Edouard Garand (p. 9-11).

IV

Les premières cartouches de Mme Renaud.


— Lucienne, tu ne m’as pas encore dit l’impression qu’à faite sur toi Mme Hartley ?

La jeune fille coupa court la mélodie qu’elle jouait au piano, et regarda sa tante occupée au rapiéçage d’un rideau de dentelle.

C’était le lendemain de cette soirée où Lucienne avait eu l’avantage de connaître un peu Mme Hartley et son fils.

M. Renaud était allé à ses occupations journalières. La tante et la nièce demeuraient seules dans ce salon tout embaumé par les senteurs printanières de cette matinée de mai.

Lucienne avait regardé sa tante sans répondre à sa question. N’ayant pas pour Mme Hartley l’admiration de Mme Renaud, la réponse à faire devait être bien ménagée. Et Lucienne se demandait quel était le plus sûr moyen à prendre pour ne pas diminuer le mérite de Mme Hartley dans l’esprit de Mme Renaud et, en même temps, pour conserver ses bonnes grâces.

Le silence de la jeune fille parut étrange à Mme Renaud. Elle demanda encore :

— Tu ne me réponds pas, chérie ?

Lucienne fit un effort et d’une voix hésitante :

Mme Hartley, ma tante ?… Mais… elle n’est pas mal… elle m’a l’air d’une très bonne femme…

Cette réponse un peu évasive, indifférente, fit froncer le sourcil de Mme Renaud.

— C’est mieux qu’une bonne femme, Lucienne, et tu as pu observer toi-même qu’elle est distinguée, très distinguée. Elle est aussi une femme très honorable.

— Oui, oui, ma tante, vous avez raison, très distinguée et très honorable, de même que cette madame Foisy…

Sans le vouloir, Lucienne avait laissé poindre un peu d’ironie.

Mais Mme Renaud, pas très perspicace, ne saisit pas cette pointe d’ironie, et elle répliqua vivement :

— Oh !… Mme Foisy est loin d’avoir le chic et l’élégance de Mme Hartley. Certes, Mme Renaud ne pouvait donner la louange à Mme Foisy, lorsqu’elle avait encore sur le cœur les remarques peu bienveillantes de la veuve du notaire sur Lucienne. Et elle ajouta ces paroles qui stupéfièrent la jeune fille :

— D’ailleurs, les Anglaises dépassent de beaucoup les Canadiennes par leur élégance et leur distinction.

— Oh !… ma tante, s’écria Lucienne avec une petite moue chagrine et moqueuse à la fois, ne vous abaissez pas ainsi, car vous êtes une canadienne ; si vous ne surpassez pas Mme Hartley en distinction, vous l’égalez bien, il me semble.

— Vraiment, chérie ? fit Mme Renaud très flattée. Et elle se rengorgea avec un sourire de fausse modestie.

— Et je ne pense pas me tromper, ma tante, en ajoutant que nos Canadiennes égalent bien vos Anglaises sous tous les rapports.

— Mes Anglaises !… Tu as l’air de dire ça…

— Oh ! ne vous fâchez pas, ma tante. Je dis ça, c’est vrai ; mais je les connais encore si peu.

— C’est juste, tu ne les connais pas. Mais tu les connaîtras ou tu apprendras à les connaître ; et alors tu conviendras qu’elles sont supérieures aux femmes de notre race. Il en est de même des Anglais comparés aux Canadiens.

— Les Anglais aussi, ma tante ? fit Lucienne, décidément très étonnée de voir sa tante si entichée de la race anglaise.

— Mais, oui, chérie, répliqua Mme Renaud avec un sourire convaincu, nos Canadiens ont tout simplement l’air de sauvages, c’est pitoyable !

— Ma tante, je ne suis pas sûre de cela.

— Non ? Veux-tu t’en convaincre ?

— Comment ?

— Prends au hasard une famille canadienne et une famille anglaise. Tu m’entends ?

— Oui.

— Mets ces deux familles côte à côte.

— Après ?

— Durant huit jours, seulement, étudie, observe et compare leur existence, c’est-à-dire leur mode de vivre.

— Bien.

