Edouard Garand (p. 5-6).

II.

Lucienne


Neuf heures du soir.

Dans le salon de Mme Renaud, éclairé par un lustre électrique, trois personnages font triangle.

Ce triangle a pour base un fauteuil et une berceuse. Dans le fauteuil un homme sommeille, un journal étendu sur les genoux. Gros, gras, rubicond, sans barbe et chauve, M. Prosper Renaud est dans l’un de ses meilleurs moments. Car, disons-le de suite, M. Renaud est l’homme de sa femme, et son tempérament pâteux est pétri des quatre volontés de Mme Renaud.

Dans la berceuse, Mme Renaud, grosse grasse, dodue, dans un négligé d’intérieur de soie mauve, son front plissé, son œil bleu plissé, sa bouche plissée, la bonne femme observe en dessous le personnage placé au sommet du triangle.

Ce personnage est une jeune fille. Assise à une petite table, elle penche son front blanc et pur sur un album qu’elle parcourt avec intérêt.

À cette jeune fille on donnerait seize ans au plus.

Elle est grande, frêle et mignonne. D’épais cheveux blonds, dont la riche tonalité s’amplifie sous l’éclat des feux du lustre, donnent au visage, qu’ils ceignent comme d’un diadème, un air de candeur comme en ont les vierges des missels.

Les yeux sont d’un bleu pur et profond, doux et intelligents. Le nez est mince et droit, les ailes en sont légèrement écartées et frémissent délicieusement au mouvement des lèvres. Ces lèvres, humides et rouges, dessinent une très jolie bouche sur laquelle se joue un sourire d’enfant mutin. Car ces lèvres n’ont pas encore connu le fiel de la souffrance.

La robe, faite de velours vert, est simple. Elle est l’œuvre d’une couturière de campagne peu experte dans la coupe, et moins encore dans le style couvent bizarre qu’exercent avec tant d’ingénieuse habileté les couturières du siècle. Toutefois, ce vêtement habille bien la jeune fille, et ne lui donne aucun de ces airs de marionnettes ou de mannequins dont aiment tant se parer les coquettes de nos villes.

Bref, « un beau brin de fille » ! comme diraient nos bons vieux du temps.

Oui, elle est jolie, ravissante, délicieuse dans sa simplicité, cette jeune fille.

Aussi, la tante semble-t-elle très satisfaite de l’examen qu’elle vient de faire de sa nièce.

Et, à l’instant où celle-ci lève de l’album ses beaux yeux comme pour les reposer un moment, Mme Renaud rompt le silence.

— Cet album paraît t’amuser beaucoup, ma chère Lucienne ?

— C’est vrai, ma tante, il m’intéresse et m’amuse, sourit la jeune fille.

— Tant mieux ; cela prouve que tu ne t’ennuies pas ici.

— M’ennuyer ! Je n’y songe pas même depuis les trois jours que j’habite avec vous. Et ses doigts effilés, qui terminent une main de patricienne, tournent un feuillet de l’album.

Mme Renaud ne réplique pas. Seul, un sourire satisfait se dessine sur ses lèvres un peu grosses. Elle continue d’étudier, sinon d’admirer, la fine silhouette de sa nièce.

Tout demeure silencieux. On n’entend que la rude respiration de M. Renaud dont le sommeil semble s’alourdir, et, de temps à autre, le froissement léger d’une page de l’album tournée par les doigts de fée de Lucienne.

Au bout d’un moment, Mme Renaud quitte sa berceuse, disant :

— Tandis que j’y pense, Lucienne, je vais m’enquérir par téléphone si la couturière achève ta robe.

— Oh ! ma tante, pourquoi vous donner cette peine ! protesta la jeune fille avec un sourire.

— Mais non, répliqua vivement Mme Renaud. ce n’est ni peine ni trouble… un simple coup de téléphone.

