « mémoires » dans la prison et en remportait ses bulletins ; mais, dès le mois de décembre 1742, l’accès lui en fut interdit, car elle introduisait également des limes et autres outils, qui servirent à plusieurs détenus pour s’évader. Cette petite demoiselle avait un appartement rue de la Juiverie, au Mouton d’argent, que Rambaud lui avait installé, pour y mettre à travailler plusieurs de ses copistes, cependant que, comme le constate l’inspecteur Poussot, la fillette venait « amuser » la police en lui donnant de « faux avis, » qui égaraient les poursuites. Les Pomier étaient quatre sœurs, Geneviève, Jeanne, Marie et Marguerite, âgées respectivement en 1744, de vingt-huit, vingt, dix-huit et quinze ans ; de toutes, nous aurons à connaître.

Parmi les principaux collaborateurs de Rambaud se trouvait encore, en 1744, un jeune étudiant en théologie, Nicolas Sarazin. A ses études en droit canon, Sarazin mêlait la musique, il jouait du violon et, par surcroît, il faisait des gazettes. C’est en 1742 que Sazarin avait trouvé Rambaud à la Conciergerie, où celui-ci était enfermé pour dettes. Sarazin était « à peu près nu. » Le prisonnier pour dettes lui donna un habit et l’engagea comme nouvelliste aux appointemens de quinze pistoles, — environ 600 francs de notre monnaie, — par mois.

Arrêté et incarcéré par deux fois, en 1742 et en 1743, à cause de ses tendances « autrichiennes, » Sarazin prenait les plus grandes précautions. Il portait ses feuilles de nouvelles cousues dans les plis de son habit ; chez lui, rue des Cizeaux, il les cachait entre le montant du chambranle et les jambages de sa cheminée. Au reste, il n’avait jamais dans sa chambre qu’une copie de ses feuilles, toujours du feu, — pour la brûler en cas d’alerte, — et des cahiers de droit, des livres de musique dont il était censé s’occuper. Les jours d’« ordinaire, » grand nombre de nouvellistes venaient chez lui prendre copie de ses gazetins. Il était « fuyard de milice. » C’était déjà, au XVIIIe siècle, le gazetier antimilitariste.

Citons encore, parmi les rédacteurs de Rambaud, Noël et Felmé, le premier, « bourgeois de Paris ; » le second, très utile à ses camarades, car il était « nouvelliste privilégié, » c’est-à-dire autorisé par la police et, sous son couvert, les feuilles rédigées par la bande purent, durant quelque temps, circuler en sécurité.

L’importance de l’officine Rambaud grandit rapidement : en 1746, l’inspecteur Poussot estimait que toutes les nouvelles de Paris sortaient de là.

Traqués par la police, nos compagnons ne peuvent avoir leur salle de rédaction en un local fixe. Tantôt ils se réunissent au cabaret du Gros Raisin, rue de la Harpe, où Rochebrune les vient guetter ; tantôt au couvent de la Congrégation, rue Neuve-Saint-Germain, dont les portes leur sont ouvertes par le domestique d’une dame pensionnaire ; d’autres fois, nos publicistes trouvent hospitalité dans l’hôtel de quelque grand seigneur, chez le président de Novion, chez le marquis de Saint-Chamand, place Royale, où « le suisse ou portier, avec une fille qu’ils connaissent dans la maison, leur donnent retraite. » Pendant qu’ils travaillent dans sa loge, « ledit suisse se tient dans la rue à faire le guet et sa femme fait pareil personnage à l’une des fenêtres de l’hôtel. »

Mieux encore, pour dépister les agens de M. le lieutenant général, nos gazetiers transportent leur officine chez les fous. « Les Pelites-Maisons, écrit Rochebrune, sont un de leurs bureaux d’adresse. »

Mais l’auxiliaire le plus précieux, le plus actif, le plus dévoué que Rambaud trouva dans sa carrière de journaliste, fut une femme, Geneviève Pomier, la sœur aînée de cette petite peste de Marguerite de qui il vient d’être question.

Née à Jarnac comme sa sœur, belle fille de vingt-cinq à vingt-huit ans, Geneviève Pomier avait la passion du nouvellisme, et rien ne lui coûtait pour favoriser une propagande, dont les hasards et les risques répondaient à son goût.

Rétif de la Bretonne raconte l’histoire de cette jeune républicaine du Calvados qui, après l’assassinat de Marat par Charlotte Corday, vint à Paris dans le dessein de faire présent de ses faveurs au meilleur sans-culotte, jolie rançon, ma foi, du crime commis par sa compatriote. Geneviève Pomier, elle aussi, offrait ses charmes à tout bon nouvelliste, et cette agréable aubaine ne laissa pas que d’amener plus d’une recrue à la société.

Geneviève avait pour amant attitré le sergent aux gardes Bouville et, à l’occasion, portait son nom. Elle commença naturellement par faire de son sergent un nouvelliste, ce qui le fit renfermer à Bicêtre vers le milieu de 1741. Pour implorer l’élargissement de son prétendu mari, la belle se rendit à la lieutenance de police, d’où elle fut renvoyée chez l’exempt Dureau, qui avait opéré l’arrestation. Comme elle y vint souvent, toujours pour implorer l’élargissement de Bouville, « elle s’aperçut que le fils dudit Bureau se soumettait avec peine à la discipline paternelle. Elle le plaignit beaucoup et ensuite lui conseilla de quitter son père, l’assurant qu’il ne manquerait de rien, lui promettant de lui faire gagner dix écus par semaine. »

Geneviève avait de beaux yeux, elle avait une voix qui persuadait ; elle était gaie, bonne fille, belle fille ; dix écus par semaine, c’était l’indépendance : le jeune Bureau, qui avait dix-neuf ans, suivit la jolie nouvelliste et devint nouvelliste sous le nom de Grandmaison. Rambaud apprit (l’aventure, et Geneviève eut toutes les peines du monde à l’empêcher de la mettre dans sa gazette : faire un nouvelliste du propre fils de l’exempt chargé d’arrêter les nouvellistes, — quel fait divers !

A transcrire des feuilles de nouvelles, moyennant dix écus par semaine, Bureau fils dit Grandmaison coula neuf mois d’un bonheur sans pareil. Geneviève était belle, gracieuse, des plus vives, toujours en train ; elle répétait à Grandmaison qu’elle l’aimerait à la folie tant qu’il mettrait un si grand zèle à son métier de nouvelliste ; quand, un beau jour, pour être entré un peu trop brusquement dans une chambre, « il s’aperçut qu’il n’était pas seul possesseur des bonnes grâces de la Pomier, et que Rambaud les partageait avec lui. » Colère, désespoir, retour chez le père, scène classique de l’enfant prodigue ; mais Geneviève savait la puissance de ses charmes ; elle eut tôt fait de ramener le fugitif et au travail des nouvelles et à des amours moins indiscrètes.