— Oh ! tu n’as pas besoin de rire, Lucienne, c’est sérieux.

— Je souris seulement, ma tante.

— Tu as l’air de te moquer de moi…

— Oh ! ma tante, vous me jugez mal ! Ensuite, qu’arrive-t-il entre cette famille canadienne et cette famille anglaise.

— Tu ne le sauras pas, répliqua la tante très formalisée. Quand je parle sérieusement, je n’aime pas qu’on me rie au nez.

— Mais, ma tante, je vous assure…

— Eh bien ! explique-moi ton sourire ironique de tout à l’heure !

— Mon Dieu, ma tante, c’est bien simple : je trouve étrange que vous aimiez tant les Anglais !

— C’est parce que je les connais, Lucienne. Oh ! si j’avais su…

— Quoi donc, ma tante ?

— Mais non, mais non, je ne savais pas… j’étais si jeune et sans expérience ! Et puis, c’est fait il est trop tard maintenant. Seulement, ma chère, je ne veux pas que tu fasses la faute que j’ai commise.

— Vous avez commis une faute ? s’écria l’orpheline très surprise.

— Mais non, petite, tu me comprends mal. Je voulais dire une erreur… Mais laissons ce sujet. Tiens ! j’oubliais de te demander comment tu trouves M. Hartley.

— Bien, ma tante… très bien.

— N’est-ce pas ? Oh ! c’est un garçon qui promet gros ! Tu sais, il s’en va à Yale… oui, ma chérie, il va faire un stage de trois ans à l’Université de Yale. C’est chic, n’est-ce pas ? Inutile d’ajouter qu’il a le plus bel avenir devant lui. Il possède déjà la fortune, et cela se comprend : il est fils unique et fils adoré. Et puis, il est si bon… il a tant de talent !

— Quel âge a-t-il, ma tante ?

— Vingt-deux ans, je crois. On dit qu’il se mariera à son retour de Yale.

— Il est fiancé ?

— Non, pas encore ; mais on le fiancera.

— Avec une anglaise, naturellement

— Cela dépend, répondit Mme Renaud avec un sourire mystérieux ; cela dépend, ma chérie, de celle qui saura le conquérir. Cette conquête pourrait fort bien être faite par une canadienne.

— Vous croyez ?

— Je dis que cela peut se faire, Lucienne. Oh ! comme j’envierais le sort de cette jeune fille privilégiée qu’on appellera respectueusement « Madame Hartley » !

Lucienne venait de quitter le piano pour aller s’accouder à la fenêtre qui donnait sur la verdure du parterre. Les dernières paroles de Mme Renaud avaient troublé la jeune fille, et elle ne voulait pas que ce trouble fût remarqué de sa tante. En dépit de la riante matinée de ce jour, malgré l’enivrante musique de la nature animée que Lucienne pouvait entendre de sa fenêtre, malgré le murmure joyeux de la brise dans les feuillages du parterre, une indéfinissable tristesse envahit la jeune fille. Ce jour-là, elle regretta la campagne paisible et son ciel clair. Une lourdeur énorme pesa sur son esprit, elle se sentit comme cerclée de lourdes chaînes, et le toit qui l’abritait lui sembla une prison.

Qu’allait-elle devenir ?

Elle n’osait pas se le demander, tellement l’avenir l’effrayait.

Pourtant, elle allait bientôt connaître toute la réalité de sa situation.

Mme Renaud rompit le silence.

— On dirait que tu t’ennuies, Lucienne ?

La jeune fille fit acte de volonté pour ne pas laisser paraître sur son visage les impressions de son esprit, et elle répondit avec un sourire :

— Mais non, ma tante, je ne m’ennuie pas.

— Tu as l’air bien rêveur ce matin.

— C’est un peu ma nature, ma tante.

— Oui, c’est un peu la nature des gens qui vivent à la campagne.

— Vous avez l’air de les plaindre ces gens-là, ma tante, comme les plaint ou les méprise Mme Foisy.

— Mon Dieu, non, je ne les méprise pas le moins du monde. Qu’est-ce que ça me fait du moment qu’ils aiment cette vie-là ! Mais pour une jeune fille comme toi, l’existence est bien plus agréable et avantageuse à la ville.