— Je veux dire, ma tante, que vous faites trop de dépenses pour moi. Je suis bien ainsi, il me semble. D’un geste simple et charmant elle indiquait le corsage de sa robe de velours.

C’est vrai : elle était ravissante ainsi !

Mais la tante ébaucha un petit sourire de dédain.

— Oui, dit-elle, tu es bien ainsi ; pourtant, moi je veux que tu sois mieux. Allons, chérie, laisse-moi faire, et fie-toi à ta tante.

Avec un petit coup d’œil protecteur à sa nièce, Mme Renaud sortit du salon.

Peu après la sonnerie du téléphone vibra. Cinq minutes s’écoulèrent. La tante reparut.

— Ma chère Lucienne, dit la tante avec un air rayonnant, tu auras ta robe demain soir au plus tard. Dans la matinée la couturière viendra en faire l’essayage.

— Que vous êtes bonne, ma tante ! dit Lucienne avec un sourire reconnaissant.

— Je veux que tu m’aimes, voilà tout.

— Oh !… je vous aime beaucoup, allez.

— C’est bien que tu ne sois pas ingrate, comme tant de ces filles qui ne savent pas apprécier ce qu’on fait pour elles. Donc, demain soir tu auras ta robe neuve, et nous ferons une courte visite à ma bonne amie. Mme Hartley.

Mme Hartley ? interrogea Lucienne qui entendait ce nom pour la première fois.

Mme Hartley, oui, ma chérie, une femme très distinguée et du meilleur monde. Elle est très riche aussi. M. Hartley est un gros négociant de Québec et un homme d’affaire d’une grande habileté. Ce sont des gens d’un caractère irréprochable, ils sont doués de manières affables et courtoises, la société les recherche. Aussi, est-ce un honneur pour M. Renaud et moi d’être liés à cette famille.

— Et mademoiselle Hartley ? demanda ingénument Lucienne, est-ce une jeune fille distinguée aussi ?

Cette question imprévue fit tressaillir Mme Renaud, qui demanda en fronçant le sourcil.

— Qui a pu te dire, petite, qu’il y a une demoiselle Hartley ?

— Personne, ma tante, répondit la jeune fille rougissante, puisque je ne connais personne encore.

— C’est juste.

— Simplement je suppose que des gens si bien doivent avoir une jeune fille qui leur ressemble, et cette jeune fille eût été pour moi une agréable compagne.

Mme Renaud se mit à rire.

— Ma pauvre Lucienne, dit-elle, je vais bien te désappointer : les Hartley n’ont point de fille.

— Ah ! fit Lucienne un peu déconcertée.

— Ils n’ont qu’un fils, James. Mais à défaut de compagne, tu trouveras dans le jeune M. Hartley un excellent camarade.

Les joues de Lucienne s’empourprèrent. La jeune fille sous l’œil malicieux de Mme Renaud abaissa ses regards sur l’album, son sourire candide parut se figer et les doigt effilés se mirent à feuilleter avec agitation.

Un sourire long et mystérieux se posa sur les lèvres grasses de Mme Renaud. Elle se renfonça dans sa berceuse, ferma les yeux et parut s’absorber dans ses propres pensées.

Par une fenêtre ouverte entrait le bruissement du feuillage caressé par la brise, des senteurs de verdure et de lilas. Les rumeurs de la cité n’étaient plus que de timides échos. Et le silence se prolongea.

Il fut troublé par le ronronnement d’une auto. Cette auto approchait. Elle s’arrêta un peu après devant la demeure de M. Renaud.

Un timbre résonna.

M. Renaud sursauta, grogna, frotta ses paupières et promena autour de lui un regard stupide. Il remarqua de suite Lucienne qui lui souriait doucement.

Quant à Mme Renaud, elle avait déjà gagné le vestibule.

L’instant d’après des exclamations joyeuses retentirent, des rires s’entre-croisèrent… puis, le lustre du salon éclaira les silhouettes de Mesdames Hartley et Foisy que précédait, très souriante, Mme Renaud.