Geneviève fournit à Rambaud la collaboration de toute sa famille, qui comprenait, en plus de ses trois jeunes sœurs, un frère, Jean, un galopin de quatorze ans. Elle les fit venir à Paris, où tout ce monde logea, tantôt, rue de la Juiverie, au Mouton d’argent, tantôt rue Jacob, au Pied de biche. Les Pomier devinrent les principaux colporteurs de l’association, allant remettre les paquets aux bureaux de la poste, ou bien à domicile chez les abonnés de Paris. « Jean Pomier, lisons-nous dans une note de la lieutenance de police, faisait toutes les commissions de Rambaud ; on peut dire qu’il les faisait avec esprit et même avec sentiment. »

Jean avait pour sous-ordre un autre polisson, le petit Charlot qui, lui, était âgé de douze ans. Et Poussot fait précisément remarquer que Rambaud se servait de préférence, pour ce dangereux colportage, de pareils « garnemens, » dit l’inspecteur de police, qui n’ont rien à craindre. « A gens de telle étoffe, la prison de Bicêtre, ou toute autre punition, cela leur est indifférent. » Au reste à tous, grands et petits, Rambaud faisait la vie agréable. « Il n’épargnera rien, écrit Poussot, pour leur procurer toutes sortes de plaisirs : le vin, la bonne chère, les loyers francs, rien ne lui coûte, pourvu qu’on écrive ses nouvelles et qu’on les porte. »

Aussi tout ce monde menait-il joyeuse vie, car avec ses deux cent quatre-vingts souscripteurs qui payaient chacun un abonnement montant l’un dans l’autre à 300 francs de notre monnaie, l’entreprise était prospère. Nos gens sont sans cesse au cabaret. Les voici, le 30 mars 1744, en partie de plaisir dans les guinguettes de Vaugirard. Ils traitent des soldats, Brin d’Amour et La Jeunesse, des dames et des demoiselles. Un abbé, Jacques-Hubert Delahocq, qui s’est mis en cavalier, en conte aux filles et leur dit qu’il les veut épouser.

L’obligation de faire transcrire deux cent quatre-vingts fois les gazettes à chaque « ordinaire, » devenait un danger. Comment s’assurer de la fidélité et de la discrétion d’un si nombreux personnel ? Plusieurs de ces copistes furent arrêtés. C’est alors que Rambaud, toujours en quête d’améliorations, eut l’idée de faire buriner ses feuilles. Il s’adressa au meilleur graveur en lettres qu’il y eût à Paris, Antoine Desbrulins. Le géographe Buache, membre de l’Académie des Sciences, déclare qu’il considère Desbrulins comme le premier homme de son temps pour la gravure des cartes de géographie. Et, dès les premiers jours, le succès de cette invention fut tel que le chevalier de Mouhy, nouvelliste autorisé, en écrit au Magistrat : « Les nouvelles burinées se répandent avec succès, non seulement à cause de l’intérêt dont elles sont susceptibles, ne passant point au visa (du lieutenant de police), mais encore par l’agrément d’être lisibles et de pouvoir former des volumes à cause de l’égalité des caractères. »

L’habileté de Rambaud eût peut-être continué de soustraire son officine aux investigations de M. de Marville, — comme le faisaient si heureusement ses confrères jansénistes, les rédacteurs des Nouvelles ecclésiastiques — si la rivalité, si fatale entre gazetiers, n’était venue diviser sa bande. Rambaud et son principal collaborateur, Sarazin, étaient « autrichiens ; » Tollot, tout au contraire, ainsi que Felmé et Noël, Dureau le fils, étaient patriotes. Les petites Pomier, nouvellistes dans l’âme, se divisèrent à leur suite. Geneviève demeura fidèle à Rambaud, tandis que Jeanne, Marie et Marguerite s’attachèrent à Tollot et à sa « branche. » Jeanne et Marie firent arrêter leur sœur aînée et plusieurs de ses collaborateurs, en décembre 1743. Pour se venger, les nouvellistes incarcérés dénoncèrent la bande rivale, que Sarazin appelle « la branche de la rue La Harpe. » Seul le chef même de la « société, » Cabaud de Rambaud, échappa aux recherches des plus fins limiers de M. de Marville : par quel prodige d’adresse ? Par un moyen qui, plus d’une fois déjà, lui avait réussi, en se faisant enfermer pour dettes à la Conciergerie. Là, dans la prison du Roi, il ne courait plus risque d’être arrêté, il y pouvait continuer tranquillement à diriger son entreprise, à faire recueillir les nouvelles, à recevoir des « mémoires, » à rédiger des « manuscrits, » à servir ses abonnés ; il pouvait s’y entretenir en toute sécurité avec ses collaborateurs qui venaient lui rendre visite ; ses colporteurs venaient y chercher les « paquets. »

Mais voici que tous ceux dont il s’est servi jusqu’à ce jour, sont arrêtés. Du fond de la Conciergerie, Rambaud a bientôt fait de mettre sur pied une nouvelle équipe de jeunes garçons et de jeunes filles pour le colportage, et de recruter les « auteurs » nécessaires à la rédaction de ses bulletins. Les « nouvelles étrangères » lui étaient apportées dans sa prison par le donneur d’eau bénite de Notre-Dame. Ce vieux rat d’église arrivait le regard hébété, le sourire papelard, ses longs cheveux gras sous un chapeau rabattu ou parfois pris sous un bonnet ; il avait un habit gris râpé, avec des boutons jaunes, des souliers de buffle ou de veau blanc. Comment se défier de ce bonhomme crasseux et idiot ? Le guichetier le laissait passer. Une autre partie de la correspondance parvenait à Rambaud par une jeune fille vêtue d’un casaquin ou pet-en-l’air rayé noir et gris blanc ; son jupon était de damas fond vert à raies blanches, en compartimens, et ses épaules étaient coquettement couvertes d’un mantelet à coqueluchon. Le guichetier de la Conciergerie laissait passer la demoiselle en damas vert, avec moins d’indifférence peut-être, mais avec non moins de bonne grâce que le donneur d’eau bénite.

La demoiselle Bousson, coiffeuse au Palais, dans la petite galerie des prisonniers, et qui avait naturellement ses entrées dans la geôle, était une autre correspondante. Enfin une jeune particulière, de qui le nom est resté inconnu, descendait à des heures déterminées dans une cave, sous le degré du Palais, pour y prendre du vin, ou plutôt pour y remettre à des agens de Rambaud des lettres que ceux-ci allaient porter à la Grand’poste. Et combien d’autres moyens de communication avec l’extérieur, imaginés par l’ingénieux journaliste, sont demeurés inconnus.

Bientôt il ne lui suffit plus de recevoir les visites de ses rédacteurs dans sa prison, Rambaud trouva plus commode de les y avoir auprès de lui. « Je viens d’apprendre dans le moment par Bompard, écrit l’inspecteur Poussot, que Rambaud, à qui il s’est présenté (dans la prison de la Conciergerie) pour avoir de l’ouvrage, lui a dit qu’il lui en donnerait volontiers s’il voulait obtenir par quelqu’un de ses amis une sentence des consuls contre lui, et de le faire conduire prisonnier à la Conciergerie. Ledit Rambaud s’est offert de payer tous les frais. » Sous prétexte de dettes criardes, nos gazetiers se faisaient donc écrouer, ainsi que leurs copistes. « La plupart de leurs copistes, écrit Poussot, et même plusieurs auteurs, étant dans les prisons, ils se trouvent à l’abri des poursuites. » O temps délicieux ! incomparable régime de cette vieille France que nous ne comprenons plus aujourd’hui !

