Edouard Garand (p. 54-56).

XIX

L’abdication


Après Noël, les derniers jours de l’année de 19… s’étaient bien vite écoulés. Puis le nouvel an s’était passé tristement chez M. Renaud, surtout après l’incident survenu au retour de la messe. À l’église, où Lucienne avait accompagnée M. et Mme Renaud, Georges Crevier l’avait regardée, tous deux s’étaient fait un petit signe amical, et au sortir de la messe le jeune homme n’avait pas osé s’approcher de l’orpheline, et il l’avait laissée s’en aller avec l’oncle et la tante. Mais il n’était pas midi que Georges, voulant à tout prix souhaiter la bonne année à celle qu’il espérait encore avoir pour femme, venait sonner à la porte de M. Renaud avec l’espoir que Lucienne viendrait le recevoir. Il joua de malheur : ce fut la tante qui se présenta.

— Ah ! c’est vous… dit assez rudement Mme Renaud. Vous n’avez pas de chance pour un premier de l’an, Lucienne est allée en visite chez des amies… Hélas ! oui, des amies où elle dînera, où probablement elle finira la journée. Mais si vous voulez repasser demain… après-demain, ou jamais… Hein ! n’est-ce pas ?… Ça nous fera bien plaisir !…

Mme Renaud avait débité « ces souhaits d’heureuse année » tout d’un bout, sans prendre vent, puis elle avait repoussé la porte.

Georges n’avait pas eu le temps de mettre une syllabe entre deux des paroles de Mme Renaud, et il s’était éloigné brûlant d’indignation.

Et Lucienne avait tous vu et tout entendu derrière un coin de rideau…

Le mois de janvier s’était écoulé bien long, bien sombre. Georges Crevier n’avait pas « repassé ». Le jeune Hartley n’était pas revenu chez les Renaud après le concours. Mme Hartley ne s’était pas montrée non plus. Et trois fois Mme Renaud voulant avoir une explication était allée rue de L’Esplanade ; mais chaque fois on avait répondu que Mme Hartley était absente.

Et la pauvre Mme Renaud dépérissait… c’était bien assez aussi ! Quoi ! ce mariage tant caressé, tant travaillé, allait-il s’évanouir en fumée ?… La haute situation sociale et la fortune entrevues, ces deux rêves si longtemps vécus, oui, allaient-ils eux aussi demeurer de simples rêves ?…

Mme Renaud ne savait qu’imaginer pour remettre la poêle au feu. Et elle attendait, elle espérait toujours un peu… Quoi ?… Le hasard… n’importe quoi… qui ferait remonter le poisson sur l’eau !

Et pendant qu’elle attendait, Lucienne, elle, espérait en attendant aussi que la divine Providence arrangeât les choses pour le plus grand bonheur de tous. Et avec l’attente, février était venu, puis le Carême et, enfin, l’aurore de Pâques.

Pâques !… et Lucienne au tréfonds d’elle-même chantait : RESURREXIT SICUT DIXIT ! ALLELUIA ! ALLELUIA !

Car elle avait reçu du docteur Crevier ces mots laconiques, mais expressifs :

« Ne vous inquiétez pas… Il vit… Il vous aime… C’est pour Pâques !… »

Et Lucienne avait compris, elle avait deviné tout au moins, elle avait espéré davantage, elle avait chanté encore : ALLELUIA !…

Il faut dire aussi que la jeune fille avait travaillé durant ces longs jours d’hiver… elle avait pour ainsi dire tissé peu à peu et de longue main le voile de l’hyménée.

Et cela avait commencée ainsi : vers la mi-janvier l’humeur de Mme Renaud s’était quelque peu améliorée. Comment ? Pourquoi ? Mystère !… Mais l’événement s’était produit. Et il y avait bien quinze jours que la tante acariâtre n’avait pas adressé la parole à sa nièce, quand, un soir, au salon, elle avait tout à coup demandé à Lucienne :

— Que lis-tu là, chérie ?

— Je lis l’Histoire du Canada, ma tante, par Garneau.

— Est-ce bien intéressant ?

— Au plus haut degré. Est-il Histoire plus intéressante que celle de son pays, de sa race ?… Et puis, cela est si bien raconté, on y sent tellement, l’accent de la vérité, de la véracité et le souffle du plus pur patriotisme ! Car ce Garneau c’était un historien, un érudit et un patriote !

Et elle se mit à lire à haute voix un passage de cette époque où l’exécrable Craig ne cessait de molester les Canadiens. De cette époque où Monseigneur Plessis, grand et vénérable prélat, défendait pouce à pouce le terrain des prérogatives religieuses qu’empiétait le soldatesque anglais. C’est à cette époque, comme à bien d’autres, sous ce « Règne de la Terreur » qu’on put voir la belle et héroïque résistance de ces descendants de la plus grande des races ! Et à mesure que Lucienne lisait, Mme Renaud admirait, s’extasiait… Et si la jeune fille s’arrêtait pour reprendre haleine, la tante disait aussitôt :

— Continue, chérie, c’est vraiment beau !…

Bref, durant plusieurs soirées Lucienne avait lu à haute voix toute l’Histoire du Canada, et Mme Renaud, pour la première fois peut-être, apprenait qu’il y avait encore en ce Canada une race fière, forte, vaillante, et toujours française ! Ah ! si notre Histoire — pas bien vieille, pas bien longue encore, c’est vrai, — mais si héroïque, si sublime, était mieux apprise et plus connue… que de défections évitées… que de fuyards rentrés au camp ?