— C’est selon : cela dépend des goûts et des inclinations.

— Tu ne veux pas dire, au moins, que tu regrettes déjà la campagne ?

— Non, je ne veux pas dire cela.

— Alors, tu te plais ici ?

— Oui, je me plais.

— Tant mieux. Mais tu te plairas davantage lorsque tu auras quelque ambition.

— Quelle ambition voulez-vous que j’aie, ma tante ?

— À mon sens il n’y a qu’une seule vraie ambition pour toute jeune fille d’un monde bien élevé : un beau et bon mariage !

— Le mariage !… Ah ! si vous saviez que cette pensée est loin de moi, sourit tristement Lucienne, toujours appuyée à la fenêtre.

— Il est vrai que tu es jeune encore, Lucienne, et certes, je ne te conseillerais pas de te marier sitôt. Mais d’ici deux ou trois ans, et quand un jeune homme, comme M. Hartley, par exemple, aura attiré ton attention, lorsque tu sentiras ton cœur tressaillir et battre avec délice et ton front rougir au seul nom du jeune homme, alors, ma chérie, tu penseras au mariage. Et puis, c’est si naturel…

Lucienne ne put s’empêcher de rire aux éclats.

— Pourquoi ris-tu encore ? demanda, très sévère, Mme Renaud.

Avant de répondre, la jeune fille quitta la fenêtre et vint, toute souriante maintenant s’asseoir sur un divan en face de Mme Renaud. Lucienne avait reconquis tout son calme, et elle se sentait forte et prête pour la lutte qu’elle entrevoyait.

— Ma tante, dit-elle en arrangeant les plis de sa robe, c’est cette pensée de mariage qui me fait rire. Je me demande si ma nature me porte vers cette vocation.

— Tu me surprends ! fit Mme Renaud avec gravité.

— Ce n’est pas ma faute, ma chère tante, puisque je me sens tout à fait à ma place telle que je suis à présent près de vous, et heureuse autant qu’il peut m’être permis d’envier ou de désirer le bonheur ; que puis-je demander de plus ?

— Bon, bon… mais attends, laisse s’écouler un an ou plus, trois années même, ajouta Mme Renaud avec un sourire ambigu. Tiens, écoute. J’étais pareille à toi, à cet âge, et sais-tu que juste deux mois avant de me marier, je n’avais jamais songé à la vie du ménage ? Comprends-tu ?… deux mois. Oui, il n’a suffi que de ces deux mois pour me faire comprendre la vie telle que tu dois la comprendre, et pour me faire épouser ton oncle.

Et comme Lucienne gardait à ses lèvres un sourire qui ne plaisait guère à Mme Renaud, celle-ci changea brusquement le sujet de conversation.

— Veux-tu me dire, Lucienne, ce que tu jouais tout à l’heure ? Il me semble avoir entendu cet air-là de Mlle Gabrielle.

— C’est l’air d’une romance de Bizet, ma tante.

— Tiens… ça m’avait l’air d’une marche nuptiale ! Mme Renaud souriait vaguement.

— Je ne sais pas si Bizet a composé des marches nuptiales, ma tante.

— N’importe ! Mlle Gabrielle joue cela, je crois.

— Joue-t-elle bien, Mlle Gabrielle ?

— Pas mal… pas aussi bien que toi. Veux-tu me jouer ce morceau… cette romance encore une fois ?

— Certainement, ma tante.

Lucienne courut au piano, bien heureuse d’échapper aux entretiens ennuyeux de sa tante.

Mais à peine avait-elle fait jaillir quelques notes claires de l’instrument, qu’une sonnerie se mêla à la sonorité des sons de musique.

— Écoute donc, Lucienne, interrompit Mme Renaud pour tendre l’oreille.

— C’est le téléphone, ma tante, dit tranquillement Lucienne. Voulez-vous que j’aille répondre ?

— Non, ne te dérange pas, j’y vais moi-même…

Pendant que Mme Renaud s’éloignait, la jeune fille reprit doucement l’air de sa mélodie à laquelle venaient se mêler harmonieusement les gazouillis des oiseaux et les murmures des feuillages.