L’abri que les contrebandiers-nouvellistes trouvaient dans les geôles du Roi leur offrait une telle sécurité que le chevalier de Mouhy, qui s’acharne contre Rambaud, son plus redoutable concurrent, écrit au lieutenant de police qu’il sera bien difficile de déranger le commerce de nouvelles fait par le gazetier à la Conciergerie, « à moins qu’on ne trouve le moyen de lui faire interdire sa mauvaise plume, en informant le Roi des causes de son emprisonnement. » Et comme on n’osa pas tirer Louis XV de son invincible torpeur, Rambaud, du fond de la Conciergerie, continua de servir ses deux cent quatre-vingts abonnés.

Parmi eux, les premiers noms du royaume : les ducs de Grammont et de Villeroy, le grand Prieur du Temple, Klinglin, prêteur à Strasbourg, le comte de Laval, la comtesse de Dampierre, le président de Thuisy, le marquis de Chabannes, le comte de Villallette, la comtesse de Montmorin, M. de Mouchy ; et puis le haut clergé, le cardinal de Tencin, l’archevêque de Paris, l’évêque de Lisieux, l’abbé de la Bastie, agent général du clergé ; les papiers-nouvelles de Rambaud allaient même rejoindre les officiers, le chevalier de Broglie notamment, qui faisaient la guerre en Allemagne.

Cependant Rambaud finit par sortir de la Conciergerie. Ce fut alors que, le 2 juillet 1754, Marie et Jeanne Pomier qui, comme il a été dit, s’étaient séparées de leur sœur aînée et du chef nouvelliste, menèrent l’inspecteur Poussot et l’exempt Dureau, — le père du jeune copiste affidé à Rambaud, — chez le tailleur Wibec, bureau d’adresse du redouté gazetier. Précisément Rambaud était là et fut appréhendé, en dépit de sa résistance.

Une commission extraordinaire du Conseil dut siéger au Châtelet pour y juger, en une procédure rapide et sans appel, par application de l’ordonnance publiée par le Parlement du 15 mai 1745, les nouvellistes qu’on arrêtait de toutes parts. Le commissaire rapporteur fut M. de Vantroux, (conseiller au Châtelet. Devant lui comparurent les nombreux collaborateurs de Cabaud de Rambaud. Mais celui-ci, qui, durant de longues années, avait été leur chef, organisateur actif et génial des principales entreprises de nouvelles à la main qui s’étaient développées à Paris, échappa aux juges qu’on lui avait destinés. Atteint à l’épaule gauche d’une tumeur de mauvaise nature, il demanda, le 23 novembre 1746, à être transféré de la prison du Grand-Châtelet à l’Hôtel-Dieu. Pasquier de Coulan, conseiller au Parlement, rédigea en sa faveur une requête où il peignait la situation lamentable du nouvelliste. Une opération est devenue nécessaire : elle ne peut se faire en prison. « Le médecin n’en augure rien de bon, » écrit Poussot. Le malheureux fut transporté à l’Hôtel-Dieu. A la date du 16 février 1747, Jean Cabaud de Rambaud était mort.

Le 23 septembre 1747, Feydeau de Marville, lieutenant général de police, prononça la sentence qui devait clore le grand procès des nouvellistes. Les principaux d’entre eux, Tollot, Felmé, Noël, Sarazin et consorts, étaient condamnés à trois années de bannissement hors la généralité de Paris et trois livres d’amende. Au XVIIe siècle, ils auraient été envoyés aux galères. Tous furent mis en liberté. Les sœurs Pomier furent exilées dans leur pays par lettres de cachet. Mais quelques mois sont à peine passés que, rompant son ban, tout ce monde est revenu à Paris. Geneviève Pomier épouse un trompette de chevau-légers. Tollot entre chez le comte de La Marck, sous le nom de La Mothe et se remet à publier des gazetins, en collaboration avec Gaillard, le suisse de l’hôtel ; puis il devient précepteur du fils de Dupleix de Bacquencourt, fermier général et frère du conquérant des Indes. Sarazin revient à Paris également pour y reprendre son métier de nouvelliste. L’inspecteur d’Hémery, chargé de ce qu’on appelle si volontiers aujourd’hui « les rapports avec la presse, » a mission de l’observer. Il lui dresse des pièges, auxquels l’habile publiciste sait régulièrement échapper. Le 8 juillet 1751, d’Hémery parvient cependant à l’arrêter et le conduit au For-l’Evêque, mais sans avoir pu se procurer les preuves nécessaires à sa condamnation, « Il était impossible de le prendre en flagrant délit par les précautions qu’il prenait et la méfiance où il était continuellement. J’ai même eu beaucoup de peine à l’arrêter, attendu que, dans l’endroit où il logeait, il avait une trappe par laquelle il aurait pu se sauver par les toits, s’il en avait eu le temps. »

C’est bien, comme on voit, « l’hydre aux têtes sans cesse renaissantes » dont le commissaire de Rochebrune parle en l’un de ses rapports au Magistrat. Déjà nous avons dit que l’industrie des nouvelles à la main répondait à un besoin : ceux-là étaient les premiers à les lire qui en poursuivaient les auteurs. C’est une de ces contradictions que le libre épanouissement de la vieille France avait produites. Elle ne connaissait pas la contrainte administrative, ni le nivellement législatif ; elle ne connaissait pas ces innombrables fonctionnaires occupés de nos jours à mesurer l’existence de leurs concitoyens et à la tirer au cordeau. Les coutumes grandissaient sous la poussée spontanée de la vie : tel le pittoresque enchevêtrement de la forêt. Il est vrai que, diverses en leur croissance, ces coutumes en arrivaient à se contrarier sur de nombreux points. Quel désordre ! mais aussi quelle spontanéité et qui donnait au pays sa vigueur et son éclat !


IX. — L’UTILITÉ DES NOUVELLES À LA MAIN

Les « gazettes secrètes » étaient nécessaires à la société du temps. Il importait d’être renseigné sur ce qui se passait, et cela pour les motifs les plus sérieux, et aussi pour ces raisons futiles, plus graves souvent que les plus graves. À une dame, dans son salon, ou dans son boudoir, il faut des sujets de conversation. Mme de Sévigné écrit à Mme de Grignan : « Vous devriez lire les gazettes. »

Elles étaient nécessaires à la vie mondaine. Le Spectateur l’indique, non sans esprit. La scène se passe aux Enfers, où le bonhomme Ésope se promène avec Solon. Par mégarde il laisse tomber un pli cacheté que le législateur d’Athènes s’empresse de ramasser :

« Ah ! vraiment, dit Esope, vous me rendez un service essentiel ; j’aurais été désespéré de perdre ces papiers.

— Ils sont donc intéressans ?