Mais Lucienne ne s’en était pas tenue à la seule Histoire du Canada ; elle avait, après, passé à l’Histoire de la belle et noble France. Elle s’attardait aux principales époques, elle peignait les grands hommes et les femmes supérieures de la race française. Elle louait leur culture, elle rapportait leurs paroles fières ou spirituelles, elle racontait mille anecdotes pigées ça et là, et en toutes occasions elle faisait ressortir la supériorité de la race. Et chaque fois qu’elle pouvait saisir une admiration quelconque chez sa tante, la jeune fille battait le fer chaud. Elle rappelait de suite que la race canadienne n’était ni plus ni moins qu’une sœur cadette… mieux que cela, une fille de la grande nation française. Et de suite elle avait des noms canadiens tout prêts, des faits, des dates, des gestes de nos personnages historiques. Et Mme Renaud admirait toujours !

Puis, Lucienne passait aux grands esprits français de la littérature et des arts, elle émerveillait sa tante par le génie de la race et aussitôt elle profitait du moment pour faire remarquer :

— Ce n’est pas étonnant, ma tante, que nous ayons parmi nous des historiens, des journalistes, des érudits, des poètes, que sais-je ? Quand on descend d’une telle race il faut bien hériter de quelque chose de cette race !…

Et elle citait nos écrivains : Crémazie, Fréchette, Chapman, Lemay, etc. etc… tous ceux-là qui ne cessaient de veiller à la conservation du génie de la langue, à la garde de l’esprit de la race !

Enfin, Lucienne avait fini par faire reconnaître à sa tante que la race française du Canada n’était nullement inférieure aux autres races, et que tout canadien pouvait porter très haut sa tête normande et parler très fort son admirable langue, quand un dimanche soir — c’était le dimanche de la Passion — la sonnerie de la porte vibra pour la première fois depuis près de trois mois.

Ce fut une surprise.

M. Renaud, qui ne se lassait pas d’écouter Lucienne, grogna un juron de se voir ainsi dérangé et sortit du salon pour aller voir l’importun qui venait ainsi troubler leur tranquillité.

Mais en face du visiteur il demeura stupide d’étonnement : C’était le jeune Hartley !

Il parvint néanmoins à se remettre assez pour dire au jeune homme que Mme Renaud et Lucienne étaient au salon.

Le jeune Hartley s’y dirigea pendant que M. Renaud, tout perplexe, refermait la porte.

Puis il allait suivre le visiteur, lorsque la sonnerie vibra de nouveau.

— Diable ! murmura M. Renaud, est-ce la soirée aux surprises ?

Il attendit un instant avec l’air de se demander s’il allait ouvrir ou non.

Enfin il se décida pour l’affirmative.

Cette fois M. Renaud recula d’ahurissement : le nouveau venu était Georges Crevier.

— Diable ! diable ! pensa M. Renaud, cela se complique… et je ne serais pas étonné qu’il y eût du grabuge dans la boutique !

Georges expliqua qu’il voulait avoir un entretien avec Mme Renaud et Lucienne.

Tout comme à Hartley M. Renaud indiqua le salon.

Et M. Renaud se disait :

— Il va se passer quelque chose pour sûr… gare à Mélanie !

Après avoir réfléchi un moment il se murmura :

— Tant pis, sacré chien ! Je ne m’en mêle plus !…

Et M. Renaud, au lieu de rentrer au salon, gagna la salle à manger.

 

Au salon.

Hartley venait d’entrer.

Mme Renaud avait poussé un cri de joie et s’était élancée, bras ouverts, comme au retour d’un fils cher longtemps disparu.

Lucienne s’était levée aussi ; mais elle n’avait pas bougé. Tout l’incarnat de son visage s’était subitement retiré pour faire place à une pâleur de marbre.

Déjà Mme Renaud s’informait de Mme Hartley, sa chère amie. Elle s’enquérait de la santé de M. Hartley, elle parlait, elle bredouillait… elle minaudait…

Mais l’entrée d’un nouveau personnage vint refroidir son enthousiasme.

Georges Crevier apparaissait…

Avec une exclamation joyeuse Lucienne se précipita au-devant du jeune homme dont elle prit les mains.

Mme Renaud recula, tremblante, livide, presque rugissante, comme une bête à laquelle on vient d’enlever une proie, et qui recule pour mieux bondir. Et Mme Renaud recula jusqu’à une bergère dans laquelle elle s’affaissa.

Le jeune Hartley avait aussi reculé à l’apparition de Georges Crevier ; il avait vu Lucienne, froide et dédaigneuse avec lui, se jeter presque dans les bras de l’autre, et il dut comprendre fortement, car il baissa les yeux lorsque Lucienne prononça, en le regardant, ces mots :

— Monsieur Hartley, c’est lui que j’aime !

Et ces paroles furent dites avec un accent si tendre de prières, de supplication, que le jeune Hartley releva soudain la tête. Il regarda longuement Lucienne avec une sombre amertume, puis, trouvant un faible sourire, il s’avança vers Georges Crevier auquel il tendit la main disant :

— Monsieur Crevier, je vous laisse à elle… soyez heureux… qu’elle soit heureuse !…

Et s’inclinant, il sortit.

Alors seulement Lucienne regarda Mme Renaud et, chose curieuse, Mme Renaud souriait… mais oui, elle souriait et d’un bon sourire… d’un sourire de tante… d’un sourire de mère…