— Au delà de toute expression… Dans une ville comme celle-ci on ne peut se dispenser d’être au courant de l’histoire du jour… Dans ce petit papier, on consigne toutes les anecdotes relatives aux mœurs actuelles, les aventures mystérieuses des petits soupers, les disgrâces de telle beauté délaissée, l’apparition de quelque nouvel astre sur l’horizon des plaisirs ; les nouvelles de paix, de guerre, de mort, de mariage ; en un mot, tout ce qui peut servir de matière à la conversation du jour… »

Solon répond : « J’entends » ; mais Esope, qui est lancé, s’obstine à expliquer :

« Que voulez-vous, les gens du monde sont obligés, par état, de savoir certaines choses. »

Et, brisant le cachet qui scelle l’enveloppe, il lit :

« Lysicrate s’est cassé la jambe en descendant un peu plus vite qu’il n’aurait voulu l’escalier de Thaïs... La prude Adine a fait un faux pas, on assure que le vieux Polémon va réparer le désordre de sa chute... »

Et comme Selon s’en indigne, Ésope lui fait comprendre, que « Polémon ruiné n’a plus de ressources, il meurt de faim ; Adine est riche, elle a besoin d’un manteau pour couvrir sa vertu..., » ainsi tout s’ajuste au mieux.

Pontchartrain, ci-devant ministre de la Marine et de la Maison du Roi, supplie, en 1734, le lieutenant de police de lui faire parvenir au fond de sa retraite les feuilles de nouvelles qui lui passent entre les mains : « Je vous les renverrais aussitôt. Un vieillard oisif est curieux d’être instruit et amusé : il y a de la charité à y contribuer ; je l’espère de votre bonté, » Voltaire, de quelque lieu où il se trouve, de Forges ou de Ferney, réclame avec acharnement l’envoi de ces journaux manuscrits. Il était l’un des abonnés d’un nouvelliste fameux, le chevalier de Mouhy.

La lecture des nouvelles à la main abrégeait la longueur des voyages en diligence. Le comte de Gabalis s’est mis en route. « Le carrosse, écrit-il, était plein d’officiers, de fort honnêtes gens qui avaient tous beaucoup d’esprit. J’admirai entre autres celui de Saint-Canal, lieutenant-colonel... Les premiers momens de notre voyage se passèrent à nous reconnaître et à nous faire des complimens. Bientôt après, on tomba sur les propos de guerre. Saint-Canal tira de sa poche un gazetin qu’il nous lut. Le premier article marquait que l’Electeur Palatin avait écrit à l’Impératrice mère que l’archiduc, son fils, serait bientôt élu empereur s’il voulait renoncer à l’Espagne. Le chevalier de Larivoire alors s’écria :

« — En vérité, l’Espagne nous fut toujours funeste !... »

Et la discussion de continuer.

Et, à côté d’une curiosité, très légitime en somme, se plaçait un motif impérieux pour le commerçant, l’intérêt de ses affaires. Prenons pour exemple cette partie si importante de l’industrie parisienne, la toilette. En 1714, les coiffures basses remplacèrent du jour au lendemain, sur un mot du Roi, les cornettes à trois étages. Quelle bonne fortune pour la modiste qui devait apprendre la première le désir exprimé par Louis XIV ! « La Reine, écrit Mercier, est l’arbitre de la mode, son goût fait la loi. » « On prétendait, note Ravaisson, imposer un silence absolu sur les affaires de la Cour et de Paris ; c’était précisément ce qu’il importait de savoir pour un négociant. Le souverain et ses favorites faisaient varier les modes à leur gré. Les marchands avaient tout intérêt à être informés du caractère de ces dames et des vicissitudes de leur crédit, et c’est ce qu’ils trouvaient dans ces bulletins. » Ceux-ci se répandaient par toute la France. « Bien que nous fûmes en province, écrit Mme d’Oberkirch, nous étions fort au courant des modes et des nouvelles de Paris. Plusieurs de nos amis nous envoyaient des bulletins suivis et de véritables gazettes. »

Les négocians entretenaient des nouvellistes à Lyon et à Marseille pour les renseigner sur le mouvement des affaires ; les grands seigneurs fixaient les leurs à la suite des armées, voire, comme le marquis d’Argenson, à la suite des troupes légères qui poursuivaient les Mandrins.

Au point de vue même de la réclame, nos gazettes à la main ne laissaient pas que de rendre des services à leurs lecteurs. Stanislas Poniatowski écrit à Mme Geoffrin :

« J’ai trouvé dans le numéro 7 des nouvelles manuscrites que vous m’avez procurées, que le sieur Saint-Simon, habile mouleur, fait, à un louis pièce, des copies en plâtre d’un buste parfait de Voltaire... Envoyez-moi une de ces copies en plâtre, je vous prie... »

Un trait de la vie de ce même Voltaire indique l’importance qu’un homme comme lui, dans sa haute situation, attachait à la publicité de ces gazettes. Il arrive à Paris le 20 novembre 1742. Quoique souffrant, il mande sur l’heure le chevalier de Mouhy, pour le prier de parler dans ses nouvelles à la main de son Mahomet. Il faut « avertir le public que les trois éditions qu’on en a faites à Paris, ont été imprimées sur des copies infidèles et que la véritable édition est imprimée actuellement à Londres et à Amsterdam. »

Au reste, on pouvait se fier dans une certaine mesure à cette publicité, car le magistrat veillait à ce qu’elle fût de bon aloi. C’est ainsi que, le 8 mars 1744, un nommé Pascurel s’adressait au chevalier de Mouhy pour obtenir de lui quelques lignes dans ses gazetins, au sujet d’une essence balsamique, aromatique et anti-vermineuse, dont il était l’inventeur et dont les propriétés, naturellement, étaient « très étendues. » Il avait fait parvenir au nouvelliste un de ses « imprimés » avec une bouteille de la valeur de douze livres ; mais, bien que cette précieuse essence, approuvée par la Faculté, fût de nature à rendre les plus grands services aux officiers partant pour la campagne, l’annonce n’en avait pas été tolérée par le lieutenant de police qui exigeait un certificat favorable du premier médecin et du premier chirurgien du Roi.

Pour tous ceux qui gravitaient de près ou de loin dans l’orbite de la Cour, pour tous ceux, — et ils étaient légion, — qui attendaient d’elle faveurs, places, honneurs, privilèges, cordons et pensions, un service de nouvelles, les tenant promptement au courant de cette vie mouvante et féconde en surprises, était une nécessité. Il leur était indispensable, non seulement de connaître exactement le pouvoir ou l’influence dont disposaient les personnes en place ou en crédit, les maîtresses royales, les maîtresses des ministres, les maîtresses des « importans de Cour, » mais d’être les premiers à distinguer celles de qui la faveur se levait à l’horizon, aurore pâle encore, afin d’y courir faire la révérence et délaisser, bien ostensiblement, la favorite encore en honneur, mais sur son déclin. Relisons Mme de Sévigné. Il était nécessaire de découvrir, et du plus loin, dès son entrée dans la route menant au pouvoir, l’homme qui vient... afin de lui aller faire des protestations empressées, avant qu’il ne fût « arrivé » et, dès lors, accablé de courtisans, d’adulateurs, de quémandeurs, d’amis innombrables, et tous du plus furieux dévouement.

« Quel visage le Roi a-t-il fait à la maîtresse en titre ? Le crédit de Mme de Mailly ou de Mme de Châteauroux a-t-il baissé ? Un astre nouveau commence-t-il à poindre à l’horizon ? »

Il faut lire, pour être édifié à cet égard, les Mémoires d’un courtisan de race comme le duc de Croy. « M’étant mis au fait de la Cour, je sus que le Roi s’était abandonné tout à fait à l’amour qu’il avait pour la marquise de Pompadour,... de sorte que je m’arrangeai pour lui être présenté et être passablement avec elle. » Cheverny et Valfons s’expriment de même. « Recevoir, prendre et demander, voilà le secret en trois mots, » dira Figaro. Encore fallait-il savoir à quelles portes et à quel moment frapper.

Pour le noter en passant, par là s’explique aussi le grand rôle que les domestiques, valets, suisses et portiers jouaient dans la boutique des nouvellistes.

Et il en allait de même des affaires d’Eglise. On y vivait de bénéfices. Ceux-ci se donnaient à tort et à travers. Tout le monde en disposait. « Sans cesse, écrit M. le vicomte d’Avenel, on lit des lettres signées par les plus grands personnages, et toutes conçues dans les mêmes termes : un tel, qui a tel prieuré, « est en extrémité de maladie, je vous supplie... ; » ou « je me vois forcé, par la nécessité de notre maison, de vous importuner souvent pour un de mes frères ; je viens d’avoir présentement avis que M. des Yveteaux est mort, ce qui m’oblige à recourir à votre autorité pour obtenir du Roi les abbayes qu’il possédait... Cent personnes se remuent pour atteindre le bénéfice vacant. » Et ces cent personnes désirent connaître les avenues, ou plutôt les sentiers souvent très étroits, embarrassés de taillis et de broussailles, qui y donnent accès. Nous lisons dans les gazettes à la main rédigées par l’abbé Jean Laboureix de la Roche : « M. le duc d’Elbeuf a pour maîtresse la marquise de Saint-Etienne ; c’est elle qui nomme aux cures dont il dispose : il y en a qui. valent de 6 à 7 000 livres. » Voilà des renseignemens dont il était utile d’être instruit, et des premiers, afin de pouvoir en tirer parti et en faire profiter parens et amis.

Aussi tout le haut clergé était-il abonné à nos gazettes et parfois les prélats allaient-ils jusqu’à s’adresser au lieutenant de police en personne pour obtenir de lui le nom d’un de ces nouvellistes, qu’il poursuivait et châtiait avec rigueur, mais qu’il savait bien informés.

Le Roi lui-même lisait les gazettes à la main. On sait de reste que les ministres de Louis XV lui soumettaient les feuilles manuscrites recueillies dans les bureaux de la police ; assez de contemporains en témoignent : Maurepas, Luynes, Argenson, Marville ; mais c’est à tort qu’on n’y a vu qu’un goût du monarque pour les anecdotes galantes : il serait tout aussi juste de reprocher à un honnête bourgeois, qui lit chaque matin son journal, de ne se plaire qu’aux histoires scandaleuses et aux crimes sanglans. Que Louis XV ait eu du goût pour les nouvelles plus spécialement consacrées à la chronique de Cythère, pour celles qu’on nommait les « petites nouvelles, » c’est possible ; mais ce qu’il importe de préciser, c’est que, en désirant prendre connaissance des gazetins, il ne faisait qu’imiter, non seulement son prédécesseur Louis XIV, mais les plus graves de ses sujets. Le cardinal de Richelieu s’efforçait d’apprendre par cette voie les mouvemens de l’opinion, Mazarin de même ; Foucquet avait à ses ordres une armée de nouvellistes ; puis Fleury et Maurepas.

Que dire des souverains étrangers ? Les archives de Berlin sont remplies de gazetins que Frédéric II se faisait adresser de Paris. Outre les feuilles manuscrites rédigées par des professionnels, il entretenait en France une série d’observateurs, qui devenaient en fait des professionnels, Marchal, Métra, Thiriot. De ce dernier, Morabin, secrétaire du lieutenant de police, a laissé ce croquis : « Il n’est ni jeune, ni aimable. Il est secrétaire balivernier du roi de Prusse, à qui il envoie toutes les fadaises qui courent Paris. Cet emploi lui vaut 1 500 livres, dont il n’est pas trop bien payé. »

Encore de cette masse de gazettes, feuilles manuscrites, correspondances secrètes, nouvelles à la main, le grand Frédéric ne se contente pas. Il faut encore que ses représentans en France s’improvisent gazetiers. Il écrit, le 8 décembre 1753, à l’un d’eux, le baron de Knyphausen :

« Comme j’ai été accoutumé autrefois d’avoir régulièrement des nouvelles de ce qui se passait à la Cour de France et ailleurs là-bas, des anecdotes et des particularités, moins importantes à la vérité que ce qu’on dit des grandes affaires, mais qui ne laissaient pas que d’intéresser ma curiosité et de m’être utiles, je vous fais cette lettre pour vous ordonner que vous devez vous appliquer à vous bien instruire sur de pareilles choses et de m’en faire, le plus souvent que vous pourrez, votre rapport immédiatement. »

Parfois ses agens parvenaient à happer au passage la feuille de nouvelles manuscrites que la lieutenance de police faisait rédiger chaque semaine pour Louis XV, et ils s’empressaient d’en envoyer le résumé à leur maître.

Marie-Thérèse enfin.

Les nouvelles à la main, qui lui étaient destinées, passaient par le ministère des Affaires étrangères, dont les commis avaient ordre d’en enlever ce qui aurait pu froisser la mère de Marie-Antoinette, car déjà l’opposition inaugurait contre la jeune reine sa campagne de calomnies ; mais, jusque parmi les entours immédiats du ministre, « l’Autrichienne » comptait de haineux ennemis. « En 1783, écrit le lieutenant de police Lenoir, M. de Vergennes (ministre des Affaires étrangères) fit mettre la main au collet d’un rédacteur de nouvelles qu’il avait protégé. On faisait passer à l’étranger des nouvelles manuscrites, elles étaient revues et corrigées aux Affaires étrangères. Dans la copie d’une de ces nouvelles, adressée à l’Impératrice (Marie-Thérèse), on avait ajouté des vers infâmes contre sa fille. Le ministre fit mettre son favori à la Bastille.

« Pour se justifier de l’insertion furtive, cet homme allégua que l’un des commis avait pu seul commettre cette indignité. La perquisition fit trouver la pièce de vers dans un tiroir. On ne put saisir le commis infidèle : il avait déjà pris sa volée. »

Marie-Thérèse attachait la plus grande importance à ces gazettes manuscrites et en donne maintes preuves dans sa correspondance avec Mercy-Argenteau ; souvent elle en écrit à sa fille. Les premières nouvelles qu’elle avait ainsi reçues, après l’arrivée de Marie-Antoinette en France, l’avaient ravie d’aise. Il n’y était question que des grâces de la Dauphine, de l’amour du peuple pour elle ; mais ensuite ces mêmes gazettes ne tardèrent pas à la peiner : elles parlaient de la dissipation de sa fille, de son goût pour le jeu, pour la toilette, pour le théâtre, pour les plaisirs. Marie-Thérèse voyait dans ces feuilles, — non sans raison, — le reflet de l’opinion publique.


X. — LES PAMPHLÉTAIRES

Les nombreux nouvellistes, de qui l’œuvre nous passe rapidement sous les yeux, avaient leurs spécialités, comme, de nos jours, les journalistes. Les uns ne s’occupaient guère que de politique générale et d’affaires étrangères, tel le comte de Lionne au début du XVIIIe siècle ; les autres, des « affaires du temps, » des questions jansénistes et parlementaires, tel ce Maximilien Gauthier, frère d’un conseiller au Parlement et qui compta l’abbé Prévost parmi ses collaborateurs ; ceux-ci, de littérature : c’est la fameuse Correspondance de Grimm ; ceux-là de Beaux-Arts : citons les Salons de Diderot, car l’on ne sait pas assez que les très célèbres Salons de Diderot étaient des nouvelles à la main ; d’autres enfin, de la chronique de Cythère. On appelait plus spécialement les feuilles de ces derniers des « petites nouvelles : » c’était l’histoire galante de Paris. Chacune de ces spécialités mériterait ici une étude particulière, où l’on verrait de quelle façon le journalisme contemporain était déjà représenté sous l’ancien régime, en ses parties essentielles. Du moins voudrions-nous encore tenter de faire revivre une des plus curieuses figures parmi celles qui nous occupent, la figure d’un nouvelliste pamphlétaire, François Chevrier.

Il était né à Nancy, dans la rue des Quatre-Eglises, le 11 octobre 1721, Son père, d’une bonne famille de robe, le destina au barreau et lui fit fréquenter l’université de Pont-à-Mousson. Dès sa première jeunesse, Chevrier marqua les plus heureuses dispositions, pour la littérature surtout ; nature ardente, emportée, ouverte à tout et saisissant tout avec passion, mais donnant des inquiétudes par son irrésistible penchant à la satire : il indiquait dès lors le pamphlétaire qu’il devait être un jour. Déjà aussi il affichait cette haine des femmes qui ne le quitta jamais. Il méprisait les femmes, il les exécrait, tout en les aimant, et même beaucoup trop.

Les violences de son caractère ne connaissaient pas de frein. A Nancy, on le vit entrer au Palais de justice, le 26 août 1740, l’épée au côté et, dans la Grand’salle, souffleter l’un des plus anciens avocats, Me François. Au reste, médiocrement assidu au barreau, occupé qu’il était à des satires contre les dames de la ville. Pourvu qu’elles fussent jeunes et jolies, il les prenait en horreur et les attaquait particulièrement. Il les mit au théâtre en des comédies dont il donna des représentations publiques. Satires que nous ne possédons plus, mais dont on devine le ton par celles que Chevrier publia dans la suite :

a Mademoiselle Gaussin, de la Comédie-Française, a eu treize cent soixante-douze amans, dont on a les noms..., » on imagine le reste.

Un des nombreux ennemis, que Chevrier se fera par ses écrits, dira de lui : « Il a des griffes jusque dans les yeux. » L’auteur de la Chevriade le dépeindra ainsi :

« Il était d’un ton olivâtre, rehaussé d’un rouge de vin plus foncé, déjà tout bourgeonné ; il avait l’œil couvert d’un sourcil épais, étincelant et qui semblait distiller du poison ; » faisant d’ailleurs lui-même trophée de son goût pour les pamphlets :


La satire embellit les plus simples propos
Et l’admiration est le style des sots.


Et Palissot, répondant certain jour à ses attaques :

« Chevrier, à qui l’impuissance de plaire a donné la fureur de nuire, de temps en temps s’agite sous le mépris dont il est couvert pour tâcher d’en rejeter quelque partie sur les autres. »

Ce besoin de critique incessante alla chez lui si loin que, de sa propre personne et de ses propres écrits, il ne put jamais dire que du mal.

Quand, en 1737, Stanislas Leczinski devint duc de Lorraine, avec droits de succession pour son gendre le roi de France, — à l’exclusion de la maison de Lorraine, qui régnait en Autriche, — Chevrier vit s’ouvrir devant lui un nouveau champ à semer libelles et pamphlets. Nous avons parlé plus haut des nouvellistes « lorrains » et « autrichiens. » Chevrier va devenir un « lorrain » et un « autrichien » au sens propre du mot. Il ne pardonnera pas à la maison de France d’avoir exclu de Lorraine la famille souveraine d’Autriche, dont les représentans lui en paraissent les monarques légitimes. Dorénavant Louis XV, la Pompadour, leurs favoris et leurs ministres, vont devenir un but constant à ses traits acérés. A les décocher sa main sera infatigable. Comme il avait fait des dames de Nancy, il commença par mettre en comédie, — avec la collaboration de son ami Fournier, — le bon Stanislas et ses gens. Mais l’affaire se gâta. Les deux camarades furent exilés ; Fournier se retira en Autriche, où il prit service dans le régiment François de Lorraine, et Chevrier, sur la fin de 1743, vint à Paris, où il publia, en 1744, un « roman moral et critique, » Recueil de ces dames, et, en 1745, Bi-bi, autre roman, toujours critique, mais beaucoup moins moral.

En 1746, il part pour l’Italie, où les dames, dont il continue à médire, manquent de le faire assassiner ; l’année d’après, il est en Corse, secrétaire du marquis de Cursay ; puis vient en Avignon, y publier une Histoire de Corse, dont paraissent deux volumes, assez durs pour les Génois, qui obtiennent du gouvernement français de faire interdire la suite de la publication. En 1751, Chevrier est revenu à Paris et y travaille toujours à des romans : déjà sa réputation est telle que la police n’hésite pas à lui attribuer la paternité de Frétillon, histoire scandaleuse de la célèbre Clairon, dont il n’est d’ailleurs pas l’auteur.

Parmi les haines de Chevrier, plaçons encore les financiers, les traitans, les fermiers généraux. Il écrivit un poème en l’honneur de Mandrin. Il détestait la religion et les prêtres. Chevrier était franc-maçon et athée. Ses « Réflexions sur l’argument de M. Pascal et de M. Locke concernant la possibilité d’une vie à venir » et ses « Réflexions sur l’existence de l’âme et sur l’existence de Dieu, » qu’il nie l’une et l’autre, sont d’une singulière hardiesse pour l’époque ; au reste, d’une pensée souple et pénétrante et d’un style entraînant.

Chevrier fit mieux que des comédies et des pamphlets pour défendre ses convictions. En 1753, il publiait ses Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres de Lorraine et, en 1758, son Histoire générale de Lorraine et de Bar, que quelques critiques modernes ont été jusqu’à placer au-dessus de l’œuvre magistrale de dom Calmet.

C’est sur la fin de 1752 que Chevrier nous apparaît pour la première fois comme nouvelliste, fréquentant les cafés, celui de Curé notamment, pour nourrir ses bulletins des propos qu’il y peut glaner : ce qui lui vaut d’être mis en observation et ce rapport de l’inspecteur Meusnier :

« Depuis son retour à Paris, il n’y a pas de femme qui ne se plaigne de lui ; il est dangereux dans la société, mauvais plaisant, n’épargnant pas ses meilleurs amis, se donne pour un homme de qualité riche. »

En décembre 1752, Chevrier proposa donc à un nouvelliste à la main. Du Thuillé, de s’associer pour publier en collaboration une feuille de « gazettes secrètes, » qui serait plus particulièrement « un ouvrage polémique, » — voilà le pamphlétaire. Chevrier fournirait les « mémoires » à raison de dix-huit livres que Du Thuillé lui remettrait à chaque ordinaire, puis Du Thuillé composerait la feuille, l’expédierait et recueillerait les abonnemens. Un Petit Père de la place des Victoires devait assister ce dernier dans sa besogne. Le prix de souscription, relativement modéré, fut fixé à trente-six livres par an. Le journal serait appelé le Courrier de Paris et les deux collaborateurs en firent imprimer le titre sur des feuilles blanches, le reste en devant être rempli à la main.

Chevrier rédigea un prospectus, qui est conservé. En voici les premières lignes :


Offrir un ouvrage polémique dans un siècle qui abonde en feuilles de cette espèce, c’est courir, dira-t-on, une carrière très rebattue, et risquer par là de n’être pas lu. Cette réflexion est juste et on se garderait bien de donner cette nouvelle feuille, si l’on n’était pas sûr de se tirer de la foule obscure de ces gazetiers littéraires qui ennuient le public avec privilège.


Cette nouvelle feuille devait naturellement faire merveille, et le premier numéro en était joint à cette réclame pour donner aux futurs souscripteurs un aperçu des beautés qui leur étaient réservées.

Cet envoi parvint entre les mains de l’intendant de Chalon qui s’empressa de le faire tenir au lieutenant de police, et l’inspecteur d’Hémery ne tarda pas à découvrir le rédacteur du gazetin, « Jean-Baptiste Du Thuillé, ancien secrétaire du président Brayer de la Motte, sans ressources, à In recherche d’une position sociale, d’ailleurs garçon d’esprit et l’intime de Chevrier, qui a bien pu le conseiller et lui donner des matériaux. » D’Hémery voyait juste.

Du Thuillé, en bon nouvelliste, apprend que la police est mise en éveil ; il se cache, mais n’interrompt pas la publication de ses gazetins. On lit dans celui du 3 mai :


Ne soyez pas étonné du changement de la feuille ci-jointe. Jusqu’à nouvel ordre, elles seront précédées d’un préambule et terminées en lettres, ordinaires pour éviter toute ressemblance avec ce qu’on appelle nouvelles à la main.

Depuis le 5 avril, date de la dernière feuille, j’ai eu des inquiétudes de la police qui m’ont forcé à interrompre mes opérations auxquelles cependant je travaille à donner une forme plus intéressante, ayant à cet effet établi quelques correspondances étrangères qui, dans l’événement de la guerre dont on parle beaucoup, seront d’une grande ressource.


Et ce même numéro commençait, non plus comme une gazette, mais comme une lettre d’affaires, par ce préambule, un trompe-l’œil :

« Le locataire de votre maison du faubourg Saint-Germain ne peut me payer vos loyers que dans huit jours ; pour vous dédommager du peu d’intérêt de cette lettre, je vais vous faire part de ce qui se dit... »

Et voilà le journal amorcé, la police dépistée : ce n’est plus un gazetier qui s’adresse à ses abonnés, c’est un receveur de rentes qui écrit à ses commettans. Mais les limiers de M. le lieutenant général avaient le nez fin. Le 4 janvier 1754, Du Thuillé était arrêté et mis à la Bastille. Interrogé dans sa prison, le détenu déclara que Chevrier ne lui fournit des bulletins que jusqu’en août 1753 : à partir de ce moment, il rédigea des gazettes secrètes pour son propre compte, et ses feuilles à lui Du Thuillé perdirent de leur intérêt. Au reste, il avait des abonnés de marque, attires par le prospectus, évêques et présidens au Parlement, duchesses et financiers, dont il fournit la liste.

Les premières feuilles de ces gazettes à la main portent effectivement l’empreinte de Chevrier ; c’est son style, sa tournure d’esprit :


14 février 1753.

Nouvelles. — L’accident arrivé à M. Bouret sera pour lui plus sérieux qu’on n’avait craint tout d’abord. On dit qu’il en perdra un œil. Ainsi ceux qui voudraient voir tous les fermiers généraux aveugles auront du moins la consolation d’en voir un borgne.

Spectacles. — Marmontel et le marquis de Ximénès, aussi malheureux, l’un à sa cinquième tragédie que l’autre à la première, ont donné lieu aux vers suivans :


Le parterre a fait ses victimes
D’Épicharis et d’Égyptus :
L’une est morte à force de crimes,
L’autre à force de vertus.


Le pauvre Marmontel n’a pu soutenir la chute affreuse de la pièce. Il s’est enfui de désespoir au quatrième acte, qui n’aurait pas été achevé sans les cinq gardes françaises qui jouaient aux quatre coins dans le parterre et disaient d’un ton de pitié : « Messieurs, un peu de patience !... un peu de patience !... »


Chevrier avait cessé d’approvisionner Du Thuillé de ses « mémoires » pour en fournir Morand, qui les envoyait à Frédéric II ; puis il se mit à rédiger des « petites nouvelles, » c’est-à-dire des nouvelles galantes pour son propre compte, gazetins qui ne tardèrent pas à faire scandale. Et son activité s’employait aux genres les plus divers. En septembre 1754, paraît la traduction de la fameuse Servante maîtresse (Serva padrone) de Pergolèse avec une préface de Chevrier. Le 22 décembre, il fait représenter, à la Comédie-Italienne, la Revue des théâtres, la première pièce de ce genre qui ait paru en France. Sur la scène, le pamphlétaire conserve son ton agressif. Le rôle de la commère, — car toute revue est menée par une commère, — incombe à la Critique, et celle-ci, en bonne fille de Chevrier, ne ménage rien : opéras, tragédies, comédies, auteurs, interprètes, et danseuses, tout est persiflé, censuré, mis en morceaux. L’artiste qui tient le rôle de la Comédie-Française paraît en longs habits de deuil, car elle est toujours veuve de Molière ; la tragédie est représentée par un personnage costumé en romain et suivi de son confident Oripeau. L’acteur, note Chevrier, s’exprime « d’un ton guindé et outré. » La Comédie-Italienne n’est guère mieux traitée. Tout passe sous la critique acerbe d’un censeur sans pitié. Seule Mme Favart trouve grâce ; encore l’éloge se termine-t-il par une pointe : « Elle est propre à tout : chanter, danser, parler et... quelquefois se taire. »

La pièce fit une chute retentissante. Chevrier, qui ne manque jamais l’occasion de se bafouer lui-même, est le premier à conter l’aventure :

« Je faisais paraître sur la scène une danseuse pour rappeler l’entrée récente des ballerines dans les pièces de la Comédie-Italienne. Le personnage principal, la Critique, voyant cette fille débuter par des entrechats, lui demande :


Quel motif en ces lieux vous fait porter vos pas ?


« Et la danseuse de répondre :


J’arrive pour tirer un auteur d’embarras.


« — Ma foi, il était temps, » repartit quelqu’un du parterre. On rit, puis ce furent des clameurs et la pièce ne put aller jusqu’au bout.

Nous ne suivrons pas cet auteur infatigable en ses nombreuses productions. Quelques-unes d’entre elles se lisent aujourd’hui encore avec plaisir. Le style en est rapide, piquant, coloré. L’aventure de Mme Godiche coeffeuse est une jolie petite nouvelle, d’un ton très moderne, très vivant, semblable à celles que les feuilles littéraires aiment à publier de nos jours.

Après une courte réapparition à Nancy d’où il fut encore chassé à la suite d’une satire, les Platogés, contre les membres du Parlement, Chevrier se rendit en Allemagne. A Francfort, où il loge au Cygne blanc, il fait représenter, le 6 décembre 1759, la Nouvelle du jour. M. Gillet en parle dans sa notice sur Chevrier. Il possédait cette comédie dans sa bibliothèque. Nous n’avons pu malheureusement parvenir à nous en procurer un exemplaire. Par son sujet même, traité par un nouvelliste, la Nouvelle du jour serait pour nous d’un vif intérêt.

Sur la fin de 1760, Chevrier vint s’établir à Bruxelles, où il succéda comme rédacteur du Gazetin de Bruxelles à Maubert de Gouvest. En 1761, il fait paraître à la Haye son pamphlet célèbre, le Colporteur, qui eut un énorme retentissement. Les personnalités le plus en vue y étaient prises à partie avec une extrême violence, nommées en toutes lettres, ou désignées par les circonstances les plus précises. Grimm le juge un « exécrable ramas, vendu assez cher ici (à Paris), parce qu’il se trouve toujours des oisifs à fouiller dans les ordures ; » et Bachaumont : « De la plus grande rareté, le Colporteur que le gouvernement ne veut pas tolérer en France pour la grande désolation des libraires assurés d’un grand débit pour ses atroces médisances et calomnies. »

Le Colporteur eut par la suite de nombreux imitateurs, l’Espion dévalisé, le Diable dans un bénitier..., et des imitateurs sans le savoir. Le dernier roman en automobile de M. Mirbeau est un autre Colporteur : l’automobile de M. Mirbeau passe en tous lieux, comme le colporteur de Chevrier, prétexte à déchirer, — choses et gens, — tout ce qui se trouve sur la route. Et les deux ouvrages peuvent être comparés pour la verve, la force du style, l’intensité de l’injure...

En prenant en mains le Gazetin de Bruxelles, Chevrier est revenu à son métier de nouvelliste. Il y peut donner libre cours, sous la protection de Cobentzl, gouverneur des Pays-Bas autrichiens, à ses sympathies « lorraines. » Sous sa plume, Marie-Thérèse devient la « Sémiramis allemande, » et le duc Charles de Lorraine « un prince adoré. » La maison de Brunswick et le gouvernement anglais, et ^surtout Frédéric II, sont au contraire vivement pris à partie.

Parlant de la manière dont Chevrier rédigeait le Gazetin de Bruxelles, son dernier biographe, M. Ch. Piot, observe : « Il écrivait avec tact ses dissertations, ses analyses d’ouvrages français, ses contes, ses poésies, ses observations sur le théâtre ; mais dès qu’il s’agissait d’un adversaire ou d’un ennemi, paraissait le pamphlétaire qui perdait toute mesure. » Si bien que ses violences finirent encore par le forcer à quitter Bruxelles. Ce fut alors qu’il organisa un nouveau service d’informations pour des nouvelles à la main dont il répandit le prospectus, cité précédemment, par toute l’Europe. Le gouvernement français, Mme de Pompadour en prirent peur, et Chevrier dut boucler sa valise pour fuir jusqu’en Hollande ; mais, avant de partir, il publia encore un de ses plus divertissans libelles, les Amusemens des dames de B... (Bruxelles).

A la Haye, où la liberté d’écrire est plus grande qu’à Bruxelles, Chevrier fait paraître un périodique, l’Observateur des spectacles, en collaboration avec l’abbé Yvon. Le gouvernement français demande son extradition, à laquelle le Grand Pensionnaire paraît se montrer favorable. Un agent de la police parisienne part pour la Haye. Le jeudi 24 juin, Chevrier s’en fut célébrer « la tête des francs-maçons » à la loge de cette dernière ville. Il rentra sur les deux heures du matin, avec un mal de tête, — trop de discours, — et une indigestion, — trop de mangeaille. Le lendemain, vendredi, il rencontra, vers deux heures après-midi, l’agent secret du gouvernement français, dont il ne se méfiait pas. Ils s’arrêtèrent à causer « devant la porte de Mlle Louison ; » puis, sur les quatre heures, il se rendit chez son libraire, mais ne trouva au magasin que le beau-frère :

« Je vais à Rotterdam, au devant de Sainte-Foix, je vous emmène. »

Le beau-frère s’excusa, et Chevrier s’en fut chercher compagnie au Parlement d’Angleterre, auberge voisine, où il rencontra Saint-Martin, un compatriote :

« Venez jusqu’à Rotterdam, je vous ferai souper avec une jolie fille.

« — Volontiers. »

Avant son départ, il chargea encore le docteur van Haast, « avec qui il était lié par la maçonnerie, » d’aller « insinuer » chez lui son prompt retour, de crainte que, en son absence, ses copistes ne négligeassent leur travail.

En route, Chevrier dit en effet à Saint-Martin qu’il se rendait à Rotterdam, non pour y voir Sainte-Foix, mais une danseuse, la Conti, qui devait y arriver le soir. Saint-Martin remarqua que Chevrier crachait du pus. A Rotterdam, le samedi 26 juin, les deux compagnons descendirent au Maréchal de Turenne ; ils rendirent visite à la danseuse dans une auberge des faubourgs. Après avoir causé avec elle jusqu’à neuf heures, Chevrier et Saint-Martin revinrent au Maréchal de Turenne, où ils soupèrent agréablement. Chevrier notamment mangea beaucoup de fraises, avec de la crème, en buvant des rasades de vieux vin. Après le souper, sur les minuit, les deux camarades allèrent coucher dans la même chambre. Il était deux heures du matin quand Chevrier se leva, tout en sueur, disant qu’il se trouvait mal. Il ouvrit la fenêtre. Saint-Martin courut éveiller les gens de l’auberge, qui arrivèrent « à la hollandaise, » très lentement. Le pamphlétaire était assis sur son lit et demandait un médecin, mais avant que celui-ci ne fût venu, le malheureux était mort.

Il laissait de pauvres effets et trois ducats qu’on trouva dans sa poche. Il fut enterré « dans le cimetière où l’on met les cadavres de la canaille. » Sa dépouille y avait été conduite par un carrosse, qu’avaient accompagné quatre porteurs de la ville. Deux chemises, qu’il avait sur lui, lui avaient fait un linceul. Los trois ducats servirent aux frais de l’enterrement. Sa montre et ses vêtemens furent vendus pour payer l’hôtelier du Maréchal de Turenne et le médecin qui était arrivé trop tard.

La mort si subite du pamphlétaire étonna. Le bruit se répandit qu’il se serait empoisonné :

« Juste ciel ! s’écria Sophie Arnould, il aura sucé sa plume ! »


FUNCK-BRENTANO ET PAUL D’ESTRÉE.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.